Napoléon (Quinet) 13-16

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IX - XII Napoléon XVII - XX



XIII. LE PACHA[modifier]

 
Le pacha de Damas a rêvé de poignards,
D’ataghans ciselés et d’assauts aux remparts.
Ses femmes ont de pleurs mouillé son cimeterre,
Et roulé sur son front son blanc turban de guerre ;
Et déjà ses trois fils, descendus de sa tour,
Ont porté cette lettre au bey de Damanhour :
" Mon frère, allez seller vos cavales rapides,
Venez les attacher au pied des pyramides.
Pour la fête du glaive amenez-moi vos fils,
Vos gendres, vos neveux, avec tous leurs spahis ;
Arrachez votre tente, et quittez vos murailles :
Vous trouverez de l’ombre au palmier des batailles. "
Ah ! Quand ils ont passé, le désert a tremblé ;
Mainte ville des morts sous son toit a croulé.
Derrière eux qui se presse ? Est-ce un vent de carnage ?
Est-ce un troupeau que mène une autruche sauvage ?
Non, c’est dans le chemin, le bey de Damanhour,
Avec tous ses neveux et ses fils alentour.
" Frère, que voulez-vous ? La fête est-elle prête ?
Avez-vous vu briller le sabre du prophète ?


Mon cimeterre a soif, il a dit au croissant :
" Mène-moi dans la mer où le flot est de sang ;
Les anges du désert qui nous servent de guide
Entraînent nos chevaux par le mors et la bride. "
Le pacha de Damas, sur le haut de sa tour,
Les regarde passer depuis l’aube du jour,
Plus nombreux qu’au sérail les soupirs des sultanes,
Avec les grains de sable aux pieds des caravanes,
Et les flots de la mer qui sourit à Tunis,
Et les étoiles d’or aux cieux des oasis.
Ah ! Qu’il croit déjà voir suspendue à sa selle
Du beau sultan Kébir la tête qui ruisselle !
En son rêve il l’emporte à travers le chemin,
De noirs cheveux voilée, et saignante en sa main ;
Et, pour mieux qu’on la voie en ses destins rapides,
Il la veut accoler au tronc des pyramides.
Ah ! Qu’il rêve déjà du beau pays des francs,
Où les maures allaient, sous les myrtes errants !
Et des nuits de Provence et des fraîches journées,
Et des sources d’eau vive aux pieds des Pyrénées,
Et des bois d’arbres verts, et des vieux châteaux forts
Où les chiens de chrétiens ont caché leurs trésors !

Femmes qui vous baignez sous le chêne d’Ardennes,
Sous le figuier du Var, dans le golfe de Gênes,
Baissez votre long voile ! Il rêve aussi de vous,
De vos baisers d’amour aux musulmans si doux.
Pensant à son harem, il dit à son pirate :
" Va-t’en les attacher au mât de ma frégate. "


Pâle tour d’Occident, qui combattra pour toi
Quand sur tes fondements tu sens crouler ta foi ?
Tes cieux sont plus déserts que les cieux d’Arabie,
Du limon des vieux jours ta citerne est remplie.
L’hysope croît sur toi comme aux flancs du Carmel,
Ta chute a devancé les chevaux d’Ismaël.
C’est d’avoir dans ton ombre assez vécu d’années,
Assez vécu de jours, de soirs, de matinées.
Quand ton blême soleil s’éteint en son été,
Couche-toi dans ta poudre et ta fragilité ;
Et laisse vivre encor ses siècles de merveille
À ta sœur d’Orient que ta chute réveille.
Dans le champ du passé va-t’en semer le sel ;
Déracine en ton sol toute plante du ciel ;
Poursuis ton Dieu caché jusqu’en son tabernacle,
Et renverse sur toi son culte et son oracle,
Pour qu’en voyant l’abîme où ton espoir se perd,
L’Arabe puisse dire : " Ah ! C’est mon grand désert. "
Hâte-toi dans ta nuit jusqu’au fond de descendre.
De ton Christ au tombeau disperse au loin la cendre.
Efface à ta muraille et la vierge et les saints,
Et tes vœux immortels, et tes sacrés destins,
Afin de ressembler, en ta douleur murée,
À la tour du lépreux vers Damas égarée.
Car voici qu’au galop le pacha de Damas
Vient au-devant de toi vers le puits des combats.
Tout son peuple le suit ainsi qu’une gazelle ;
Son étrier résonne au cordon de sa selle ;

Et sa barbe se roule au cou de son cheval
Comme un flocon de neige aux longs crins du mistral.



XIV. LE CHAMELIER[modifier]

 
Le soir le chamelier, en menant sa chamelle,
Chante son chant de nuit, quand le ciel étincelle.
" Allah ! Voici la nuit. Là-bas comme un sultan
Le minaret se lève aux échos du tam-tam.
Allah ! Voici le jour ! Le désert se réveille
Et demande au lion si le pacha sommeille.
Arabes, mamelouks, allons, suivez mon chant ;
Plus vite il faut courir que la grêle en un champ.
Dans le crâne des francs vous trouverez à boire.
Pour vous désennuyer, je sais plus d’une histoire.
Laquelle voulez-vous ? -Une histoire de sang,
D’une tête coupée et d’un sabre de franc.
—Donc de Bounaberdi, le lion sans crinière,
Écoutez la merveille, et cherchez sa tanière,
Lions de Barbarie ! Il est né sur un roc,
Dans une île enchantée où passe le siroc.
Son ombre fait mourir, et sitôt qu’il se lève,
La vague d’Aboukir sanglote sur sa grève.
Oui, de Bounaberdi, du sultan sans turban,
Écoute le miracle, arabe du Liban !
Ses femmes au harem sont quarante batailles
Qui le suivent partout avec leurs funérailles ;

Et ses eunuques noirs dont le poignard reluit
Sont plus de cent combats qui veillent dans sa nuit.
Son calumet ambré n’a point d’autre fumée
Que celle de son nom et de sa renommée.
Sur son sabre luisant son coran est écrit ;
Sa cavale est ailée ainsi que son esprit.
Comme dans sa mosquée il entre en son orgueil
Sans frapper de son front le pavé ni le seuil.
Ces villes dans le sable où la cigogne habite,
Ces vieux murs de mille ans où l’épervier s’abrite,
Sont les tours du sérail qui cache son trésor.
Les géants dans la nuit, aux palais de Luxor,
Ont fait ces escaliers pour qu’il monte à sa cime,
Ceux-là pour qu’il descende au fond de son abîme.
Heurtez, foulez du pied ces restes de cités.
Si vous pouviez entrer en leurs murs enchantés,
Comme auprès d’un trésor on trouve une veilleuse,
Vous verriez de ses jours la lampe merveilleuse ;
Et de leurs siéges d’or tous ses rêves de roi
Se lèveraient soudain, et diraient : " Ouvrez-moi ! "
Assez ! Le soleil luit ; je ne sais plus d’histoire,
Et de Bounaberdi voici la tente noire.
Là, sous sa pyramide, il la heurte du front.
Le sable écrit son nom : tes pas l’effaceront,
Lion de Barbarie. Allons, cours sur ta proie ;
Va ronger de ta dent son orgueil et sa joie.

XV. L’IMAN[modifier]

 
Le chamelier se tait, mais non l’écho de Tyr,
Ni l’écho du Thabor, ni le flot d’Aboukir,
Ni la blanche mosquée auprès du sycomore ;
Car sur les minarets, du côté de l’aurore,
Dès qu’au pays de Misr vient l’heure de prier,
L’iman comme l’écho répond au chamelier :
" Allah ! Voici la nuit, adorez le prophète !
À toute heure il vous voit et luit sur votre tête.
Allah ! Voici le jour. Redites tous : Allah !
Par le puits du désert, par l’étoile endormie,
Par le champ du figuier, par l’ombre évanouie,
Maugrabin, mamelouk, turcoman et fellah !
Par les chevaux brûlants dont le souffle étincelle,
Par les chevaux d’Assur aux ongles de gazelle,
Par ceux que vers Boulac la trompette enhardit ;
Et par les cavaliers, par les djinns moins rapides,
Je vois au loin, je vois au pied des pyramides
S’assembler le troupeau d’Yblis au front maudit.
Par le puits de Tesnim, où Misr se désaltère,
Par les noms de l’épée et ceux du cimeterre,
Comme de blancs chevreaux du côté d’Embabeh,
Je vois au loin, je vois des tentes égarées,
Puis les lions d’Aram aux crinières dorées,
Et puis le blanc turban de Hassan Mourad-Bey.

Je vois son ataghan caché dans sa ceinture,
Comme un serpent du Nil, qui dans la nuit obscure
Prépare son poison ; puis je vois le giaour,
Et le franc qui talonne une mule indocile,
Puis d’Aram et de Misr le hardi crocodile,
Et les chiens de chrétiens hurlant tous alentour.
Lequel l’emportera du flot ou du rivage ?
De la mule des francs, de l’étalon sauvage ?
Ou du giaour impur, ou du bon musulman ?
Ou du lion chasseur, ou de l’agneau qui bêle ?
Du hardi crocodile, ou du chien infidèle ?
De l’homme, ou du prophète, ou d’Allah seulement ?
Ah ! Du sultan Kébir le souffle brûle et tue ;
Mais le souffle d’Allah, quand il chasse la nue,
Est cent fois plus puissant. Ah ! Du sultan Kébir
Comme un tison ailé, la colère flamboie ;
Mais le courroux d’Allah, quand il cherche sa proie,
Jette aussi des éclairs sur les palmiers de Tyr.
Ah ! Le sultan Kébir est le roi de l’épée.
Quand elle est au désert à sa tâche occupée,
Au champ du mûrier rouge il la conduit des yeux.
Mais Allah sait aussi vers la source tarie
Conduire en leurs chemins les lions de Syrie,
Et pousser le simoün en ses arides cieux.
Pour le combat des forts voici l’heure marquée !
Priez, bons musulmans, dans la grande mosquée,
Pour l’aigle du Liban et pour les fils d’Ali.
Priez dans l’oasis, pour la tente odorante,

Pour les lions du Nil à la croupe fumante,
Et surtout pour Nassouf-pacha de Tripoli.
—Comment faut-il prier pour les beaux janissaires,
Quand les belles houris ont fermé leurs paupières ?
Et pour les mamelouks sortis du franguistan ?
—Quand les houris ont clos leur paupière en la nue,
Priez par le poignard, par la lance perdue,
Par l’ataghan des beys, et par leur bleu turban !
—Comment pour les spahis aux bruyantes timbales ?
Comment pour les agas que foulent leurs cavales ?
Pour le roméliote au fusil enchanté ?
Pour ceux que le Nil pousse aux tièdes mers d’Asie ?
Et pour ceux qu’il rejette en passant vers Sédie ?
—Priez par le tranchant du sabre ensanglanté.
Maintenant, écoutez, l’oreille contre terre !
Le grand désert bondit, ainsi qu’une panthère.
Malheur au mécréant qui trop tôt l’éveilla !
Pour toujours il remplit ses vides pyramides
Des cent voix de l’épée, et d’échos homicides ;
Et l’écho du désert redit partout : Allah !
—Du haut des minarets que voyez-vous encore ?
Le cri qu’on jette au Nil retentit au Bosphore.
À cette heure que fait le grand Bounaberdi ?
—Il fait signe au combat comme on parle à l’esclave,
Et les chevaux de Tyr à sa voix qui les brave,
Effarés et tremblants, répondent : effendi !
J’ai vu vers Embabeh, sur sa rive éperdue,

Un fleuve se tarir, comme une coupe bue.
Quand j’ai cherché ses flots, j’ai trouvé son écueil ;
J’ai vu vers Embabeh d’une armée innombrable
Tout l’orgueil en un jour se tarir dans le sable.
J’ai cherché sa victoire, et j’ai trouvé son deuil.
—Comment faut-il prier vers le soir des batailles ?
—Le soir il faut pleurer ainsi qu’aux funérailles ;
Car les chevaux d’Assur ne mordront plus leur mors ;
Car les lions du Nil ont perdu leur crinière ;
Car le turban de Misr est souillé de poussière.
Femmes, chantez la plainte et l’éloge des morts.



XVI. LA PLAINTE[modifier]

 
—Nos bouches chanteront, mais nos yeux sous nos voiles
Se rempliront des pleurs qui tombent des étoiles.
Au ciel de l’Orient s’est brisé le croissant.
Dans le champ d’Embabeh que laboure l’orage,
La palme de Mogreb étend son noir ombrage,
Et la fleur du dattier se baigne dans le sang ;
Dans le sang des pachas, des beys et des vayvodes.
Ceintures d’or, poignards aux fourreaux d’émeraudes,
Comme les basilics, venimeux ataghans,
Amulettes d’Alep, béantes coulevrines,
Sabres damasquinés, lances ni javelines,
N’ont défendu Saïd de la lance des francs.

Ainsi que les palmiers que les vents amoncellent,
Sur les spahis de Tor ceux de Jaffa chancellent ;
Leurs os aux pèlerins apprendront le sentier.
Des restes d’Ismaël comme d’un chaume aride,
Le berger de Gizeh, devant sa tente vide,
Allumera son feu pendant l’hiver entier.
Ah ! Sous le poids des morts le pont d’Al-Sirah tremble ;
Trop d’âmes en un jour s’y rencontrent ensemble ;
Les enfants du poignard, dans leurs beaux châteaux forts,
Comme au pied du dattier tombent les dattes mûres,
Au pied du sultan franc sont tombés sans murmures.
Les baisers des houris n’éveillent plus les morts.
Bulbul ne viendra plus, sur le myrte d’Asie,
Avant l’aube baiser la rose épanouie ;
Car la rose d’égypte a perdu son odeur ;
Mais sous le toit usé de la vieille mosquée
Les myopes hiboux et la louve efflanquée
Ensemble habiteront, sans craindre le chasseur.
Muets, les minarets croulant dans la tempête
Dénoueront leurs turbans de marbre sur leur tête.
Le caloyer impur de Tine ou de Roumi
Y fera sa prière en sa langue menteuse ;
Comme un phare oublié dans la mer ténébreuse,
Ils garderont, eux seuls, le désert endormi.
La cigogne de Thèbe a quitté sa nichée ;
Et la terre de Misr, comme une herbe arrachée,
Est soumise au giaour. Le vil nazaréen
Des filles des émirs a soulevé le voile ;

L’Asie est partagée ainsi qu’un pan de toile :
Le coran obéit au livre du chrétien.
L’Égypte musulmane, et le Caire et Médine,
Serviront de litière à la mule latine.
Damas au mécréant a payé le miri.
De son nid de vautour Gézaïr enlevée
S’enfuira pour jamais sans prendre sa couvée,
Et Tunis et Calpé répéteront son cri.
J’en jure par le sable et la rive sanglante !
Nul ne connaîtra plus la place de sa tente.
Chaque jour apprendra des usages nouveaux.
L’œil verra des douleurs que l’œil n’a jamais vues ;
L’oreille écoutera des langues inconnues ;
Et les morts pleureront aussi dans leurs tombeaux.
Qui l’eût dit, que le frein forgé loin de l’Asie
Au désert eût dompté le coursier d’Arabie ?
Qui l’eût dit, que la torche allumée au couchant
Eût du vieil Orient consumé l’espérance ?
Que l’épée aiguisée aux rivages de France
Fût venue au Carmel essayer son tranchant ?
J’en jure par l’anneau, par le lait des chamelles.
Moslem s’habillera du lin des infidèles ;
Le croyant videra la coupe du giaour.
Jaffa verra Stamboul repasser le Bosphore,
Non plus sur sa galère, éblouissant l’aurore,
Mais veuve en son caïque, et pleurant tout le jour.
Mais alors l’Albanie, au jour de l’épouvante,

Se souviendra des flots qui roulent vers Lépante.
Malgré beys et pachas, l’épervier de Souli
Et de Missolonghi verra croître son aile ;
Et du vieux navarin le lionceau rebelle
Sous ses dents brisera les os de l’osmanli.
Car des beaux mamelouks la puissance est passée,
Et du vieil Orient la lance est émoussée.
Sa cassolette exhale une vapeur de sang.
Sur ses chameaux pelés il a roulé sa tente ;
Et, comme un pèlerin, avant l’aube naissante,
Il remporte au désert son toit en gémissant.
Car le sultan Kébir est un puissant prophète :
C’est le glaive de Dieu pendu sur notre tête.
Mais des beaux mamelouks, mais des fils d’Osman-Bey,
Ah ! Les blancs ossements, ah ! Les tentes parées,
Ah ! Les luisants poignards, ah ! Les housses dorées,
Un jour a tout détruit du côté d’Embabeh.


IX - XII Napoléon XVII - XX