Napoléon III (RDDM)/02

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Napoléon III (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 49-84).
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NAPOLÉON III

II.[1]
SON DESSEIN INTERNATIONAL


I

Le tort de ceux qui ont regretté ou condamné, suivant qu’ils étaient favorables ou contraires, la politique extérieure de Napoléon III, de ceux surtout qui l’ont déclarée énigmatique, est d’avoir en quelque sorte retiré ce souverain des idées générales au milieu desquelles son esprit s’est formé et dont il a été plus tard un reflet, et, au lieu de le rattacher au mouvement de son temps, de le considérer comme une individualité solitaire ne relevant que d’elle-même.

Tout autre est-il en réalité. Et il n’est pas plus permis de juger le neveu en faisant abstraction des évolutions de l’esprit national depuis 1815, que de prononcer sur l’oncle sans tenir compte des idées, des sentimens qui avaient fait irruption dans le monde en 1789. En se plaçant dans cette donnée, rien de plus aisé à définir que ce sphinx.

On retrouve l’unité de sa pensée sous les courans en apparence contradictoires et la fermeté de sa volonté sous les indécisions passagères. Prenez les théories démocratiques telles que Lamennais, Armand Carrel, à la fin Lamartine, nos penseurs, nos poètes populaires, les avaient formulées ; mêlez-y quelques idées du grand poète et du grand penseur de Sainte-Hélène ; relisez les discours frémissans de Thiers avant 1848, en faveur de l’union de l’Italie sous l’épée de Charles-Albert et le bâton pastoral de Pie IX ; celui de Cavaignac, le 23 mai 1849, sommant le ministère de sauvegarder l’indépendance et la liberté des peuples ; rappelez-vous surtout le fameux ordre du jour du 24 mai 1848, voté à l’unanimité, comme règle de la politique future de la France : Pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante, affranchissement de l’Italie. Combinez ces écrits, ces paroles, ces actes, tirez-en une règle de conduite, et sans vous perdre en conjectures, en dissertations ou en étonnemens, vous aurez la définition rigoureuse de toute la politique de Napoléon III. Une simple formule la résume : elle fut celle des nationalités.

En adoptant ce principe de la Révolution de 1848, il en mesure la portée et la signification. La nationalité n’est déterminée ni par l’identité des idiomes ni par la conformité des races, ni même par la configuration géographique ou la conformité d’idées née d’intérêts et de souvenirs communs, elle est uniquement constituée par la volonté des populations : c’est l’application au dehors du principe de la souveraineté nationale, fondement intérieur de l’Etat. Les Prussiens, très intéressés à pénétrer la véritable pensée de leur puissant voisin, ne s’y sont pas mépris. Dans une dépêche à Bismarck, leur ambassadeur à Paris, Göltz, relate que, pour l’Empereur, droit des nationalités signifie : le droit qu’ont les peuples de voter eux-mêmes leur nationalité[2]. Ce principe n’était plus une pure rêverie de philosophe depuis que, le prenant dans les profondeurs populaires, la révolution de Février l’avait élevé à la dignité d’un axiome d’État ; il n’avait cependant pas encore agi sur les événemens. Napoléon III lui fait opérer sa dernière évolution ; il l’incarne dans les faits et le réalise. Par lui il descend des nuages, il marche à la tête des armées, dicte les traités de paix, règle le maniement des empires. Napoléon Ier avait dit à Sainte-Hélène : « Le premier souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra. » C’est ce qu’a prétendu Napoléon III.

Il avait été préparé à ce rôle par son éducation cosmopolite, à Augsbourg, en Suisse. La reine Victoria lui trouvait l’esprit plus allemand que français. Nul doute que, si l’on eût interrogé sur lui Arese et ses amis d’Italie, ils ne l’eussent déclaré surtout Italien. Les Polonais le considéraient tellement comme un des leurs, qu’en 1831 ils lui proposèrent d’être un des chefs de leur insurrection. Ils se trompaient tous : il était Français, ardemment Français, mais à la façon d’un démocrate. Il croyait que la véritable manière d’illustrer, d’élever la France au XIXe siècle, était non de reculer ses frontières à quelques territoires de peu d’étendue, mais de la faire rayonner, protectrice et bienfaisante, sur tous les territoires où retentissait l’appel à l’indépendance et à la liberté.

Napoléon Ier avait conquis pour affranchir : il voulait affranchir sans conquérir. Chaque nation a sa destinée. La nôtre est d’être tour à tour l’apôtre, le soldat, le martyr du droit éternel : Gesta Dei per Francos. Quoi qu’il arrive, nous sommes rivés à cette auguste prédestination. « Le principe en Allemagne et en Angleterre est de ne rien faire gratis, en France de ne rien faire en vue d’un lucre[3]. » — « Si l’on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d’or et d’efforts de toutes sortes pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu’au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu’au ciel[4]. » Napoléon III, se croyant obligé à être un fidèle interprète de la France démocratique, avait l’ambition d’ajouter une pierre de plus, la dernière, à cette rayonnante pyramide de gloire et de générosité.

Il n’a cessé de le dire dans tous les temps, et en vérité il fallait être résolu à se boucher les oreilles pour ne pas l’entendre : « La France n’a aucune idée d’agrandissement ; j’aime à le proclamer hautement, le temps des conquêtes est passé sans retour, car ce n’est pas en reculant les limites de son territoire qu’une nation peut désormais être honorée et puissante, c’est en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l’empire du droit et de la justice[5] ! — Les alliés de la France ont toujours été ceux qui veulent l’amélioration de l’humanité, et, quand elle tire l’épée, ce n’est pas pour dominer, c’est pour affranchir[6]. — S’il y a des hommes qui ne comprennent pas leur époque, je ne suis pas du nombre. Dans l’état éclairé de l’opinion publique, on est plus grand par l’influence morale qu’on exerce que par des conquêtes stériles[7]. »

Le souverain qui a tenté de réaliser cette conception humaine, malgré ses mécomptes et ses revers, dont le principe des nationalités est tout à fait innocent, obtiendra tôt ou tard une place exceptionnelle dans la mémoire des hommes, car ils finiront par se convaincre que c’est pitié de voir des peuples civilisés hérisser leurs frontières de canons, se ruiner en arméniens colossaux, se préparer à d’effroyables boucheries. Pourquoi ? Pour empêcher quelques millions de leurs semblables de vivre heureux, comme il leur convient, sous la nationalité qu’ils préfèrent.

On essaie de ternir cette belle politique, en l’accusant d’arrière-pensées rapaces. On a soupçonné Napoléon III, tantôt de vouloir ravir les provinces rhénanes, tantôt de méditer l’annexion des cantons français de la Suisse, tantôt de convoiter la Belgique, tantôt de vouloir le Maroc, Gênes, la Ligurie, la Sardaigne, la Tunisie, le Tonkin. Ces soupçons étaient imaginaires. S’il avait convoité le Rhin, pourquoi le nierions-nous ? Il ne l’aurait pas pris pour le faire couler dans son parc de Saint-Cloud, c’est la France qui s’en serait accrue. Mais il n’y pensa jamais. Il savait qu’un désir de nous, très vif jusqu’en 1830, s’était éteint et que, quoi qu’on fit, aucune majorité ne se prononcerait pour la séparation d’avec la patrie allemande. « Non, répondit-il à Morny qui lui faisait luire cette tentation, non ; s’ils ne me jetaient pas dans le fleuve, ce serait ma Vénétie. » Il eût volontiers répété avec Proudhon : « Le Rhin est allemand comme la Seine est parisienne. Une invasion sur le Rhin serait aujourd’hui d’un orgueil insupportable et d’un vrai brigandage[8]. » — Enlever une palme de terrain à la Suisse, cet asile de son exil, lui eût paru un sacrilège. — A l’égard de la Belgique, il eût été plus accessible à l’ambition. Il la considérait comme une création artificielle dirigée contre notre grandeur, et qui n’avait droit à aucune inviolabilité[9]. Cependant, sauf en un moment de maladie et d’affolement en 1868, où il laissa faire bien plus qu’il ne fit, il ne sortit pas de la velléité vague. Il se rendait compte de la consistance que la sagesse du peuple belge et de son roi avait donnée au nouvel établissement, et de la répugnance des populations à perdre l’individualité qu’elles avaient constituée. — Il ne songea à aucun moment au Maroc, à Gênes ou à la Ligurie. — Le Bey de Tunis lui demanda d’établir chez lui un protectorat ; il s’y refusa. Malgré de nombreuses insistances, il ne voulut pas de la Cochinchine aller au Tonkin.

Napoléon III n’a réellement cherché à obtenir, d’une volonté ferme, que ce qu’avait désiré le pacifique Lamartine avant lui : les versans français des Alpes, Nice et la Savoie. Cette garantie indiquée par la nature elle-même contre une extension de la puissance du Piémont en Italie n’était pas à ses yeux une conquête, pas plus que ne le sera pour aucun de nous la reprise de l’Alsace et de la Lorraine : c’était une restitution à l’unité nationale de membres qui lui avaient été arrachés, qui n’avaient cessé de souffrir de la séparation et de protester contre elle. Tous les Italiens sérieux et de bonne foi ont reconnu que ces provinces n’étaient italiennes ni par leur situation, ni par leurs tendances, et qu’elles n’étaient pas indispensables à la défense de l’Italie[10].

L’Empereur, sous la pression de l’opinion publique et quoique cela lui fût personnellement indifférent[11], eût peut-être souhaité, sans toucher aux provinces rhénanes, une rectification de frontières vers le Palatinat. Mais comme toute combinaison de ce genre dépendait du libre assentiment des populations et qu’il savait cet assentiment impossible, il n’a jamais rien sacrifié à cette convoitise mesquine, que le prince Napoléon caressa à son insu.


II

Ses projets, bien modestes ou plutôt nuls en ce qui nous concerne, étaient, au contraire, très amples au profit des autres. Là ses rêves étaient illimités : il songeait au partage de l’Afrique et de l’Asie. En Europe, il voulait au midi l’union ibérique ; au nord, l’union Scandinave ; à l’est, l’union des principautés danubiennes. L’union ibérique eût arraché le Portugal à l’Angleterre ; l’union des principautés, le Danube à la Russie ; l’union Scandinave, la mer du Nord à l’Allemagne. Aucune ne nous intéressait directement ; par quelle raison l’Empereur s’y était-il acharné ? Ici nous touchons à la passion qui en lui a dominé toutes les autres.

Il s’efforçait de déranger le plus de choses possible dans le monde, de modifier un peu ou beaucoup, sous les latitudes les plus éloignées, l’assiette actuelle des Etats, afin d’amener les souverains à un Congrès, dans lequel eussent été examinés ou plutôt confirmés les changemens opérés et imminens, et qui eût établi une charte territoriale nouvelle de l’Europe. La réunion d’un Congrès solennel, en quelque sorte œcuménique, de ce congrès ajourné par Bastide à un avenir indéfini, effaçant par l’importance et surtout par la nouveauté de ses décisions le Congrès de Vienne, tel a été le but auquel a tendu sans cesse l’Empereur ; c’était le sens de cette révision des traités de 1815, dont il entretenait le prince Albert : c’est l’explication de ses remue-mens perpétuels, de ses projets sans cesse renaissans, de son impossibilité de se tenir tranquille. Véritable représentant des idées de son temps, patriote humanitaire à la moderne, poursuivant la délivrance des nationalités et non des extensions territoriales, il eût voulu conquérir le droit de dire : « Les traités faits contre Napoléon Ier ont été déchirés par Napoléon III. Et la France, les mains nettes, se contentant d’avoir aboli cette charte de son humiliation, n’a demandé pour sa peine que l’affranchissement des peuples opprimés. C’est ainsi qu’elle a vengé Waterloo et Sainte-Hélène ! »

La sincérité de ses intentions est confirmée par le choix de ses alliances. Il s’attacha à celles, déjà ébauchées pendant la présidence, avec l’Angleterre et la Prusse.

Pendant tout son règne, l’alliance avec l’Angleterre lui fut comme une espèce de dogme politique. Il la croyait indispensable au progrès de la civilisation, et il avait le sentiment superstitieux que la durée de sa dynastie en dépendait. L’Angleterre avait triomphé du génie de son oncle ; la Restauration avait été emportée au moment où elle s’en séparait ; la chute de Louis-Philippe avait suivi la rupture de l’entente cordiale : il se croyait menacé d’une pareille catastrophe, s’il s’exposait à une pareille hostilité. Malgré les froissemens, les mauvais procédés, les lassitudes, il ne put jamais se résoudre à une rupture définitive. Drouyn de Lhuys lui ayant dit que la France avait vu avec plaisir la chute de Louis-Philippe, à cause de son alliance avec l’Angleterre, il lui répondit : « Louis-Philippe n’est pas tombé à cause de son alliance avec l’Angleterre, mais parce qu’il n’était pas sincère avec elle. »

Il ne fut pas moins constant envers la Prusse. Bignon, celui auquel Napoléon Ier avait confié par son testament la mission décrire son histoire diplomatique, a dit : « On se demandera un jour pourquoi, dans les six dernières années de son règne, Napoléon s’est montré sans pitié pour la Prusse : c’est que la Prusse aura été la puissance qui lui aura fait le plus de mal, en le forçant à la combattre, à la détruire, elle qu’il eût voulu étendre, fortifier, agrandir pour assurer par son concours l’immobilité de la Russie et de l’Autriche. » Le roi Louis avait repris cette pensée sous une forme affirmative : « La Prusse est l’alliée et l’amie inséparable de la France[12]. » Son fils, dans ses Idées napoléoniennes, l’adopta[13]. Devenu Empereur, il compta sur le secours de la Prusse pour opérer le grand remaniement européen qui était sa pensée constante. L’éventualité d’une lutte avec elle n’entra jamais dans ses prévisions, comme y fut, dès son avènement, celle d’une guerre avec l’Autriche. Il s’abandonnait d’autant plus à ses dispositions bienveillantes qu’elles n’étaient pas de nature à lui créer des embarras avec l’Angleterre. Il ne craignait pas d’avoir à opter un jour entre l’une et l’autre amitié, puisque, dans l’intention de brider nos prétendus projets de revanche — leur crainte bien plus que notre préoccupation — les hommes d’Etat anglais avaient admis comme une règle de leur politique nationale de travailler de leur mieux à la grandeur de la Prusse et à l’établissement de sa prépondérance au-delà du Rhin.

Le choix de ces alliances n’impliquait-il point la renonciation à toute idée de conquête n’importe où, surtout en Belgique et sur le Rhin ? Dès le temps d’Elisabeth[14], et à plus forte raison depuis 1815 et 1830, l’Angleterre ne nous avait pas laissé ignorer qu’elle ne consentirait pas à la mainmise de notre part sur tout ou partie des Pays-Bas. C’est le rôle de sentinelle de l’Allemagne sur le Rhin, Gervinus l’a noté, qui avait, commencé la popularité allemande de la Prusse ; comment pourrions-nous espérer qu’elle y renonçât ? L’alliance de l’ambition, partout, et particulièrement en Belgique et sur le Rhin, était celle de la Russie. L’Empereur la tenta un instant, après le Congrès de Paris, mais sans rompre celle avec l’Angleterre, et non pour s’agrandir, mais pour favoriser ses projets d’affranchissement sur le Danube et sur le Mincio. Bien que la Russie se soit montrée de la plus utile, de la plus loyale assistance, et nous ait préservés deux fois par ses avis de la coalition imminente, il ne sut pas résister au cri d’imploration insensé venu de la Pologne, et, au grand détriment de notre sécurité nationale et du véritable intérêt de la Pologne elle-même, il rompit l’union qui lui avait permis d’opérer, malgré le mauvais vouloir de l’Angleterre, une partie de son œuvre d’émancipation à Bucharest et à Milan.

Dans la conduite de cette politique des nationalités et dans les rapports d’alliance qu’elle exigea, Napoléon III, d’une irréprochable loyauté, « fut le plus fidèle des alliés et aucune iniluence ni aucun intérêt n’ont jamais fait fléchir sa délicate probité[15] ».

Les diplomates étrangers l’ont reconnu. « On pouvait compter sur sa parole, quand il s’agissait de traités internationaux », disait Beust[16]. Le prince Albert parle de sa franchise habituelle, et la reine dit qu’il est naturellement franc[17]. On a prêté à Cowley ce mot : « Il parle peu, mais il ment toujours. » Or, Cobden nous a transmis l’opinion réelle de Cowley : dans une longue conversation, celui-ci « loua la franchise de l’Empereur, qui avait montré une stricte adhésion à sa parole dans tous ses rapports avec lui ». — « Lord Cowley, écrit Cobden ailleurs, sourit à l’idée généralement répandue qu’il (l’Empereur) est toujours animé par un dessein machiavélique, quand, au contraire, il commet une indiscrétion par simplicité et manque de sagacité diplomatique[18]. »

Pas plus que n’importe quel politique, il n’a pu se garder de certaines dissimulations sans lesquelles les affaires ne sauraient être conduites : il lui est arrivé de ne pas avouer qu’il avait signé un traité secret, même de le nier, de couvrir par des paroles de paix des préméditations de guerre, mais il n’a jamais manqué à un engagement formel. Loin d’être toujours impénétrable, il ne s’est souvent que trop expliqué. L’homme d’État dit ce qu’il fait, mais il n’annonce pas ce qu’il fera, car il ne sait pas s’il pourra le faire. D’un silence mystérieux, l’Empereur passait à un excès de confidence et s’engageait imprudemment par des programmes, sans penser que nul ne dispose du lendemain. Il était d’aussi bonne foi quand il s’avançait que quand il reculait. Nous le verrons dans une circonstance des plus décisives, en 1866, sacrifier son intérêt et celui de son pays à une délicatesse de loyauté.


III

Par quelle raison cette politique de l’Empereur a-t-elle été, malgré son désintéressement, suspecte de cupidité et, malgré sa loyauté, accusée de fourberie ?

L’incrédulité à l’égard des intentions désintéressées de Napoléon III a été une des conséquences fatales de la restauration impériale.

« Les traditions du premier Empire et sa gloire ayant été entre les mains de Louis-Napoléon un des moyens les plus efficaces de saisir le pouvoir et de restaurer la dynastie, ce doit être autant son ambition, qu’une nécessité de son existence, de suivre plus ou moins exactement ces traditions et de faire revivre cette gloire. » Cette réflexion d’un ministre piémontais, Da Bormida[19], résume l’opinion générale des cabinets européens. Malgré ses protestations réitérées, quoique la moindre réflexion eût rendu évident qu’il était un homme de paix et non un homme de guerre, en Allemagne et plus encore en Angleterre, on resta convaincu que le rétablissement de l’Empire impliquait le recommencement fatal de la politique du premier Empereur, de son esprit d’ambition, de conquête, de prépotence ; que la reprise de la Belgique et du Rhin serait l’objectif le plus prochain de « l’oiseau de proie récemment couronné », et la revanche de Waterloo, la pensée constante de son règne.

Comment, au surplus, les étrangers ne se seraient-ils pas alarmés ? Les Français ennemis de l’Empire ne cessaient de les exciter à la terreur. Victor Hugo, à Bruxelles, mettait si peu en doute l’invasion de nos troupes, qu’il engageait patriotiquement les Belges à les égorger. « Oui, s’il arrive à vos frontières, cet homme, déclarant la Belgique pachalik, oh ! levez-vous, Belges, levez-vous tous ! recevez Louis Bonaparte comme vos aïeux les Nerviens ont reçu Caligula ! courez aux fourches, aux faulx, aux socs de vos charrues ; prenez vos couteaux, vos fusils, vos carabines ; sonnez le tocsin, battez le rappel, faites la guerre des plaines, la guerre des murailles, la guerre des buissons ; luttez pied à pied, défendez-vous, frappez, mourez[20] ! » Guizot écrivait à Aberdeen : « Il ne renoncera pas plus à la limite du Rhin qu’il n’a renoncé au coup d’Etat. Il se taira, il attendra ; mais il persistera[21]. » Thiers tenait le même langage. Emile de Girardin, exposant à Cobden, non la politique réelle de l’Empereur, — quelle qualité avait-il pour le faire ? — mais celle qu’à son avis il aurait dû suivre, lui disait : « La France devrait étendre sa frontière jusqu’au Rhin, prendre la Belgique ; après cela, l’Empereur pourrait accorder la liberté politique à ses sujets. » Certains serviteurs du Prince, qui vivaient à » côté de lui, sans se douter de ce qu’il pensait, contribuaient aussi par leurs vanteries à tromper l’opinion publique de l’Europe.


IV

La première explosion de l’alarme générale eut lieu en Angleterre. Derby, le chef du ministère tory qui avait succédé à Russell renversé par Palmerston, en perdit le bon sens. La crainte d’une invasion devint son cauchemar. A la veille de la proclamation de l’Empire, il écrivait à son ministre des Affaires étrangères, Malmesbury : « La guerre avec l’Angleterre est non seulement souhaitée par le Président, mais rendue inévitable par sa position ; une fois l’Empire établi et les feux d’artifice éteints, un débarquement en Angleterre lui sera imposé par les aspirations des Français et l’ardeur de l’armée. « Comment en douterait-il ? Lord Hertford le lui a dit et il tient ses renseignemens de Louis-Napoléon lui-même !

Louis-Napoléon lui-même prenant la peine d’avertir lord Hertford de son noir complot d’invasion, dans la crainte apparemment que les Anglais ne fussent pas suffisamment prêts à le recevoir, c’était prêter à un taciturne, qui venait de faire ses preuves de bon sens, une de ces intempérantes niaiseries auxquelles il n’est pas même honorable de croire. Malmesbury, ami personnel du Président, essaya de dissiper ces appréhensions. Il répondait : « Il n’a aucune antipathie naturelle pour les Anglais ; depuis que je le connais, il a toujours aimé leur société et adopté leurs usages. Il y a vingt ans, à une époque où il ne pouvait jouer la comédie pour moi, qui avais encore moins de chances de devenir secrétaire d’Etat que lui de devenir Empereur, il me disait toujours que la grande faute de son oncle avait été son inimitié pour l’Angleterre ; je ne l’ai jamais surpris à songer à une revanche de Sainte-Hélène. »

Mais la crédulité du parti pris n’a point de limites. Derby persista d’autant plus dans son sentiment que Nicolas l’y excitait fort par la crainte des dangers de la Belgique. Il lui offrait, en même temps qu’aux cabinets de Vienne et de Berlin, de renouveler l’alliance de Chaumont. Il se déclarait prêt, au moindre signal de guerre contre la Belgique, à faire marcher soixante mille hommes, et, si cela devenait nécessaire, toutes ses troupes.

Derby consentit en vue de cette éventualité à la signature d’un protocole qui devait être porté à la connaissance du futur Empereur dès qu’il aurait été reconnu par tous les gouvernemens. Mais il avait refusé de considérer l’échange du titre de Président contre celui d’Empereur, comme une cause de guerre, ni même de rupture des rapports diplomatiques. L’Empire proclamé, quoique nos arsenaux n’eussent jamais été plus inactifs, quoique le moindre petit bateau n’eût pas été remué, ni aucun homme appelé, le grave Derby et la grave Angleterre ne doutèrent pas un instant de l’invasion prochaine. La venue à Douvres d’un navire français, poussé par la tempête, soulève des clameurs d’épouvante : « C’est une reconnaissance ! » On mobilise la milice ; des inspecteurs de cavalerie et d’artillerie parcourent les côtes méridionales ; les compagnies de chemins de fer attendent les ordres du conseil de l’amirauté et du comité de l’artillerie pour transporter de la Tour de Londres à Douvres et à Portsmouth le commissariat et les munitions de guerre. Cobden, révolté de tant d’aberrations, répète inutilement dans la presse et dans les réunions publiques ce que Malmesbury avait dit dans le conseil. Pour toute réponse, on représentait dans des caricatures notre courageux défenseur avec de longues oreilles d’âne.

Cependant, Cobden, malgré ses oreilles d’âne, finit par l’emporter. On se lassa d’attendre sur le rivage, armé de pied en cap, des forbans qui ne se montraient pas. Derby lui-même, rassuré par les rapports de son ambassadeur à Paris, Cowley, reconnut l’Empire dans la forme habituelle, sans notifier le protocole menaçant préparé avec Nicolas. La Cité de Londres, c’est-à-dire le commerce et l’industrie, envoya par une députation une adresse de confiance à l’Empereur. Et la grotesque panique cessa.

Après quoi, l’apaisement se fit en Europe. Mais le sentiment d’où la panique anglaise était née continua à couver sourdement. Dès que l’Empereur fit une entreprise, il se ralluma et, en Angleterre comme en Allemagne, on demeura convaincu, quelle que fût la cause qui lui mît les armes à la main, que son véritable dessein était sur la Belgique et sur le Rhin. Presque toujours, sous la menace d’une coalition, il fut contraint de tergiverser avant et de s’arrêter à mi-route après. On en vint même à lui attribuer tout ce qui se passait dans le monde. Lorsque Bismarck revint de Paris après avoir vu l’Empereur pour la première fois (1855), le roi lui demanda ce qu’il en pensait. « L’Empereur, répondit-il, a ce malheur que toute calamité qui arrive quelque part, en Tartarie ou en France, est portée à son compte ; qu’il se passe n’importe quoi, on y met son nom ; et si le temps est mauvais en Chine, c’est l’empereur Napoléon qui en est cause. »


V

L’incohérence apparente qui a permis d’accuser la politique de l’Empereur de duplicité, malgré son habituelle bonne foi, tient au conflit sourd qui exista presque constamment entre ses diplomates et lui.

Ceux qui se sont beaucoup servis de la diplomatie en ont parlé sans enthousiasme. « La diplomatie, a dit Guizot, abonde en démarches, en propos sans valeur qu’il ne faut ni ignorer, ni croire. » Bismarck est plus sévère : « Personne, pas même le plus malveillant des démocrates, ne se fait une idée de ce qu’il y a de nullité et de charlatanisme dans cette diplomatie. » Tocqueville se plaint de son style flasque. Dans les nombreuses dépêches diplomatiques françaises ou étrangères de tous les temps que j’ai lues, j’ai été surtout frappé, dès que l’ambassadeur n’est pas un d’Ossat, un Gremonville, un Chateaubriand, de l’incertitude fréquente de l’information. Les diplomates ont beau professer que dans les affaires ce qu’on dit n’est pas ce qu’on pense, le désaccord entre la parole et la pensée est tellement contraire à la pente native de l’esprit humain, que ceux-là mêmes qui en font métier, finissent par se laisser prendre comme de simples naïfs aux fourberies conventionnelles au milieu desquelles ils se jouent. Croyant être malins, ils sont bien souvent dupes.

Plus encore, j’ai été choqué de l’inaptitude à laquelle ils sont presque tous arrivés à formuler un jugement net, précis. Presque tous sont ce que Napoléon appelait dédaigneusement des ambassadeurs à conversations, dont l’application principale est de répéter en détail leurs entretiens avec les ministres et les souverains, en évitant de se compromettre par une opinion tranchée[22]. Ils battent l’eau, louvoient, se cachent dans un flot de phrases vides, ou bien ils font mieux : dans une partie de leur dépêche, ils expriment une opinion ; dans une autre, l’opinion opposée. « Nous croyons que le gouvernement pense et veut telle chose », disent-ils à la première page. Vous tournez et vous lisez : « A moins qu’il ne pense et ne veuille le contraire. » Là-dessus, ministre ayant à prendre un parti, débrouillez-vous !

Enfin, absorbés par l’affaire spéciale dont ils sont chargés, ils ne se rendent pas compte de sa véritable place dans l’ensemble même de la politique ; ils en exagèrent l’importance, au risque, par cette exagération, de gêner ou de compromettre l’action bien plus capitale ailleurs de leur gouvernement. Ils se laissent aller à convertir les discussions d’affaires en luttes personnelles ; ils sont trop sensibles à de petits froissemens : on ne les a pas salués assez bas ; on leur a fait attendre un cordon grand ou petit, très désiré ; on a manqué d’égards envers leur femme. Ils s’occupent alors moins de leur négociation que de leur rancune, ou plutôt ils placent le succès de leur négociation dans la satisfaction de leur rancune.

Les diplomates du second Empire justifient moins que bien d’autres ces critiques générales. Parmi eux, certainement, il y a eu des faiseurs en quête de bruit, des étourdis passant au milieu des événemens et des conversations sans rien voir et rien entendre, des sots impatiens d’importance, des présomptueux croyant avoir tout prédit et essayant de le démontrer dans d’insipides écrits, des égoïstes sans autre souci que de devenir persona grata au gouvernement près duquel ils sont accrédités, ignorant que le triomphe du diplomate vraiment patriote est plutôt de devenir désagréable à ceux dont il surveille, dénonce ou déjoue les trames. La majorité du corps diplomatique se composait d’hommes distingués, d’une incontestable valeur morale, instruits, de manières parfaites, sachant observer, voir, écouter, deviner et raconter.

Chacun des hommes d’Etat influens avait son système sur les meilleures alliances. Persigny ne concevait que l’alliance anglaise et croyait avoir découvert en Angleterre une classe moyenne industrielle, commerçante, ne partageant pas les préjugés gallophobes de l’aristocratie, grâce à laquelle une amitié étroite pourrait s’établir entre les deux pays autrefois divisés. L’alliance anglaise devait être la base constante de notre politique extérieure ; c’était la politique « grande, féconde, glorieuse, qui nous vengerait de nos défaites passées plus que le gain d’une contre-bataille de Waterloo ».

Drouyn de Lhuys, sans être contraire à l’alliance anglaise, attachait plus de prix à l’établissement de liens étroits avec une grande puissance continentale telle que l’Autriche. Cette alliance lui paraissait le moyen de contenir à la fois les entreprises d’agrandissement de la Russie en Orient et de la Prusse en Allemagne, les deux menaces, selon lui, à notre influence ; il y voyait, en outre, une garantie contre les projets audacieux qu’il pressentait en formation dans l’esprit de l’Empereur : elle serait à la fois un levier et un frein[23].

L’idée fondamentale de Morny était un rapprochement entre la France et la Russie : il croyait à l’existence d’une sympathie naturelle entre les deux nations. Peu prussien, de sa nature, il jugeait plus facile et plus utile d’être en bons rapports avec la Russie qu’avec l’Allemagne « qui nous déteste du fond du cœur. » On serait peut-être amené à donner au peuple français la satisfaction d’un accroissement de territoire ; la Russie était la seule puissance qui s’en accommoderait.

Persigny, Drouyn de Lhuys et Morny ne s’accordaient que dans leur peu de goût pour le principe des nationalités. Aucun d’eux ne l’admettait et même n’en comprenait la signification. Pour le plus libre d’esprit, Morny, les partisans des nationalités n’étaient que des révolutionnaires. « Or, les révolutionnaires ne sont jamais des amis bien sûrs, ils se servent des sympathies qu’ils excitent pour arriver à leurs fins, mais ils n’ont ni reconnaissance, ni modération. »

Très peu de nos diplomates, pour ne pas dire aucun, partageaient la préférence de Morny pour l’alliance russe ; beaucoup pensaient comme Persigny ; la plupart étaient plutôt dans le sentiment de Drouyn de Lhuys ; mais ils se prononçaient presque tous contre les aspirations du souverain dont ils étaient chargés d’être les représentans ou les auxiliaires. Endormis au milieu des transformations du monde, ils en étaient restés aux maximes de La Besnardière, endossées par Talleyrand en 1814 ; ils n’avaient pas entendu les tressaillemens souterrains que Chateaubriand avait si prophétiquement annoncés de Rome et de Berlin. La France, selon eux, devait renoncer à être conquérante ou libératrice et ne plus aspirer qu’à la grandeur qui résulte de la petitesse d’autrui. C’est à maintenir ses voisins faibles et divisés que son habileté et ses armes avaient à s’employer. Les arrangemens territoriaux de 1815 étaient l’arche sainte : honni soit qui y porterait la main par un remaniement quelconque.

Ils plaçaient notre principal intérêt, surtout en Allemagne, dans la protection des petits Etats. Chercher sa force dans une alliance avec les faibles est une étrange conception. Au moins fallait-il que ces faibles nous fussent attachés et prêts à nous accorder leurs contingens lors des combats décisifs ! Or, chaque fois qu’il y a eu en Allemagne une explosion de haine contre nous, c’est des petits États qu’en est parti le signal. Ce sont eux qui depuis 1815 n’ont cessé de demander qu’on nous prît l’Alsace. « Donnez-nous Strasbourg, disait le roi Guillaume de Wurtenberg à Bismarck, et nous serons unis pour toutes les éventualités. — Le nœud de la question est à Strasbourg, car cette ville, tant qu’elle n’est pas allemande, forme toujours l’obstacle qui empêche l’Allemagne du Sud d’adhérer sans réserve à l’unité allemande[24] »… Et c’est à ces reptiles venimeux, toujours prêts à nous mordre aux talons, que notre action diplomatique ou militaire aurait dû se dévouer !

Les diplomates du second Empire ont souvent été bien injustes envers leur souverain. Ainsi, de Constantinople, après la guerre de Crimée, Thouvenel, ne comprenant pas une des plus habiles et des plus heureuses manœuvres diplomatiques de son souverain, écrivait à son ami Gramont, ministre à Turin : « Je suis profondément navré de la façon dont nos affaires extérieures sont conduites et un chapitre sévère suivra, dans notre histoire, le récit de la dernière guerre. La direction imprimée depuis deux ans à notre politique extérieure, si tant est qu’on puisse appeler ainsi l’absence de toute idée mûrie, de tout esprit de suite, de toute fermeté opportune, menace de devenir la calamité du règne[25] ! » Ceci du moins restait confidentiel et ne se traduisait pas extérieurement dans le langage des deux hommes d’honneur qui échangeaient leurs craintes intimes.

D’autres étaient moins circonspects. Pendant la guerre de Crimée, notre ministre à Francfort voyait tout en noir, annonçait une triste fin, exprimait la crainte que l’Empereur fût entraîné trop loin par une partie de l’opinion française, si l’Europe se montrait trop condescendante à ses vues.

Pendant leur ambassade à Londres, Malakoff et Persigny n’ont cessé de désavouer, de décrier, et quelquefois de caricaturer la politique impériale. On annonce la nomination d’un ministre inconnu des hommes d’Etat anglais au ministère de l’Intérieur. Qu’est-ce que ce personnage ? demande-t-on à Malakoff. « Je n’aime pas les gens qui ont le front fuyant et la tête pointue derrière : tout cela tient plus du lièvre et de l’écureuil que de l’homme ; eh bien ! c’est un peu le nouveau ministre », répondit-il. Il fait chorus aux malédictions des ministres anglais contre la guerre d’Italie et ne se contraint pas de la traiter comme une aventure. Persigny se déclarait tout haut très malheureux de ce qu’il appelait les fautes de son maître. Au lieu d’expliquer ses actes, il les raillait ; au lieu de les défendre, il les déconsidérait. A Clarendon, le ministre des Affaires étrangères, il dit : « A propos, j’ai reçu une dépêche de Walewski ; voulez-vous que je la lise ? — Certainement. — Ah ! je l’ai laissée à la maison, mais n’importe, cela n’en vaut pas la peine ! » Quelle longue liste il faudrait dresser si l’on devait citer tous ceux qui se posèrent en censeurs souvent amers de leurs instructions.

Ces propos revenaient à l’Empereur et le choquaient. Il n’était pas moins mécontent, lui, si secret, de la violation constante du secret diplomatique. Et en effet, si ce n’est en Turquie, dans aucun pays, le secret diplomatique n’était aussi mal gardé qu’au ministère des Affaires étrangères de ce temps-là. Comme presque tous les fonctionnaires étaient tout au plus des amis tièdes, ayant des liaisons ailleurs, dès que les affaires arrivaient entre leurs mains, ils allaient — bien entendu sans aucune pensée de trahison — les raconter en confidence, qui à Thiers, qui à Guizot, qui à tout autre, et de confidence en confidence la nouvelle courait les chancelleries. Aussi, lors des négociations épineuses du Luxembourg, le ministre Moustier, très au courant des habitudes consacrées, chiffrait-il et déchiffrait-il lui-même ses télégrammes. Il n’avait pas même mis son directeur politique dans la confidence : « Il faudrait qu’à Paris, au lieu de nous accuser d’indiscrétion, on gardât les secrets un peu mieux qu’on ne le fait », écrivait Cavour[26].

L’indiscipline, le bavardage étaient-ils trop intolérables, l’Empereur donnait un avertissement, parfois se fâchait et notifiait par un petit billet courtois un renvoi. Cela ne servait de rien et, comme il n’avait pas de personnel de rechange, il s’était résigné et avait constitué une diplomatie personnelle et occulte qui agissait sans se soucier de la diplomatie officielle. Son ami Arese, Pepoli, Vimercati, Conneau, le général Turr ont été, bien plus que Walewski, Thouvenel ou Drouyn de Lhuys, ses intermédiaires auprès du roi et des hommes d’Etat italiens. Le Prince Napoléon, peu mêlé à la politique intérieure, se retrouve actif, influent à presque tous les momens décisifs de la politique extérieure : il en vint à avoir un chiffre particulier avec le roi d’Italie.

En Angleterre et en Prusse, aucune dépêche diplomatique importante n’arrive, ou le plus souvent ne part, sans que le souverain n’en prenne connaissance. Lors des négociations des mariages espagnols, Palmerston fit attendre trois semaines à Guizot la réponse à une dépêche urgente, à cause de la nécessité où il avait été d’envoyer ses minutes à la Reine, alors en mer, sur la côte occidentale d’Angleterre. L’Empereur ne lisait guère, si ce n’est exceptionnellement, que des extraits des dépêches reçues ; il demandait rarement à connaître celles expédiées.

Enfin, il prit l’habitude, dans les occasions solennelles, de traiter directement avec les ambassadeurs, en dehors de ses ministres auxquels il ne pouvait se fier. Aucune pratique n’est plus contraire aux saines maximes d’Etat. Les princes ne doivent traiter que par des intermédiaires ; et en effet, l’on peut prouver que les princes, même excellens, réussiront moins bien par eux-mêmes que par l’organe de ministres, même médiocres[27]. « C’est toujours une marque de faiblesse aux princes, dit Wiquefort, de donner leur confidence à des ambassadeurs étrangers. Jean d’Albion, ambassadeur de Ferdinand et d’Isabelle, à la cour de France, était fort bien avec le roi Charles VIII ; de sorte qu’il avait ses audiences secrètes toutes les fois qu’il voulait, et il quittait sa gravité d’ambassadeur pour se faire donner audience aux heures indues. Ferdinand s’en trouvait fort bien et le renvoyait souvent en France, parce qu’en ce temps on ne savait pas encore ce que c’étaient que des ambassadeurs ordinaires ; mais cette familiarité de l’ambassadeur et les artifices de frère Jean de Mauléon coûtèrent le Roussillon à la France[28]. »

Les souverains rompus au métier caressent les ambassadeurs, leur prodiguent les honnêtetés publiques, les politesses les plus attentives parce qu’ils représentent la personne du souverain, et qu’un manquement à leur égard serait une des causes les plus inévitables de guerre ; ils ne leur accordent pas, sans précaution, les accès particuliers ; ils se réservent, avant de les admettre à leur audience, de savoir de quel sujet ils veulent les entretenir, de délibérer et d’examiner, afin de ne pas être pris à l’improviste et de ne pas dire trop ou trop peu. « Louis XIV n’a jamais traité avec pas un ; il savait d’avance quelle serait la matière de l’audience demandée, répondait courtement et sans jamais enfoncer, ni s’engager encore moins ; si le ministre insistait, ce qu’il n’osait guère, il lui disait honnêtement qu’il ne pouvait s’expliquer davantage en lui montrant Torcy, qui était toujours présent, comme celui qui savait ses intentions et avec qui le ministre pouvait traiter[29]. »

Napoléon Ier, qui connaissait d’instinct tous les ressorts de l’art de gouverner, écrivait à Murat, roi de Naples (30 septembre 1809) : « Vous faites bien d’établir l’usage qu’aucun membre du corps diplomatique ne peut voir ni vous, ni la reine. Les membres du corps diplomatique sont des espions que rien ne peut contenter, qui écrivent d’autant plus de sottises qu’on les traite mieux. Ayez une grande audience diplomatique tous les mois et ne les voyez que là. Moins le corps diplomatique vous approchera, et mieux cela vaudra. »

Presque tous les souverains actuels n’admettent les ambassadeurs à leur audience que sur une demande motivée. La reine Victoria ne les reçoit qu’à des concerts, à des bals, à des levers et les invite à dîner une fois par an. Ils n’ont d’accès facile qu’auprès de ses ministres. La cour de Prusse leur est fermée, à moins qu’ils ne soient des ambassadeurs de famille. Bismarck, devenu chancelier tout-puissant, ne les recevait que difficilement et avait préposé un secrétaire d’Etat à cet office.

C’est qu’en effet les ambassadeurs ne sont après tout que des surveillans ou des tentateurs décorés d’un titre pompeux, « espions, dit, avant Napoléon, le seigneur de Comynes, sûrs et honorables. Aussi, ajoute-t-il, il y a plus d’avantages à les envoyer qu’à les recevoir ; et les ambassades les moins fréquentes et les plus courtes sont toujours les meilleures pour celui qui les reçoit. » Pendant bien longtemps les chefs d’Etat n’admirent que des ambassadeurs extraordinaires chargés de traiter une affaire spéciale et qui se retiraient après l’avoir conclue ; ils refusaient d’accueillir des ambassadeurs résidens, chargés de guetter leurs pensées, de surveiller leurs actes. Même aujourd’hui, ils se réservent de refuser, sans explication, qui ne leur est pas agréable[30].

Avant Napoléon III, Louis-Philippe, au début de son règne, avait déjà établi une diplomatie occulte. Sous le ministère Laffitte, certaines décisions prises par lui seul avec le concours de Sébastiani, son ministre des Affaires étrangères, ou de Talleyrand, furent volontairement cachées au président du Conseil dont on redoutait tout au moins la faiblesse ou l’indiscrétion. Les chancelleries étrangères au courant de ce dualisme envoyaient en certains cas à leurs ambassadeurs double dépêche, l’une ostensible, l’autre destinée au Roi et au général Sébastiani[31]. Sous les ministères suivans, le Roi continua à entretenir des relations familières avec la plupart des ambassadeurs. Il affectait avec eux de se poser en maître et en dominateur de sa politique : « Plutôt que de permettre tel acte à mon ministère, dit-il plus d’une fois, je le briserai comme verre. » Les ambassadeurs se prêtaient avec complaisance à ces épanchemens et les transmettaient à leurs gouvernemens qui pour les encourager ne tarissaient pas en éloges sur la sagesse du Roi, qu’ils opposaient au mauvais esprit de ses ministres[32].

Je ne suis pas sûr que Casimir Perier, Victor de Broglie et Guizot eux-mêmes, aient complètement réussi à guérir le Roi de ces façons peu constitutionnelles. Les ministres de Napoléon III ne l’essayèrent même pas. Ils se montrèrent plus endurans que le Grand-Vizir qui, pendant la mission du prince Menchikoff, d’où sortit la guerre de Crimée, renvoya les sceaux au Sultan parce qu’il avait accordé une audience à son insu à l’envoyé russe.

L’Empereur n’ouvrait pas seulement ses audiences privées aux ambassadeurs, il leur créait des facilités de le pénétrer, de l’influencer, de l’engager et de profiter de ses premiers mouvemens irréfléchis, en les admettant parmi les familiers de sa cour. Ils étaient de toutes les fêtes, invités à Biarritz, Fontainebleau, Compiègne ; pour les chasses ils avaient le bouton. Ils célébraient le génie de l’Empereur, affichaient l’admiration la plus enflammée pour la beauté de l’Impératrice ; et ils s’insinuaient.

Ce que l’Empereur décidait ainsi seul, après avoir conféré avec les ambassadeurs, n’étant communiqué au département des Affaires étrangères qu’après coup et souvent pas du tout, il en résultait les contradictions les plus bizarres. Walewski, alors ministre, ignorant encore les arrangemens de Plombières et le traité secret qui les avait scellés, prend au sérieux les déclarations pacifiques d’usage à la veille d’une guerre quand on veut gagner du temps ou endormir l’adversaire. Il charge notre ministre à Turin, La Tour-d’Auvergne, de parler sévèrement à Cavour, de se plaindre de sa politique turbulente, contraire aux intentions de l’Empereur. « Vraiment ? lui riposta Cavour avec un sourire narquois, voici une lettre de Paris dans laquelle on me dit le contraire. »

On discute à quel titre les plénipotentiaires piémontais seront admis au Congrès de Paris. — « Uniquement dans les discussions qui les intéressent, dit Walewski le matin à la Marmora. — Dans toutes », lui affirme le soir même l’Empereur.

En 1866, Drouyn de Lhuys décourage l’annexion à la Prusse des duchés de l’Elbe. L’Empereur la favorise.

Quand Charles de Hohenzollern, candidat des Roumains à la succession de Couza, fait indirectement interroger à Paris, sur les intentions du gouvernement français, on lui répond au nom du ministre : « L’Empereur ne reconnaîtra pas le fait accompli. » Au nom de l’Empereur, on lui transmet une invitation pressante de créer le fait accompli. Ce fait accompli, Drouyn de Lhuys s’irrite, l’Empereur est satisfait. A tout instant notre récit révélera de telles contradictions.

Cette diversité apportait un inappréciable dommage aux affaires. Ces politiques multiples se gênaient, se croisaient, se heurtaient, s’annulaient et par-là prenaient toutes un air de duplicité. Les diplomates étrangers, attentifs ou bien informés, savaient où il fallait chercher la véritable pensée dirigeante et reconnaissaient la mince autorité de la diplomatie officielle. « Il n’est que trop vrai, écrivait Cavour à un de ses agens, que l’Empereur est très mal servi par ceux qu’il charge d’être les interprètes de sa politique. Walewski et la plupart des agens politiques de la France à l’étranger ne représentent que les petites passions qui fermentent dans les salons, ou, pour mieux dire, dans les antichambres des Tuileries, et nullement les grandes idées que l’Empereur mûrit dans son esprit[33]. »

Du reste, l’Empereur lui-même dévoilait cette situation à ceux qui auraient pu l’ignorer. Il disait à Goltz, l’ambassadeur prussien[34] : « Une déclaration d’un de mes ministres n’aurait pas d’importance. Je sais seul quelle sera la politique extérieure de la France. »

Le scabreux était que parfois la déclaration du ministre prévalait sur celle de l’Empereur. Alors ceux qui cherchaient une pleine certitude ne savaient plus que penser. Les faibles allaient anxieusement aux informations, les puissans s’impatientaient. Bismarck s’en plaignait à Goltz. « Je ne puis partager l’opinion de V. E. que l’Empereur laisse pendant longtemps un ministre persévérer dans une conduite politique qui n’a pas la complète approbation du souverain et que le souverain ne lui a pas donné mission de poursuivre… Comme, à l’occasion, il a utilisé l’attitude différente du prince Napoléon pour l’adopter ou l’abandonner suivant les besoins, ainsi, aujourd’hui, le langage double de la France[35] est une inspiration de la volonté de l’Empereur pour se réserver la possibilité de passer en moment opportun d’un côté ou de l’autre[36]. » Boutade injuste, malheureusement trop justifiée par les apparences.

Lutter contre les événemens, contre les malchances, contre les machinations de l’ennemi, suffit à absorber toutes les forces d’un chef d’Etat ; comment ne serait-il pas débordé s’il doit soutenir une opposition sourde de la part de ceux sans le concours convaincu desquels ses desseins courent le risque d’échouer ? Telle est cependant la pénible situation dans laquelle Napoléon III s’est trouvé durant tout son règne. Il n’y a pas à blâmer ceux de ses serviteurs qui essayèrent de contenir ou de déjouer ses projets, car ils étaient assurés de servir le véritable intérêt de leur pays. Ceux qui les eussent secondés de tout cœur, les républicains, avaient été rejetés dans une opposition irréconciliable. Nous retrouvons encore ici une autre conséquence fatale du rétablissement de l’Empire. Il a fallu à l’Empereur une volonté indomptable et un sang-froid presque héroïque pour faire quoi que ce soit dans le milieu hostile à ses entreprises où il avait établi son gouvernement. Mais la volonté est ce qui s’use le plus vite, et les obstacles, en apparence les plus légers, ne sont pas ceux qui la brisent le moins. Une fée malfaisante, m’a-t-on conté jadis, avait enfermé un preux chevalier dans un castel n’ayant pour clôture que des toiles d’araignée. Le chevalier la nargue : des toiles d’araignée ! De son épée, il en soulève une ; une autre se forme ; il la détruit de même ; mais une autre se montre déjà ; puis une autre et encore une autre, et ainsi sans trêve ; le chevalier se rend à merci. Il en adviendra ainsi, avec le temps, de cet homme d’idéal, de générosité et de bonne volonté.


VI

Parmi ses amours internationales, Napoléon III avait établi des degrés. Le dévouement envers la Pologne était, quoique très vif, à l’état de désir indéterminé : il se rendait bien compte qu’à moins de circonstances échappant à tout calcul de probabilité, il n’avait aucune initiative à prendre.

Connaissant l’Allemagne, il comprenait que là aussi lui manquaient les élémens d’une intervention quelconque. Au-delà du Rhin, aucun souverain n’était étranger au peuple sur lequel il régnait : dès lors, aucune nécessité d’indépendance nationale ne sollicitait les sympathies et le concours. L’unité allemande n’était pas à constituer, elle existait. D’après la définition qu’en donne le Congrès de Vienne, la Confédération germanique constituait une puissance collective établie sur un principe limité politique. Seulement cette unité, au lieu d’être centralisée, était fédérative. Dans l’unité générale, chaque groupe conservait son individualité et son originalité propres. Entre les peuples et les souverains n’existaient que des différends en quelque sorte autonomes. Les uns voulaient le maintien de la Confédération de 1815 sous l’influence prédominante de l’Autriche. Les autres réclamaient une grande Allemagne sous l’autorité de la Prusse. D’autres préféraient une Allemagne moyenne, composée de quelques États confédérés, de laquelle seraient également exclues la Prusse et l’Autriche, le trias. Quoi qu’il pensât de ces divers systèmes, ce n’était pas à un étranger de prononcer entre eux ; l’abstention s’imposait.

Bien différente apparaissait la situation de l’Italie. La Lombardie et la Vénétie gémissaient entre les mains de l’Autriche, soutenue 4ans sa domination par l’Allemagne entière. Les princes italiens qui n’étaient pas étrangers s’étaient liés à l’Autriche par des traités de vasselage. Il ne s’agissait pas, comme en Allemagne, de déterminer si la patrie dont on jouissait librement était mieux régie en unité ou en fédération : on se demandait s’il y aurait une patrie. En 1848, les Italiens avaient en vain essayé de s’affranchir eux-mêmes, ils avaient été écrasés et la médiation franco-anglaise n’avait pu que limiter l’étendue de leur désastre. Maintenant ils imploraient le secours qu’ils avaient arrogamment repoussé.

D’où pouvait venir ce secours ? Il n’était pas sûr que l’Angleterre donnât même des encouragemens, car elle les avait souvent refusés : il était certain qu’elle n’accorderait ni une livre, ni un navire, ni un soldat. La France seule, selon la prévision de Gioberti, pouvait devenir une alliée utile.


VII

Les Italiens l’espérèrent dès qu’ils virent le pouvoir du Prince Louis-Napoléon assuré par le coup d’État.

Le jour même du 2 décembre, mon père rencontre Manin, réfugié à Paris depuis la chute de Venise ; il lui adresse sur l’événement du jour quelques mots fiévreux au bout desquels il attend une indignation. « Il fera quelque chose pour nous », répondit Manin en souriant.

Les Piémontais conçurent cependant quelques inquiétudes. Le nouveau dictateur n’allait-il pas subordonner sa bienveillance à l’abandon de leurs institutions libres ? La Prusse et l’Autriche l’exigeaient, en paraissant le conseiller. Schwarzenberg disait que l’Europe ne redeviendrait paisible que si l’on réduisait au silence les libéraux suisses et piémontais, et il accusait le Piémont de manquer journellement aux stipulations du traité de Milan. La situation serait devenue critique, si le Président s’était joint à lui. Il s’y refusa. Sous des formes bienveillantes, il fit engager à maintes reprises d’Azeglio à veiller sur les menées des réfugiés et à tempérer les violences de la presse. Du reste, il fit déclarer que le coup d’État ne devait pas être considéré comme un acte réactionnaire, comme une menace à la liberté des États constitutionnels. La France avait agi selon ce que son intérêt lui avait paru conseiller, elle n’entendait pas se mêler des affaires intérieures de ses voisins. Elle aimait le Piémont constitutionnel, elle le préférait même ainsi[37].

Notre ministre à Turin, Butenval, ayant apporté dans ses réclamations contre certains réfugiés et contre certains journaux une rudesse blessante et comminatoire, il ne fut pas soutenu à Paris. Le ministre des Affaires étrangères se montra, sur l’ordre de l’Empereur, de la plus amicale courtoisie dans ses explications avec l’envoyé sarde, Villamarina : « Nous nous entendons mieux et plus vite, remarquait d’Azeglio après cet incident, lorsque nous nous adressons directement à Paris. » Là, en effet, il ne rencontrait que de bons procédés.

Aux réceptions de janvier 1852, le Président demanda en allemand à l’ambassadeur autrichien : « Pourquoi vos concentrations de troupes à la frontière du Piémont ? je ne comprends pas ce que cela signifie. Nous avons vous et moi assez d’embarras au dedans, sans chercher des difficultés au dehors. » Le 2 février, il disait au ministre piémontais à Paris, Collegno : « Arrivera le jour où nos deux pays se trouveront compagnons d’armes pour la noble cause de l’Italie. »

Encouragé par ces démonstrations, le roi, lors du voyage triomphal du Président, envoya vers lui, à Lyon, le général La Marmora, porteur d’une lettre autographe dans laquelle il lui demandait son amitié, lui offrant la sienne. Le Prince répondit, — le général me l’a raconté, — qu’il devait en ce moment « travailler à consolider l’autorité et le crédit de la France, mais qu’il était résolu, s’il y réussissait, à faire quelque chose pour l’Italie, qu’il aimait comme sa seconde patrie ; qu’il pouvait porter au roi, avec l’assurance de son amitié, son vif désir de confirmer les promesses et les paroles par des actes. »

En effet, Napoléon III, sans l’impulsion de quoi que ce soit ni par crainte du poignard des carbonari auxquels il n’avait jamais été affilié, ni sous l’entraînement des séductions de Cavour, qu’il connaissait à peine, de sa pleine et libre volonté, conformément aux aspirations de sa jeunesse, et aux convictions de son âge mûr, avait pris en lui-même la ferme résolution d’opérer l’affranchissement de l’Italie. C’était l’objet principal qu’il donnait à son activité extérieure, l’action d’éclat par laquelle il voulait se montrer digne de son nom, la manière dont il espérait introduire dans les faits le principe des nationalités et détruire les traités de 1815.

Dans sa pensée, affranchissement ne signifiait pas unité. Il était prêt à arrondir le Piémont en Italie, comme la Prusse en Allemagne, mais, dans aucun des deux pays, il ne croyait l’unité conforme aux traditions, favorable aux intérêts nationaux. Dans les deux il voulait non une Unité sous la main d’un des souverains, mais l’Union fédérative entre tous les souverains : en Allemagne, sous la présidence de la Prusse, en Italie, sous la présidence honoraire du Pape et sous celle effective du Piémont. « Il n’avait très certainement pas en vue l’unité nationale de l’Italie ou de l’Allemagne. Au contraire, l’une lui paraissait incommode, l’autre lui paraissait plutôt dangereuse. Mais il croyait en protégeant d’une manière efficace le petit Piémont et la Prusse dont on faisait trop peu de cas depuis 1850, qu’il pourrait substituer son influence à celle de l’Autriche et développer bien-être et prospérité parmi les autres nations de l’Europe[38]. »

On n’affranchit point les gens qui ne s’y prêtent pas. La bonne volonté de l’Empereur n’aurait su comment devenir effective si l’Italie ne la justifiait, ne la secondait par ses propres efforts, surtout si elle ne mettait à la tête de ses affaires un homme en qui l’on se pût fier, avec qui l’on ne craignît pas de s’engager dans de hasardeuses combinaisons. Victor-Emmanuel avait déjà prouvé qu’on devait compter sur son ambition, sur son énergie et sur sa perspicacité, mais il n’était qu’un roi constitutionnel. Tant qu’il n’aurait pas à ses côtés un ministre digne de lui, son supérieur ou au moins son égal, il n’était pas permis d’accorder à l’Italie plus que des vœux platoniques. D’Azeglio avait trouvé le Piémont blessé, étendu sur le champ de bataille, il le remit debout et l’y maintint en une belle dignité ; mais il ne s’agissait plus maintenant de se tenir debout, même majestueusement, il fallait marcher, courir, avec des jambes alertes, et d’Azeglio fatigué, découragé, ne les avait plus. La destinée propice à ce beau pays, berceau de l’art, de la politique, du droit, de la civilisation, suscita Cavour en même temps que Napoléon III. L’avènement de l’un et de l’autre à l’activité officielle avait été contemporaine ; leur ascension à l’influence souveraine se produisit presque le même jour. L’Empire était rétabli le 7 novembre 1852 ; le 4 novembre, Cavour devenait enfin le premier ministre de Victor-Emmanuel.

Victor-Emmanuel avait trouvé le ministère de l’action. Mais il lui restait à trouver les moyens de cette action. Thiers, de passage au Piémont dans ce temps-là, écrivait à l’une de ses amies lombardes : « J’ai vu un pays sage, un gouvernement excellent et une armée admirable. Le Piémont, s’il continue à se bien conduire et si la France ne l’entraîne pas en se jetant elle-même dans une carrière de folles aventures, sera un jour le fondement sur lequel on pourra construire une Italie ; mais il lui faut beaucoup d’années de paix et de bonne conduite. La guerre le perdrait ! » Prophétie à rebours comme presque toutes celles de Thiers. Les années de paix et de bonne conduite n’ont jamais ni fondé ni relevé une nation : ce n’était qu’à coups de canon que le Piémont pouvait ouvrir l’impasse dans laquelle il se consumait depuis la paix de Milan.

Aucune combinaison de la diplomatie ne pouvait obtenir l’affranchissement de l’Italie. L’Autriche mettait son point d’honneur militaire à s’y opposer et n’offrait que des réformes administratives ; l’Italie voulait son expulsion et n’acceptait que l’indépendance. A chaque instant, éclataient des conflits. Le 6 février 1853, Mazzini tenta un soulèvement insensé à Milan ; ni le gouvernement piémontais, ni les émigrés lombards n’y avaient participé. Le gouvernement piémontais avait même garni sa frontière de troupes pour arrêter les mazziniens ; la plupart des émigrés lombards avaient exprimé leur douleur d’une tentative qui, n’ayant eu aucune chance de réussir, allait donner prétexte à de nouvelles cruautés. Le gouvernement autrichien soumit au séquestre (23 février) les biens de tous les émigrés lombards, même de ceux naturalisés sardes. Le Piémont réclame : son bon droit est appuyé par la France et l’Angleterre. L’Empereur avertit Cavour par Arese, que si l’on demandait sa médiation, il examinerait l’affaire avec le désir sincère d’une solution favorable au Piémont (20 mars 1853). L’Autriche ne voulut rien entendre. Les relations diplomatiques furent rompues et les séquestres maintenus. Toute transaction était impossible, la force seule pouvait vider une hostilité constante et irrémédiable. Voilà un de ces cas où la guerre est inévitable et par suite légitime. Sans la guerre, c’en était fait du Piémont ; il se serait affaissé dans des discordes intestines ou effondré de nouveau et pour longtemps aux pieds de l’Autriche. Mais il eût été insensé de s’engager seul dans une guerre inégale contre un adversaire trop fort, et l’unique espérance de salut était précisément dans ce que redoutait Thiers, que la France entraînât l’Italie dans les folles aventures : ainsi les routiniers et les égoïstes ont toujours nommé les généreuses initiatives.

Napoléon III était fermement résolu à la folle aventure ; dès les premiers jours de son règne, la guerre à l’Autriche fut arrêtée dans son esprit, comme condition de l’affranchissement de l’Italie. Il ne lui convenait cependant pas de se jeter à l’étourdie dans une telle entreprise sans s’être assure toutes les chances de succès. Il avait, il est vrai, dans tes mains, l’admirable armée formée par la Restauration et par le gouvernement de Juillet, et elle lui eût suffi à affronter l’Autriche. Mais en 1852, au commencement de l’Empire, l’Autriche n’était pas seule : elle dominait l’Allemagne par sa majorité à Francfort et elle formait encore le troisième élément d’un groupe solidement uni.

Olmütz avait replacé Berlin sous la direction de l’Autriche, et loin d’être disposé à tramer quoi que ce soit contre son allié de 1815, fidèle toujours au testament paternel, Frédéric-Guillaume IV s’était engagé à elle par un traité secret d’alliance offensive et défensive, entraînant garantie des territoires réciproques. Derrière l’Autriche et la Prusse, Nicolas était toujours prêt à intervenir. Ses succès récens contre la Révolution en Danemark, dans les principautés danubiennes, en Allemagne, en Hongrie ; la part indirecte de conseil, d’encouragement, qu’il avait eue à l’écrasement de la révolte sicilienne, l’avaient plus que jamais rempli d’un orgueil sans mesure. Il se considérait comme la providence visible de l’Europe, le régulateur de ses destinées, le garant de son repos, l’archange exterminateur armé de l’épée de Dieu contre les pervers ; toute contradiction lui paraissait un crime de lèse-divinité.

Le premier pas de l’Empereur en Italie eût fait s’élever contre lui les armées de ces trois puissans Empires. Et il n’était pas certain que l’Angleterre ne les eût pas secondés au moins de ses vœux. A la vérité, Palmerston, l’approbateur du coup d’Etat, était de nouveau rentré aux affaires, à côté de Gladstone, de Russell lui-même, dans le cabinet de coalition formé par Aberdeen (décembre 1852), mais en une situation relativement subordonnée, comme ministre de l’Intérieur. Aberdeen était un ami décidé de la paix partout ; de plus, un survivant de l’école de 1815. Il était attaché à l’alliance autrichienne et n’aurait consenti à se prêter à aucune machination contre elle. Palmerston lui-même, quoique partisan des bons rapports avec le nouvel Empereur et de tout temps favorable à l’affranchissement de l’Italie, ne dissimulait pas sa répugnance à le voir opéré par nous. Une entreprise française en Italie, en 1852, aurait suscité l’hostilité la plus résolue du gouvernement anglais : il n’eût pas admis qu’elle fût désintéressée ; il l’aurait considérée comme le prélude à de nouveaux desseins conquérans.

Rien donc n’était à tenter avant d’avoir brisé le faisceau des trois puissances du Nord, isolé l’Autriche et gagné l’assistance, du moins la neutralité bienveillante de l’Angleterre.

Comment a-t-on pu inventer qu’en ce moment même, l’Empereur, sans avoir ébauché aucun préparatif militaire, aurait envoyé à l’insu des ministres, au Journal Officiel, un décret prononçant l’annexion de la Belgique, et qu’il l’aurait retiré sur les observations effarées du rédacteur en chef ? Si Napoléon III eût décrété d’annexer la Belgique, il ne se serait pas arrêté devant les scrupules d’un directeur de journal à ses ordres et il aurait préalablement préparé quelques troupes, car à l’instant la coalition que le Tsar avait vainement tenté de renouer se serait reformée active, violente, victorieuse. Ne poursuivant alors qu’un but, la rupture de l’alliance intime des trois cours du Nord, il n’a pas conçu un instant l’inepte pensée de la braver en Belgique, le seul terrain sur lequel elle fût inexpugnable ; c’est en Orient, où elle était mal cimentée, qu’il résolut de la dissoudre.

En Occident, Nicolas ne visait qu’à être protecteur et arbitre ; en Orient, il entendait rester le maître et il n’admettait aucun tiers dans le tête-à-tête qu’il s’était ménagé avec la Turquie, en l’excluant des garanties générales de 1815. Cette prétention autocratique tenait l’Angleterre et l’Autriche en une perpétuelle défiance de sa politique orientale. C’est là que Napoléon III introduisit le coin qui devait faire voler en éclats la Sainte-Alliance.


VIII

La misérable querelle des Lieux Saints vint le servir fort à propos. La Valette l’avait allumée pour se donner de l’importance. L’Empereur en profita pour brouiller les anciens coalisés. Nicolas avait assisté à la campagne, aux fanfares de La Valette, avec une irritation sans cesse croissante. Il n’avait pu prendre son parti de l’octroi aux Latins d’une clef de l’église de la Nativité à Bethléem. Au lendemain même de sa reconnaissance grinchue de l’Empire (12 janvier 1853), il avait annoncé à notre ambassadeur Castelbajac son intention « de parler à ces misérables Turcs avec fermeté ». Il se plaignait que les intimidations de La Valette les avait portés, non seulement à un manque complet de parole à son égard, mais à l’insolence.

L’occasion s’offrait donc, mais, pour ne pas la laisser perdre, il fallait qu’on ne soupçonnât pas l’Empereur de l’attendre, qu’il ne fût pas trop prompt à la saisir ; qu’il ne parût aller à la guerre que contraint et forcé : sans quoi toutes les défiances se seraient réveillées et la Sainte-Alliance, loin de se dissoudre, aurait repris une vigueur nouvelle. Il fallait que la querelle, de latine et française qu’elle était, devînt générale. Tant que les Anglais n’y verraient qu’une dispute entre des moines et des prêtres sur la possession d’une clef, ils resteraient de glace. On ne les rendrait de feu qu’en élevant le débat de sacristie aux proportions d’un intérêt général d’équilibre, en réveillant ainsi à la fois les passions anglaises et les suspicions autrichiennes. C’est à quoi l’Empereur s’appliqua avec une habileté suivie.

Plus Nicolas s’irrite, plus lui s’enferme dans un flegme impénétrable ; il parait à peine savoir ce qui se passe à Constantinople, c’est une petite affaire de sa diplomatie. Son affaire à lui, c’est de développer le commerce et l’industrie, de faire monter la Bourse, de creuser des canaux, d’ouvrir des chemins de fer. Notre opposition, qui eût été certainement pacifique, s’il s’était montré belliqueux, devint furieusement belliqueuse quand elle le crut pacifique. Proudhon épanche son indignation avec le Prince Napoléon. « L’Empire, c’est la paix, est synonyme du mot de Louis-Philippe : la paix partout, la paix toujours. Après treize mois de temps perdu, tandis qu’il eût peut-être suffi d’un simple retrait des forces françaises pour faire tomber la Sainte-Alliance aux genoux de l’Empereur, nous sommes de nouveau écrasés sous les concessions et les hontes du règne de dix-huit ans ! — Et cette déchéance, nous la devons, grand Dieu ! au nom de l’Empereur ! à un Napoléon !… Les Bourbons ont subi les traités de 1815, mais la dynastie de Juillet, la République de Février, le nouvel Empire les ont acceptés. »

Cependant le Tsar exécute la menace annoncée à Castelbajac. Il envoie à Constantinople avec grand fracas, le prince Menchikoff, son aide de camp, amiral, ministre de la marine, placé en dehors de la dépendance du ministre des Affaires étrangères ; il devait réclamer — comme garantie solide assurant l’inviolabilité du culte professé par la Russie, aussi bien que par la majorité des sujets chrétiens de la Porte — un traité secret (sened), en dehors de la France et de l’Angleterre, établissant un protectorat effectif sur l’Église grecque tout entière en Turquie. En retour, le Tsar offrait, contre les menaces du gouvernement français, une alliance offensive et défensive ; en cas de refus, l’ambassadeur russe quitterait Constantinople avec tout le personnel de la légation.

Menchikoff arriva en autocrate menaçant. Avant de débarquer, il avait passé en revue les forces navales de la Russie dans la Mer-Noire ; il se rendit à l’audience du Sultan en costume de ville ; au sortir, il passa sans s’arrêter devant l’appartement du ministre Fuad, fallacieux, disait-il, parce qu’il était favorable aux Français ; il imposa Rifaat, recommandé par l’empereur Nicolas ; exigea d’être toujours admis auprès du Sultan sans avoir à demander une audience.

Abdul-Hamid, esprit fin, poli, charmant, n’avait pas seulement sur son visage la mélancolie fatiguée de l’homme qui abuse du harem ; il en avait aussi la faiblesse dans sa volonté affaissée. Envoyer à ses cadines ou à ses eunuques des bourses prélevées sur son pauvre peuple le préoccupait beaucoup plus que d’arrêter les empiétemens de la Russie ; toute menace résolue venait à bout de lui, et qui pouvait l’aborder à toute heure était assuré d’en devenir le maître.

Le tapage de l’insolente ambassade ne tire pas Aberdeen de sa torpeur pacifique ; il retient sa flotte à Malte et demeure immobile. Que l’Empereur fasse de même, et les Turcs cèdent. Mais il ne convenait pas à Napoléon III que la querelle se terminât de la sorte. Il soutient le courage du Sultan par un acte énergique, promptement résolu et accompli. Il réunit ses ministres en conseil extraordinaire. Drouyn de Lhuys relevé avec force ce qu’il y a d’intentionnellement blessant, d’intolérable, dans la démarche du Tsar ; elle nous atteint autant au moins que le Sultan. Ceci dit, il tourne court : « Gardons-nous d’une démarche menaçante, qui nous engagerait dans une guerre avec la Russie, sans la certitude que l’Angleterre nous appuierait. » Tous les ministres se rangèrent à cet avis. Persigny seul soutint qu’il fallait aller de l’avant sans se préoccuper de l’Angleterre ni la consulter. Tant que l’on s’en tiendrait aux colloques confidentiels avec Aberdeen, elle resterait inerte, mais, comme elle n’a jamais vu avec satisfaction son gouvernement devancé par qui que ce fût, surtout par nous, dans la défense de Constantinople, elle obligera ses ministres à nous suivre si nous prenons l’initiative. L’Empereur n’avait pas dissimulé ses mouvemens d’impatience, tandis que les ministres opinaient ; il interrompit Persigny au milieu de ses développemens et dit : « Persigny a raison. Si nous envoyons notre flotte à Salamine, l’Angleterre en fera autant et l’union des deux flottes entraînera l’union des deux peuples. » Alors se tournant vers le ministre de la marine, Ducos, il lui dit à la stupéfaction du conseil : « Rédigez tout de suite la dépêche télégraphique pour ordonner à la flotte de partir de Toulon. »

Le départ de notre flotte souleva l’opinion anglaise, mais émut à peine le ministère. Cependant, voulant avoir l’air d’accorder quelque chose à l’excitation publique, il renvoya à son poste, à Constantinople, d’où il était éloigné depuis deux ans, Stratford Redcliffe, mais avec des instructions conciliantes pour contenir la vivacité de notre action plus que pour la seconder.

Aberdeen avait mal calculé la portée de cette mesure. Le retour de Stratford portait au Tsar un coup d’une hostilité plus efficace que l’envoi de nos vaisseaux à Salamine. Stratford était un diplomate d’une valeur exceptionnelle. Grand, droit, blanc, sec, d’une politesse exquise, mais d’une raideur non moindre et d’un entêtement de fer, il n’était pas de ceux qui s’astreignent à des instructions. Il se les donnait à lui-même et les imposait à ses chefs. On l’appelait le sultan anglais. Son opposition contre Nicolas était ancienne et implacable ; la soumission du Divan à ses volontés, entière.

Aberdeen croyait avoir envoyé la paix à Constantinople ; l’Empereur, plus avisé, savait que c’était la guerre qui y arrivait, et que Stratford présent, le Sultan ne céderait pas. L’ambassadeur anglais allait jouer son jeu : il le laissa faire.

Expérimenté et surtout très initié aux secrets du Divan, Stratford, à peine débarqué, apprit des ministres ottomans l’exigence de la convention secrète dissimulée par Nesselrode à Aberdeen. Il en instruisit son gouvernement, et, sans même attendre de nouvelles directions, s’occupa à déjouer le projet russe. Sa tactique fut des mieux combinées. Il débuta par faire semblant de n’avoir rien deviné, lit aimable mine au fastueux ambassadeur, le cajola, et en obtint, en dix-sept jours, un arrangement sur l’interminable affaire des Lieux Saints, auquel notre ambassadeur Lacour eut l’intelligence de se prêter.

Dès lors, il ne restait à Menchikoff qu’à se retirer ou à aborder l’objet essentiel de sa mission, le protectorat exclusif des chrétiens grecs de la Turquie. Il le réclama par un ultimatum (5 mai). Le Sultan, excité et soutenu par Stratford, déclara qu’il protégerait la religion orthodoxe, respecterait ses immunités, maintiendrait le statu quo à Jérusalem, mais il refusait de prendre l’engagement qui l’eût mis en état de vasselage, et rejetait l’ultimatum (20 mai). Menchikoff quitta Constantinople (22 mai). Il devint alors visible qu’il ne s’agissait plus d’un débat sur les prétentions opposées de quelques moines sectaires, ni même d’un intérêt exclusivement turc, que ce qui était mis en péril, c’était l’équilibre général et le traité du 15 juillet, œuvre particulière de l’Angleterre. L’Empereur n’eut pas, cette fois, à prendre une initiative personnelle. Le ministère anglais se montra aussi empressé que lui-même à envoyer les deux flottes, partant, l’une de Malte, l’autre de Salamine, dans la baie de Besica.

Ce mouvement simultané des deux flottes tira Nicolas de sa fausse sécurité. Il l’apprit en même temps que la nouvelle du départ de Menchikoff. Il en fut exaspéré. Il sonna et, sans consulter personne, donna l’ordre à ses troupes d’entrer dans les Principautés. Un de ses conseillers lui ayant démontré la gravité de cette résolution, il répondit : « Je sens encore sur ma joue les cinq doigts du Sultan. »

Le 22 juin, les troupes russes passent le Pruth, limite de la Russie et de la Turquie, et occupent les principautés danubiennes. Néanmoins, Nesselrode notifie aux puissances que son souverain ne voulait pas la guerre, qu’il prenait seulement une garantie en vue d’assurer la restitution de ses droits manifestes… Il avait voulu faire un acte de contrainte, non un acte de guerre.

Il fallait beaucoup de bonne volonté pour admettre cette contrainte qui n’était pas une guerre. Le désir de conserver la paix était si ardent à Vienne et à Londres qu’on y eut cette complaisance. On la poussa même jusqu’à empêcher la Turquie de se défendre. On le prit très doucement avec Nicolas et, au lieu de se plaindre, on négocia.


IX

L’Empereur, sentant l’Angleterre allumée, les craintes suscitées par son avènement détournées contre l’ambition moscovite, se garda bien de conserver l’initiative qu’il avait été contraint de prendre. Il affecte de suivre l’Angleterre. Il s’efface de son mieux, il ne parle plus que de modération, de patience, de paix, de conciliation ; il n’entame aucun préparatif militaire ; il contient si bien son désir intérieur, que les Anglais en viennent à s’alarmer de sa quiétude. Le Prince Albert écrivait à son confident Stockmar : « Louis Napoléon désire la paix, la jouissance et le blé à bon marché », et plus tard : « Nous trouvons notre voisin et seul allié dans une position tout autre que belliqueuse. » Les Français jugeaient de même : « L’Empereur, écrivait le général Bosquet, redoute trop l’état de guerre pour ne pas tenir à deux mains les rênes et faire tous les efforts avouables pour la paix. » Victor Hugo délire :


O soldats ! quel réveil ! l’empire, c’est la fuite !
Soldats ! l’empire, c’est la peur !
Ce Mandrin de la paix est plein d’instincts placides,
Ce Schinderhannes craint les coups.
O châtiment ! pour lui vous fûtes parricides,
Soldats ! il est poltron pour vous[39].


Après l’envahissement des Principautés, son invective s’échauffe plus encore :


Tu frémis, effaré devant les Dardanelles.
O lâche !…
Malgré ta couardise, il faut combattre, allons !
Bats-toi, bandit ! c’est dur ; il le faut, Dieu t’opprime[40].


Si l’Empereur eût dirigé l’action commune, il aurait répondu au passage du Pruth par une déclaration de guerre, et aucune n’eût paru plus justifiée. Il se prête cependant aux notes, aux protocoles de Vienne et autres lieux ; il attend flegmatiquement que la patience des Anglais se lasse et que le fanatisme des Turcs se déchaîne. Stratford continue à seconder son attente secrète ; comme personne privée il déconseille les acceptations qu’il conseille comme ambassadeur. Les ulémas et les fonctionnaires turcs, arrivés au dernier degré de l’exaltation patriotique et mystique, décident à l’unanimité dans un conseil tenu sous la présidence du Sultan que la guerre est préférable à la honte : une révolte populaire paraît imminente.

L’Empereur invoque les dangers auxquels les étrangers vont être exposés, et l’impossibilité matérielle de garder les flottes dans la baie de Besica pendant la mauvaise saison et obtient du cabinet anglais toujours retenu par Aberdeen qu’une division des deux escadres, avant-garde du gros, franchirait les Dardanelles et irait mouiller devant Constantinople (22 octobre). Cette arrivée des vaisseaux amis triomphe des dernières tergiversations du Sultan. Le lendemain même, la guerre est solennellement déclarée. Néanmoins la diplomatie continuait à échanger ses bavardages inutiles, lorsque surgit l’événement imprévu, mais toujours immanquable qui dénoue les situations mûres. Des navires turcs, parmi lesquels il n’y avait pas un seul vaisseau de ligne, chargés de vivres et de munitions à destination de Batoum, port turc, furent attaqués et détruits à Sinope, où ils étaient encore à l’ancre, par l’amiral russe Nachimoff. Près de 4 000 Turcs succombèrent (30 novembre 1853). Le peuple anglais éprouve une véritable rage, et crie vengeance.

Malgré cette poussée d’opinion publique, la seule mesure vigoureuse à laquelle Aberdeen se put résoudre fut de conférer aux amiraux le pouvoir discrétionnaire d’entrer dans la Mer-Noire. Palmerston n’y tint pas : comme il n’est pas reçu qu’on se retire sur une question extérieure, il prit prétexte d’une difficulté sur la réforme parlementaire et donna sa démission.

L’Empereur n’en devient que plus insistant, presque impérieux ; il accule Aberdeen à la nécessité de rompre avec lui ou d’avancer. On a assez patienté, tergiversé ; il est temps de conclure. Le ministère attachait tant d’importance, non seulement à ce que les deux gouvernemens agissent en commun, mais aussi à ce que les instructions adressées à leurs agens respectifs fussent les mêmes, qu’il se résigna au mode d’action particulier proposé par le gouvernement français. Un ordre identique est envoyé aux amiraux d’entrer dans la Mer-Noire, et de notifier aux autorités maritimes de Sébastopol que tout navire russe rencontré en mer serait invité, et au besoin contraint, de revenir au port. Palmerston satisfait reprend sa place dans le ministère.

A chaque concession obtenue, l’Empereur ose davantage. Maintenant que le ministère anglais, engagé à fond, ne saurait reculer, il ne se contente plus d’actes d’énergie accomplis en commun, il sort du rang, prend la tête et porte seul le dernier coup, comme il a porté seul le premier. Sans entente préalable, il adresse publiquement au Tsar une sommation altière[41]. Nicolas répond avec défi et rappelle 1812. Les relations diplomatiques sont aussitôt rompues (7 février) ; un ultimatum envoyé par les deux alliés réclame l’évacuation des Principautés avant le 20 avril ; Nicolas répond en publiant la guerre.

Notre peuple applaudit à cette guerre par haine du Cosaque, le sentiment national de ce temps[42] ; nos diplomates par fétichisme de l’équilibre européen et de l’intégrité de l’Empire ottoman. Mais savez-vous qui eut le cynisme de l’anathématiser comme un crime ? Celui qui avait invectivé comme une lâcheté la lenteur à s’y décider : « Les veuves pleurent, les mères se tordent les bras, parce qu’il a pris fantaisie à M. Bonaparte, l’assassin de Paris, de se faire bénir et sacrer par M. Mastaï, l’étouffeur de Rome. Otez l’intrigue dite des Lieux Saints, ôtez la clef, ôtez l’envie du sacre, ôtez le cadeau à faire au Pape, ôtez le 2 décembre, ôtez M. Bonaparte, vous n’avez pas la guerre d’Orient[43]. »

L’anathème n’est pas mieux justifié que les approbations. L’Empereur n’éprouvait aucune haine contre les Cosaques, et il ne gardait pas même rancune à leur Tsar de ses impertinences. Il ne professait pas le fétichisme de l’équilibre qu’il allait travailler à détruire et les Turcs ne l’intéressaient pas plus que l’intégrité de leur empire. Dans la guerre il cherchait le prestige rendu à nos armes, là même où en 1840 nous avions subi une dure humiliation, la dissolution de la Sainte Alliance du Nord, une rupture entre la Russie et l’Autriche qui frayerait Ta voie à la politique des nationalités, à l’affranchissement de l’Italie et peut-être de la Pologne.

La première partie de son dessein est accomplie. Il l’a poursuivie avec une possession tranquille de soi-même, une justesse et une rapidité de coup d’œil, une flexibilité à s’adapter à l’imprévu et à en profiter, une sagacité à discerner le moment décisif, une audace prudente que ni Cavour ni Bismarck n’ont surpassée dans leurs plus mémorables campagnes.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Sybel, t. IV, p. 183.
  3. Bismarck, Lettres confidentielles à Manteuffel, 24 mars 1853.
  4. Michelet.
  5. 2 mars 1854.
  6. Bismarck, de Francfort, 17 juillet 1852 : « A Wiesbaden, Sa Majesté Léopold s’est longuement entretenue avec moi. Elle m’a fait entendre qu’elle regardait la Belgique comme l’avant-garde de la Prusse. »
  7. 3 mai 1859.
  8. Proclamation de Milan.
  9. Finance et Rhin, p. 59, 65.
  10. Italiane nè per situazione, nè per tendenze, neppure indispensabili alla difesa d’Italia. Generale Giacomo Durando, Della nazionalità italiana, 1849, p. 88 et 89. — Cavour à Emmanuel d’Azeglio, le 8 mai 1860 : « Nous sommes convaincus que ces deux pays (Nice et la Savoie) ne font point partie de la nationalité italienne. »
  11. Sybel, t. V, p. 214.
  12. Réponse à Walter Scott, p. 90.
  13. Œuvres, t. 1, p. 133 et 136.
  14. Sully, CCXIV, section 4e. « Cette sage reine (Elisabeth), dit librement à celui que le Roy (Henri IV) lui avait envoyé que si le Roy son maître, encore qu’il fût son bien-aimé frère, voulait joindre ses provinces (des Pays-Bas) à la France, qu’elle s’y opposerait formellement et ne trouverait nullement étrange qu’il fit le semblable en son endroit. »
  15. Morny, Ambassade en Russie, p. 85.
  16. Martin, le Prince Albert, traduction Craven, t. II, ch. XIX.
  17. Mémoires, t. I, p. 267.
  18. Morley, Vie de Cobden, traduction Raffalovich, p. 319 et 323. Un ambassadeur anglais, peu favorable à l’Empereur, dit dans ses Mémoires : « L’Empereur était trop loyal pour… etc. » Loftus, Diplomatic reminiscences, p. 222.
  19. Dépêche du 18 novembre 1854.
  20. Discours à Anvers, 1er août 1852.
  21. 9 mars 1852.
  22. Talleyrand à Mme Adélaïde, 29 octobre 1830.
  23. D’Harcourt, les Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, livre tout à fait remarquable par la clarté, la sérénité et la pénétration des aperçus.
  24. Bismarck, Discours, III, 44.
  25. Mars et novembre 1857. Cité par M. Louis Thouvenel dans son intéressante publication : Trois années de la question d’Orient.
  26. A Vimercati, 15 mai 1861.
  27. Napoléon, 29 mars 1815.
  28. Mémoires sur les ambassadeurs.
  29. Saint-Simon.
  30. En l’an 1626, le cardinal de Richelieu, ayant su que le duc de Buckingham devait venir en France en qualité d’ambassadeur d’Angleterre, lui fit dire, de la part du roi, son maître, qu’il ne se donnât pas la peine, parce que sa personne ne serait pas agréable. Le tsar Nicolas refusa de laisser accréditer Stratford de Redcliffe, le sultan anglais, son antagoniste heureux à Constantinople pendant tant d’années. — Victor-Emmanuel n’admit pas auprès de lui le ministre envoyé par le roi de Prusse, le général Willisen, qui avait écrit contre l’Italie et combattu contre elle à Solférino. Pie IX refusa d’admettre, comme ambassadeur de l’Empire allemand auprès de lui, le cardinal de Hohenlohe, etc.
  31. Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, t. I, p. 164.
  32. Thureau-Dangin, Monarchie de Juillet, t. II, p. 408.
  33. A Jocteau. 7 juillet 1858. Au prince Napoléon, 1er juillet 1859.
  34. Sybel, t. IV, p. 278.
  35. Une partie de la diplomatie blâmait l’annexion des duchés approuvée par l’Empereur.
  36. Sybel, t. IV, p. 77.
  37. Massimo d’Azeglio à Villamarina à Paris, 3 octobre, 20 octobre 1852. Nicomede Bianchi, t. VII, p. 102, 105, 523. — Lettre de Cavour à Ponza di San Martino, de Paris, du 4 septembre 1852.
  38. Sybel, t. II, p. 231. J’aime à laisser un Allemand reconnaître le désintéressement de l’Empereur. Sur l’Allemagne, ses véritables vues sont celles exprimées par son oncle dans le Précis des guerres de Turenne, chap. IV, 8e observation.
  39. La Reculade. — Les Châtimens.
  40. Châtimens. — La Fin.
  41. Mon ancien professeur d’histoire, M. Wallon, bien qu’historien éminent, n’en a pas moins écrit, dans son éloge de Maury, que Napoléon III avait fait la guerre à la Russie « pour complaire à l’Angleterre » ! Toute l’histoire de Napoléon III, jusqu’à présent, a été écrite avec cette vérité.
  42. V. Hugo, Pendant l’exil, 29 novembre 1854.
  43. Proudhon, lettre du 22 février 1854.