Napoléon (Jacques Bainville)/CHAPITRE XIII

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A. Fayard et Cie (p. 218-250).

CHAPITRE XIII

LE FOSSÉ SANGLANT


De loin, pour la seule raison que cela s’est fait et comme toutes les choses qui se sont faites, rien ne paraît plus facile, plus naturel que l’établissement de l’Empire. Un fruit mûr semble tomber dans la main du premier Consul. Pourtant, de même qu’au 18 brumaire, il a fallu provoquer l’événement. Il a fallu, en outre, l’amener par le fer et que du sang fût versé.

À la guerre, c’était un des principes les plus assurés de Bonaparte que « toute opération doit être faite par un système parce que le hasard ne fait rien réussir ». Aussi préférait-il renoncer à un succès incertain plutôt que de se fier à la chance. En politique, il ne se comportait pas autrement. Nous avons vu que, jusqu’ici, il n’a jamais commis de faute majeure, qu’il a saisi les occasions sans se hâter. C’est ce qui rend compte de ses succès, ce qui explique son ascension continue. Au moment où la question de l’hérédité lui valait des démêlés irritants et ridicules avec ses frères, avec Joseph surtout, il s’était écrié devant quelques confidents : « Ma maîtresse, c’est le pouvoir. J’ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir ou souffrir même qu’on la convoite. Quoique vous disiez que le pouvoir m’est venu comme de lui-même, je sais ce qu’il m’a coûté de peines, de veilles, de combinaisons. » La rupture du traité d’Amiens, la guerre renaissante avec l’Angleterre, allaient créer les circonstances par lesquelles il monterait encore plus haut qu’il n’était déjà. Cependant il n’atteindrait la couronne qu’après avoir formé des combinaisons nouvelles et par l’intervention de ses calculs. Il en aura de secrets et de profonds. Déjà, comme l’Auguste de Corneille, son héros, il parle de « cet illustre rang qui m’a jadis coûté tant de peine »… Il achèvera bientôt le vers du poète tragique. Il ajoutera le sang.

Il fallait l’occasion d’abord. Elle lui fut fournie par ses adversaires. Sans les Anglais, sans les conspirateurs républicains et royalistes, il n’y aurait eu ni Empire ni empereur. Car on exagère beaucoup lorsqu’on représente le peuple français comme tout prêt à revenir à une autre forme de royauté. On en était au point que ce Consulat à vie, accru de la faculté pour le premier Consul de désigner son successeur, qui n’était plus républicain sans être tout à fait monarchique. Régime hybride. Comment en sortir ? Assagis et assouplis, entrés en masse dans les assemblées et les administrations du Consulat, les jacobins répugnaient à toute monarchie, quand ce n’eût été que par amour-propre. Et la foule aussi, bien qu’elle fût prête à vouloir ce que voudrait Bonaparte, se sentait humiliée par l’image d’un trône quand elle se rappelait tant de serments de « haine à la royauté », tant d’exécrations contre les tyrans et la tyrannie. Sans doute on était encore tout près de l’ancien régime. Une tête couronnée, c’était l’aspect sous lequel, pendant des siècles, les Français avaient vu et conçu le pouvoir. Mais les souvenirs de la Révolution n’étaient-ils pas plus récents, ne vibraient-ils pas encore ? « On est honteux de désavouer ce qu’on a fait et dit contre la royauté et d’abjurer l’attachement qu’on a professé si fortement et avec tant de bonne foi pour la République », écrivait Rœderer après avoir sondé les dispositions du pays. Les rapports de beaucoup de préfets donnaient la même note. Seuls des faits nouveaux auraient raison des sentiments et des préjugés.

La rupture de la paix d’Amiens date du 16 mai 1803. Le sénatus-consulte qui défère au premier Consul la couronne impériale est du 18 mai 1804. Qu’y a-t-il donc dans l’espace de ces douze mois ? De quoi sont‑ils remplis ? De victoires ? Nullement. On ne s’est pas encore battu. La création d’une monarchie héréditaire en faveur de Napoléon Bonaparte ne sera pas une récompense. La destination de cette monarchie sera d’être « un bouclier ».

L’état de guerre est revenu et, pourtant, Bonaparte n’a pas livré de batailles ni cueilli de nouveaux lauriers. C’est que, sur le continent, l’Angleterre n’a pas encore embauché d’alliés, qu’elle n’a pas encore réussi à renouer une coalition. D’un bord à l’autre de la Manche, comment les deux adversaires pourraient‑ils s’étreindre ? L’Anglais à l’abri dans son île, ses escadres cherchent les navires français qui se dérobent. De temps en temps, sur les côtes de France, un port est bombardé. Le premier Consul riposte par les représailles ordinaires de la prohibition commerciale, par l’arrestation de tous les Anglais qui résident en France. Ces hostilités, en quelque sorte théoriques, aussi épuisantes que languissantes, pourraient s’éterniser sans résultat. Alors, Bonaparte revient à la vieille idée de l’invasion, passer le détroit, débarquer, dicter la paix à Londres, tandis que William Pitt remonté au pouvoir travaille à coaliser l’Europe. Pendant ces douze mois, l’avenir se prépare, se dessine, tandis que recommence le passé. On retourne à la situation de 1789 et déjà celle de 1814 s’entrevoit.

La France reprenait la lutte sans enthousiasme, avec résignation, comme devant une fatalité. On avait tellement cru que c’était fini, qu’on jouirait enfin d’un repos bien gagné ! Bonaparte lui-même, avec cette rapidité et cette mobilité d’esprit qui lui faisaient voir les choses sous leurs aspects divers, eût voulu retenir cette paix dont le bienfait lui avait valu tant de popularité et de reconnaissance, tandis que la raison lui disait que la guerre était inévitable. Déjà, au mois de mars, dans sa grande scène à Lord Whitworth, et plus encore au lendemain de cet éclat, il avait montré le flottement de sa pensée, emporté, irrité, menaçant lorsqu’elle lui représentait ce qui ne pouvait être chez les Anglais qu’une volonté inflexible, puis revenant tout de suite à l’espoir d’éviter la rupture. Il était trop intelligent pour ne pas comprendre que cette guerre serait un duel à mort. Il l’accepta comme une loi du destin avec laquelle il était inutile de ruser. Ainsi l’acceptait la France. On comprenait que c’était toujours la même guerre qui durait depuis 1792. Et sur qui, pour l’achever, pouvait‑on compter, sinon sur le premier Consul ? S’il eût cessé d’être l’homme indispensable — et il n’en est guère qui le soient dans la prospérité et le repos — il le fût redevenu par la rupture de la paix d’Amiens.

Cependant l’ennemi lui‑même le désignait et, en la menaçant, rendait sa tête encore plus précieuse. Bonaparte avait donné à la France un gouvernement. Il lui avait restitué l’ordre, la force par le commandement d’un seul. Il l’avait rendue plus redoutable. Tant qu’il serait là, il serait difficile de lui arracher la Belgique et de la ramener à ses anciennes limites. Ainsi tout ce qui faisait que les Français voulaient le conserver faisait aussi que l’ennemi voulait l’abattre. Il fallait vaincre Bonaparte ou il fallait le tuer, ce qui était plus court. Froidement, le cabinet de Londres fit ce calcul, la disparition de cet homme pour abréger une guerre inexpiable, épargner peut‑être des millions de vies.

L’Angleterre n’aura pas besoin de chercher des assassins à gages, de recourir à des sicaires. Les agents d’exécution s’offrent, tout prêts, les mêmes, ceux « du coup essentiel », royalistes désintéressés jusqu’au fanatisme, que l’apothéose du Consulat a découragés, mais chez qui le retour de la guerre ranime l’espoir d’en finir avec l’usurpateur. D’une audace rare, d’une énergie trempée dans les luttes vendéennes, c’est la chouannerie elle-même qu’ils ramèneront jusqu’à la route du camp de Boulogne ou de Malmaison, jusqu’aux portes des Tuileries, sans se douter que si le « coup » manque, c’est le Corse lui‑même qu’ils rendront « essentiel ».

Le véritable état de guerre, il est alors à l’intérieur. Le 23 août 1803, Georges Cadoudal, conduit par un navire anglais, a escaladé la falaise de Biville. Le voici à Paris pour la chasse à l’homme. Il prépare l’assassinat ou, de préférence, l’enlèvement du premier Consul. Les jours recommencent où le gouvernement était à la merci d’un coup de pistolet. Tombé en disgrâce depuis qu’il s’est opposé au Consulat à vie, Fouché n’est plus ministre de la Police, mais il en tient encore les fils. De sa retraite, il avertit : « L’air est plein de poignards. » C’est plus qu’un complot. C’est une conspiration, au sens le plus vrai et le plus fort, car elle rassemble des hommes très divers qu’anime la même haine, celle de Bonaparte, qui veulent tous ensemble cette même chose, qu’il disparaisse. Il y a les royalistes, c’est entendu. Il y a quelques jacobins irréductibles. Il y a encore ceux qu’on appelle les « amis de l’Angleterre » et que la rupture de la paix irrite parce qu’elle les dérange dans leurs intérêts et dans leurs goûts. Le nombre de ceux qu’exaspérera l’interminable état de guerre ira d’ailleurs croissant jusqu’à la chute de l’Empire. Mais il y a les militaires surtout. L’armée compte plus de républicains que le Tribunat, plus d’irréconciliables que le faubourg Saint-Germain. Pour dire le mot que Napoléon ne mâchait pas, qu’il a répété jusqu’à sa mort, elle comptait des « traîtres ». Qui le savait mieux que le premier Consul ? N’avait‑il pas ses raisons d’éloigner Lannes et Brune, nommés ambassadeurs l’un à Lisbonne, l’autre à Constantinople, tandis que Macdonald était destiné au Danemark ? Il était éclairé sur Masséna, Saint-Cyr, Lacuée, bien d’autres, sans parler ni de Bernadotte ni de ceux qui ne se sont pas encore révélés, les plus proches de sa personne, et qui, à l’heure décisive, le trahiront. La vieille armée de la Révolution, l’officier de fructidor, le général qui s’estime autant que Bonaparte, qui est sorti avant lui des rangs inférieurs, qui, sous le Directoire, a fait de la politique comme lui, voilà les pires ennemis du premier Consul. Jusqu’à Pichegru, défectionnaire comme Dumouriez, passé à Louis XVIII, et qui garde pourtant des contacts, des amitiés dans les états-majors. Le 16 janvier 1804, Pichegru est rentré en France, par la même voie que Cadoudal, accompagné des deux Polignac, de Rivière, d’une trentaine d’hommes déterminés. C’est lui qui s’abouche avec Moreau. Pichegru sert de lien entre le chouan Cadoudal et le vainqueur de Hohenlinden, idole de l’armée républicaine, que les flatteries, les excitations des vieux officiers de la Révolution ont exalté plus encore que la jalousie qu’il porte à son rival de gloire. Sans doute, des conjurés si différents ne sont d’accord que pour supprimer l’homme. C’est assez pour les rassembler.

Aux ménagements que le premier Consul eut pour Moreau, à l’exil qu’il lui ordonna comme une grâce après le procès, n’osant le garder en prison, on sent ce que cette conspiration avait eu d’embarrassant non moins que de redoutable. Presque autant que de la laisser grandir, on craignait d’en découvrir tous les affiliés, d’en révéler et même de s’en avouer la qualité et le nombre. Parmi les complices de Moreau, et, près d’eux, parmi les « sympathisants » on eût trouvé deux généraux en chef, Lecourbe, mis à la retraite d’office, à qui fut interdit le séjour de Paris, et, probablement, Macdonald. On eût trouvé, entre les militaires, Suchet, Dessoles, Souham, Liébert, Delmas, Lahorie ; entre les civils, vingt‑trois sénateurs, disait‑on, et Sieyès lui‑même qui, un peu tard, regrettait d’avoir donné un maître à la République. On allait jusqu’à murmurer que Réal, le chef de la Police, n’était pas sûr. Et la méfiance était telle qu’à tout instant les officiers de la Garde étaient changés pour qu’ils ne prissent pas sur les hommes une influence dangereuse.

Ce que la conspiration avait d’étendu et de multiple, la diversité même de ses éléments, fut probablement ce qui sauva Bonaparte. On se demande pourquoi un conspirateur aussi résolu que Georges, après avoir organisé l’enlèvement du premier Consul et tout prévu dans les détails, perdit quatre ou cinq mois, laissa des dévouements se refroidir, des secrets transpirer, sans passer à l’exécution. Mais royalistes et républicains n’étaient unis que pour renverser l’usurpateur, et Georges, seul capable de réussir l’entreprise, ne voulait pas avoir travaillé pour un autre général de la République. Il attendait qu’un des princes fût arrivé secrètement à Paris de telle sorte que, le coup fait, la restauration des Bourbons fût à l’instant proclamée, Moreau étant la dupe de l’opération. Le plan, à y réfléchir, était à la fois trop compliqué et trop simple. Et puis les semaines s’écoulèrent sans que le prince parût. Le temps perdu par les conjurés, Bonaparte le gagnait pour la défense et pour la riposte, tandis que ses adversaires, n’ayant ni les mêmes convictions ni le même but, n’hésiteraient pas à se trahir les uns les autres.

Menacé, traqué, « point de mire » d’ennemis acharnés et invisibles, devenu le « chien qu’on peut assommer dans la rue », certes, Bonaparte connut des journées d’énervement. Il méditait une vengeance, un « coup » pour répondre, en le parant, à celui qui devait l’abattre, et pour terroriser à son tour. Mais, dans un cerveau comme le sien, l’idée de vendetta cédait vite à des pensées moins sommaires. Il voyait plus loin, au-delà du talion. Dans un déroulement fécond de conséquences, un acte terrible et hardi lui apparut comme apporté par la conjoncture pour faire rebondir l’action, selon les règles de ce théâtre tragique dont il était nourri, où il ne se lassait pas d’entendre Talma.

La mort du duc d’Enghien, à quoi bon tenter de l’en disculper ? Il a tout pris sur lui. Il n’a pas rejeté la faute sur d’autres. Devant Dieu et les hommes, devant son fils, dans l’acte de sa dernière volonté, à Longwood, il a tenu à s’en déclarer responsable. Impénétrable au moment même, autant qu’insensible aux prières ou aux reproches, il n’a pas caché, plus tard, ce qu’il ne pouvait dire au lendemain de la chose accomplie telle qu’il l’avait voulue. Il a révélé la raison qui, lui ayant fait accepter la pensée de ce crime, l’y avait poussé, puis fixé. « C’était un sacrifice nécessaire à ma sécurité et à ma grandeur. » Tout tient dans le dernier mot.

Peu de crimes politiques auront été calculés plus froidement. Pourtant, l’idée de s’en prendre au duc d’Enghien ne vint pas toute seule à Bonaparte. Elle lui fut inspirée par les circonstances et si, comme il y a lieu de le croire, Talleyrand la lui suggéra et fut l’Iago de ce drame, la suggestion sortait toute seule des faits. Ce n’est pas une excuse pour Bonaparte. Du moins faut‑il voir comment la tentation naquit et grandit en lui.

Nous savons pourquoi Georges différait l’enlèvement du premier Consul. Il attendait qu’un des princes fût à Paris et ce détail était connu de la police, déjà sur la trace des conspirateurs. Dès lors le projet de s’emparer de ce prince, quel qu’il fût, de le condamner et de le fusiller, se présentait à l’esprit avec les vastes conséquences d’un exemple aussi éclatant. Des paroles irritées échappaient à Bonaparte, comme d’une âme qui ne se contient plus : « Mon sang vaut bien le leur ! » disait-il des Bourbons. Il brûlait d’en tenir un. Lequel ? Aucun ne venait. Serait-ce le comte d’Artois, le duc de Berry, le duc d’Enghien ? Celui-là résidait à Ettenheim, en pays badois, tout près de la frontière, à portée de la main. Du sang de Condé, il était brave, allant, de bonne mine. Il représentait l’émigration active et militante. On avait souvent parlé de lui pour en faire un roi et certains se plaisaient à l’opposer à Bonaparte dont il avait à peu près l’âge. Alors, puisqu’un prince était attendu par Georges, ne se pouvait‑il que ce fût le duc d’Enghien ? Il était, de toute la famille, le plus capable de cette audace. On le mit en surveillance. Et les soupçons qui se portaient sur lui commencèrent à prendre corps lorsque le nom d’une personne de son entourage, mal prononcé, à l’allemande, fit croire qu’il s’agissait de Dumouriez.

Maintenant il est facile de reconstituer la suite. Dans une lueur, Bonaparte a vu le parti à tirer de l’exécution sommaire d’un prince du sang royal. Le cadavre d’un Bourbon sera la première marche du trône. Il lui faut un Bourbon à tout prix. Il y a des présomptions contre le duc d’Enghien. C’est assez. Peu importe qu’aucune preuve n’existe, qu’il soit impossible d’établir la participation au complot du jeune prince occupé ailleurs et qui vit un roman d’amour avec Charlotte de Rohan. Peu importe même que, soldat, et ne concevant la lutte qu’a visage découvert, Enghien blâme le guet-apens de Cadoudal. Le plan du premier Consul est fait. C’est peut-être Talleyrand qui lui a parlé à l’oreille. C’est aussi le « génie de la Révolution ». L’homme qui, naguère, blâmait l’exécution de Louis XVI, qui supprimait la célébration du 21 janvier comme une cérémonie sanguinaire et dégoûtante, comprend maintenant le sens, la portée, l’utilité symbolique du régicide. « Cruelle nécessité », avait été le mot de Cromwell, devant le cadavre du roi Charles, après le coup de hache du bourreau. Ce mot, Bonaparte l’a redit mentalement tandis que, dans le fossé de Vincennes, le duc d’Enghien tombait.

Quand on se penche d’un peu près sur cette affaire, on ne peut douter que tout se soit accompli selon les volontés du premier Consul, le 10 mars, conseil auquel assistent Cambacérès, Lebrun, le grand juge Régnier, Fouché et Talleyrand. L’arrestation en territoire étranger est décidée, sans souci du droit des gens, ou plutôt avec la certitude que le margrave de Bade s’inclinera. Cambacérès risque un mot. Bonaparte fait rentrer sous terre l’ancien président du Comité de salut public : « Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons. » La résolution prise, Berthier, ministre de la Guerre, est chargé de l’exécuter avec M. de Caulaincourt. Dans l’affaire, on mêle le nom de ce gentilhomme, dont la famille, jadis, a été attachée à la maison de Condé. Caulaincourt, c’est la noblesse ralliée, qui doit jouer un bout de rôle dans la tragédie pour y être compromise.

Mme de Rémusat doit être crue dans cette partie de son récit parce que tout y porte la marque de ce qui ne s’invente pas. Dame du palais, informée par Joséphine de ce qui se prépare, elle observe le premier Consul. Elle le voit, dans la soirée qui précède la nuit de Vincennes, résolu, impénétrable, écartant toute allusion, puis affectant la gaieté et la raillerie, chantant entre ses dents, et soudain, selon son habitude, disant à mi‑voix des vers. Est-ce pour donner le change, ou bien parle‑t‑il tout haut d’une lutte qui se livre en lui ? Ce sont des vers de son poète préféré, celui qu’il eût voulu faire prince, où il y a le mot de clémence. Il pourrait aussi bien se répéter, selon la même tragédie cornélienne : « Et ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne… »

Quand Bonaparte avait prononcé : « Ma politique », personne, dans l’entourage, ne se permettait plus un sentiment ni une pensée. L’affaire du duc d’Enghien, c’est la politique du premier Consul, son « coup essentiel ». Il n’en livre rien au hasard. La mort d’un Bourbon est cherchée. Celui-ci, qu’on a sous sa main, sa mort est implacablement voulue.

Dans la nuit du 14 au 15 mars, des gendarmes français, pénétrant sur le sol badois, s’emparent, à Ettenheim, de la personne du prince et de ses papiers. Avant même de connaître ni les charges que ces documents peuvent contenir, ni les détails de l’arrestation, Bonaparte donne des ordres. Vincennes sera le lieu de détention. Le général Hulin, un jacobin, un pur, un des « vainqueurs de la Bastille », dont la carrière avait commencé le 14 juillet 1789, est désigné pour présider le tribunal. Dans la soirée du 17, Bonaparte a reçu le dossier de Strasbourg. Aucune preuve de complicité avec Cadoudal. Quant à Dumouriez, il y a méprise. Pourtant, le lendemain, Harel, commandant le fort de Vincennes, reçoit l’ordre de préparer un logement pour un prisonnier et de faire creuser une fosse. Le même jour, et à deux reprises, Joséphine implore vainement son mari. Il répond que les femmes n’ont pas à se mêler de ces sortes d’affaires, que « sa politique » exige ce coup d’État, que les royalistes l’ont trop compromis et que « cette action-ci » le dégage. Le 19, le dossier est envoyé à Réal avec la recommandation de ne souffler mot du « plus ou moins de charges » qu’il contient, tandis que Hulin, Murat, gouverneur de Paris, et Savary, colonel de la gendarmerie d’élite, convoqués à la Malmaison, reçoivent directement les instructions du premier Consul. Le lendemain, Bonaparte vient aux Tuileries. Il dicte lui-même les termes de l’arrêté qui institue la commission de jugement et qui énonce les chefs d’accusation, lesquels entraînent la peine capitale. Réal reçoit l’ordre de se rendre à Vincennes pour « conduire » l’interrogatoire et le réquisitoire et donner « une suite rapide » à la procédure. Ainsi les précautions sont prises. Hulin et Savary d’une part sont informés des volontés du premier Consul, comme Réal l’est de l’autre. Murat, non sans répugnance, mais obéissant à son impérieux beau-frère, nomme les membres du tribunal chargé de juger le prévenu « sans désemparer ». Rentré à Malmaison, Bonaparte refuse encore d’écouter Joséphine et son frère Joseph qui, dit-on, demande la grâce. Un courrier de Strasbourg lui apporte les derniers papiers d’Ettenheim avec la protestation du prisonnier qui nie solennellement toute part aux complots de Cadoudal. L’arrivée de ce courrier ne pouvait que précéder de peu celle du prince. Aussitôt le premier Consul fait revenir Savary à Malmaison, lui réitère ses instructions et lui dicte pour Murat une lettre qui contient l’ordre formel de « tout finir dans la nuit ». Entrant chez Murat, Savary croise Talleyrand et apprend que le duc d’Enghien est sur le point d’arriver à Vincennes. Il y sera un peu après cinq heures de l’après-midi. Depuis trois heures et demie, la tombe est creusée, par les soins de Harel, dans le fossé du fort. Réal n’a plus à intervenir. Tout est bien réglé.

À neuf heures du soir, les commissaires nommés par Murat, qui vient à l’instant de les recevoir, sont réunis à Vincennes. Savary, — qui a vu Bonaparte le matin même, — se concerte avec eux. À onze heures, le commandant de gendarmerie Dautancourt interroge le prince sans s’écarter du questionnaire établi d’avance. Le prince proteste encore et demande une audience du premier Consul. Dautancourt communique la déposition à la commission qui, siégeant déjà, fait comparaître l’accusé « sans désemparer », comme il est prescrit. Savary se tient derrière le fauteuil du président Hulin qui commence l’interrogatoire. Le prince proteste qu’il n’a trempé dans aucun complot, qu’il a seulement combattu la Révolution, un Condé ne pouvant rentrer en France que « les armes à la main ». Le tribunal s’empare de ces mots, il tient le crime. Il prononce sur‑le‑champ la mort, non sans que l’arrêt laisse en blanc le texte d’une loi que les juges ignorent, — car c’est la seule chose qu’on n’ait pas prévue, — et sur lequel ils fondent leur jugement.

Lacune étrange, insolite, qui semble avoir inspiré un scrupule aux juges. Ils penchent pour accorder au condamné ce qu’il sollicite, c’est-à-dire une entrevue avec le premier Consul. Ici, du reste, les obscurités recommencent. Chacun cherche à se disculper. Selon les « explications » qu’a laissées Hulin et contre lesquelles a protesté Savary, celui-ci aurait coupé court, arraché la plume des mains du président. L’arrêt porte bien que l’exécution doit avoir lieu « de suite ». Cela suffit. Savary n’a plus besoin des commissaires : « Messieurs, votre affaire est finie. Le reste me regarde. » Il est deux heures et demie du matin. Avant le jour, le prince est conduit au bord de la fosse et fusillé par le peloton que Savary a amené dans l’après-midi. Pour ne pas perdre de temps, on a refusé un prêtre au condamné.

Telle est la succession des faits que domine l’ordre formel d’aller vite. Le comble de l’art a été de laisser subsister un doute, de sorte qu’on en est venu à dire que le duc d’Enghien avait été fusillé contre le gré de Bonaparte. Le directeur de la Police s’étant mis au lit et ayant défendu qu’on le réveillât n’aurait pas reçu un message du premier Consul qui lui commandait d’interroger lui‑même le prince et de surseoir à l’exécution. Bonaparte s’est abrité quelquefois derrière cette fable que ses partisans et ses défenseurs ont admise. Cependant tout a été voulu, réglé d’en haut et le ministre a pris la faute sur lui. Du reste, l’empereur a-t-il tenu rigueur à Réal qui savait si bien dormir quand il fallait ? Pas plus qu’à Savary, terriblement éveillé. Savary sera duc de Rovigo. Réal sera fait comte. C’est beaucoup pour des gens qui n’auraient pas compris l’idée du maître, qui auraient été coupables de négligence ou d’excès de zèle, qui lui auraient forcé la main.

À moins que, si l’idée du sursis et d’une grâce a, au dernier moment, traversé son esprit, Bonaparte ne se soit aperçu que son premier calcul était juste, ce sommeil de Réal une faute heureuse et que la hâte de ses agents l’avait servi au‑delà de toute espérance. On a peint les expressions de blâme, de tristesse que Bonaparte lut sur les visages le lendemain de la nuit de sang. Chateaubriand a dit cela en quelques lignes qui font tableau mais illusion et qui effacent le reste : « Cette mort, dans le premier moment, glaça d’effroi tous les cœurs. On appréhenda le revenir de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu’on ne voit qu’une fois, le jour de l’exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. » Et il est vrai que beaucoup, « dans le premier moment », désapprouvaient, soit qu’ils ne comprissent pas, puisque, depuis trois ou quatre ans, il n’y en avait que pour les émigrés et les ralliés, soit qu’ils fussent inquiets des conséquences. Chateaubriand donna sa démission de ministre de France dans le Valais. Cette protestation eût peut‑être frappé Bonaparte si elle n’avait été isolée. Il épiait et faisait épier tous les signes. Voici celui qu’il retint.

Il y avait au Tribunat un homme jusque‑là peu marquant qui s’appelait Curée et dont la crainte était que Bonaparte travaillât au rétablissement des Bourbons. Il avait été, à la Convention, représentant de l’Hérault, avec Cambacérès. Au procès de Louis XVI, il avait déclaré « Louis Capet coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentats contre la sûreté générale de l’État ». Il avait répondu non sur l’appel au peuple, et ces deux votes entraînaient la mort bien que, pour la peine, il eût demandé la réclusion avec déportation à la paix. Curée était en quelque sorte un régicide modéré, un semi-régicide. Néanmoins, il était solidaire des votants. Le lendemain du drame de Vincennes, arrivant au Tribunat, il trouva ses collègues qui, pour la plupart, « gémissaient de ce tragique événement ». Il s’approcha d’eux et, « se frottant les mains », s’écria : « Je suis enchanté, Bonaparte s’est fait de la Convention. » Et Miot de Mélito, qui donne ce récit, ajoute : « Ce propos parvint aux oreilles du premier Consul qui, comme de raison, avait au Tribunat ses espions, et qui jugea habilement qu’un homme qui s’était prononcé si énergiquement contre les Bourbons était le plus propre à l’élever à l’Empire. Un empereur sorti de la Convention devait, en effet, être, aux yeux de Curée, ce qu’il y avait de plus rassurant contre le retour de l’ancienne dynastie. »

Désigné par un simple mot, mais d’une singulière éloquence (« Bonaparte s’est fait de la Convention »), Curée était un entre mille. Il était la voix du peuple qui avait fait la Révolution, celle des régicides qui en avaient le dépôt. Ayant versé le même sang, Bonaparte devenait un des leurs. Il signait le même pacte. Depuis 1793, il fallait, pour gouverner, avoir voté la mort de Louis XVI. C’était la loi non écrite des constitutions républicaines. Quiconque « a coopéré à ce grand acte », disait Thuriot, quiconque en a couru les risques, a droit au pouvoir. En doivent être exclus ceux « qui n’ont rien hasardé ». Sieyès, votant, avait été la caution du 18 brumaire. Pour aller au‑delà, pour sortir de la République, mais par la porte de la Révolution, ne fallait‑il pas que cette loi de sang fût encore obéie ? Bonaparte, pour ce dernier pas, ne pouvait plus se couvrir de personne. La ligne de démarcation, il devait la tracer lui‑même entre l’ancienne royauté et la monarchie nouvelle. L’engagement sans retour et qui le rendrait insoupçonnable ne serait signé que par un acte aussi terrible que celui du 21 janvier.

Était-ce nécessaire ? Bonaparte avait‑il besoin de ce fossé sanglant pour devenir empereur ? On ne répond pas à la question quand on suppose que le crime a été l’œuvre de ses deux mauvais génies. Calculateurs profonds, funestes conseillers, Talleyrand et Fouché, à qui le premier Consul ne semblait pas, selon l’expression puissante de Balzac, « aussi marié qu’ils l’étaient eux‑mêmes à la Révolution », l’y auraient « bouclé, pour leur propre sûreté, par l’affaire du duc d’Enghien ». En ce cas, Bonaparte avait compris leur idée. Il en avait vu la portée immense et l’hypothèse qui tend à le disculper atteste le dessein politique qui a réglé le drame de Vincennes. Car cette sûreté de Fouché et de Talleyrand étant celle de mille autres, l’effet cherché était obtenu. Hortense observe très bien le résultat tel que pouvait le désirer et que le guettait l’intéressé principal : « Au reste, dès ce moment, tous ceux qui avaient concouru à la Révolution se rattachèrent franchement au Consul. Ce ne sera plus un Monk, se dirent-ils ; voilà des gages, on peut compter sur lui. » Qu’importaient, en regard, quelques mines longues, quelques blâmes, quelques bouderies ? Les ralliés n’en seraient que plus soumis, ayant subi cela. Qu’importait même une tache sur le nom de Bonaparte si c’était la rançon d’une fortune plus haute et le prix à payer pour inscrire le nom de Napoléon dans l’histoire ?

Écho de Malmaison, Hortense écrit encore avec naïveté ce qui est la vérité même : « Toutes ces circonstances amenèrent un grand événement. » L’exécution du duc d’Enghien, la salve de Vincennes, c’est le « grand acte » qui amène l’Empire, qui met fin aux objections des républicains, qui entraîne, qui décide, et, — c’est le grand mot, — qui excuse tout pour la France de la Révolution. Tout, même le sacre. L’onction viendra bientôt, d’une main qui bénit et pardonne. C’est l’autre aspect du drame, ce qui l’achève : l’absolution dans l’apothéose.

Peu de temps après la nuit de Vincennes, le premier Consul, au cours d’une conversation, disait, comme pensant tout haut : « J’ai imposé silence pour toujours et aux royalistes et aux Jacobins. » Et à Joseph, qui avait intercédé pour le prince : « Enfin, il faut se consoler de tout. » Consolation facile. Le coup avait réussi. Il effrayait les uns, il réjouissait les autres. Et ceux qu’il avait effrayés, Bonaparte les rassurait tout de suite. Dans le monde de droite qui s’était rallié à lui parce qu’il représentait l’ordre, on avait craint que ce meurtre à peine juridique fût le signal d’un retour au terrorisme. On respira, la confiance fut rendue quand on vit non seulement qu’il n’y avait pas d’autres victimes, mais que, — par une clémence aussi féconde que la férocité de la veille, — Bonaparte faisait grâce de la vie aux aristocrates compromis dans le complot de Cadoudal, Armand de Polignac, M. de Rivière.

Et quand on consulte le calendrier, quand on confronte les dates, comment ne pas reconnaître que l’affaire de Vincennes fut un succès ? Enghien tombe le 21 mars au petit jour. Le 27, première manifestation officielle pour le rétablissement de la monarchie dans la personne de Napoléon Bonaparte. Le Sénat, le même Sénat qui, naguère, comme récompense nationale, n’accordait au premier Consul qu’une prolongation de dix années, prend l’initiative de lui offrir la couronne.

Pourquoi cet empressement, sinon parce que le Sénat comprend qu’il n’y a plus d’obstacle, que la voie est libre ? Après avoir invoqué toutes les raisons que l’on se donne quand on veut quelque chose, sur quel motif principal fonde‑t‑il sa délibération ? Il dénonce les complots, il montre avec horreur la vie de Bonaparte menacée. Le gouvernement de la France tient à un homme. Lui disparu, tout disparaît. Pour que les conspirateurs ne soient plus tentés de recourir au poignard, l’homme doit être remplacé par une institution. L’adresse du Sénat au premier Consul est une requête, une prière. On l’adjure de prendre la couronne. Ainsi s’achève le circuit politique qui a commencé en 1789. La monarchie est le port (ce mot si juste est de Thiers) où la Révolution vient se réfugier.

C’est que les semaines où l’Empire se décide sont celles où est instruit le grand procès de Georges, de Pichegru, de Moreau. Un chouan irréductible, un général de la Révolution passé à Louis XVIII, un autre général, idole des officiers républicains, l’étrangeté de cet assemblage sert encore Bonaparte en le situant d’une autre manière au-dessus des partis puisqu’il est en butte à la haine de tant d’opposants. Mais surtout, l’évidence ayant éclaté que les conspirateurs en voulaient à sa personne, le désir en devient plus vif de décourager les assassins. « Laisser les choses comme elles sont compromet cette tête, d’où dépend la conservation des nôtres », disait Rœderer, aussi actif pour la monarchie napoléonienne qu’il avait été, en brumaire, pour le Consulat de Bonaparte. Dans une lettre citée par Méneval, Joseph indique même que son frère comprend enfin que l’hérédité est « protectrice », qu’on l’a « prise comme un bouclier ». Chose curieuse, mal vue : le 21 janvier, l’acte terrible, encore si présent aux esprits, sert lui‑même d’argument pour relever un trône. Malgré le régicide, n’y a-t-il pas toujours des Bourbons et des royalistes ? On tue un homme. On ne tue pas une dynastie. C’est pourquoi il faut en faire une. Fauchet l’avait dit à la Convention, parlant de Louis XVI : « Sa famille mourra‑t‑elle du même coup qui le frappera ? D’après le système de l’hérédité, un roi ne succède-t-il pas immédiatement à un autre ? » La mort d’un dictateur termine tout. Celle d’un roi, rien. Tel sera désormais le « bouclier » de Bonaparte.

Mais ce nom de roi sonne mal aux oreilles. On prendra celui d’empereur qui suit celui de Consul, comme un avancement régulier. Pour une génération nourrie d’histoire romaine, l’Empire, qui n’est pas la royauté, succède normalement à la République. N’est-ce pas même quelque chose de plus grand que la royauté ? Empereur est le titre que les rois de France ont désiré quelquefois, qui a échappé aux Français depuis Charlemagne, qui convient à une Gaule étendue jusqu’au‑delà de ses limites. Alors les imaginations, et celle de Bonaparte est la plus puissante, volent sur toutes les ailes du temps. Le vieil ennemi, le César germanique, est vaincu. La dignité impériale, usurpée depuis des siècles, lui sera arrachée. Il ne sera plus l’Empereur par excellence, qui porte encore un reflet de Rome. Il faudra qu’il soit seulement empereur d’Autriche, l’empereur d’Occident ne souffrant pas d’égal. Et pas plus que les Français, aucune évocation, aucune comparaison n’intimide Bonaparte. Ce cérébral, on peut même dire ce livresque, conçoit naturellement le grandiose. Il est à l’aise sous la couronne de Charlemagne. Alors on passe sans transition d’une idée utilitaire, de l’hérédité protectrice, du « bouclier » à la grande idée impériale.

Ce que l’esprit de Bonaparte a de réfléchi et de soudain, de continu et de discontinu, ce qui fait qu’il s’adapte aux coups de théâtre de sa vie, qu’il calcule les événements au point, souvent, de les devancer, de faire comme s’ils étaient déjà là et de brûler toutes les étapes, enfin une espèce d’exaltation froide, tout cela, qui se développera et s’aggravera chez lui, s’accuse déjà dans ces journées où s’accomplit un des destins les plus extraordinaires qu’aucun mortel ait connus. Il est sans fièvre, tel qu’on le voit les jours de bataille. Tous les éléments de l’opération sont présents à sa pensée. Tantôt majestueux comme s’il était déjà identifié à son état de souverain ; tantôt brutal parce que les hommes se mènent ainsi ; tantôt affable et cajolant, car il sait qu’il a encore des choses à ménager, par exemple l’amour‑propre de Cambacérès qui va déchoir du rang de Consul (Lebrun, lui, accepte tout) ; tantôt, enfin, et c’est ainsi qu’on l’aime le mieux, car c’est l’intelligence qui brille, il regarde le cadet-gentilhomme, le petit Poucet corse dans son incarnation prodigieuse, il est cynique, il se livre par instants à des retours sur lui‑même. À ses sœurs, qui réclament plus que des honneurs, une place pour leurs enfants dans les lignes successorales, il lance la raillerie admirable : « En vérité, j’ai frustré ma famille de l’héritage du roi notre père ! » Ce n’est plus un soldat de fortune, ce n’est même plus un politique profond qui s’élève sur un trône, c’est un philosophe amer et on le tient ici dans sa diversité presque aussi étonnante que ses grandeurs. Il dira tour à tour avec mépris qu’il a trouvé la couronne de France par terre et qu’il l’a ramassée ; avec magnificence, que, depuis Clovis jusqu’au Comité de salut public, il ne se sépare pas de ses prédécesseurs et se tient solidaire de tout. Puis, un jour, au Conseil d’État, cette sortie : « Avant la Révolution, l’autorité était tombée en quenouille, nous avions un roi imbécile, il a été pendu, on a chassé sa famille. Nous relevons le trône et nous fondons l’Empire. J’ai une force et des avantages que mes successeurs ne pourront conserver. Il faut que j’en profite pour établir un bon gouvernement, un bon système d’administration. » Le fondateur de la quatrième dynastie n’a pas beaucoup d’illusions sur la suite et sur la fin. Il a, il gardera jusqu’au bout, en le refoulant, le sentiment de vivre dans le précaire. Sans retard, il veut « profiter » de sa toute‑puissance pour essayer de construire.

C’est pourtant le besoin de stabilité qui, à ce moment, est le plus fort chez les Français, qui ne cesse d’agir en faveur de Bonaparte et qui avance le trône jusqu’à lui. Ce qu’on demande, ce sont des garanties d’avenir. Quand le Sénat, le Tribunat et le Corps législatif proposent le titre d’empereur pour Napoléon Bonaparte, l’idée, avec des expressions diverses, est toujours la même : conserver les résultats de la Révolution, maintenir surtout cette égalité auprès de laquelle la liberté est négligeable. Le « caractère fort » de Napoléon est connu. Il alarme infiniment moins de gens qu’il n’en rassure. Car les semaines où la création de l’Empire se décide sont celles où l’état de guerre avec les Anglais s’aggrave, où la conspiration contre le Consul et la République consulaire paraît au grand jour, où l’on a le sentiment que, de nouveau, la Révolution est en péril. Tout cela est clairement alterné. Le 6 avril, trois jours après que le tribun Curée, le converti de Vincennes, a proposé à ses collègues de faire un empereur, Pichegru est trouvé étranglé dans sa prison. Si c’est un suicide, c’est un aveu et peu de personnes croient à la suppression de l’accusé, à un crime politique qui ne serait pas dans l’intérêt du pouvoir. Le 18 avril, le sénatus-consulte qui défère à Bonaparte la majesté impériale arrive trois jours après que l’acte d’accusation contre Georges, Moreau et leurs complices a été rendu public. Toutes ces choses vont ensemble, les unes expliquent et précipitent les autres. Cependant les Anglais deviennent plus entreprenants, les combats navals se livrent en vue des côte françaises, l’un, sérieux, le 5 mai, devant le port de Lorient. Si l’Angleterre vainc, la Révolution sera vaincue.

Il y a maintenant un empereur, ratifié par le plébiscite, il y a des dignitaires, des maréchaux, une cour et des chambellans, il y a une dynastie nouvelle, fondée par la nation « pour ôter tout espoir aux restes méprisables de celle qu’elle a renversée », comme disent, en termes plus ou moins imités de ceux‑là, les innombrables adresses que reçoit Bonaparte pour son avènement. Enfin la monarchie napoléonienne a pour elle l’approbation de la masse, la garantie du principe héréditaire, la légalité, lorsque, le 25 juin, Georges Cadoudal est exécuté en place de Grève, héroïque et opiniâtre attardé de la chouannerie, qui, sous le couperet, affirme encore une fidélité solitaire et pousse à pleine poitrine le cri de : « Vive le roi ! »

Dix ans plus tard, moins de dix ans plus tard, Louis XVIII sera là. Napoléon, à Fontainebleau, aura été presque aussi seul que Georges, en place de Grève, avec ses derniers Vendéens. Il aura vu ce que valent sénatus-consulte, adresses, plébiscite, serments. « Napoléon, a dit Balzac, ne convainquit jamais entièrement de sa souveraineté ceux qu’il avait eus pour supérieurs ou pour égaux, ni ceux qui tenaient pour le droit : personne ne se croyait obligé par le serment envers lui. » Il le sentait. Au plus haut de la gloire, ce fut son inquiétude. Il regrettait de n’avoir pu rallier un Cadoudal. Il avait entendu les acclamations dont les officiers républicains avaient salué Moreau. Il les entendra, il y pensera toujours, car sa mémoire retenait tout.

Dix ans, quand il y en a dix à peine qu’il a commencé à sortir de l’obscurité, rien que dix ans, et ce sera déjà fini. Le rythme précipité de sa fortune le veut. Petit officier à vingt‑cinq ans, le voici, chose merveilleuse, empereur à trente‑cinq. Le temps l’a pris par l’épaule et le pousse. Les jours lui sont comptés. Ils s’écouleront avec la rapidité d’un songe si prodigieusement remplis, coupés de si peu de haltes et de trêves, dans une sorte d’impatience d’arriver plus vite à la catastrophe, chargés enfin de tant d’événements grandioses que ce règne, en vérité si court, semble avoir duré un siècle.

Un des traits les plus remarquables de Bonaparte, et il le doit à ce que, chez lui, l’intelligence domine, c’est sa faculté de dédoublement. De tout ce qui lui arrive d’incroyable, rien ne le surprend jamais. Les autres, passe encore. La foule admire parfois, s’étonne rarement et peu. Lui, il est pair et compagnon, avec son destin. Régner lui est aussi naturel qu’autre chose. C’est un chapitre du roman où il est entré. Non qu’il oublie d’où il sort, d’où il est parti, ce qu’il a fallu pour qu’il montât là, ce qu’il y a de fragile dans sa monarchie ; tout cela, il le sait mieux que personne sans en être jamais gêné. Non que la grandeur change son esprit ni même son langage. Majestueux dans l’apparat, il reste, pour l’intimité et le contact humain, ce qu’il était avant, brusque, ironique, tantôt distant et tantôt familier, caressant ou brutal, grossier quand cela se trouve. Pas de contrainte pour lui, tandis qu’il impose à son entourage des lois d’une étiquette sévère, renouvelée de l’ancienne cour ou imitée des cours étrangères, de telle sorte que rien ne ressemblera moins que la sienne à un camp.

Sur le trône, Napoléon est à l’aise plus que s’il y était né, parce que les traditions mêmes qu’il ressuscite sont calculées et voulues. Et d’abord, sa monarchie n’est pas, il ne faut pas qu’elle soit une monarchie militaire. Dans son palais, lui seul s’habille en soldat, comme pour rappeler qu’il commande à tous les autres, mais il adopte un uniforme sobre, à demi civil, l’habit vert des chasseurs de la Garde. À la guerre, il porte la redingote grise dont la simplicité unique désigne mieux le chef que les dorures et les panaches, laissés aux acteurs, aux « baladins ». À la cour, sabres, galons, insignes sont proscrits. L’habit brodé, la veste et la culotte de satin blanc sont de rigueur et, dans ce costume, qui souvent les ridiculise, on voit de « vieilles moustaches » républicaines comme Augereau. L’étiquette n’était pas seulement destinée à relever la majesté du souverain. Elle subordonne ses anciens compagnons d’armes, elle en fait des courtisans, comme Louis XIV en avait fait avec les derniers féodaux, elle efface les souvenirs, encore plus dangereux que gênants, de l’ancienne égalité des camps et du tutoiement des bivouacs. Ce n’est pas à l’égalité civile, c’est à celle‑là qu’en veut Napoléon. Il crée des maréchaux, il nomme les généraux. Dispensateur des grades et des dotations, il agit sur les militaires par les récompenses, par l’espoir et par la crainte, n’étant sûr de les tenir que si tout ce monde dépende lui, que s’il est visiblement domestiqué, chambellans au palais, exécutants sur le champ de bataille. La Légion d’honneur sert déjà de principe d’émulation en même temps que, par un mélange de civil et de militaire, elle noie les militaires parmi les civils. Napoléon médite de fonder une nouvelle noblesse, une noblesse impériale, qui partira de la même idée. Ce sera encore un instrument de règne, un autre moyen de détruire la caste des officiers qui s’est formée sous la Révolution, dont Bonaparte lui-même est issu. La vanité humaine sera exploitée. « On se fera tuer pour être prince. » Cependant, pour le maître, Augereau, Masséna, ses anciens, ne seront plus que le duc de Castiglione et le prince d’Essling, comme Fouché sera duc d’Otrante, Talleyrand prince de Bénévent et Maret, scribe et secrétaire, duc de Bassano. Cette noblesse sert à démilitariser les grands chefs, les hommes que l’empereur a le plus de raisons de craindre. Elle les confond, avec les diplomates et les légistes, dans les rangs des dignitaires. La collation des titres récompense, stimule. Elle distingue et, en même temps, nivelle.

Tout cela se dessine, s’ordonne dans la tête de Bonaparte par sa pensée dominante qui est de mettre du solide à la base de son extraordinaire aventure, de l’asseoir sur les réalités sociales, sur la nature des hommes, sur les conditions mêmes de la France telle qu’il l’a prise sortant de la Révolution. « S’il fut un défaut dans ma personne et dans mon élévation, disait‑il à Sainte-Hélène, c’était d’avoir surgi tout à coup de la foule. Je sentais mon isolement. Aussi je jetais de tous les côtés des ancres de salut au fond de la mer. » Ce mot lumineux rend compte d’un grand nombre de choses qui semblent dictées par l’orgueil. Ainsi Bonaparte expliquait à Las Cases qu’en distribuant des trônes à ses frères c’étaient encore des ancres qu’il voulait jeter pour fixer sa dynastie trop neuve. Ses frères n’avaient pas compris, s’étaient crus tout de suite « rois par la grâce de Dieu ». Et que d’autres calculs de l’empereur se retourneraient contre lui ! Mais personne n’a vu plus clairement l’envers et les fragiles dessous de sa propre puissance, mieux senti le besoin de l’affermir.

Il y a même quelque chose de tragique dans cette recherche de la solidité, dans cette inquiétude qui ne s’avoue pas, dans cette mise en œuvre de tous les ressorts. Si l’âme d’un souverain, naît en lui, ce n’est pas seulement par cette grâce d’état qui fait que l’homme se façonne à son rôle. Il pense à la condition, aux devoirs d’un monarque, aux fautes qu’une monarchie ne doit pas commettre. Il a vu tomber les Bourbons. Il a vu comment l’impopularité les avait atteints, comment leurs ennemis avaient été à l’affût du scandale. Il a, présente à la mémoire, l’affaire du collier. C’est encore impunément que Joséphine prodigue l’argent et que l’armoire aux bijoux de Marie‑Antoinette est trop petite pour la femme de Napoléon. Mais qui sait si, un jour, le peuple ne murmurera pas ? Il faut que la famille impériale soit propre, honorable, au‑dessus du soupçon. Plus elle part de bas et plus la tenue lui est nécessaire. De là sa sévérité pour les mariages de Lucien et de Jérôme. Lui, il fait passer sa femme, il l’a imposée, mais c’est lui. Ses frères, ses parents n’ont pas le droit de le diminuer ni de le compromettre. « Comment ! je veux rétablir les mœurs et l’on m’amène une telle femme dans ma famille ! Assez longtemps la France a été gouvernée par des grands qui se croyaient tout permis. Je serai inexorable. » Il ne pardonne pas à Lucien qui, plutôt que de renvoyer sa compagne, préfère l’exil. Jérôme devra rompre son mariage américain, qui eût été, quelques années plus tôt, un mariage inespéré pour un Bonaparte. Il sera contraint de répudier Mlle Patterson, d’épouser une vraie princesse. Interdiction de descendre. Il faut s’élever. Il faut aussi paraître moral, ne pas donner prise à la malignité publique ; il faut que toute la famille comprenne, comme son chef, qu’elle sera durement rappelée à ses origines si elle les oublie.

Le sacre n’est pas non plus l’idée d’un mégalomane romantique. Sans doute, en recommençant Charlemagne, Bonaparte cherche à frapper l’imagination des peuples. Il vise autre chose. C’est encore une « ancre de salut » qu’il jette au fond de la mer. Peut‑être a-t-il l’illusion que l’onction garantira son pouvoir en lui donnant un caractère légitime et sacré. Peut‑être aussi, ne s’abusant pas, se sert‑il de ce moyen comme il se sert de tous les autres. Si le fossé de Vincennes, qui l’a rendu insoupçonnable pour les révolutionnaires les plus purs, les fait passer sur le sacre, le sacre à son tour lui procure l’absolution, lave le sang d’Enghien, attache l’Église et les catholiques à l’Empire.

Non pour toujours ni même pour longtemps. Dans cette espèce de bousculade que sera son règne, pressé par mille nécessités qui se contredisent, Bonaparte défera ce qu’il aura fait, et un jour viendra où il s’aliénera le catholicisme en maltraitant le pontife souverain. Mais, en ce moment, il concilie tout et tout lui réussit. « République française, Napoléon empereur », la légende frappée sur les monnaies n’est pas une hypocrisie. C’est l’image d’un tel bonheur au jeu que Bonaparte gagne sur tous les tableaux. Le pape bénit l’élu de la Révolution. Le plébiscite a été une autre forme du sacre. Napoléon a pour lui la voix du peuple et la voix de Dieu. Qui donc écoute la protestation que Louis XVIII lance de Varsovie ? La France catholique voit le rétablissement du culte confirmé, l’autorité de l’Église reconnue par celui qui, dès lors, n’est plus tout à fait un usurpateur. Et la France de la Révolution transpose le « Paris vaut bien une messe ». Elle n’en est plus à une « capucinade » près, puisqu’elle a voulu l’Empire pour que ses conquêtes, toutes ses conquêtes, civiles et militaires, lui fussent « conservées » comme Napoléon l’a promis et le jurera à Notre-Dame, consacrant sur l’Évangile, en même temps que sa couronne, la propriété des biens nationaux.

Mais, dans sa pensée vaste et rapide, le sacre s’enchaîne encore à un autre plan et revêt un sens agréable à la France éprise de gloire. Le Saint‑Empire romain germanique, le vieux Saint‑Empire, cessera d’exister selon le vœu de la Révolution, vœu confondu avec les rancunes historiques de la France. Ce n’est pas tout. Il faut que, par la main du pape, Napoléon, aux yeux du monde, devienne le véritable Empereur. Il ne restera plus qu’à refouler l’autre, l’ancien, celui d’Allemagne, dans son Autriche. Et, pour les Français, cela encore vaut bien une messe. Au mois de septembre, quand les négociations avec Rome ont abouti, quand Pie VII a promis de venir à Paris, le nouveau Charlemagne passe à Aix-la-Chapelle, se montre sur le Rhin, reçoit l’hommage des princes allemands, des électeurs, des ducs, des margraves qui se tournent vers l’astre occidental.

Un nouveau Charlemagne, plus grand que l’autre, puisqu’il sera sacré mais non couronné par le pape, et puisque au lieu de recevoir l’huile sainte à Rome, c’est lui qui fait venir à Paris le chef de l’Église. Invitation si impérieuse, avec tant de menaces sous-entendues qu’elle ressemble à un ordre : « On fit, dit le cardinal Consalvi, galoper le Saint-Père de Rome à Paris comme un aumônier que son maître appelle pour dire la messe. » C’était cela. Et si encore ce n’avait été que cela !

Pour le fondateur d’une quatrième dynastie, le succès n’était pas médiocre d’obtenir la consécration qu’avait eue Pépin, fondateur de la deuxième, et de rejeter les Bourbons dans l’ombre comme l’avaient été les Mérovingiens. Bonaparte se plaisait toujours à ces évocations de l’histoire qui pourtant ne l’enivraient pas. Son Childéric n’était pas seulement Louis XVIII, c’était le duc d’Enghien. Alors, pour les catholiques, Pie VII venait le blanchir et pardonner. Pour les autres, le pape, absolvant le meurtre, condamnait la troisième race et s’inclinait devant la toute‑puissance du chef élu des Français.

Dans cette circonstance encore, tout auréolée et poétisée par le temps, il faut voir quelles précautions prend l’empereur, quel soin il a de ménager les sentiments de la France révolutionnaire, les sentiments que nous appellerions laïcs et anticléricaux. Que, dans sa plus grande manifestation d’accord avec le Saint‑Siège, il suive l’exemple des rois qui l’ont précédé, avec lesquels il se déclare « solidaire » et qui, de saint Louis à Louis XIV, ont accompagné leur fidélité au souverain pontife d’une volonté ferme de maintenir leur indépendance en face de la papauté, rien que de naturel. Mais ce sont de petites avanies, de mesquines humiliations qu’il inflige à Pie VII comme pour faire excuser l’audace qu’il a de l’amener dans ce Paris où, moins de dix ans plus tôt, les églises étaient fermées au culte et la « superstition » honnie. Ce pape qu’on a déjà fait « galoper » depuis Rome pour que le sacre pût avoir lieu le premier dimanche après le 18 brumaire, il n’y a pas de ruses qu’on n’invente pour lui refuser les égards du protocole. L’empereur se rend à sa rencontre, en forêt de Fontainebleau, habillé, botté, comme s’il n’était venu que pour une partie de chasse, et entouré d’une meute de chiens. L’aide de camp qui ouvre la portière, la première figure que voit Pie VII, c’est Savary, et l’homme du drame de Vincennes prend plaisir à faire marcher dans la boue le vieillard blanc comme à s’arranger pour qu’il monte en voiture à gauche, l’empereur tenant la droite. Dans la première escorte qu’on donne au pontife caracolent des mamelouks en turban, par une situation, que les esprits forts pourront comprendre, d’associer La Mecque et Mahomet à Rome, dans une sorte de revue et de mascarade des religions, de quoi plaire à M. Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes, au parti philosophique, aux militaires facétieux et à l’Institut.

Ce n’est encore rien. Par sa douceur et sa bonté, sa bénédiction paternelle, le pape, dans les rues parisiennes, impose silence aux moqueurs. Voici bien autre chose. Napoléon a négligé d’informer Pie VII d’un détail dont il eût difficilement méconnu l’importance. À Rome, on le croit marié religieusement. N’a‑t‑il pas fait bénir le mariage de ses sœurs et de ses généraux, contraint son beau-frère Murat, moins que dévot, à passer, après coup, par la chapelle, exigé le baptême pour les enfants de sa famille ? Comment supposer qu’il se soit lui‑même dispensé de la règle qu’il impose et contenté du mariage civil où Barras avait été témoin ? L’arrière-pensée qu’on lui prête, rester libre de divorcer, il l’a sans doute, bien que, dans sa toute‑puissance, la bénédiction doive peu le gêner pour obtenir, quand il le voudra, que son union soit rompue. Plus simplement, peut‑être était-il agacé à l’idée de multiplier les agenouillements devant les autels, et, comme il s’était fait exempter de la communion solennelle avant le sacre, voulait‑il éviter le léger ridicule d’une bénédiction arrivant à son ménage neuf ans trop tard.

Répudier Joséphine, l’idée lui en est déjà venue. Ses frères, qui la haïssent, sottement, puisque sa stérilité répond que la succession impériale restera ouverte, le pressent depuis longtemps de se défaire d’elle, usant des arguments les plus étranges, puisque Joseph va jusqu’à lui dire : « Si elle meurt, on t’accusera de l’avoir empoisonnée. » Un moment, Napoléon s’était demandé s’il mettrait à ses côtés sur le trône une femme dont il savait mieux que personne où il l’avait prise et la vie qu’elle avait menée. Changeant en cela comme pour le reste, un jour il lui faisait une scène, quitte à se réconcilier avec elle le lendemain. Il n’y avait pas si longtemps qu’ils avaient cessé de ne faire qu’un lit. Il gardait de l’affection pour sa femme. Elle restait sa confidente, son refuge. Quand il voyait les ambassadeurs empressés auprès d’elle, les autorités, pendant leurs voyages, à ses pieds comme devant une souveraine, il se disait qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il n’en fît pas une impératrice. Et il savait bien qu’il n’avait pas d’enfant à attendre d’elle. Mais lui-même, était‑il sûr de procréer ? Rien encore ne l’en assurait. Qu’il épousât une autre femme, digne celle-là de son nouveau rang, qu’il n’en eût pas d’enfant non plus, et l’on rirait de lui.

Ces pensées, ces calculs, il les cachait à Joséphine qui en devinait une partie. Elle avait peur pour elle‑même de l’Empire, de toutes ces grandeurs dangereuses. D’être associée au couronnement, comme son mari le voulait, ne la rassurait encore qu’à demi. Et si, pour elle, simple concubine aux yeux de l’Église, le sacre allait ne pas être valable ? Alors elle s’avisa d’un scrupule religieux, d’un scrupule de conscience. À Pie VII en personne, sous le secret de la confession, elle révéla ce qui manquait à son mariage, ce qui allait rendre la cérémonie de Notre‑Dame sacrilège. Le tour était joué, bien joué, le dernier mais le meilleur des stratagèmes qu’elle eût employés avec son petit Bonaparte. Le pape fit savoir qu’il refusait de sacrer Joséphine en même temps que son époux si, auparavant, ils ne se mettaient pas en règle. Napoléon, furieux, dut en passer par là. Dans la nuit qui précéda le couronnement, en grand secret, à la chapelle des Tuileries, l’oncle Fesch, devant Talleyrand et Berthier, unit les deux retardataires. Joséphine alla à Notre‑Dame, rayonnante. Cette fois, dûment mariée, couronnée en outre, riche de deux sacrements, elle se croyait sûre de l’avenir.

À la veille de cette chose fabuleuse — le saint chrême, le sacrement, pour eux, des Augustes et des Rois — qu’on ne les imagine, ni lui, ni elle, penchés sur leur passé et méditant une destinée qui sort à ce point de l’orbite commune des mortels. Grands ou petits parvenus, personne ne s’attarde à ces retours en arrière. Dans les journées qui précèdent le sacre, Napoléon et Joséphine sont à leurs affaires, à leurs intérêts, au cérémonial et aux toilettes, à la répétition du cortège, de l’entrée, des mouvements et des gestes à faire, à tout ce qu’il y aura de théâtre à Notre-Dame et qu’on étudie sur un plan, à l’aide de poupées habillées par Isabey, tandis que, jusqu’aux derniers instants — sans compter le quart d’heure réservé dans la nuit pour le mariage secret — il faut négocier avec le légat les détails du grand jour.

Il y avait une condition à laquelle tenait le Saint-Siège parce qu’elle était de rigueur et que Napoléon ne voulait subir à aucun prix. C’était que la couronne descendrait sur son front des mains du pape. Pie VII ne s’était décidé à venir à Paris qu’après avoir reçu l’assurance qu’il ne serait « rien innové » au rite traditionnel « contrairement à l’honneur et à la dignité du souverain pontife ». Le cardinal Consalvi avait ajouté : « Cela ne serait pas décent. » Trouvant sur ce point le pape inflexible, Napoléon avait tout promis se réservant de résoudre la difficulté sur les lieux. Et il fut un étonnant acteur, mû comme toujours par un sens artistique de la gloire. Le geste « à la fois impérieux et calme », si étudié qu’il en parut spontané, inspiré par une sorte de génie intérieur, — celui de la République, peut-être, — et par lequel, devançant le pontife, il saisit la couronne pour la placer lui‑même sur sa tête, ce geste, il sut le rendre si noble et si grand que tous les assistants sentirent qu’il appartenait à l’histoire.

Il appartenait positivement à la politique napoléonienne. Là encore se manifestait ce système de conciliation des contraires sur lequel avait reposé le Consulat et reposait la nouvelle monarchie. L’élu de la volonté populaire devenait l’élu de Dieu, il appelait à lui les forces spirituelles du catholicisme sans renier celles de la Révolution. Napoléon avait l’onction, l’huile sainte, une consécration dont il s’exagérait l’importance quand on voit le cas que les majestés catholiques et apostoliques, les fidèles, l’Église même en feront moins de dix ans plus tard, mais qui, sur le moment, imposait silence à tous ceux qui disaient que la bénédiction du ciel manquait à l’usurpateur. Cependant, cette couronne bénite, Napoléon, qui la tenait du peuple, l’aurait, pour les républicains, défendue contre une autre usurpation, tel, à Tolentino, quand, après avoir causé poliment avec les cardinaux, il rapportait au Directoire ses négociations avec la « prêtraille ». Cette double manœuvre, commandée par les circonstances, lui était devenue habituelle. L’empereur, en invitant Pie VII, avait écrit : « Je prie Votre Sainteté de venir donner, au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement. » Le pape trompé ne put que dévorer l’affront. En sortant de Notre‑Dame, il avait fait savoir qu’il serait contraint de protester, de citer les promesses qu’il avait reçues si l’enlèvement de la couronne était mentionné dans le récit officiel de la cérémonie. On s’en tira en ne publiant aucun compte rendu au Moniteur. Qu’importait à Napoléon ? Tous les effets qu’il attendait du sacre, il les avait obtenus sans compromettre l’autre caractère de sa souveraineté.

Car le serment du sacre, ce n’est encore qu’un serment de fidélité à la Révolution française. Sur l’Évangile, l’empereur a juré de maintenir l’égalité et même la liberté, et aussi la propriété des acquéreurs de biens nationaux, mais surtout, et en premier lieu, « l’intégrité du territoire de la République ». C’est pour cela, c’est pour protéger toutes ces conquêtes que la République s’est livrée à un homme, qu’elle lui a confié le pouvoir suprême. Et ce serment, Napoléon le tiendra parce qu’il est la raison d’être de sa monarchie.

Dans cette journée du 2 décembre 1804, à Notre‑Dame, en grand costume d’apparat, le sceptre en main, déjà prêt pour l’immortalité, il eut son mot humain : « Joseph ! si notre père nous voyait ! » Minute d’émotion sans fadeur, comme on l’attend d’un pareil homme, rappel du passé, de l’étape prodigieuse, avec une pointe d’ironie, la même qu’a ici l’histoire. Avait-il fallu des événements depuis vingt ans qu’il était mort, le pauvre père, infatigable quémandeur de bourses et de pensions, pour que ses fils fussent arrivés là ! Avait-il fallu des enchaînements de causes et d’effets, des calculs bien mûris, des occasions saisies à point ! Mais les causes, comme les Parques qui filent sans cesse, n’allaient pas cesser d’agir et d’emporter Napoléon, sa couronne, sa famille, d’un mouvement aussi rapide qu’impérieux.