Naples et les Napolitains/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 225-238).
Troisième livraison

NAPLES ET LES NAPOLITAINS,

PAR M. MARC MONNIER[1].
1861. TEXTE INÉDIT. DESSINS PAR M. FEROGIO.




VI


Les romans aux fenêtres. — La maison dans la rue. — La toilette en public. — Le scribe populaire. — Naples souterraine. — Les vasci, sous-sols. — L’ameublement du pauvre : le lit. — Les amours chez le peuple. — La nennelle. — Amoureux et fiancés. — Comment on fait son lit. — La loterie. — Le tirage. — Les prophètes. — La smorfia. — Huit carlins moins un grain. — Un suicide. — L’hospice de l’Annunziata. — Les Trovatelles.
Naples, 15 février 1861.

Je vous ai longtemps promené, monsieur, dans les rues ; peut-être voudriez-vous maintenant vous asseoir un instant dans quelque maison. Je ne demande pas mieux, bien que la maison n’existe guère à Naples. J’entends la maison fermée, triplement fermée, à l’instar de Paris, fermée dès la rue par une lourde porte qui ne s’ouvre la nuit, et quelquefois même le jour, que sur les sollicitations de la sonnette ; fermée à chaque étage par des fenêtres sans curiosité, qui ne soulèvent presque jamais leurs rideaux, fermée enfin par nos mœurs singulièrement réservées et cauteleuses. Ici, monsieur, nous n’avons rien de pareil.

D’abord les mœurs ne se cachent point, la vie est publique. En second lieu, les fenêtres ne se ferment pas ; il faut qu’il fasse bien froid ou bien chaud, que la pluie tombe ou le vent souffle bien fort pour qu’elles ne soient pas toutes ouvertes, hiver comme été, d’un bout de la ville à l’autre. Et devant la fenêtre est le balcon où la Napolitaine passe la moitié de sa vie. Le moyen de se cacher et de se défendre avec toutes ces brèches ? Aussi la fenêtre joue-t-elle un grand rôle dans les romans napolitains.

Tenez, je me promenais hier dans une petite rue ; c’était de fort bonne heure, et la foule n’était pas encore debout. Je vis dégringoler un panier du haut d’un cinquième étage. Vous connaissez cela, chaque famille a un petit meuble pareil, attaché au bout d’une interminable ficelle. Quand passe le marchand ambulant dont elles ont besoin, les ménagères descendent leur panier dans la rue, comme au fond d’un puits, et le remontent après, quand le marchand l’a rempli des provisions demandées (voy. p. 204). Quand le marchand est connu, le panier paye d’avance et présente la monnaie avant d’avoir reçu les marchandises. Ce système de communication ménage d’abord les jambes des femmes haut perchées ; il a de plus pour moi l’inestimable avantage de nous initier aux secrets de la cuisine, quelquefois même aux secrets du foyer.

Ainsi, le panier que j’ai vu descendre hier matin est remonté avec une lettre. Et ce ne pouvait être une lettre sans intérêt, car le porteur avait une raie dans les cheveux derrière la tête, et glissa le papier avec une négligence furtive du meilleur goût. Nul ne s’aperçut du coup, parce que nul n’y fit attention : on n’est pas curieux à Naples.

Le bonjour. — Dessin de Ferogio.

Pour peu que vous soyez observateur, vous verrez dans les quartiers populaires, au moins à une fenêtre de chaque maison, une jeune fille aux yeux fixés quelque part. Ce quelque part est la fenêtre où il se tient, la porte cochère où il se cache, le coin de rue où il va paraître. Et dans ces yeux, pour peu que vous y sachiez lire, vous découvrez bientôt la déception, le regret, l’inquiétude, l’angoisse, la jalousie, ou la colère.

Quelquefois la musique des yeux ne suffit pas, il y faut des paroles : le geste y pourvoit. Il n’est pas besoin d’école des sourds-muets à Naples ; tous les gens du peuple sont passés maîtres en fait de pantomime, et les plus merveilleux secrets de cet art sont connus d’instinct en ce pays de charbonniers et de francs-maçons. De là l’aptitude des Napolitains à conspirer, en amour, comme en politique. Vous assistez ici à de longues conversations très-soutenues, très-nourries entre les rues et les terrasses supérieures qui servent de toiture aux maisons. Vous n’y comprendrez rien, mais regardez tout de même ; vous y verrez deux corps tout entiers en mouvement, les yeux, le nez, la langue, les lèvres, les épaules, les bras, les mains, les doigts, tout remue ; vous diriez deux télégraphes vivants et horriblement compliqués..

Vous comprenez maintenant l’importance de la fenêtre à Naples. Pour les femmes, c’est une tribune, un logement sur le spectacle continuel de la rue ; c’est, de plus, le salon où elles reçoivent de loin et où elles se montrent ; c’est enfin la galerie des filles à marier. Aussi n’est-il question que de balcons et de croisées dans les chansons populaires. Les Napolitaines ont un mot qui manque à notre langue pour indiquer ce qu’elles font si volontiers : ce mot est affacciarsi, se mettre à la fenêtre. Vous rappelez-vous la Procidane d’Achille de Laurières ? Elle vient à Naples toute dorée, embaumée, fleurie et fière d’être si belle, mais un regret la tourmente : elle ne peut affacciarsi pour se voir passer.

Et si, grâce aux fenêtres, la vie est publique, elle l’est bien davantage encore grâce aux rez-de-chaussée et aux sous-sols ; on pourrait ajouter : grâce à la rue. Parcourez les quartiers plébéiens, vous trouverez partout l’existence menée librement, en plein air. Je vous ai parlé des marchands ambulants, des cordonniers, des chaudronniers, hélas ! qui exercent leurs professions sur les voies publiques, occupant la place des trottoirs absents. Mais tout cela n’est que du commerce. C’est tout bonnement la boutique avancée dans la rue. Ce qu’il y a de plus étrange à Naples, c’est la maison tout entière transportée sous le ciel. C’est la cuisine installant sur le pavé son fourneau mobile et renseignant le passant sur le menu du pauvre ménage. C’est la chambre à coucher renvoyant ses hôtes sur les dalles des places ou sur les marches des églises, où ils dorment avec le firmament bleu sur leur tête, comme don César de Bazan. C’est plus encore, c’est le cabinet de toilette s’étalant devant le peuple avec une impertinence inquiétante pour les passants délicats. Vous devez avoir vu le spectacle : cinq, six, sept femmes assises par rang de taille, les unes derrière les autres, toujours à l’endroit ou devraient être les trottoirs, l’enfant devant, l’adolescente derrière elle, la jeune fille derrière l’adolescente, et ainsi de suite jusqu’à la plus grande femme, qui occupe la dernière chaise et le dernier rang ; et chacune de ces libres personnes se livrant sur la chevelure de l’autre, assise devant elle, à des recherches entomologiques toujours couronnées du plus grand succès ; ce qui fait qu’en voyant cela, vous, étranger peu habitué à ces mœurs, vous êtes assailli d’une démangeaison imaginaire, et vous rentrez à votre hôtel avec des contorsions déplorables.

L’opération terminée, ces plébéiennes sans souci se coiffent mutuellement avec une adresse merveilleuse. Je n’ai jamais vu de plus beaux cheveux, ni mieux arrangés que chez les filles du peuple de ce pays.

C’est également en public qu’elles font leur courrier, comme vous le voyez sur le dessin que je vous envoie. Le scribe populaire, assis derrière sa table devant l’ancien poste, près du môle ou sous les arcades du théâtre Saint-Charles, n’est pas l’homme le moins curieux, ni le moins heureux de cet heureux et curieux pays. Il sait lire et écrire, le savant homme, il annonce même qu’il traduit le français. Il porte à l’extrémité de son nez deux verres de télescope encadrés et réunis avec du fil de fer. Il se coiffe d’un chapeau qui paraît sortir d’une rixe à coups de poings ; son habit râpé, boutonné jusqu’au menton, ne couvre pas les vêtements qu’il a, mais cache ceux qui lui manquent. Et cependant j’envie le sort de ce pauvre diable, en pensant à toutes les confidences qu’il reçoit de ces belles filles penchées sur lui presque avec tendresse et lui parlant tout bas à l’oreille, si bas qu’on ne les entend que mieux.

L’écrivain public. — Dessin de A. Lefèvre.

D’ailleurs, quand même elles ne vivraient pas dans la rue, ces popolanes aux longs yeux noirs, on n’en saurait pas moins toute leur vie. Elles demeurent en très-grand nombre dans les vasci (bassi, sous-sols), où les regards plongent à merveille. Ces vasci se creusent sous presque toutes les vieilles maisons de Naples. Vous avez déjà noté que le théâtre San Carlino est souterrain ; mais vous ne vous doutez pas, quand vous vous promenez dans les rues de cette ville, qu’une autre ville est sous vos pieds. Je ne parle pas seulement des caves, des cuisines, des écuries qui se cachent sous presque toutes les maisons, ni des catacombes qui s’enfoncent dans les entrailles de la terre ; je parle encore des aqueducs et des égouts circulant par d’inextricables ramifications dans une sorte de nécropole immense, et aussi vieille, je crois, que la cité qui voit le soleil. C’est par là, dit-on, que les Aragonais et, bien avant eux Bélisaire, sont entrés dans Naples !…

Mais voici que je m’engage dans l’histoire, labyrinthe encore plus compliqué que les aqueducs. Quittons, je vous prie, la ville souterraine, et ne nous arrêtons même pas dans ces caveaux ou les bouchers composent leurs viandes et où les cantiniers baptisent leurs vins. Tenons-nous-en aux vasci habités par les familles populaires. Il n’est pas difficile de les voir ; ce sont des boutiques ouvrant sur la rue par des portes d’entrée dont elles reçoivent le jour, si bien que les habitants ne peuvent se servir de leurs yeux qu’à la condition de tenir leurs portes ouvertes. Vous êtes donc libre de regarder et même d’entrer, si bon vous semble, pour allumer votre cigare ou demander votre chemin.

Entrez donc, si vous voulez, et vous serez du premier regard dans l’intimité de la famille plébéienne. Une chambre haute et vaste, mais nue, des murs blancs, et, pour plancher, une composition qui ressemble à l’asphalte de nos trottoirs. Pour meubles, une commode ou un buffet en bois peint, souvent une simple caisse ; une table qui tient rarement sur ses quatre pieds, quelques chaises de paille et le lit : un lit formidable.

Ce lit est le principal meuble, et quelquefois le seul de la maison. Il est en fer et démesurément vaste, parce qu’il doit contenir toute la maisonnée : homme, femme et enfants. Aussi n’est-ce pas un meuble, c’est un monument, construit pierre à pierre, comme vous allez le voir : c’est le monument de la famille.

Un enfant du peuple, à seize, dix-sept ans, se promène déjà sous une fenêtre d’où il se sent regardé. Il regarde lui-même et sourit : ce manége dure quelquefois des mois entiers, toujours muet, mais très-sérieux : du jour où sa cour a commencé, n’ait-il pas dit un mot, le jeune homme est lié pour la vie.

Et la nennelle reçoit cette cour et ne s’en cache pas. Quand elle a passé quatorze ans, vous pouvez lui demander librement si elle a un fiancé. Elle se formalisera peut-être de la question, la trouvant non pas indiscrète, mais injurieuse.

« Est-ce que cela se demande : vous en doutez donc ? Je suis donc bien laide et bien antipathique ! Que me manque-t-il, selon vous, pour être aimée ? Je ne suis pas de celles qu’on laisse toutes seules languir, vieillir et mourir. »

Et n’allez pas dire à la nennelle : « Oui, l’on t’aime peut-être ; mais tu n’aimes pas. » Elle deviendrait rouge de colère ; vous lui aurez adressé la plus cruelle injure qu’une fille de Naples puisse recevoir. Être antipathique, sans beauté, passe encore : ce n’est pas sa faute ; mais insensible, sans cœur ! Fi donc !

Ainsi le jeune homme est lié pour la vie, parce qu’un soir de printemps il a regardé par hasard une fenêtre. Il ne demande pas la nennelle en mariage, formalité inutile : il n’y a pas de distinction à Naples entre un amoureux et un fiancé. On a promis sa main dès qu’on a offert son cœur. Ces rapports légers et si communs en d’autres pays, ces compliments qui n’engagent à rien, ces marivaudages, ces jeux innocents ou qui jouent l’innocence, révolteraient les Napolitains. Nos baisers pour rire les indignent. Ici, les mœurs ont des sévérités étranges, parce que les passions sans digues entraîneraient tout.

L’amoureux est donc fiancé dès qu’il est amoureux, et dès lors il n’a qu’une idée, sa nennelle, et qu’un projet, son mariage. Il faut qu’il prépare son nid, dirait-on dans notre langage de romances. Le Napolitain dit, pour exprimer tout le ménage : « il faut qu’il fasse son lit. »

Avoir son lit fait, telle est l’unique condition exigée pour se marier dans le pauvre monde. Et ici nous parlons au propre, en voyageur réaliste. On achète petit à petit, successivement, les fers, les planches, la paillasse, le matelas, et le reste. Et pour avoir tout cela, le lazzarone travaille avec un zèle et un courage persévérants. Ce lit dure quelquefois dix ans à faire. Je n’exagère rien, ces traits sont fréquents, j’en ai sous les yeux vingt exemples. Dix ans, monsieur, et pendant ces dix ans, les amours continuent, chastes et fidèles. À ce point de vue et à beaucoup d’autres, ce peuple est le meilleur que j’aie connu.

Dix ans, me direz-vous, pour acheter un lit ? La paille est donc bien chère à Naples ? — Non, monsieur, la paille n’est pas chère, mais le travail est peu payé, et il faut vivre. Puis, chaque semaine, la loterie mange au pauvre ce qu’il boit au cabaret dans nos pays. »

Cette loterie est une immoralité qui disparaîtra bien difficilement des mœurs napolitaines. Garibaldi lui-même, le dieu populaire, n’a pas réussi à l’extirper. Il promulgua bien un décret où il la déclarait abolie et remplacée par des caisses d’épargne, mais ce décret n’a jamais pu s’exécuter. La loterie fermée de force aurait soulevé des émeutes. Le peuple veut être déçu, comme Martine voulait être battue. Il lui plaît qu’on le ruine et que le fisc lui prenne tout son argent. C’est que la loterie, comme la Bourse, comme le tapis-vert, répond à la fois à un vice et à une faculté très-développée chez les Napolitains : à la paresse qui voudrait s’enrichir sans travail et à l’imagination qui bâtit des châteaux en Espagne. Cette chimère poursuivie de semaine en semaine par celui qui n’a rien, cette espérance toujours déçue, mais toujours renaissante, ce voyage fantastique à la chasse d’une fortune qu’un caprice du hasard peut faire tomber d’un coup dans vos mains, ce mirage qui s’efface tristement tous les samedis soirs, mais pour reparaître aussitôt huit jours plus loin, comme une oasis de plaisir ou tout au moins de bien-être, ce rêve hebdomadaire qui aboutit toujours à un désenchantement, mais qui du moins pendant huit jours a soutenu, consolé, réjoui même les plus pauvres au sein de la plus affreuse misère ou tout au moins du plus triste dénûment : tout cela est indispensable au peuple de Naples. Il faut jeter encore bien des verres d’eau sur son imagination ardente pour lui faire comprendre la caisse d’épargne, cette loterie où l’on gagne peu, mais toujours.

Cela dit, monsieur, permettez-moi quelques détails sur cette singulière duperie au profit du gouvernement et aux dépens des pauvres. L’estrazione, comme on l’appelle, se tire tous les samedis, en grande cérémonie, au Castel Capuano, dans la salle de la Grand’Cour civile. Les cinq numéros sortants sont puisés un à un par un enfant affublé d’une robe jaune, couvert de reliques, béni par un prêtre et ramassé je ne sais où ; les cinq numéros, dis-je, sont puisés un à un dans un sac qui en contient quatre-vingt-dix. Cela se fait en présence des magistrats de la Cour des comptes et d’autres personnages éminents, parmi lesquels le chef ou le député des lazzarone. Chaque numéro passe de main en main, sous les yeux des notables, avant d’être crié à haute voix à la foule entassée dans la cour du palais et sur la place. Je vous laisse deviner le spectacle. Voyez-vous cette cohue populaire qui attend, palpite d’anxiété, frémit d’impatience ? Ils sont tous pauvres, ils ont tous risqué là quelque chose de leur nécessaire, un verre de vin, un morceau de pain peut-être : il y en a beaucoup qui ont mendié, qui ont volé, pour jeter leur obole dans le gouffre, il y en a qui ont eu faim. Tous attendent une fortune. Plusieurs sont allés consulter les sorciers qui vendent des numéros, et les ont payés fort cher, triplant ainsi la somme engagée. Les uns ont écouté le cabaliste des cantines, qui murmure des chiffres quand il est pris de vin ; d’autres ont soudoyé les prophètes modernes, qui rendent des oracles vagues comme ceux des anciens prêtres d’Apollon :

« Ibis et redibis non morieris in bello. »

D’autres se sont adressés aux capucins, qui vendent aussi des numéros pour la loterie. D’autres enfin ont joué le billet donné par la Pacchiana (la paysanne). C’est une fille de Pouzzoles qui va s’inspirer dans la grotte de la sibylle ; elle en sort échevelée et présente alors aux rayons blafards de la lune un miroir, où elle voit des chiffres inscrits en caractères de sang. Je vous prie de croire que je ne fais pas ici du romantisme. Je répète naïvement ce qui se dit à Naples. Et il y a de fort honnêtes gens qui tiennent toutes ces choses pour articles de foi.

D’autres ont joué au hasard ; mais la plupart ont traduit en billet de loterie un songe quelconque ou un événement du quartier, ou une calamité publique. Cette traduction est facile : chacun des 90 numéros répond à deux ou trois substantifs indiquant tous les sujets et tous les objets possibles. Ainsi, 84 signifie l’église ; 50, le pain ; 3, le vin ; 47, le mort ; 48, le mort qui parle. Toutes ces interprétations sont consignées dans des vocabulaires ad hoc appelés Smorfie (grimaces). Je n’ai jamais su pourquoi. Mais la plèbe n’a pas besoin de vocabulaires. Elle à tout cela dans sa tête, et profondément gravé…

Altavilla, qui vient de sortir de chez moi, m’a demandé en entrant :

« Qu’écrivez-vous là ?

— J’écris sur votre loterie.

— Eh bien ! mettez ce trait encore tout chaud. Je me promenais tout à l’heure dans les borghi (quartiers populaires) pour chercher des motifs de scènes. Je vis deux, guappi qui se disputaient. Je me dis : voilà mon affaire ; et en un moment je fus près d’eux. L’un débordait en invectives, épuisant notre dictionnaire de gros mots, qui est le plus riche du monde. L’autre laissa passer ce flux de paroles et répliqua : « Je ne te dirai qu’une chose : Toi, tu es huit carlins moins un grain. » Coinprenezvous ?

— Aucunement.

— Je n’y compris rien moi-même au premier abord ; mais, en y pensant après, j’ai trouvé le mot de l’énigme. Huit carlins moins un grain, cela fait 79 grains. Et 79 à la loterie est le chiffre qui signifie voleur. »

Deux jours après la reddition de Gaëte tous les Napolitains ont joué cet événement. Ils ont cherché les numéros qui représentent le roi, le siége, l’assaut, l’explosion, la victoire, la proscription, le châtiment, que sais-je encore ? Avec ces numéros, ils ont composé des ambes, des ternes, des quaternes et des quines, et ils ont porté leur billet à l’un des innombrables bureaux de loterie de la ville, avec la somme qu’ils engageaient à ce terrible jeu. La mise est minime, il est vrai ; on peut ne risquer que deux sous et demi ; mais deux sous et demi pour mon décrotteur, c’est deux millions et demi pour votre banquier ; c’est plus encore peut-être, car si votre banquier perdait cette somme, il n’en dînerait pas moins ce soir.

Contre son argent, le postiere, employé du bureau de loterie, donne au joueur un morceau de papier écrit contenant la mise et les numéros. Ce papier s’échange après contre un chiffon imprimé, qui, en cas de gain, a la valeur d’un billet de banque. Mais il ne faut pas oublier de retirer le samedi matin ce bulletin précieux, sans lequel, si la fortune vous sourit, vous n’obtiendrez jamais l’argent gagné : la règle est inflexible. J’avais pour voisin un pauvre homme qui avait risqué deux carlins sur un terne sec (c’est-à-dire sur trois numéros indivisibles, renonçant à rien toucher s’il n’en sortait que deux, combinaison qui diminue les chances et augmente d’autant le profit, en cas de gain). Les trois numéros sortirent. Avec les vingt sous joués, l’homme aurait dû toucher une somme immense, une fortune ; mais il avait oublié de retirer le bulletin imprimé, et il n’a pu obtenir un sou. Le désespoir le prit et il se jeta par la fenêtre.

Vous comprenez maintenant l’anxiété du peuple qui encombre chaque samedi la place de la Vicaria pendant l’extraction qui doit renverser tant de milliers d’espérances. À chacun des cinq numéros criés de la fenêtre du palais, c’est un long frémissement dans le peuple ; un frémissement de colère et de rancune, parce qu’il y a toujours déception pour le plus grand nombre, et les rarissimes fortunés se perdent dans la foule des malheureux. Au dernier numéro, vous voyez toute cette foule se disperser abattue, l’œil morne et la tête baissée, comme les chevaux d’Hippolyte : les plus hargneux et les plus violents se frappent la tête ou s’arrachent les cheveux, ou déclament tout au moins contre leur mauvais sort…

Mais il y en a qui pensent déjà aux numéros qu’ils joueront demain, et qui disent en s’éloignant : « La revanche à huitaine »

Et c’est ainsi que le gouvernement exploite l’espérance éternelle de ces pauvres gens.

Cependant, hâtons-nous de le dire, tout cet argent n’allait pas dans les caisses du roi. Une partie — très-petite, hélas ! — en était détournée au profit des orphelines. Je parle au passé, parce que nous sommes dans un moment de transition où tous ces usages vont être modifiés sans doute.

Voici donc ce qui se passait ici l’an dernier, sous François II :

Vous avez peut-être entendu parler (grâce au beau roman d’Antonio Raniero, la Ginevra) de l’hospice de l’Annunziata, pieuse institution pavée, comme l’enfer, d’intentions excellentes, mais administrée de telle sorte, avec tant de parcimonie et de mauvaise foi, gouvernée par de si effrontés voleurs, que ce n’était plus un asile d’enfants trouvés, mais, passez-moi le mot qui n’est pas trop violent, un repaire d’infanticides. Il y avait un trou s’ouvrant dans la rue : c’est là que les mères jetaient leur enfant abandonné, comme une lettre à la poste… Le trou était étroit, pour qu’on n’y pût faire passer que les nouveau-nés, si bien que, quand l’enfant était trop gros, on l’y entrait, on l’y poussait de force… Tenez, je n’ose aller plus loin : ces choses-la me soulèvent le cœur.

Fort peu d’infortunés survivaient aux mauvais traitements des nourrices, au régime de l’asile, au manque de chaleur, au manque d’air et de pain qui les tuaient lentement. Il y avait cependant quelques jeunes filles qui, grâce à une constitution vigoureuse, parvenaient à l’âge où l’on se marie dans ce pays précoce. C’était l’État qui se chargeait de les doter. Et il les dotait avec l’argent de la loterie. Chacune avait son numéro ; quand ce numéro sortait, on lui donnait cinquante ducats (un peu plus de deux cents francs), un diadème d’argent et un voile. Puis, un jour de l’année, on exhibait les trovatelles (c’est le nom qu’on leur donne) dans une grande salle où entrait qui voulait. Le premier venu pouvait choisir l’une d’elles et la prendre pour femme, avec son voile, son diadème et ses cinquante ducats. Ces mariages se célébraient à l’archevêché avec une certaine pompe. La foule se pressait autour du cortége, les lazzarone acclamaient les mariés, et les marchands les applaudissaient en entre-choquant les plateaux de leurs balances. Et c’est ainsi que les trovatelles deviennent mères à leur tour : celui qui leur tend la main ne se repent jamais de les avoir choisies. Elles n’ont pas mangé leur pain blanc le premier, les pauvres filles ; elles ont fait un rude apprentissage de la souffrance… et elles n’abandonnent jamais leur enfant.

La loterie, qui empêche tant de gens de faire leur lit, le fait donc en revanche à quelques infortunées. J’écris cette phrase pour reboucler ma digression au point où elle s’était détachée. Et je reviendrai dans ma prochaine lettre au vascio, que j’ai quitté trop longtemps.


VII

Les madones. — La ville éclairée par dévotion. — La semaine sainte et les cochers. — Un mot de l’abbé Genovesi. — Les portantines et les sages-femmes. — L’hommage de la ville au roi. — Pâques et la fête d’Antignano. — Noël et les pétards. — Le cheval de bronze fondu en cloche. — Un miracle avant terme. — Saint Janvier. — Superstitions populaires. — La jettatura. — Histoire d’un jettateur. — Les cornes. — Tableau !

N’avons-nous pas fait, monsieur, une assez longue digression ? Où étions-nous ? Dans un vascio des quartiers populaires. La vue du lit nous a entraînés dans des divagations sans fin. Mais il n’y a pas rien qu’un lit dans la maison du pauvre. Regardez un peu plus haut, contre le mur, vous verrez une image de madone. Devant l’image une lampe ou du moins une veilleuse allumée. Le lit manque quelquefois dans la maison, jamais l’image. Le pain manque souvent, jamais l’huile à la lampe qui brûle nuit et jour.

Cette madone est partout dans Naples. Même aujourd’hui, après une révolution qui ne fut rien moins que dévote, la Vierge berce son enfant divin dans presque toutes les boutiques, dans des niches pratiquées sur les façades des maisons, et partout brille un flambeau quelconque devant l’estampe ou le tableau richement encadré, devant le transparent ou la fresque. Et ne criez pas contre cette profusion de luminaire, le gouvernement s’en servit autrefois pour obtenir du peuple souverain l’éclairage de la ville, pendant la nuit.

En effet, les lazzarone réclamaient la nocturne obscurité des rues comme un privilége. Pourquoi, je l’ignore ; et si je le savais, je ne vous le dirais pas. On voulut leur imposer des falots, impossible ; ils les brisaient à coups de pierres. Si bien que les rues de Naples seraient restées des coupe-gorges jusqu’à la consommation des siècles, si un prêtre ou un moine ingénieux (le frata Rocco, si je ne me trompe) n’avait imaginé de faire peindre des madones au-dessus des lampions. Les coupe jarrets se mordirent les doigts, mais la pieuse illumination fut respectée.

C’est que la religion joue un très-grand rôle dans les mœurs de ce pays. Vous avez dû vous en douter dès ma première lettre. À Naples, il n’est question que de saints. Les théâtres mêmes sont sous l’invocation d’un patron quelconque : nous avons le théâtre Saint-Charles et Saint-Carlin, nous avons le théâtre Saint-Ferdinand. Vous savez que toutes les ripailles plébéiennes ont pour prétexte un acte de dévotion. Noël, Pâques surtout, offrent à cet égard d’étranges spectacles.

Pâques surtout vous dis-je, parce que cette fête succède aux jeûnes du carême. Aussi est-elle attendue par le peuple de Naples comme un jour de délivrance et de pleine liberté. La semaine sainte change la ville en foire aux comestibles. De tous les villages voisins affluent des troupeaux de bœufs, de moutons et de pachydermes ; tous les abattoirs sont en travail et les étalages des bouchers affriandent les yeux gloutons du lazzarone par une exhibition de viandes saigneuses qui seront dévorées le dimanche suivant. Les belles ovaïoles descendent avec leurs grandes corbeilles pleines d’œufs sur la tête. Tous les marchés s’enguirlandent de feuillages et se couvrent de fruits défendus. Le peuple regarde ces trésors avec une sorte de rage. Les mendiants pullulent, plus nombreux que d’ordinaire : ils veulent aussi faire leurs pâques. Il y a force ouvriers, gens de lettres, avocats, notaires, médecins, etc… (je ne ris pas) qui mendient comme de simples va-nu-pieds pour la bombance du lendemain ; Tout cela est d’une voracité sinistre.

Le jeudi saint à midi, toutes les cloches se taisent et toutes les voitures, tous les chevaux disparaissent, soit pour ne pas troubler d’un bruit irréligieux l’agonie de Notre-Seigneur, soit pour aller se faire bénir à Rome. Aussi est-il d’usage de sortir à pied ces jours-là. Naples est une ville où mon domestique croirait se déshonorer s’il faisait une lieue sur ses jambes. En revanche le premier gentilhomme de l’ex-roi François  II ne manquerait pas, le jeudi saint, de visiter sept églises et de parcourir à pied la rue de Tolède. Les duchesses vêtues de noir marchent comme de simples femmes du peuple et crottent bravement leurs brodequins. La rue, offre un spectacle assez curieux ces jours-là : figurez-vous un trottoir plus peuplé, plus bruyant, plus joyeux que ceux de nos boulevards ; seulement toute cette foule qui se pavane et fait la roue, cause et rit comme dans un salon, toute cette foule porte le deuil du Sauveur du monde.

Il en résulte que le vendredi saint est la fête des cochers, qui comptent dans la population napolitaine. Naples est la ville d’Europe où il y a le plus de voitures et, par conséquent, le plus d’automédons. Ces cuistres sont les plébéiens les plus insolents de la ville. Ils sont aussi les plus lâches et vous les mettez à la raison avec un revers de main. Au siècle dernier cependant, ils s’érigeaient en matamores. Ils furent les plus forts spadassins de l’école napolitaine, si célèbre au temps où les duels étaient honorés. Quand deux gentilshommes croisaient le fer, leurs cochers se battaient entre eux : c’était la règle. On les considérait comme des seconds.

Vue de Naples. — Dessin de Karl Girardet.

Il s’est dit pour la première fois à Naples ce mot très-connu qui a fait depuis le tour du monde. L’abbé Genovesi proposait à un gentilhomme un précepteur pour ses deux fils, aux appointements de trente ducats par mois. « Trente ducats ! s’écria le gentilhomme. Mais je n’en donne pas autant à mon premier cocher ! — Prenez donc un second cocher pour l’un de vos deux fils repartit l’abbé : vous aurez deux chevaux de plus. »

Les gens d’écurie ne sont plus les bretteurs ni les musiciens d’autrefois, qui excellaient à jouer du luth ou de la mandoline, et qui donnaient des sérénades pour leurs maîtres. Les cochers d’aujourd’hui n’ont gardé des anciens que l’insolence. Ils ne sont plus bons qu’à occuper leurs siéges et toute l’année s’en tiennent à cette besogne : ils s’en acquittent d’ailleurs habilement. Le vendredi saint, ils vont s’enivrer à la campagne, et laissent la rue aux portantines, qui ressemblent fort à nos chaises à porteurs.

Cependant la portantine est un véhicule subalterne. Les femmes du monde n’y entrent jamais. Elles l’abandonnent aux comédiennes des théâtres inférieurs. Il est stipulé dans le contrat des cantatrices de second ordre, que le directeur les enverra chercher tous les soirs et qu’on les ramènera chez elles en litière. Les danseuses ont le même privilége, pour ménager leurs jarrets précieux. Mais les portantines servent surtout aux baptêmes, et quand elles sont destinées à cet usage, on les couvre de plumes, de dorures et de petits anges peints (voyez page 236). Elles reçoivent alors les sages-femmes aussi peintes, aussi dorées et aussi emplumées qu’elles. Les gens de la fête marchent autour de la chaise ou trône la vammana tenant le nouveau-né dans ses bras : la tête à droite si c’est un garçon, à gauche si c’est une fille. Cette sage-femme, outre son métier d’accoucheuse, doit savoir le latin de sacristie. Elle récite les oraisons et donne la réplique au curé baptisant.

La portantine. — Dessin de Ferogio.

Je reviens à la semaine sainte. Ces jours-là, Naples n’a qu’une idée, le banquet pascal. Cette préoccupation se voit partout, notamment dans les cadeaux qu’on se fait et qui renouvellent les étrennes. Quand régnait François II, la police distribuait de la volaille à tous ses agents avoués ou non ; mon domestique m’offrit l’an dernier un chapon qu’on lui envoyait pour qu’il surveillât son maître. Le corps de la ville, le sénat de Naples comme on l’appelait pour rire, faisait hommage au souverain d’une cargaison de fruits, de légumes, de volaille, de gibier, de tout ce qui peut se mettre enfin sur la dent, pour les pâques royales. Le roi Ferdinand ne touchait pas, dit-on, à ces présents-là.

Avec de pareilles dispositions, figurez-vous si l’on attend avec angoisse le bruit des cloches revenues de Rome qui doivent annoncer la résurrection de Notre-Seigneur et rompre le jeûne. J’ai vu des enfants se précipiter, leur casatiello à la main, vers le vieux bedeau de la paroisse et le supplier de sonner vite, afin qu’ils pussent mordre à belles dents les œufs du gâteau pascal : « Sonne donc, Micco, criaient-ils, sonne donc, sans quoi nous mangeons avant la cloche et tu auras cela sur la conscience ! »

Le lendemain de Pâques, il n’y a pas une maison de Naples où l’on ne compte, pour le moins, une indigestion.

C’est le dimanche de la Résurrection qu’a lieu la fête d’Antignano, petit village hissé sur les hauteurs où Naples est adossée. Là, devant une foule touffue, se donne un spectacle renouvelé des anciens mystères. Deux processions courent le village, l’une est celle de Jésus, l’autre est celle de la Vierge qui court vêtue de deuil et cherche son fils. La partie de cache-cache dure longtemps ; enfin les deux cortéges se rencontrent. Aussitôt des explosions de pétards annoncent la grande nouvelle et la madone soulève sa robe d’où s’échappent des nuées de petits oiseaux.

À Noël, nouvelle bombance : on mange alors des capitoni, lourdes anguilles de mer. Les zampognari viennent des provinces samnites pour souffler dans leur cornemuse et dansent tout en soufflant devant les images de la madone. Mais je n’ai pas à m’étendre sur ces musiciens ambulants, ils ont fait le tour du monde et plusieurs d’entre eux sont revenus riches. Londres les a chassés, me dit-on, à cause de leur musique désagréable ; les airs anglais sont si doux !…

C’est dans la nuit de Noël que Naples ressemble à une ville bombardée. Les pétards éclatent sans interruption jusqu’au matin, d’un bout de la ville à l’autre ; impossible de sortir sans avoir à traverser des fusées, des bombes ou des feux de joie ; impossible de dormir, à moins d’être artilleur ou chef d’orchestre ; on reste donc chez soi, comme tout le monde et l’on soupe horriblement. Cependant de toutes les fenêtres partent des paquets de poudre qui font explosion dans la rue. Rien n’est plus curieux que de voir d’intrépides gamins courir après ces projectiles et tâcher d’en éteindre les mèches avec leurs pieds nus. Qu’on leur apprenne seulement le mot d’honneur, et en bien peu de temps, de ces enfants sans peur on fera des hommes.

Il y a bien des indigestions, vous ai-je dit, le lendemain de Pâques ; je crois qu’il y en a tout autant le lendemain de Noël. Ce n’est pas que la gloutonnerie soit l’unique sentiment religieux des Napolitains. Ils sont très-sincèrement dévots. Ils ne manquent pas une messe, ils payent tribut aux moines et aux curés. Le quêteur qui s’adresse au plus pauvre de tous ne s’en va jamais les mains vides. Les capucins qui font leur tour de campagne reviennent avec des chariots chargés de provisions : bottes de paille, sacs de farine, agneaux ou volailles, barils de vin, etc. Il n’y a pas de si humble maison que le curé ou son vicaire n’aille la bénir au moins une fois par an, moyennant finances. Les plus déguenillés et les plus faméliques trouvent toujours de l’argent pour cela.

Les frères quêteurs. — Dessin de Ferogio.

Aussi le peuple est-il superstitieux autant qu’on peut l’être… Il l’était du moins, car, je vous le répète, tous ces traits saillants tendent à s’effacer. C’est le peuple d’autrefois que je cherche à ressaisir dans le peu qu’il en reste.

Ce peuple d’autrefois était foncièrement païen. Il adorait tout, jusqu’au cheval de bronze copié de celui de Castor que vous avez vu à Rome ; cette copie colossale se cabrait un jour à Naples sur la place de l’Archevêché. Conrad le Souabe, après avoir pris Naples, décapita le cheval grec et lui mit une tête bridée : ces fanfaronnades étaient le goût du temps. Le peuple n’en vénéra pas moins la bête de bronze. Les cochers tournaient autour d’elle en procession, avec leurs chevaux enrubannés, et quand ces chevaux étaient malades, la ronde se faisait la nuit, mystérieusement, avec des paroles symboliques : bien des quadrupèdes et même bien des bipèdes, sauvés par la foi, s’en retournaient guéris. — L’archevêque de Naples eut le courage, en 1568, de supprimer cette idolâtrie ; on fondit le cheval en cloche : il tinte maintenant dans le campanile de Saint-Janvier. Il n’en reste que la tête, celle de Conrad : elle est, je crois, au musée.

Par malheur l’archevêque n’a pas aboli toutes les superstitions. Il en reste encore et d’assez violentes. Maintenant les animaux vont se faire guérir par saint Antoine et les femmes par la feue reine Christine, première épouse de Ferdinand, déjà béatifiée. Vous dirai-je encore l’obstination des gens nerveux qui croient calmer leurs migraines, en passant leur tête dans une niche, creusée dans je ne sais quel mur d’église ? Vous compterai-je les boiteux, bossus, bancals, estropiés, paralytiques qui se rendent en procession dans l’église des Carmes, on ils sont infailliblement redressés et ranimés ? Par malheur, il y a deux ou trois mois, ils l’ont été un peu trop vite. Le cortége d’infirmités et de difformités venait d’entrer dans le temple et attendait le miracle assez patiemment, quand tout à coup je ne sais quel maladroit marcha sur le pied d’un garibaldien, qui n’était pas le plus endurant des hommes : il tira son sabre en roulant de gros yeux. Une panique effroyable envahit et balaya l’église. Les boiteux jetèrent derrière eux leurs béquilles, les paralytiques sautèrent à bas de leurs brancards et les culs-de-jatte prirent leurs jambes à leurs cous. Ce miracle avant terme a fait bien des hérétiques.

Mais il y a toujours des croyants obstinés. Entre autres, les sacristains qui montrent les églises. Vous ne persuaderez jamais à celui de Saint-Dominique que son crucifix n’ait pas dit à saint Thomas : « Tu as bien écrit sur moi, Thomas, que veux-tu pour ta peine ? — Je ne veux rien que toi, » répondit le saint, ravi en extase à trois pieds de terre, comme le bienheureux Cupertin.

Ailleurs on vous montre un Christ en croix qui, pour éviter un boulet, lors du siége de Naples, en 1439, baissa la tête. Ailleurs (dans l’église des Carmes déjà nommée), un Christ en ivoire sur le crâne duquel il pousse continuellement un certain nombre de cheveux : le feu roi Ferdinand allait voir chaque année ce phénomène. Ailleurs encore (dans l’église de Saint-Paul), une madone qui est venue là toute seule, du palais royal qui fut autrefois sa résidence, à la suite de je ne sais quelle parole du souverain qu’elle avait entendue et qui lui avait déplu. Je pourrais vous citer enfin le miracle de saint Janvier, sur lequel M. Vernes, dans son excellent livre Naples et les Napolitains, nous donne une page très-curieuse, écrite il y a bientôt quatre cents ans :

« Dimanche IIIe jour de may, le roi ouyt messe à Sainct-Genny à Naples, qui est la feste de la grant eglise cathedrale où il y eut grant assemblée de prélats, tant cardinaulx, evesques et autres prelats constitués en dignités. Et en icelle eglise fut monstré au roy le chief de sainct-Genny, qui est une moult riche chose a veoir, digne et saincte. Quand le roy fut devant le grand autel, on alla querir de son precieux sang en une grant ampole de voirre et fut monstré au roy, et on lui bailla une petite verge dargent pour toucher ledict sang qui estoit dedans l’ampole dur comme pierre à ce que le roy le touchast de la verge dargent, laquelle fut mise sur lautel devant le glorieux sainct, incontinent commença à es chauffer et amolir comme le sang dung homme bouillant et fremissant qui est ung des grands miracles que on puisse veoir a présent, dont tout le peuple françois tant nobles que autres se donnoient grant merveille. Et disoient les seigneurs de Naples tant deglise que de la ville que par ce précieux chief et sang avoient cognoissance de beaucoup de requestes envers Dieu, car quant ils faisaient leurs prières si elles estoient bonnes le sang amolissoit, et si elles n’estoient de juste requeste il demeuroit dur. Aussi par ce sang avoient la cognoissance de leur prince sil devoit estre leur seigneur ou non. »

Par bonheur (ce qui a épargné beaucoup de sang) le saint accepte volontiers pour seigneurs tous ceux qui sont maîtres de la ville. Il n’a de rancune contre personne, pas même contre ceux qui ne croient pas en lui. Dans sa mansuétude, il a obéi dans le temps à Championnet qui lui ordonnait de faire son miracle sur-le-champ, sous peine de voir fusiller ses chanoines. Il vient d’obéir à Garibaldi qui ne lui a pourtant adressé aucune menace : il obéit de même à Victor-Emmanuel. Je suis donc pour qu’on lui laisse faire son miracle en paix : c’était aussi l’opinion de Voltaire.

Vous le voyez, monsieur, à ces besoins d’imagination, le sentiment religieux des Napolitains n’a rien à faire avec le nôtre. C’est une passion impétueuse, sensuelle, pleine d’ivresses et de voluptés, pleine aussi d’effusions, de transports, de colères même. Dans l’église de Saint-Janvier, le jour du miracle, la foule est ivre. J’y ai vu des convulsionnaires enragés. Si le sang tarde à se liquéfier, l’impatience populaire déborde en invectives. On apostrophe le saint en termes outrageants qui ne se répètent pas dans notre langue. Tout cela pourrait bien tourner en émeute, si le miracle ne se faisait pas à volonté.

Les Calabrais un jour (au dire de M. Vernes) ont poussé encore plus loin l’irrévérence. Après une longue sécheresse, qui ne finissait pas en dépit de toutes leurs prières, ils prirent tous leurs saints, peintures et statues, et les mirent en prison. Je m’en tiens là, je n’ai rien de plus fort à vous dire.

La vente des pastèques. — Dessin de Ferogio.

Avec de pareilles dispositions, rien ne peut vous étonner chez ce peuple qui pousse la crédulité aussi loin qu’on la poussa jamais. Il n’y a pas de croyance puérile qui ne s’acclimate à Naples et ne s’érige en article de foi. Tous nos préjugés sur l’huile tombée, les glaces brisées, etc., etc., sont répandus ici comme dans les loges de nos portières. Et il y en a mille autres qui tiennent au sol. Quand l’enfant vient de naître, par exemple, la sage-femme le martyrise de mille manières et finit par le poser à terre jusqu’à ce que le père vienne le prendre, sans quoi il n’est pas reconnu. Jamais une femme ne fait son lit avant que son mari soit sorti ; agir autrement serait tenter la Providence. Le 24 juin, en plein midi, en face du soleil, bien des jeunes filles versent du plomb fondu dans l’eau d’un bassin, où ce métal forme des à peu près d’images, quelque chose qui peut ressembler, par exemple, a un palais, à une voiture, à un cercueil, à tout ce que veulent ces folles têtes : elles voient dans ce bassin leur avenir. D’autres frissonnent au chant d’une poule et lui tordent le cou sur-le-champ, car poule qui chante ne peut ni se vendre ni se donner. Le jour de la Saint-Jean, avant l’aube, plus d’une fille à marier jette un œillet dans la rue déserte ; si un jeune homme le ramasse, celui-là sera son mari. Et mille imaginations pareilles.

Mais la superstition la plus extravagante est la jettatura, le mauvais œil, auquel beaucoup de Parisiens font semblant de croire aujourd’hui, pour justifier leurs breloques.

C’est un préjugé vieux comme le monde que certains visages portent malheur. Un teint blafard et des lunettes bleues surtout sont sinistres. Si vous avez des lunettes bleues et un teint blafard, ne venez pas à Naples, tout le monde vous ferait les cornes en vous tournant le dos.

Pour se préserver des jettateurs, c’est-à-dire des hommes du mauvais œil, les anciens avaient des emblèmes singuliers que je n’ai pas à décrire. Les modernes sont plus réservés. Ils emploient des préservatifs avouables. Le charretier, dont les chevaux s’arrêtent et ne veulent plus avancer, crache trois fois et jette ensuite en l’air une poignée de terre. Aussitôt le charme est rompu, si le mauvais vouloir des bêtes vient de la présence d’un jettateur. Le maréchal ferrant cloue un fer à cheval sur la porte de sa boutique. Mais ces moyens-là ne sont pas les plus sûrs.

Les plus sûrs sont les cornes. Nombre de boutiquiers en peignent des trois couleurs symboliques (le rouge, le jaune et le vert) sur leurs enseignes ; elles sont infaillibles, surtout si ce sont des cornes de moutons. Dans les appartements, les vraies cornes de taureaux siciliens sont préférables. Vous en trouverez partout à Naples, même dans les salons sérieux, même dans les doctes cabinets, car c’est une superstition universelle. Je connais ici des gens qui ne croient pas en Dieu, mais je n’en connais pas qui reçoivent volontiers un jettateur.

Et tenez, moi-même qui vous écris, je ne crois évidemment pas à la jettature. J’ai refusé cependant d’aller voir un gentilhomme de lettres qui avait le mauvais œil. Avant de le connaître, l’ami qui voulait me présenter à lui s’était toujours porté comme un roc ; après l’avoir connu, cet ami, poëte d’un grand talent, est tombé malade, et dépérissant à vue d’œil, est mort d’une maladie inconnue. Le gentilhomme dut quitter son propre palais où il portait malheur à tous ses locataires. Il était surintendant des théâtres ; s’il applaudissait une pièce, elle tombait roide ; s’il regardait une comédienne, elle chantait faux. Chassé de maison en maison, il alla s’établir à Pizzofalcone, dans l’immeuble d’un avocat, esprit fort. Deux jours après l’immeuble de l’avocat s’effondrait dans une grotte souterraine.

Je ne veux pas vous nommer ce malheureux, plus martyr que ses victimes, mais à Naples où ces pages seront lues, je l’espère, on le reconnaîtra.

Aussi la ville de Naples est-elle remplie de cornes. On les porte en breloques, en épingles, en colliers ou en bracelets ; j’en ai vu qui étaient en or, en argent, en jais, en ivoire, en écaille, mais les plus efficaces sont en corail. Défiez-vous de celles qui représentent de petites mains fermées pointant l’index et le petit doigt, elles sont impuissantes. Il faut qu’elles figurent de vrais cornes, sinon, non !

Un mot maintenant, pour être juste. Je n’avance pas que toute la religion des Napolitains consiste en ces puérilités. Elle a des côtés sérieux, elle maintient des usages touchants, elle encourage des vertus sincères. Si par exemple à table, vous laissez tomber un morceau de pain, votre domestique le ramasse et le baise pieusement : il ne balayerait pas ce présent de Dieu pour tout l’or du monde. La famille est sacrée à Naples, et je n’ai vu nulle part pousser aussi loin qu’ici le respect du chef de la maison. Tout l’argent gagné par les enfants va dans les mains du père, ou de la mère (si le maître, comme on l’appelle, est mort), même quand les enfants sont des hommes. Le Napolitain a de la bonté ; le mot est commun, mais la vertu est rare. Tous les hospices, asiles, refuges, toutes les institutions de bienfaisance en un mot, sont dus à la charité privée. La ville est pavée de pauvres, et tout cela trouve son pain.

En beaucoup de choses, à Naples, l’esprit d’association a produit d’excellents résultats. Les confréries, par exemple, qui président aux enterrements et font des funérailles aux plus pauvres. À vrai dire, nos yeux français n’aiment guère ces cercueils couverts de riches draperies et cheminant entre des haies mobiles de pénitents armés de cierges (escortés eux-mêmes de gamins recueillant en des cornets de papier les gouttes de cire fondue qui tombent, et dont on fera d’autres cierges pour la prochaine procession). Ces spectacles-là nous répugnent[2].

Un enterrement. — Dessin de Ferogio.

À Naples, du reste, ils ne font pas beaucoup d’impression. La mort ici, n’est pas une chose simple et grave. Elle effraye plus qu’elle n’impose ; on la trouve plutôt laide que triste, elle n’afflige pas. Les deuils ne durent pas longtemps, les morts sont bientôt pleurés.

On peut dire des Napolitains ce que Montaigne disait de lui-même : ce n’est pas la mort, c’est le mourir qui les inquiète. Aussi s’occupent-ils des mourants beaucoup plus que des trépassés. Un convoi funèbre ne leur dit rien, mais si c’est le viatique qui passe !…

J’ai cette scène dans la tête et je ne l’oublierai jamais. C’était un soir de carnaval et la rue de Tolède éclatait en cris de joie. Des masques passaient en dansant au bruit du tambourin et des castagnettes, des musiciens populaires gonflaient ou raclaient leurs instruments, des trompettes et des tambours rentraient dans les casernes : tous les bruits de la rue, les marchands en plein air, les enfants tumultueux, les fanfares sonores, les voitures, les chevaux, les grelots des rosses populaires, le marteau des forgerons et des chaudronniers travaillant dans les ruelles voisines, que sais-je encore ?… tout cela faisait le vacarme étourdissant qui donne ici le vertige aux étrangers. Une clochette éloignée tintina tout à coup et la rue entière fit silence. On aurait entendu voler une mouche dans ce chaos tout à l’heure plus bruyant qu’une salle de métiers. Les clochettes se rapprochant, les tambours accompagnèrent d’un roulement sourd les coups saccadés du carillon monotone. Les voitures s’étaient arrêtées et rangées ; les piétons sur les trottoirs étaient tombés à genoux. Tous les balcons s’étaient couverts de flambeaux derrière lesquels apparaissaient des gens en prière. Les sonneurs, vêtus de rouge, puis le curé, sous son dais, marchèrent lentement à travers la foule agenouillée. Le silence était si grand qu’on entendait les paroles du prêtre. Il portait le viatique à un mourant.

Quand Gesù-Cristo fut passé (comme on dit ici), le bruit joyeux et turbulent recommença de plus belle et comme si de rien n’était. Voilà Naples.

Et tel est ce peuple dont j’ai tâche, monsieur, de saisir en courant quelques traits. J’en aurais encore de quoi remplir un volume, mais je vous ai déjà pris beaucoup de place, et vous avez le monde entier à montrer à vos lecteurs. Permettez-moi donc de reprendre haleine. S’il plaît à vos voyageurs casaniers de se remettre en route avec moi, je pourrai les conduire hors de la ville. Il leur reste encore beaucoup à voir : d’abord le Vésuve et Pompéi, les deux merveilles ; puis le peuple des campagnes, les belles filles d’Amalfi et de Procida. Ils viendront chercher dans les îles quelque nièce de la Graziella de Lamartine. Qu’ils veuillent donc bien faire bon visage à leur très-humble cicerone,

Marc Monnier.


La sieste. — Dessin de Ferogio.
  1. Suite et fin. — Voy. pages 193 et 209
  2. Les hommes bleus à banderoles qui suivent l’enterrement, dans l’estampe de la page précédente, sont les pauvres de saint Janvier, les croque-morts de ce pays.