Napoléon III et l’Italie/01

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Napoléon III et l’Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 529-561).
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NAPOLÉON III ET L’ITALIE[1]

L’ENTREVUE DE PLOMBIÈRES


I. — LA QUESTION ITALIENNE

Napoléon I er, en formant un royaume d’Italie, en organisant une armée et une administration nationales, avait créé la question italienne ; il avait donné un cadre aux instincts d’affranchissement qui depuis Dante et Pétrarque germaient dans les cœurs et que la Révolution française avait fait éclore. L’Autriche, de son côté, dans ses luttes avec l’Empire, n’avait pas craint de faire appel aux sentimens d’indépendance auxquels nous avions donné le branle. Pour soulever les populations contre notre hégémonie et s’assurer leur concours, elle s’était adressée à leur patriotisme, à leurs secrètes espérances. « Levez-vous, si vous voulez de nouveau être Italiens, » disait l’archiduc Jean dans ses proclamations, à l’ouverture de la campagne de 1809. — « Vous avez tous à devenir une nation indépendante, » s’était écrié, en 1813, le général Nugent. — Les généraux autrichiens ne soupçonnaient guère alors que leurs proclamations faisaient entrer dans la politique une force nouvelle, celle des nationalités, qu’elles provoquaient et encourageaient des aspirations que, plus tard, leur pays serait impuissant à satisfaire.

La question italienne. — posée pour la première fois officiellement et solennellement au Contres de Paris, — remonte, on le voit, aux guerres du premier Empire.

Depuis lors, elle a été directement ou indirectement mêlée à tous les événemens ; elle s’est, par la force des choses, avec plus ou moins d’acuité, introduite dans les chancelleries et dans les salles des congrès ; elle s’est imposée à la Restauration, au gouvernement de Juillet, à la République de 1848, au second Empire. L’Autriche était inexpugnable dans la péninsule, tant qu’elle n’avait pour adversaires que des carbonari et des mazziniens, car elle défendait en Italie, contre les menées révolutionnaires, à la satisfaction de tous les gouvernemens autoritaires, les principes d’ordre et les intérêts dynastiques. Il n’en fut plus de même lorsque Charles-Abbert, brisant avec l’absolutisme, devint un souverain constitutionnel : lorsqu’il put prouver par l’exemple du Piémont que l’Italie libérale n’était pas ingouvernable, et que, d’ailleurs, les excès révolutionnaires étaient eux-mêmes provoqués par les princes, encouragés par les conseils du cabinet de Vienne et soutenus par ses baïonnettes. À partir de ce jour, l’Autriche, avec sa prépondérance absolutiste et envahissante, et Le Piémont, avec son ambition et ses tendances nationales et libérales, se trouvèrent en face l’une de l’autre, voués à un antagonisme irréconciliable.

L’Autriche défendait les positions qu’elle tenait des traités de 1815 ; l’esprit national, inspiré par le Piémont, cherchait à les conquérir.

La presse et le parlement de Turin, dans leurs polémiques et leur-discussions retentissantes, s’adressaient à l’opinion européenne. Ils demandaient que les mauvais gouvernemens de la péninsule cessassent d’être soutenus par l’Autriche et réclamaient la fin d’un état de choses qui livrait à une puissance étrangère toutes les positions stratégiques de l’Italie. Ils s’efforçaient d’assurer à leur pays les sympathies du parti libéral en Europe et L’appui des puissances, Lesquelles, dans un intérêt d’équilibre, devaient vouloir La pondération des forces au delà des Alpes. L’attitude défensive du cabinet sarde donnait à la question italienne tout le temps de mûrir et de grandir ; et si des conflits devaient s’engager, grâce à cette tactique, l’odieux et les périls d’une agression retomberaient sur l’Autriche.

L’Italie donnait, surtout depuis que Pie IX, à son avènement au trône pontifical, s’était écrié : « Lève-toi, peuple italien, pour conquérir ton indépendance ! » le spectacle extraordinaire d’une nation au-dessus de laquelle la conquête passait sans l’atteindre : repliée sur elle-même, elle semblait impénétrable à l’influence étrangère qui la dominait. La vieille antipathie entre Impériaux et Italiens se manifestait sous toutes les formes. Partout où paraissait un officier autrichien, les habitans se retiraient ; on s’abstenait de fumer pour priver le gouvernement impérial d’une ressource fiscale ; le vide se faisait sur les places publiques où jouaient les musiques militaires. C’étaient les conspirations du cigare et de la musique, irritantes pour l’oppresseur, mais échappant à toute répression. L’Autriche était campée dans un pays conquis et non soumis. Elle s’en irritait et contribuait par des mesures violentes à exciter les passions ; sa bureaucratie formaliste, tracassière, violait l’intimité de la vie privée ; elle enveloppait le pays dans le réseau d’une police ombrageuse et vexatoire. Le Piémont exploitait les embarras, les fautes, les emportemens des « Tudesques ; » il se constituait le champion de tous les patriotismes froissés ; il devenait le refuge de tous les Italiens bannis de leur pays. Il était, comme on le disait, l’organe vivant, agissant, de la péninsule entière, le complice militant des sentimens d’indépendance et de libéralisme qui fermeraient dans les classes éclairées.

Son roi, pénétré des traditions de sa maison, n’avait plié sous le poids d’aucune des épreuves que, depuis la sanglante défaite de Novare en 1849, le Piémont avait traversées. Obstinément il était resté sur la brèche, substituant sur sa bannière le mot d’Italie au mot de Sardaigne. Ce fut le secret de son prestige, de sa force ; les patriotes avaient foi en lui ; ils savaient qu’il combattait pour l’unité italienne. Il n’est pas de grands souverains sans grands ministres : Victor-Emmanuel eut le mérite d’associer à ses desseins, bien qu’il n’eût pas de sympathie pour sa personne, un ministre de grande envergure qui lui servait d’outil universel. « Nous avons une constitution, un gouvernement, des chambres, et tout cela s’appelle Cavour, » disait-on à Turin[2].Par sa volonté intelligente, par son infatigable persévérance, le comte de Cavour avait su donner à son pays une importance hors de toute proportion avec sa population et son armée. Il l’avait moralement grandi, non seulement aux yeux de l’Italie, mais aux yeux de l’Europe ; il l’avait imposé aux préoccupations de la diplomatie, avec le dessein arrêté de faire tourner à son profit les troubles de la péninsule et les difficultés léguées à toutes les puissances par la révolution de 1848. Dès son arrivée au pouvoir, il s’était servi des institutions libérales, en leur donnant les plus larges développemens, contre l’Autriche. Il était certain qu’elle en serait alarmée ; que, pour défendre son influence, elle blesserait la fibre italienne ; et que tous les mécontens tourneraient les regards vers Turin. C’est grâce à cette politique poursuivie sans relâche que le Piémont, un petit pays d’un peu plus de trois millions dames, était devenu le rival de l’empire des Habsbourg. Si l’Autriche avait pour elle les princes, attachés à sa politique par les liens de la parenté et par des traités secrets, la Sardaigne avait pour elle les sympathies des populations italiennes et des libéraux de toute l’Europe. Le comte de Cavour sut en tirer un merveilleux parti, et, lorsque éclata la guerre d’Orient, il eut l’inspiration d’un grand politique en prenant résolument dans l’alliance de la France et de l’Angleterre, avec une quinzaine de mille hommes, la place que l’Autriche avait malencontreusement désertée.

Ce coup de maître lui permit de siéger au Congrès de Paris. On le vit alors lutter d’habileté et d’éloquence avec les plénipotentiaires autrichiens, conserver sur eux l’avantage, et poser, malgré leur-protestations, la question italienne. Ce fut son triomphe ! La voie était désormais frayée ; La question italienne demeurerait brûlante, se mêlerait à toutes les négociations, à tous les incidens de la politique européenne. Elle était comme une plaie vive qui devait se rouvrir à chaque instant jusqu’au jour où, certain d’être Boutenu par la France, M. de Cavour pourrait exaspérer l’Autriche et la pousser dans ses derniers retranchemens, comme M. de Bismarck, à son exemple, le fit plus tard.

Il est vrai que, si ces deux politiques recouraient aux mêmes procédés, ils ne s’inspiraient pas des mêmes sentimens. M. de Bismarck, en effet, a déchaîné une guerre fratricide pour assurer à la Prusse en Allemagne l’hégémonie militaire ; il a violenté les populations, il a imposé des cessions de territoire et des indemnités de guerre à ses confédérés : « Je suis plus Prussien qu’Allemand, » disait-il au général Govone. M. de Cavour, au contraire, plus Italien que Piémontais, a fait l’Italie par la liberté, par l’attraction des idées et des sentimens. Il n’a pas eu de modèle, il est venu le premier, et ce qui fait sa grandeur et sa supériorité, c’est que dans le succès il a fait preuve de mesure ; il n’a pas été brutal. Tous les deux ont eu la fortune d’être les conseillers de deux souverains ambitieux qui ont su les comprendre, masquer leurs desseins et leur assurer les alliances nécessaires, l’un par sa grâce et sa fine bonhomie, l’autre par sa rondeur soldatesque. La Prusse avait l’empereur Alexandre dans son jeu, le Piémont avait l’empereur Napoléon III. Si M. de Cavour maintenait la question italienne ouverte, au risque de se faire écraser par l’armée autrichienne, c’est qu’il se sentait sûr d’un appui de premier ordre ; il savait qu’il avait la France derrière lui, résolue à ne jamais permettre à l’Autriche d’étendre sa domination jusqu’aux Alpes. Sa presse, savamment inspirée, avait soin d’ailleurs d’exciter et d’entretenir nos sympathies ; et, par le jeu souterrain de sa politique, il ravivait dans le cœur de Napoléon III les souvenirs du carbonaro.


II. — L’ATTENTAT D’ORSINI

Bien des symptômes indiquaient, dès le lendemain de la paix de Paris, que la question italienne ne tarderait pas à être résolue, soit violemment, soit par des négociations inspirées de l’esprit des nationalités. Les peuples et les gouvernemens semblaient être dans l’expectative de graves événemens. L’hostilité n’était nulle part, mais la netteté et la cordialité des rapports faisaient partout défaut. Ce qui ajoutait à la tension indéfinissable des relations internationales, c’était la situation inquiétante de l’empire ottoman. La guerre avait arrêté la Russie dans sa marche envahissante sur Constantinople, mais les populations chrétiennes de la Turquie, en proie à la fièvre de l’indépendance, menaçaient partout de secouer le joug musulman. L’Herzégovine et la Bosnie se soulevaient ; l’Albanie suivait le mouvement ; des conflits éclataient sur les frontières du Monténégro ; une partie de la Turquie était en proie aux luttes sanglantes et à la dévastation. Les problèmes issus de la guerre de Crimée n’étaient pas résolus ; celui des Principautés danubiennes en particulier divisait les puissances. L’Autriche, soutenue par l’Angleterre, s’opposait avec hauteur à l’union de la Moldavie et de la Valachie, favorisée par la France au nom du principe des nationalités.

De nouveaux conflits n’étaient pas improbables. Le comte de Cavour tenait les yeux braqués sur Constantinople ; les nuages qui s’y amoncelaient, le réjouissaient ; il se flattait qu’une conflagration en Orient, dont le contre-coup en Europe serait inévitable, offrirait à l’Italie les chances qu’elle guettait pour s’affranchir de la domination autrichienne. Il avait la main dans tous les comités de propagande et préparait à tout hasard un soulèvement dans la péninsule, lorsque, le 14 janvier 1858, une nouvelle tragique venait brusquement renverser l’échafaudage de ses combinaisons.

Un Italien, Orsini[3], avait attenté à la vie de l’Empereur, en lançant des bombes explosibles sous la voiture impériale, au moment où elle s’arrêtait devant l’Opéra. Le crime, par sa froide préméditation et le nombre des victimes, rappelait l’attentat de Fieschi. L’Empereur, sauvé par miracle, avait eu son chapeau traversé d’une balle et la joue atteinte par un éclat de vitre. On comptait plusieurs morts et cent deux blessés. Le cocher, les valets de pied et de nombreux sergens de ville étaient atteints, l’escorte presque décimée. Le général Roguet, assis en face de l’Impératrice[4], avait été frappé à la nuque ; plus de trente projectiles avaient perforé la voiture impériale. On ne s’expliquait pas les mobiles du crime ; on se demandait ce qu’était ce sinistre coup de main, d’où il venait, quelles conséquences il allait avoir. On comprenait mal que la révolution eût traîne la mort du souverain qui s’efforçait de satisfaire ses revendications en introduisant dans le droit international la politique des nationalités.

M. de Cavour fut consterné en recevant le récit de cette catastrophe. Il écrivit aussitôt au prince de la Tour d’Auvergne pour lui exprimer la profonde horreur que lui inspirait l’exécrable attentif et la reconnaissance qu’il éprouvait pour la Providence, qui avait vu préserver des jours si précieux pour le bonheur de la France… Le pays tout entier, ajoutait-il, partagera, j’en suis sûr, les sentimens que je viens de vous exprimer, car tous les jours il apprécie davantage les bienfaits de l’alliance de nos deux souverains et ressent pour votre auguste empereur une plus grande vénération et une plus sincère gratitude. » Le Roi, de son côté, envoya le général della Rocca à Paris, avec une chaleureuse lettre de félicitations.

À l’indignation que le crime inspirait à la cour de Turin, s’ajoutait la crainte qu’il ne compromît, ayant été perpétré par un Italien, l’alliance avec la France. Ne ferait-on pas remonter la responsabilité du forfait aux excitations de la politique piémontaise, à ses compromissions avec la révolution ? L’Empereur, l’un des rares hommes en France dévoués de cœur à la cause italienne, ne ferait-il pas un retour sur lui-même, et ne considérerait-il pas l’attentat, suivant de si près celui de Pianori et le complot de l’Opéra-Comique, comme un avertissement providentiel pour l’arrêter dans la voie où il s’était engagé ? Ne se détournerait-il pas d’un pays qui reconnaissait ses sympathies par des tentatives d’assassinat sans cesse renouvelées ?

Ces appréhensions étaient fondées, car, partout en Europe, on reprochait au cabinet de Turin ses connivences avec les révolutionnaires. En France, les journaux le prirent directement à partie. Le gouvernement impérial somma M. de Cavour d’expulser tous les réfugiés auxquels il donnait asile. Il demanda que la presse fût étroitement surveillée et que les attaques contre l’Empereur et son gouvernement fussent poursuivies d’office. On perdit à Paris tout sang-froid. Les mesures qu’on prit à l’intérieur : la substitution du général Espinasse à M. Billault avec le titre de ministre de la Sûreté générale, l’arrestation des suspects, les suppressions de journaux, la division de la France en cinq grands commandemens militaires, tout indiqua que la mise en demeure adressée au gouvernement sarde ne se bornerait pas à des notes diplomatiques.

M. de Cavour passa de mauvais momens ; il connut les angoisses patriotiques. Ses perplexités étaient grandes ; satisfaire aux réclamations de la France, expulser des Italiens, supprimer d’initiative des journaux piémontais ; ne serait-ce pas rompre avec le sentiment national, et même avouer implicitement une secrète solidarité avec les assassins ? Et, d’un autre côté, résister aux réclamations du gouvernement impérial, justement alarmé, n’était-ce pas engager la lutte du pot de terre contre le pot de fer et se fermer à jamais l’alliance sans laquelle on ne pouvait rien ? M. de Cavour chercha à détourner le calice ; il s’efforça de nous tranquilliser en nous demandant d’avoir confiance en lui ; il se justifia en accusant Rome ; à l’entendre, la mauvaise administration pontificale était la cause de tout, elle démoralisait les Romagnes, dont le rebut venait échouer dans le Piémont. Les origines du mal importaient peu, à ce moment, au gouvernement de l’Empereur ; ce qu’il voulait, c’était une répression implacable contre les fauteurs de désordre. Or, le cabinet de Turin ne se souciait pas de se lier les mains, notamment par une mesure législative qui pouvait lui imposer l’obligation de poursuivre d’office non seulement les attaques dirigées contre l’empereur des Français, mais aussi les insultes adressées au roi de Naples et à l’empereur d’Autriche, qu’il avait intérêt à ne pas ménager. Il ne voulait pas se dessaisir de l’arme dont il se servait pour mettre ces souverains aux prises avec la révolution. Là était le nœud de la difficulté. « Je ne vous demande pas, disait M. de Cavour, votre intervention officielle dans chaque cas particulier, mais mettez-moi légalement à couvert en m’adressant une requête générale et je poursuivrai d’initiative. » À Paris, on n’entendait pas de cette oreille ; le prince de la Tour d’Auvergne, encore sous l’impression de l’acquittement scandaleux de la Raggione, qui avait déversé l’injure sur la France et sur son souverain, maintenait ses exigences. Son altitude exaspérait Victor-Emmanuel et son ministre. « La conduite de La Tour d’Auvergne, écrivait M. le Cavour au marquis de Villamarina, a déjà fait plus de mal à l’alliance que tous les journaux rouges n’ont pu lui en faire depuis deux ans. S’il continue de la sorte, il rendra le gouvernement de l’Empereur plus impopulaire que celui de l’Autriche. Buol et l’archiduc Maximilien, à Milan, sont plus concilians et plus aimables avec nous que La Tour d’Auvergne. Comment ne s’aperçoit-on pas à Paris que l’Autriche pousse la France contre le Piémont pour pouvoir se réconcilier avec nous ! L’alliance française est la base de notre politique, nous ne ferons rien qui puisse l’ébranler, mais qu’on ne nous demande pas ce qui est contraire à notre dignité. Je ne saurais prévoir un refus de Walewski, à moins qu’il n’ait le parti pris de nous créer des embarras et de me forcer de céder la place aux codini, qui, croyez-le bien, détestent l’Empereur plus que les rouges. »

Le Roi.de son rote, écrivait au général della Rocca en mission extraordinaire à Paris : « Tâchez de donner toutes ces explications à l’Empereur. Elles doivent servir à confuter (sic) et à détruire le mauvais effet de ce qu’écrit La Tour d’Auvergne ; c’est un scélérat, à qui j’ai déjà donné deux bonnes perruques (sic) ; mais il veut se faire du mérite à tout prix avec Walewski : laissez comprendre à ce dernier que je ne suis pas content de la manière qu’on traite tout ceci, ni de ses consuls. » Le Roi et son ministre savaient fort bien que le prince de la Tour d’Auvergne était le plus galant homme de la terre, un esprit charmant, affable, et d’une rare correction. S’ils le traitaient de scélérat et dénonçaient à l’Empereur ses relations avec les codini, « ses pires ennemis, » c’est parce que, demeuré fidèle à nos traditions, il ne se prêtait pas aveuglément au jeu de leur politique.


III. — LE TESTAMENT D’ORSINI

Les rapports étaient fort tendus entre Paris et Turin ; il semblait que l’Empereur désabusé voulût répudier la politique révolutionnaire des nationalités et revenir aux principes d’ordre et d’autorité auxquels il avait solennellement adhéré, à son avènement au pouvoir. Que deviendrait alors le Piémont privé de l’appui de la France ? Il avait rompu avec l’Autriche ; l’Angleterre liait partie en Orient avec le comte Buol ; le cabinet de Pétersbourg et le cabinet de Berlin réprouvaient les tendances du gouvernement sarde. Condamné à l’isolement diplomatique, le Piémont allait perdre en Europe le rang que lui assurait notre alliance.

Les craintes de M. de Cavour avaient d’autant plus de fondement qu’Orsini avait avoué, dans le cours de son interrogatoire, lui avoir offert ses services, peu de mois avant l’attentat. M. de Cavour, certes, ne pouvait en être rendu responsable ; il n’avait pas à se justifier. Nul plus que lui n’était intéressé à la vie de l’Empereur, car il le tenait pour l’instrument prédestiné à la délivrance de l’Italie. Il n’en crut pas moins devoir s’expliquer. « Orsini, écrivait-il au marquis de Villamarina, ayant parlé dans son interrogatoire d’une lettre qu’il m’a adressée, je vous en envoie copie ; elle a été écrite l’an dernier, à l’époque où l’Autriche retirait sa légation de Turin, et où l’on croyait les hostilités imminentes. La lettre fait honneur à Orsini ; il m’offrait son concours d’une manière franche et sans réserve. Je ne lui ai pas répondu, ne voulant pas avoir de rapports avec le parti révolutionnaire et parce que je ne croyais pas convenable de repousser d’une manière brusque des propositions inspirées par un sentiment généreux. Vous prouverez en communiquant cette lettre combien notre conduite a toujours été franche, loyale. Certes, si le gouvernement avait eu la moindre pensée révolutionnaire, Orsini eût été un agent précieux. Si nous n’avons pas accepté ses offres, c’est qu’alors comme à présent, nous ne voulions combattre l’Autriche et défendre la cause italienne qu’avec des aimes honnêtes et avouables[5]. » Ces nobles protestations, il devait les oublier à peine formulées, car, peu de semaines après, il écrivait àM.de Villamarina : « Donnez à entendre à Klapka que je suis revenu de mon voyage (à Plombières) très préoccupé de la question d’Orient ; que j’en ai rapporté la conviction que tôt ou tard elle amènerait une collision entre la France et l’Autriche ; que, par conséquent, il faut envisager l’éventualité d’une guerre ; qu’il faut que l’Italie et la Hongrie s’y préparent et se mettent d’accord pour s’assister réciproquement ; vous amènerez Klapka à énoncer le désir de venir causer avec moi et vous l’encouragerez à venir à Turin[6]. » Conférer avec Klapka pour préparer le soulèvement révolutionnaire de la Hongrie, ce n’était peut-être pas bien rigoureusement « combattre l’Autriche et défendre la cause italienne avec des armes avouables. » Il est heureux pour les hommes d’État que les philosophe aient imaginé la théorie des deux morales !

Aux tourmens patriotiques du ministre piémontais s’ajoutaient des préoccupations personnelles. Il appréhendait qu’à Paris, on ne complotât sa chute. Ses correspondances traduisent ses craintes : « Si je ne savais pas, écrivait-il au marquis de Villamarina, que la colère est mauvaise conseillère, les discours que vous a tenus Walewski m’en eussent convaincu ; ses reproches sont sans fondement ; nous avons pris des mesures bien autrement énergiques que les Belges et les Suisses : il est possible qu’on veuille me perdre, mais on ne me rendra pas inconséquent avec mes principes. Je vous préviens que La Tour d’Auvergne est très mal inspiré ; il voit fréquemment les agens les plus actifs de l’extrême droite. »

M. de Cavour, voyant ses plans déçus, recourait à tous les moyens pour regagner la bienveillance des Tuileries ; à ce moment, parut au Moniteur une lettre d’Orsini à Napoléon III, datée de Mazas, 21 lévrier ; Jules Favre, son défenseur, avait été autorisé à la lire en pleine cour d’assises. « Il faut rendre l’Italie indépendante et dénouer ses chaînes, disait l’accusé. L’Empereur peut le faire ; de sa volonté dépendra le bonheur ou le malheur de ma patrie, la vie ou la mort d’une nation à laquelle l’Europe est redevable de sa civilisation. Telle est la prière que du fond de mon cachot j’ose adresser à V. M. Je l’adjure de rendre à ma patrie l’indépendance que ses enfans ont perdue par le fait des Français. Qu’elle se rappelle que, tant que l’Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l’Europe et celle de V. M. ne seront qu’une chimère. Que V. M. ne repousse pas la voix suprême d’un patriote sur les marches de l’échafaud, qu’elle délivre ma patrie, et les bénédictions de vingt-cinq millions d’Italiens suivront votre nom dans la postérité[7] ! »

Que signifiait cette étrange publication ? On n’y comprit rien à Turin. Sommer le gouvernement piémontais, à propos d’un attentat, de pourchasser les réfugiés, d’édicter des lois répressives contre les journaux, et puis transformer l’auteur de cet attentat en héros, c’étaient là des actes contradictoires, qui portaient presque l’empreinte de la démence. M. de Cavour s’empressa de le faire ressortir dans une dépêche au marquis de Villamarina. « La lettre d’Orsini à l’Empereur, disait-il, lue en pleine audience avec l’approbation formelle du haut personnage auquel elle est adressée, a produit chez nous un immense effet. Elle le produira de même à un plus haut degré dans toute l’Italie. Cette lettre place Orsini sur un piédestal d’où il n’est plus possible de le faire descendre. Elle transforme l’assassin en un martyr qui excite la sympathie de tous les Italiens et l’admiration des gens qui sont loin d’appartenir à la secte de Mazzini. À Paris, on ne saurait juger de cet effet prodigieux ; mais ceux qui vivent sur le terrain brûlant de l’Italie, au milieu des passions et des colères qu’excitent dans tous les cœurs généreux l’Autriche et le Pape, ne sauraient concevoir qu’il en fût autrement. Des Romagnols modérés m’ont dit, hier, que cette lettre aura dans leur pays un retentissement énorme et pour effet certain de populariser l’idée du régicide. La position faite à Orsini par l’Empereur lui-même rend notre tâche cent fois plus difficile. Comment combattre avec succès l’apologie du régicide, lorsqu’on France, on s’étudie à le rendre intéressant par des moyens autrement efficaces que les mauvais articles des journaux ? Le Roi est très affligé de cette malencontreuse publication et des embarras qu’elle va créer à son gouvernement. »

Le mystère ne tarda pas à s’éclaircir. Peu de jours après, l’Empereur fît communiquer à M. de Villamarina, avec prière de les transmettre à son ministre, tous les papiers d’Orsini et entre autres une seconde lettre, sous forme testamentaire, que le condamné avait écrite en apprenant, peu d’instans avant l’expiation suprême, l’insertion au Moniteur de sa première supplique. « La publication de ma lettre, disait Orsini, est une preuve de la générosité de V. M. Elle me prouve que les vœux qui y sont exprimés en faveur de ma patrie trouvent un écho dans son cœur. Les sentimens de sympathie de V. M. pour l’Italie ne sont pas pour moi une mince consolation avant de mourir. Dans quelques heures je ne serai plus, mais, avant de rendre le dernier souffle vital, je veux qu’on sache que l’assassinat, de quelque voile qu’il se couvre, n’entre pas dans mes principes, bien que, par une fatale aberration mentale, je me sois laissé entraîner à organiser l’attentat du 14 janvier. Que mes compatriotes, au lieu de recourir au système de l’assassinat, le rejettent loin d’eux, qu’ils sachent que la rédemption ne peut être conquise que par L’abnégation, par une constante unité d’efforts, de sacrifices, qualités qui seules peuvent rendre l’Italie libre et indépendante[8]. »

Le ministre piémontais ne se méprit pas cette fois sur la pensée secrète de Napoléon III : ce n’était pas pour son édification personnelle que les papiers du supplicié lui avaient été communiqués, mais pour servir d’enseignement à l’Italie, pour la détourner du régicide et lui faire comprendre que celui qui avait conspiré dans les Romagnes en 1831 restait fidèle à ses engagerons. Il était dit que le crime du 14 janvier serait le point de départ mystérieux de la guerre d’Italie.

Le 1er  avril, les papiers envoyés de Paris parurent en tête de la Gazette piémontaise. L’émotion fut profonde ; en raison de la date, on crut tout d’abord à une mystification. Le prince de la Tour d’Auvergne, qui, la veille encore, avait eu des explications aigres-douces avec Cavour au sujet du peu d’empressement qu’il mettait à sévir contre le Peuple italien, le journal de Mazzini, fut stupéfait en apprenant l’origine de ces surprenantes révélations.

Très circonspect, car il se sentait sur un terrain scabreux, il se borna à constater, dans sa correspondance, sans émettre aucune appréciation personnelle, que la publication des documens dans la gazette officielle de Turin « avait excité un très grand étonnement et donné lieu à de nombreux commentaires. »

Les Italiens ont l’entendement subtil : leur patriotisme affiné déchiffre rapidement les énigmes les plus compliquées. Ils ne s’y trompèrent pas ; ils virent dans les lugubres publications de la gazette officielle un signe d’intelligence, un mystérieux encouragement à leurs espérances, parti des Tuileries. Ils en conclurent que leur étoile, après de séculaires éclipses, allait reparaître, et que la fortune, si longtemps inclémente, les comblerait dorénavant de ses prodigalités.

Le cabinet britannique avait été, comme tous les gouvernemens en Europe, frappé de l’insertion en quelque sorte simultanée au Moniteur et dans la Gazette officielle piémontaise des papiers d’Orsini ; il n’avait pas échappé à la vigilance de sa diplomatie qu’un rapprochement marqué s’opérait entre Paris et Turin. Le prince Albert, toujours à l’affût de ce qui se passait aux Tuileries, se plaisait à prêter à Napoléon III les plus noirs desseins. « Je crains, écrivait-il le 20 avril au baron de Stockmar, que l’Empereur ne médite quelque coup de théâtre italien qui lui servirait de paratonnerre. Depuis l’affaire Orsini, il est tout à fait favorable à l’indépendance italienne ; seulement le Pape et le Concordat l’embarrassent. Un conflit entre la Sardaigne et Naples pourrait, sans qu’il eût l’air d’y être pour quelque chose, mettre le feu à l’Italie. Le combustible est prêt et en si grande abondance qu’il suffirait pour allumer un incendie capable de s’étendre jusqu’à l’Allemagne. »


IV. — LES PROLÉGOMÈNES DE L’ALLIANCE ET L’ENTREVUE DE PLOMBIÈRES

Le comte de Cavour avait maintenant le vent en poupe. L’Empereur qui, sous une forme cabalistique, venait de lui laisser entrevoir ses desseins, ne devait pas tarder à lui révéler sa pensée tout entière. Dans le courant d’avril, un familier du Palais-Royal, M. Bixio. remit, dit-on, à la légation de Sardaigne, très mystérieusement, tout un plan d’alliance entre la France et le Piémont, dirigé contre l’Autriche et la condamnant à disparaître de la péninsule pour faire place à une confédération italienne. Le prix de l’alliance française qui assurait ainsi la Lombardie au Piémont était stipulé ; mais il sortait du domaine de la politique : c’était la main de la fille du roi Victor-Emmanuel donnée au prince Napoléon-Jérôme. Le drame italien, à l’encontre des comédies, devait débuter par un mariage.

La réalité se substituait aux conjectures ; on se trouvait, cette fois, en face d’ouvertures formelles. M. de Cavour voulut en avoir le cœur net ; il s’empressa de répondre à la mystérieuse communication. Il envoya à Paris un secrétaire de son cabinet, qu’il avait lui-même stylé pour en faire l’agent intime de sa politique extérieure. Ce furent les premiers pas de M. Constantin Nigra dans la carrière diplomatique. Il débuta dans l’ombre, inconnu de tous, avant d’apparaître subitement, sans passé appréciable, au grand jour et au premier rang. Son tact, le charme de sa personne, son savoir, la rectitude et la promptitude de son jugement l’avaient désigné au choix de son chef ; ses brillantes qualités devaient lui assurer la faveur inaltérable de l’Empereur et de l’Impératrice. À tous ses mérites extérieurs, faits pour plaire et séduire, M. Nigra ajoutait l’art de rester maître de sa parole et de provoquer des confidences sans livrer son secret. Accrédité officiellement aux Tuileries et familièrement au Palais-Royal, dont les diapasons étaient rarement d’accord ; mêlé aux affaires les plus délicates dans les momens les plus critiques ; obligé d’interpréter parfois une politique pleine de réticences, il eut la rare fortune ou l’extrême habileté de ne jamais se compromettre. Son action diplomatique a été souvent discutée par notre patriotisme déçu, mais la sincérité de ses sympathies personnelles pour la France n’a jamais été mise en question.

M. Nigra revint à Turin, convaincu qu’on était tout disposé à lier partie avec le Piémont. M. de Cavour brûlait d’impatience de conférer avec l’Empereur ; il était tout prêt à partir pour Paris. Mais Napoléon III sacrifiait au romanesque ; il préférait aux chemins battus les sentiers sous bois ; son imagination le reportait aux temps où dans les Romagnes, surveillé et traqué par la police pontificale, il préparait en secret l’affranchissement de l’Italie. C’est sur le versant des Vosges, au centre d’une silencieuse forêt, que devait se décider le sort de l’Europe[9].

Au mois de juin, les projets caressés par l’Empereur étaient arrivés à maturité. Il importait de leur donner corps dans d’intimes pourparlers ; l’heure était venue de s’expliquer à cœur ouvert et directement avec le conseiller de Victor-Emmanuel sur les moyens de les mettre à exécution.

L’Empereur envoya à Turin un personnage de son intimité, le Dr Conneau, pour compléter les explications préliminaires échangées avec M. Nigra et pour concerter un rendez-vous. Le Dr Conneau, d’origine niçoise et marié à une Corse, passait pour un italianissime. Il avait été le médecin de la reine Hortense et avait partagé la captivité de Louis-Napoléon à Ham. Silencieux, intègre, il restait blotti dans le cabinet de l’Empereur ; on l’appelait le chat de la maison. Il fut convenu que M. de Cavour, dans les premiers jours de juillet, prétexterait sa santé pour faire un voyage en Suisse, et que de là il partirait dans le plus strict incognito pour Plombières. Tout fut combiné et réglé comme dans un savant mélodrame.

Macaulay, dans son Essai sur Machiavel, a tracé du politique italien du XVIe siècle un saisissant portrait : « Des plans d’ambition, dit-il, occupent toute son âme, et cependant il n’a sur son visage et dans son langage qu’une modération philosophique. Chacun de ses regards contient un sourire cordial, chacun de ses gestes est une caresse familière. Jamais il n’excite le soupçon de son ennemi par de petites provocations. Son dessein ne se dévoile que lorsqu’il est accompli. Son visage est calme, ses discours sont courtois jusqu’au jour où la vigilance s’endort, où l’adversaire se découvre, où l’occasion de viser sûrement se présentent alors il frappe pour la première et la dernière fois. » Tel était l’homme, peint à grands traits, sur un modèle des temps passés, avec lequel l’Empereur, faible rêveur, allait débattre, sans confident, loin de tous regards, les desseins qu’il caressait et qui dans sa pensée devaient du même coup assurer l’affranchissement de l’Italie et la grandeur de la France.

Le comte de Cavour se conforma strictement au programme qui lui était tracé. « Son visage ne trahit aucune émotion, il n’excita le soupçon de personne, son dessein ne se dévoila que lorsqu’il fut accompli. » Il donna le change à ses meilleurs amis ; pour les dérouter, il dépassa même la mesure, en protestant, sans y être forcé, contre toute idée d’aller en France et en maudissant la politique. « Si j’allais en France en ce moment, écrivait-il à Mme de Circourt, le 15 juillet, à la veille de son départ, mon voyage donnerait lieu à des commentaires ; j’irai en Suisse respirer l’air frais des montagnes, loin des hommes qui ne pensent qu’à la politique. » Et à peine cette lettre était-elle expédiée qu’il se mettait en route et s’appliquait, en franchissant les Alpes, à faire perdre sa piste. « J’ai passé par Chambéry, écrivait-il à un de ses collègues du ministère, et j’ai eu la chance de n’y être pas sifflé ; c’est tout ce que je pouvais espérer. » Le 20 juillet, il arrivait à Plombières : l’Empereur lui fit un chaleureux accueil et le retint à déjeuner. L’entretien s’engagea sur l’heure ; il fut repris en sortant de table. Vers le soir, l’Empereur fit monter son hôte à côté de lui dans son phaéton et l’emmena dans les bois, loin de toute oreille indiscrète. Ce fut au cours de ce tête-à-tête qu’ils échangèrent leurs idées et concertèrent leurs plans. Napoléon III, si renfermé avec ses entours, témoigna au ministre piémontais une confiance sans limites ; il se livra à lui sans restrictions, lui traçant la marche à suivre pour pousser l’Autriche dans ses derniers retranchemens et lui laisser l’odieux et la responsabilité de l’agression. Tout fut convenu entre eux, jusqu’à l’organisation des comités révolutionnaires ; on arrêta les conditions de l’alliance.

Confiant en son étoile et se croyant de force à diriger les événemens au gré de sa volonté, Napoléon III s’engagea à défendre le Piémont contre les attaques de l’Autriche et à laisser se constituer au nord de la péninsule, au profit de Victor-Emmanuel, un État de dix millions d’habitans. L’Italie affranchie jusqu’à l’Adriatique devait former une confédération sous la présidence honoraire du Pape. Il eut soin toutefois de se réserver le choix du moment, car il n’entendait pas subordonner sa politique et son armée aux convenances d’un ministre audacieux. En échange de nos sacrifices et de son agrandissement, Victor-Emmanuel nous rembourserait les frais de la guerre, et, pour nous donner un gage contre les dangers éventuels d’un agrandissement aussi considérable, il nous fournirait des garanties militaires en cédant à la France Nice et la Savoie. Le mariage de la princesse Clotilde avec le prince Napoléon-Jérôme, subordonné au consentement du Roi et à la signature d’un traité offensif et défensif, devait être le gage d’une indissoluble alliance entre la France et le Piémont.

Telles étaient les bases du pacte débattu entre Napoléon III et le ministre piémontais, et qu’un acte secret, signé le 16 décembre 1858, suivi du traité ostensible du 18 janvier 1859, sanctionnèrent solennellement.

On verra, dans le cours de ce récit, combien ce document secret devait peser à M. de Cavour. Le baron de Talleyrand, le successeur du prince de la Tour d’Auvergne, n’aura qu’à l’invoquer pour avoir raison de tout mauvais vouloir. M. de Cavour en sera importuné à ce point qu’il nous priera instamment de n’en pas faire mention dans le traité de cession de Nice et de la Savoie. Il ira même jusqu’à réclamer l’incinération des deux instrumens échangés entre Victor-Emmanuel et Napoléon III, afin qu’il ne reste aucune trace des engagemens pris. C’est ainsi que l’Espagne, avant de se prêter à la signature de la paix des Pyrénées, réclama de Mazarin l’anéantissement d’une convention secrète qui, trois ans auparavant, avait fait litière du prince de Condé.

Mais il ne s’agissait pas, cela est évadent, d’une transaction territoriale, d’un marché, comme on l’a prétendu depuis lors en Italie, excluant toute reconnaissance pour les services rendus. Assurer au Piémont les plus belles provinces de la péninsule, élever sa population de trois à dix millions d’âmes, lui sacrifier cinquante mille hommes et 500 millions, et exposer les destinées de la France, en échange d’un petit agrandissement de territoire comportant quelques centaines de mille habitans, eût été un marché de dupes. Le traité, en réalité, n’avait en vue que l’affranchissement de l’Italie, l’agrandissement de la maison de Savoie, pour assurer à jamais l’exclusion de l’Autriche de la péninsule. Dans toutes les négociations intervenues entre Louis XIV et Victor-Amédée II, au sujet du Milanais, après la ligue d’Augsbourg et pendant la guerre d’Espagne, la France s’était toujours réservé le comté de Nice et la Savoie. En stipulant des garanties similaires, l’Empereur se conformait aux traditions de notre politique. Il eût trahi les intérêts de son pays, si, en créant au delà des Alpes un grand royaume, il ne s’était pas préoccupé de la sécurité de nos frontières. Encore ne s’est-il prémuni qu’incomplètement contre une agression éventuelle, en laissant au Piémont les passages des Alpes, transformés aujourd’hui en points d’attaque par un système de forts, et en ne portant pas notre ligne de défense, dans le comté de Nice, jusqu’à Vintimille[10]. M. de Cavour, il est vrai, a déclaré depuis lors qu’il ne s’y serait pas prêté. Mais que seraient devenues ses combinaisons s’il s’était trouvé en face d’une condition sine qua non ? Eût-il, pour l’amour de Vintimille, renoncé à l’affranchissement de l’Italie ?


V. — LE COMTE DE CAVOUR A BADEN

Arrivé à Plombières en zigzag par des chemins détournés, comme un conspirateur qui craint d’être reconnu, M. de Cavour en repartait, trente-six heures après, par la grande route, la tête haute, le visage épanoui. Tout à la joie, il emportait dans son portefeuille, suivant son expression, « du noir sur du blanc. » Au lieu de regagner directement et hâtivement la capitale du Piémont, il se dirigea sur Baden, le rendez-vous de l’Europe élégante et bruyante. Il se mêlait aux princes et aux diplomates, s’appliquant à faire leur conquête, à pressentir leurs tendances : s’il ne leur révéla pas son secret, il leur laissa entendre, par des paroles ambiguës, par ses allures conquérantes, que son heure était venue. Il provoqua leurs confidences pour s’assurer si, dans l’éventualité d’une guerre contre l’Autriche, on pourrait, comme l’affirmait Napoléon III, compter réellement sur le concours de la Russie et la neutralité de la Prusse. Il était de ceux qui ne sont convaincus que lorsqu’ils ont vu et entendu.

Sa plume ne chôma pas. En feuilletant les six volumes de sa correspondance, on trouve sur son odyssée, à côté de regrettables lacunes, de très précieux renseignemens. Sa première épître est écrite au sortir de ses entretiens avec Napoléon III ; elle est adressée au ministre sarde à Paris, le marquis de Villamarina[11]. C’est une lettre destinée à être lue, car il l’expédie par la poste. Aussi parle-t-il avec emphase des bontés dont il a été comblé et des promesses qu’il a recueillies : « L’Empereur, dit-il, m’a promis de ne jamais m’abandonner. » Il ne souffle mot de Baden ; il prétend, au contraire, que son itinéraire n’est pas encore arrêté. Il craint évidemment d’effaroucher l’Empereur en lui apprenant que, sous l’impression encore chaude de ses confidences, il a voulu attirer sur lui les regards de la diplomatie européenne dans une ville d’eaux éminemment cosmopolite. Mais son parti est pris : sa tactique sera désormais de compromettre son allié pour l’empêcher de reculer. À peine a-t-il paru dans la vallée d’Oos, que des télégrammes annoncent à toute l’Europe son voyage à Plombières et que ses journaux font ressortir l’importance de ses pourparlers avec Napoléon III. « La présence du comte de Cavour à Plombières, dit l’Opinione, est le grand événement du jour. Les organes autrichiens ne s’y trompent pas ; ils en sont terrifiés. ils essayent, il est vrai, d’en atténuer la signification ; vains efforts ! Sans vouloir pénétrer les mystères de l’entrevue, il est permis de considérer le voyage de M. de Cavour, entrepris sur l’invitation formelle de Napoléon III, comme une réponse catégorique faite à la diplomatie autrichienne, qui avait cru devoir demander des explications sur la publication des papiers d’Orsini par la Gazette piémontaise. L’entrevue prouve que nous n’avions pas tort d’affirmer que cette publication n’était pas le résultat d’une indiscrétion, mais bien le fait d’une intime entente du cabinet de Turin avec celui de Paris. »

Le secret de l’entrevue si savamment combinée, vingt-quatre après, était celui de la comédie.

M. de Cavour, en arrivant à Baden, fut servi à souhait ; il y trouva le prince de Prusse, qui allait être proclamé régent[12] ; le baron de Manteuffel, dont il avait fait la conquête au Congrès de Paris ; le roi de Wurtemberg, ce Nestor des souverains ; et la grande-duchesse Hélène, une Egérie politique. Un essaim de diplomates les entourait : on eût dit un congrès réuni tout exprès pour lui permettre d’exposer ses idées et de mesurer l’animosité qu’un chacun portait à l’Autriche. « La susceptibilité de ses nerfs et l’activité de son imagination le portaient à entrer en sympathie avec les émotions d’autrui[13] » : il n’eut pas de peine à sympathiser avec celles des Russes et des Prussiens, qui ne les dissimulaient pas ; les premiers se souvenaient de la guerre de Crimée ; les seconds se rappelaient Olmütz. Il releva des amertumes mal contenues dans le langage du régent ; il eut la satisfaction de constater que les entours du prince, malgré leurs divisions, caressaient ses préventions. « Tous, écrivait M. de Cavour à M. de Villamarina, M. de Manteuffel, les libéraux et les féodaux, laissent percevoir des velléités d’agrandissement en Allemagne, et tous se montrent plus ou moins favorables à l’Italie. »

M. de Cavour n’avait pas perdu son temps. Ses jalons étaient posés, il tenait l’alliance française et ne mettait plus en doute l’assistance diplomatique de la Russie et l’impassibilité éventuelle et calculée de la Prusse.

Avant de quitter la vallée d’Oos, il résuma en quelques pages rapides, en date du 24 juillet, adressées à son ami le général Alphonse La Marmora, ses arrangemens avec Napoléon III et entretiens avec les personnages de marque rencontrés à Baden. « J’ai écrit au Roi, disait-il, une très longue relation (40 pages environ) sur le résultat de mes conférences avec l’Empereur, que j’expédierai à Turin par un attaché à la légation de S. M. à Berne. Je désire que le Roi te la fasse lire, car il me semble qu’elle résume tout ce que l’Empereur m’a dit de notable dans des conversations qui n’ont pas duré moins de huit heures. Voici grosso modo ce dont il a été convenu : 1o  l’État de Massa et Carrara sera la cause ou le prétexte de la guerre ; 2o  le but de la guerre sera de chasser les Autrichiens de l’Italie et de constituer le royaume de la Haute Italie, composé de toute la vallée du Pô, des Légations et des Marches ; 3o  cession de la Savoie à la France ; celle du comté de Nice est en suspens ; 4o  l’Empereur se croit sûr du concours de la Russie et de la neutralité de l’Angleterre et de la Prusse.

« Toutefois, l’Empereur ne se fait pas illusion sur les ressources militaires de l’Autriche, sur sa ténacité, sur la nécessité de l’abattre, pour en obtenir la cession de ses provinces. Il me dit que la paix ne sera signée qu’à Vienne et que, pour atteindre ce but, il faut préparer une armée de 300 000 hommes ; il enverra 200 000 combattans en Italie ; il demande 100 000 Italiens.

« L’Empereur est entré dans de nombreux détails sur les choses de la guerre, qu’il me charge de te communiquer ; je te les rapporterai de vive voix. Il paraît avoir étudié la question mieux que ses généraux ; ses idées me semblent justes.

« Il parle aussi du commandement, de la conduite à tenir avec le Pape, du système d’administration à établir dans les pays occupés, des moyens de finance, en un mot de toutes les choses essentielles à notre grand projet. En tout nous avons été d’accord.

« Le seul point non résolu est celui du mariage de la princesse Clotilde. Le Roi m’avait autorisé à conclure, si l’Empereur devait en faire une condition sine qua non de l’alliance. L’Empereur n’ayant pas poussé si loin ses exigences, en honnête homme je n’ai pas pris l’engagement. Mais je suis resté convaincu qu’il attache à ce mariage une très grande importance, et, comme de lui dépend le succès final de l’alliance, ce serait une erreur, et une erreur très grave, de s’unir à l’Empereur, et en même temps de lui faire une offense qu’il n’oublierait jamais. Il y aurait ensuite à craindre que le prince Napoléon, qui a du sang corse dans les veines, ne devînt, au sein de ses conseils, notre ennemi implacable. J’ai écrit au Roi avec chaleur, le priant de ne pas livrer au hasard la plus belle entreprise des temps modernes, par des scrupules aristocratiques. Je te prie, au cas où il te consulterait, de joindre ta voix à la mienne. Qu’on ne tente pas une entreprise, qui peut mettre en péril la couronne de notre Roi et la destinée du pays ; mais, si on la tente, pour l’amour du ciel, qu’on ne néglige rien de ce qui peut en assurer le succès final, J’ai quitté Plombières avec la plus grande sérénité d’esprit. Si le Roi consent au mariage, j’ai la confiance, et je dirai presque la certitude, qu’avant deux ans, tu entreras à Vienne à la tête de nos troupes victorieuses.

« Toutefois, pour m’assurer si l’Empereur ne se faisait pas d’illusion sur l’attitude éventuelle des grandes puissances, je suis venu à Baden où se trouvent réunis des rois, des princes et des ministres de tous pays. J’ai été bien inspiré, puisqu’en moins de vingt-quatre heures, je me suis entretenu avec le roi de Wurtemberg, le prince royal de Prusse, la grande-duchesse Hélène, le baron de Manteuffel et plusieurs diplomates russes et allemands. Si je m’en tiens à ce que m’ont dit la grande-duchesse et un Russe fort avisé, on pourrait compter sur la coopération armée de la Russie. La grande-duchesse va jusqu’à dire que, si la France s’alliait au Piémont, la nation russe contraindrait son gouvernement a se joindre à nous. « Si vous avez à vos côtés, m’a dit M. X…, un chasseur de Vincennes, comptez que, de l’autre, vous aurez un soldat de notre garde. »

« Quant à la Prusse, je crois, bien qu’elle ressente une grande antipathie pour l’Autriche, qu’elle restera hésitante et incertaine jusqu’à ce que les événemens la poussent irrésistiblement à prendre part à la lutte. Je n’ai plus le temps de continuer. Mais ce que je viens de dire te prouvera que je n’ai pas perdu mon temps, et que mon voyage ne peut pas compter pour des vacances. Adieu, j’espère toujours te voir à la frontière. »


VI. — LE RAPPORT DU COMTE DE CAVOUR À VICTOR-EMMANUEL SUR L’ENTREVUE DE PLOMBIÈRES

Ce fut sur la table d’une auberge que le comte de Cavour rendit compte à son roi de ses longs entretiens avec, Napoléon III. Son rapport est une amplification de la lettre qu’on vient de lire. Bien que volumineux, il a dû être écourté, car il ne comprend qu’une vingtaine de pages, au lieu des quarante annoncées au général La Marmora.

Les questions les plus importantes, sauf celle du mariage du prince Napoléon avec la princesse Clotilde, n’y sont traitées que sommairement. La curiosité est vivement excitée sans être pleinement satisfaite. On a peine à croire que l’Empereur ait fait aussi prestement bon marché de la papauté et que de but en blanc il ait offert, sans réserve, au Piémont les Légations et les Marches. Il caressait, sans doute, l’idée d’un vicariat laïque, mais il ne poursuivait pas l’annexion des États du Saint-Siège à la Sardaigne ; il rêvait la transformation du pouvoir temporel et non sa disparition.

On regrette encore que M. de Cavour, trop prolixe sur le chapitre du mariage, se soit montré aussi sobre d’explications sur les questions principales, qu’il n’ait pas mieux fait ressortir la façon dont elles ont été amenées et débattues. On ne peut se rendre compte d’une négociation que par la reproduction en quelque sorte textuelle des paroles échangées, surtout lorsqu’il s’agit d’affaires d’importance, où chaque mot a sa portée et révèle la pensée du négociateur.

À en juger par le rapport du comte de Cavour, il semblerait qu’il n’ait rien sollicité, rien promis, que tout lui ait été spontanément offert. Il se borne à dire « qu’après de longs entretiens sur l’organisation de l’Italie, dont il croit devoir épargner le récit au Roi, on est tombé d’accord sur tous les points. » Il reconnaît toutefois, — il l’oubliera à Villafranca, — que les bases de l’entente ne sont pas absolues, qu’elles sont susceptibles d’être modifiées par les événemens de la guerre. La vallée du Pô, ajoute-t-il, la Romagne et les Légations formeront le royaume de la Haute Italie, sous le sceptre du roi de Sardaigne ; le Pape conservera Rome et sa banlieue ; les quatre États italiens composeront à titre de consolation, sous sa présidence, une confédération à l’instar de la Confédération germanique. » Ce plan, dans son éloquente simplicité, paraît tout à fait acceptable au négociateur piémontais, car, continue-t-il avec désinvolture, « le Roi, étant souverain de droit de la moitié la plus riche et la plus fertile de l’Italie, sera maître de toute la péninsule. »

Il y a un point noir cependant dans ce réjouissant tableau. L’Empereur n’a pas caché qu’il verrait avec plaisir le prince Murat remonter sur le trône de son père. M. de Cavour se garde bien de formuler des objections ; il n’est pas venu à Plombières pour contrarier des idées chimériques, mais pour les caresser, les faire tourner à son profit. Aussi, connaissant le faible de l’Empereur pour la duchesse de Parme, lui propose-t-il spontanément de l’installer d’une manière transitoire au palais Pitti. « Cette idée, observe-t-il, a plu infiniment à l’Empereur, car il attache un grand prix à ne pas être accusé de persécuter une princesse de la famille des Bourbons. »

Tout a marché à souhait dans la première entrevue ; M. de Cavour s’est laissé faire ; on lui a tout offert, nos soldats, notre argent, notre crédit, la totalité de la vallée du Pô et même, à ce qu’il prétend, les États du Pape ; jamais le ministre d’un royaume de quatre millions d’habitans ne s’est vu d’un coup de crayon agrandi de la sorte. Mais lorsque, après le déjeuner, l’Empereur, qui n’a plus rien à offrir, demande timidement ce qu’aura la France et si le Roi ne serait pas disposé à lui céder Nice et la Savoie, l’entretien se refroidit sensiblement. C’est le moment critique, le quart d’heure de Rabelais. M. de Cavour veut bien reconnaître cependant qu’une compensation nous est duc, que nous ne saurions nous prêter à la création d’un grand royaume dans l’Italie du Nord sans nous assurer des garanties militaires. Il n’hésite pas à nous offrir la Savoie. « car, dit-il, Victor-Emmanuel professant le principe des nationalités, il est tout naturel qu’il fasse le sacrifice d’une province française de mœurs et de langue, bien qu’il lui en coûte de renoncer au berceau de sa famille. » Malheureusement il n’en est pas de même pour Nice, qui, par son origine, se rattache plus au Piémont qu’à la France ; nous l’abandonner serait une atteinte au principe que précisément on se propose de faire triompher. Il oublie que le patois du comté de Nice tient au provençal autant qu’à l’italien. L’objection paraît néanmoins frapper l’Empereur ; il n’essaye pas de la réfuter, mais, caressant fébrilement ses moustaches, il dit que la question est secondaire et qu’on aura tout le temps d’y revenir.

Les préliminaires posés, on a discuté le plan de campagne. Après plusieurs combinaisons, proposées par le ministre, on est convenu que la guerre s’engagera sur la question de Massa-Carrara. On cherchera noise au duc de Modène, qui, s’appuyant sur ses traités secrets, invoquera naturellement l’intervention de l’Autriche, et le prétexte sera ainsi tout trouvé. Il faudra, bien entendu. procéder avec une extrême circonspection, ne pas effrayer les puissances, et surtout chauffer l’opinion publique en Angleterre. L’Empereur est plein de confiance au sujet de l’attitude éventuelle puissances ; il compte absolument sur la Russie, il a des promesses formelles-t réitérées de l’empereur Alexandre, et il ne doute pas de la neutralité de la Prusse, en raison de l’antipathie du prince-régent pour l’Autriche.

Mais l’entreprise, dit-il, ne sera pas moins périlleuse. Les guerres de l’Empire ont prouvé que les Autrichiens étaient résistans : Napoléon a eu beau les battre pendant quinze ans, il les a toujours retrouvés sur les champs de bataille, prêts à recommencer la lutte. Pour amener l’Autriche à renoncer à l’Italie, des batailles gagnées dans les vallées du Pô et du Tagliamento ne suffiront pas ; il faudra nécessairement pénétrer dans les confins de l’empire et, l’épée sur le cœur, c’est-à-dire à Vienne, la contraindre à signer la paix. Pour en arriver là, des forces considérables seront nécessaires, 300 000 hommes au moins. Avec 100 000 hommes, on bloquera les places fortes du Mincio et de l’Adige, et l’on gardera les passages du Tyrol. 200 000 hommes marcheront sur Vienne par la Carinthie et la Styrie. La France mettra en ligne 200 000 combattans, la Sardaigne, avec les volontaires italiens, 10 0 000. L’armée française fera de la Spezzia sa grande place d’armes ; elle manœuvrera spécialement sur la droite du Pô et forcera les Autrichiens à se retirer dans leurs forteresses. Il y aura deux armées, dont l’une commandée par le Roi et la seconde par l’Empereur. Non seulement les susceptibilités militaires de Victor-Emmanuel sont sauvegardées, mais le gouvernement français lui fournira le matériel dont il pourrait avoir besoin, vingt-quatre batteries d’artillerie, et il lui facilitera à Paris l’émission d’un emprunt. Tels sont, d’après le récit du ministre sarde, les arrangemens intervenus : nous aurons les gros risques et le Piémont aura les gros bénéfices.

Après deux longues conférences, avant et après le déjeuner, de trois heures chacune, l’Empereur fait monter son hôte dans son phaéton et le conduit dans les bois. À peine sortis des rues de Plombières, il lui parle du mariage de la princesse Clotilde avec son cousin : M. de Cavour y est de longue main préparé. M. Bixio ne lui a pas caché l’importance qu’on y attachait à Paris. L’assentiment du Roi n’est pas douteux ; il l’a emporté de Turin, sous la réserve, il est vrai, de ne s’engager que si le mariage devait être la condition sine qua non de l’alliance. Fidèle à ses instructions, il s’applique à ne pas livrer du premier coup le gros atout qu’il tient dans son jeu. Il se dit partisan résolu de l’union de la maison impériale de France avec la maison de Savoie ; il y voit un gage précieux pour l’intimité et la perpétuité de l’alliance. Mais le Roi, tout bien disposé qu’il soit, a des scrupules ; sa fille est à peine nubile, et en père affectueux il s’est fait un devoir de lui laisser le soin de disposer librement de sa main.

L’Empereur a l’âme trop délicate pour faire de la main d’une princesse, à peine adolescente, l’objet d’un marché. Aussi se borne-t-il à faire comprendre qu’une union avec la maison de Savoie serait, de toutes, celle qu’il préférerait pour son cousin, et que, si le docteur Conneau, lors de sa mission à Turin, a évité d’en parler à Sa Majesté, c’est qu’il n’avait pas voulu faire une démarche sans être certain que son désir serait agréé.

M. de Cavour répond que son roi sera certainement surpris par la demande, car le silence gardé par le docteur Conneau l’autorisait à croire que l’Empereur n’attachait aucun prix aux ouvertures faites par M. Bixio. « Peut-être aussi, ajoute le ministre, sera-t-il fort embarrassé de répondre affirmativement, après certaines confidences que Sa Majesté lui a faites à Paris, en 1855, sur le prince Napoléon, lorsqu’il fut question de son mariage avec la duchesse de Gênes. » L’Empereur paraît ne pas se souvenir de ce qu’il a bien pu dire à Victor-Emmanuel, puis, après avoir bien cherché, il dit en riant : « C’est fort possible, il a dû m’arriver quelquefois de médire de mon cousin, car souvent il m’a mécontenté ; mais je ne l’aime pas moins tendrement, parce qu’il a d’excellentes qualités, et que, depuis quelque temps, il s’efforce de se concilier l’estime et l’affection de la France. Napoléon, ajoute-t-il, vaut beaucoup mieux que sa réputation ; il est frondeur, il aime la contradiction, mais il a beaucoup d’esprit, pas mal de jugement, et un cœur excellent. »

Le comte de Cavour, en reproduisant dans son rapport le portrait que l’Empereur lui fait de son cousin, l’apostille chaleureusement : il y ajoute même quelques coups de crayon chatoyans, faits pour vaincre les derniers scrupules du plus galant et du plus indulgent des rois.

Dans la soirée, l’Empereur reprend l’entretien : « Je comprends, dit-il, qu’il répugne à Sa Majesté de marier sa fille si jeune ; aussi je n’insiste pas pour que le mariage ait lieu de suite ; je suis tout disposé à attendre un an et plus, s’il le fallait. Tout ce que je désire, c’est de savoir à quoi m’en tenir. Aussi, veuillez prier le roi de consulter sa fille et de me faire connaître ses intentions d’une manière positive. S’il consent au mariage, qu’il en fixe l’époque ; je ne demande d’autre engagement que notre parole réciproquement donnée et reçue. » — « Là-dessus, écrit le ministre, nous nous sommes quittés ; l’Empereur, en me congédiant, m’a serré la main et m’a dit : « Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous ! » C’est le mot de la fin, le mot solennel, celui qui lie et scelle les engagemens. Le pacte est conclu. Le roi Victor-Emmanuel va pouvoir, par le mariage, réaliser les ambitions séculaires de sa maison.

Avant de terminer son récit, M. de Cavour revient longuement sur le mariage, pour démontrer au Roi qu’il ne se prête pas à une mésalliance. « Le prince Napoléon, dit-il, n’est pas roi assurément, mais il est le premier prince du sang du premier empire du monde ; il n’est séparé du trône que par un enfant de deux ans. D’ailleurs, il faut bien se contenter d’un simple prince, puisqu’en Europe il n’y a ni rois, ni héritiers présomptifs disponibles. Il est vrai que le prince Napoléon n’appartient pas à une ancienne famille souveraine, mais son nom est le plus glorieux des temps modernes ; par sa mère, une princesse de Wurtemberg, il est allié aux plus illustres maisons ; il est le neveu du doyen des rois (le roi de Wurtemberg) et le cousin de l’empereur de Russie ; il n’est pas un de ces parvenus auxquels on ne peut s’allier sans honte. Votre Majesté serait-elle plus tranquille en donnant sa fille à un membre d’une vieille famille ? L’histoire est là pour lui répondre. Sans chercher bien loin, Votre Majesté n’a qu’à se rappeler ce qui s’est passé dans sa propre famille. Son oncle avait quatre filles, modèles de grâce et de vertu ; leur sort a été des plus tristes ; la première a épousé le duc de Modène, universellement détesté ; la seconde, le duc de Lucques, dont il vaut mieux ne pas parler ; la troisième est montée, il est vrai, sur le trône des Césars, mais pour s’unir à un mari impotent et impuissant ; la quatrième enfin, la charmante et parfaite princesse Christine, a épousé le roi de Naples, et Votre Majesté connaît les traitemens grossiers dont elle fut l’objet et les chagrins qui l’ont conduite au tombeau. Ces exemples montrent qu’en consentant au mariage de sa fille avec le prince Napoléon, Votre Majesté lui réserve plus de chances d’être heureuse qu’en la donnant à un prince de la maison de Lorraine ou de Bourbon.

« L’Almanach de Gotha est là d’ailleurs pour prouver que, par des raisons religieuses ou politiques, le choix de Votre Majesté est réduit soit au Portugal, soit à une principauté allemande plus ou moins médiatisée.

« Que Votre Majesté daigne méditer ces considérations, et elle reconnaîtra qu’elle peut, comme père, consentir à un mariage que l’intérêt suprême de l’État, l’avenir de sa famille, le Piémont et l’Italie tout entière lui conseillent. »

Le ministre prêchait un converti, car, il le savait de reste, le parti du Roi était pris. Et, en effet, si, sur une table d’auberge, il rédigeait un aussi volumineux rapport, qui de quelques heures seulement devait précéder sa rentrée à Turin, ce n’était pas pour les archives secrètes de la maison de Savoie, mais pour réserver à la politique italienne une arme dont elle pourrait se servir un jour contre celui qui venait de se livrer si inconsidérément.


VII. — LE RETOUR DU COMTE DE CAVOUR À TURIN

Le 31 juillet, M. de Cavour rentrait à Turin ; sa joie débordante annonçait que les temps étaient proches.

Le comte Pasolini a raconté que, peu de jours après, son père, qui avait été ministre de Pie IX en 1847, et en conséquence avait ses entrées au Vatican, fut invité par M. de Cavour à venir le voir à cinq heures du matin. Le rendez-vous était plus que matinal. Il est des ministres, — M. Thiers était de ce nombre, — qui tiennent à ce qu’on sache qu’ils sacrifient leur sommeil au bien de l’État ! À peine M. Pasolini fut-il assis, que le président du Conseil s’écria, en se frottant les mains : « Enfin, nous y sommes ! le prince Napoléon épouse la princesse Clotilde ! Je suis sûr de l’assistance de la France, et l’Italie est prête pour la révolution ! » Le comte Pasolini n’en crut pas ses oreilles et se demanda s’il avait affaire à un dément ! — « Eh quoi ! s’écria-t-il, vous voulez faire la guerre ! Ne craignez-vous pas de tout perdre ? » Le ministre, pour le tranquilliser, lui exposa son plan ; il lui démontra que la lutte resterait circonscrite entre le Piémont allié de la France et l’Autriche.

— Et le Roi approuve-t-il votre politique ? demanda M. Pasolini.

— Le Roi. s’écria Cavour, vous le connaissez peu : il a besoin d’être retenu et non d’être poussé. Si je vous ai fait venir, c’est pour que vous m’aidiez ; noms êtes l’ami du Pape, faites-lui comprendre que Les Autrichiens ne resteront pas toujours en Italie et que le vicariat du Piémont dans les Romagnes pourrait bien être son salut.

— J’ai déjà parlé au Pape à Bologne ; Minghetti sait comme moi qu’il n’y a rien à en espérer, répondit M. Pasolini, effrayé de ce qu’il venait d’entendre[14].

Les amis du comte de Cavour, bien que subjugués par la puissance de son intelligence, se permirent de mettre en doute son sens pratique. Le général La Marmora était un de ceux qui se méfiaient le plus des ardeurs de son imagination. Il avait peine à admettre que Napoléon III voulût sincèrement assurer au roi de Sardaigne l’hégémonie en Italie. Mais M. de Cavour se tenait sûr de son fait ; il prétendait avoir dans son portefeuille de quoi faire marcher Napoléon III. Il possédait en effet des autographes compromettans, imprudemment livrés, et dont, peu galamment, on le verra dans ce récit, il menacera de se servir, dans les momens de crise, lorsque, pris de scrupules, nous chercherions à revenir sur nos pas.

Dans les premiers jours d’août, tous les hommes politiques, à Turin, surent que la France était l’alliée du Piémont ; à Paris, le ministre des Affaires étrangères l’ignorait encore. Le prince Napoléon seul était au courant de ce qui s’était tramé à Plombières. L’Empereur l’avait fait venir à Biarritz pour l’initier à ses desseins et le charger de préparer discrètement avec M. de Cavour un projet de traité. Il devait ensuite se rendre à Varsovie pour demander au tsar la consécration contractuelle des promesses échangées à Stuttgart au mois de septembre 1857.

Cavour y mettait moins de mystère ; ses pensées à lui n’étaient ni flottantes, ni ténébreuses ; il savait ce qu’il voulait. Il ne recommandait le secret à personne, car il s’adressait à des patriotes animés du même souffle, poursuivant le même but. Il marchait résolument, attentif aux moindres bruits, l’œil ouvert sur les moindres incidens. Il préparait son échiquier, et posait ses pions, de façon à gagner la partie, à la fois contre son adversaire et son partenaire. Son activité était prodigieuse ; il se multipliait, travaillant nuit et jour, organisant les services, suivant avec anxiété les péripéties de la politique européenne, les oscillations de l’opinion, dévorant les journaux, donnant des audiences. À peine couché il se relevait, traduisait et chiffrait des dépêches ; loin de se cacher de sa diplomatie, il s’attachait à la renseigner et à la diriger. Il donnait la note à ses agens, plus ou moins sonore, suivant l’importance du rôle qu’il leur assignait. Mais ce qu’il leur recommandait surtout, c’était de se tenir sur la réserve avec les diplomates français.

« Je ne pense pas, écrivait-il au comte de Barral, son ministre à Francfort, qu’il soit utile de vous ouvrir sur nos affaires avec votre collègue, M. de Salignac-Fénelon. L’Empereur mène lui-même la question italienne. Il n’aime pas que ses agens, à commencer par Walewski, y soient initiés. En général, ils ne savent rien, et ce qu’ils rapportent le plus souvent n’est pas en notre faveur. »

Les instructions que M. de Cavour adresse à ses envoyés sont courtes, claires, sans apprêt littéraire ; il dit ce qu’il veut dire et rien de plus. Elles ne sont pas, comme celles de M. de Bismarck, rehaussées par des saillies humoristiques, par des traits mordans et des récriminations amères ; elles dénotent à la fois de la vigueur d’âme et de la puissance de caractère ; elles révèlent l’ancien officier du génie, rompu aux calculs des probabilités, et aussi le propriétaire terrien, adonné à l’étude des questions de finance et d’économie politique ; M. de Cavour va au fond des choses, calcule les chances, et livre le moins possible au hasard ; c’est un homme fort, qui ose et risque parce que d’avance il a fait ses comptes et pris ses précautions. Lorsqu’il a approfondi les situations et les hommes, il agit sans hésitations ; il s’applique à gouverner la fortune au lieu de se laisser mener par elle.

Ses regards ne se détournent pas de Paris. Le sort de l’Italie, la grandeur de la maison de Savoie et sa propre gloire dépendent de la volonté de l’Empereur. Des promesses ont été échangées, mais elles ne sont pas encore irrévocablement sanctionnées par un traité, et qui sait si Napoléon III, sous l’influence de ses conseillers, ne reculera pas, ou ne renverra pas à de lointaines échéances la réalisation des plans concertés ? Il est vrai que le ministre dispose, aux Tuileries, d’auxiliaires convaincus dont la voix est écoutée et parfois déterminante. Le prince Napoléon, aujourd’hui que son union avec la maison de Savoie n’est plus en question, ne permettra pas à son cousin de manquer à sa parole ; fidèle à la cause qui lui est chère, il saura vaincre les hésitations, conjurer les défaillances. Il le sollicite, le stimule, et, lorsque des difficultés surgissent et que les lettres ne parviennent pas à les résoudre, il lui dépêche son jeune secrétaire, M. Nigra, qui, ardent, infatigable, passe et repasse le Mont-Cenis. À quels argumens ce dernier a-t-il recours et quelles réponses rapporte-t-il à Turin ? Les correspondances publiées ne le disent pas, mais on le devine. Sa tâche, du reste, n’est pas ardue, il prêche des convertis. S’il s’élève entre les deux gouvernemens des divergences, elles ne portent que sur des questions de détail et d’opportunité.

La Prusse préoccupe Cavour, surtout depuis la chute de M. de Manteuffel, qu’il avait su s’attacher, et que l’Empereur considérait comme le partisan le plus convaincu de l’alliance française à la cour de Prusse. Voici ce qu’il écrit au comte de Launay, son ministre à Berlin : « Le langage de M. de Schleinitz n’est ni aussi explicite ni aussi favorable que celui de son prédécesseur. On voit que le nouveau cabinet n’éprouve pas pour l’Autriche la même antipathie que le baron de Manteuffel. Les efforts de l’Angleterre ont déjà amené entre les deux puissances allemandes un rapprochement. Cette modification nous cause de l’inquiétude. Renseignez-vous ; vous trouverez, pour l’accomplissement de votre tâche, un auxiliaire dans le représentant de la Russie.

« L’Autriche, après avoir chargé l’archiduc Maximilien de mettre en application des systèmes de réforme, est revenue à ses erreurs. Il en est résulté de l’irritation. Le danger d’une explosion dans le nord de l’Italie grandit. François-Joseph s’en préoccupe ; s’il devait assister à de nouvelles scènes de proscription, son prestige serait détruit. Aussi est-il décidé à faire quelque chose pour l’Italie. Si ses efforts restaient stériles, il tirerait l’épée. Je suis certain que c’est chez lui un parti pris, immuable ; mais quand et comment le mettra-t-il à exécution ? Voilà le secret ! Il allie au plus haut degré la prudence à la ténacité ; il n’abandonne jamais une idée, une fois qu’elle a pénétré dans son cerveau. Mais il la mûrit longtemps, avant de la traduire en faits.

« Notre position est difficile, placés entre les Italiens irrités, impatiens, cherchant à nous compromettre, à nous pousser, et l’empereur Napoléon, secrètement d’accord avec nous. Il hésite quant au temps et aux moyens. Il travaille depuis longtemps à préparer le terrain. Il a fait de grands efforts pour s’assurer la neutralité de l’Angleterre et de la Prusse. Il compte sur les antipathies des Anglais et des Prussiens contre l’Autriche, mais la puissance sur laquelle il compte le plus est la Russie. Il est certain que, la guerre entamée, l’empereur Alexandre se déclarera neutre. Le grand-duc Constantin m’a non seulement répété cette assurance, mais il a ajouté : « Nos vœux les plus ardens seront pour le succès de votre cause. Nous emploierons toute notre influence pour que l’Allemagne se tienne tranquille et vous laisse faire. Cette attitude expectante de la Russie suffira pour imposer la neutralité à la Confédération. »

Le comte de Cavour se plaisait à ne pas mettre en doute les assurances du frère d’Alexandre II ; elles continuaient ses entretiens avec la grande-duchesse Hélène à Baden, ce que l’Empereur lui avait confié de l’entrevue de Stuttgart, et ce qu’il savait de l’animosité du prince Gortschakof contre l’Autriche. Aussi, dans toutes ses correspondances, escomptait-il le concours de la Russie ; ce qu’il disait au comte de Launay, il le répétait, en l’amplifiant, au marquis de Villamarina. « Le grand-duc Constantin, lui écrivait-il, m’a répété sur tous les tons que son frère prenait le plus vif intérêt à la Sardaigne et à la cause italienne ; qu’il s’attendait parfaitement à une guerre contre l’Autriche ; que, dans ce cas, la Russie nous manifesterait un dévouement sympathique et userait de toute son influence pour empêcher l’Allemagne d’y participer. Mais il a ajouté que le moment n’était pas venu pour la Russie de tirer l’épée. J’ai manifesté de l’incrédulité et observé que, si la guerre éclatait en Italie, elle aurait des contre-coups en Orient et dans d’autres contrées limitrophes. Il m’a dit qu’il n’en doutait pas, que tout paraissait préparé en Hongrie pour un soulèvement. Je n’ai pas insisté, disant seulement qu’il serait difficile que la Russie restât chez elle, si tous les pays qui l’entourent étaient en feu. »

Le comte de Cavour se trompait étrangement en s’imaginant que la Russie souhaitait une conflagration générale et qu’oublieuse de la Pologne et de ses intérêts conservateurs, elle ferait cause commune avec la France et la Sardaigne, engagées dans une guerre révolutionnaire. Elle devait lui prouver, aussitôt les hostilités ouvertes, combien elle réprouvait ses menées en Hongrie, sur le Danube et dans les Balkans. Mais, au mois de septembre, les relations du cabinet de Pétersbourg avec la cour de Turin étaient sur le pied de la plus parfaite cordialité. M. de Cavour n’avait rien négligé pour s’assurer ses bonnes grâces ; il était allé jusqu’à lui concéder un entrepôt pour ses charbons et ses approvisionnemens maritimes dans la rade de Villefranche. Cette concession, qui facilitait à la Russie les moyens de se ravitailler dans la Méditerranée, ne laissa pas l’Angleterre indifférente. Mais elle en fut pour ses remontrances ; M. de Cavour ne lui pardonnait pas de lui avoir fausse compagnie dans ses démêlés avec le roi de Naples, au sujet de la saisie d’un bâtiment piémontais, le Cagliari, soupçonné d’avoir à bord des agens révolutionnaires[15]. « Nous sommes décidés, disait M. de Cavour au prince de la Tour d’Auvergne, à ne pas épouser les haines des Anglais contre les Russes. Pourquoi ménagerions-nous les intérêts et les susceptibilités de l’Angleterre ? Je ne fais, du reste, que me conformer aux conseils de l’Empereur, qui m’a dit à Plombières qu’il importait de rendre nos relations avec la Russie aussi amicales que possible. »

Le prestige de M. de Cavour était engagé dans l’affaire du Cagliari. Reculer devant le « roi Bomba » était s’amoindrir aux yeux de l’Italie. Cependant le Piémont ne pouvait rien contre Naples sans l’appui d’une grande puissance, et l’Angleterre, loin de l’appuyer, ne lui dissimulait pas qu’elle verrait un conflit avec le plus vif déplaisir. Aussi le roi Victor-Emmanuel s’était-il retourné vers la France, suivant son habitude, pour l’intéresser à sa querelle. M. de Cavour, de son côté, avait chargé M. de Villamarina de démontrer à l’Empereur combien il serait heureusement inspiré en prenant en main la cause italienne dans l’affaire du Cagliari. « Ce serait un coup de maître, disait-il, qui lui ferait autant de bien qu’à nous, car, ajoutait-il en touchant à un point vulnérable, les esprits en Italie, depuis l’attentat d’Orsini, sont toujours bien montés contre lui. Son intervention lui ferait gagner dans l’opinion publique tout ce qu’il y a perdu. Il est impossible qu’il ne le comprenne pas ! » C’est ainsi que M. de Cavour invoquait sans cesse soit les sympathies, soit le courroux que nous provoquions dans la péninsule. Si notre politique avait pu subordonner le sentiment à la raison d’État, elle ne se serait pas réglée d’après les fluctuations de l’opinion au delà des Alpes. Nous n’avions pas à nous préoccuper outre mesure de la bonne ou de la mauvaise humeur des Italiens ; leur délivrance nous était chère, mais elle ne devait pas être la principale de nos préoccupations.


G. ROTHAN.

  1. Napoléon III et l’Italie complète la série des études de M. Rothan sur l’histoire diplomatique du second Empire : c’est en même temps le dernier ouvrage sorti de sa plume ; il venait de l’achever quand la mort l’a frappé. Entre ses mains, le manuscrit eût sans doute subi quelques-unes de ces retouches auxquelles se complaisait son esprit si consciencieux et si précis ; mais ces retouches n’eussent porté que sur la forme. L’ouvrage en lui-même était achevé et pouvait paraître ; sa publication n’a été retardée que par des convenances de famille.
  2. Cavour s’était chargé de trois ministères, sous le prétexte d’établir une parfaite harmonie entre la politique intérieure et la politique extérieure.
  3. Il était Modénais, de la petite ville de MédoIa.
  4. Les journaux allemands, mêlant le comique au tragique, annonçaient que « le roquet » de l’Empereur avait été tué.
  5. La sympathie que Cavour manifeste pour Orsini dans cette Lettre, il la reportera sur sa veuve après son exécution, dès qu’il sera sûr de connaître les sentimens intimes de l’Empereur. Ne t’inquiète pas de ma sollicitude pour la veuve d’Orsini et de la pension que je lui paye, écrit-il au général La Marmora, qui craint qu’on ne s’en offusque à Paris ; qu’elle reste ou qu’elle s’en aille, peu importe, le ton et les sentimens du gouvernement français à notre égard sont aujourd’hui entièrement changés. L’entente la plus cordiale a succédé à l’injuste défiance suscitée contre nous. Nous avons auprès de l’Empereur un ami dévoué, le docteur Conneau. »
  6. Lettere edite ed inedite di Camillo Cavour raccolte ed illustrate da Luigi Chiala.
  7. Orsini avait écrit cette lettre à la suite d’un long entretien avec le préfet de police. M. Pietri lui avait fait comprendre que l’Empereur, loin d’oublier son passé et d’être un obstacle à la délivrance de l’Italie, comme il l’avait dit dans sa défense pour justifier son crime, était au contraire le seul souverain en Europe dévoué à la cause italienne.
  8. Orsini fut exécuté le 13 mars, malgré les pressantes sollicitations de l’Impératrice. Lorsqu’il apprit qu’elle intercédait en sa faveur, il se crut sauvé. « Ma tête est trop belle, disait-il, pour qu’on la fasse sauter. » L’Empereur penchait pour la clémence. Mais l’attentat avait fait trop de victimes pour qu’il pût assumer la responsabilité de l’impunité, il s’en remit au Conseil privé, auquel furent convoqués les grands dignitaires de l’État.
  9. M. Charles de Mazade, dans ses belles études sur l’Italie, a donné de curieux détails sur les prolégomènes de l’alliance. En rapports fréquens avec le comte de Cavour et lié avec M. Nigra, initié à leurs confidences, il a pu marquer les étapes qui ont conduit à l’alliance. Ses récits n’ont pas été démentis par les correspondances, publiées depuis lors, du grand ministre dont il a raconté la vie.
  10. Le 20 mai 1860 on discutait au parlement de Turin le traité de cession de Nice et de la Savoie à la France. — » Vous n’avez pas sauvegardé la défense militaire de l’Italie », disait l’opposition au gouvernement. — « Je suis un ancien officier du génie doublé d’un diplomate, répondait M. de Cavour, vous pouvez vous en remettre à ma prudence et à mon habileté. J’ai eu soin de faire Insérer dans le traité un article qui laisse en notre pouvoir tous les passages des Alpes, sans exception. Les frontières, au lieu de passer sur les crêtes, courront à mi-côte sur le versant français. « — M. de Cavour était parvenu en effet, à avoir raison du général Niel, en prenant l’Empereur par le sentiment.il l’avait supplié de ne pas contrarier les plaisirs cynégétiques du Roi, qui avait l’habitude de chasser le sanglier de préférence sur notre versant. » Pourquoi nous marquer de la défiance, disait-il, ne sommes-nous pas indissolublement alliés ? Une guerre entre la France et l’Italie serait une guerre fratricide ! »br/> Mais quelle alliance est indissoluble ? Les circonstances ont changé depuis lors, et notre génie militaire a dû se prémunir contre une incursion italienne par les défilés des Alpes, il a corrigé les fautes qui ont présidé ç la délimitation de 1860 par des défenses inexpugnables. On doit lui savoir gré surtout de s’être opposé à la construction des routes que, dans un accès d’imprévoyance patriotique, on avait fait voter par le conseil général du Var, car elles eussent singulièrement favorisé une invasion, en mettant les forteresses du col de Tende en communication directe avec Nice.
  11. « Je viens de passer à peu près huit heures en tête à tête avec l’Empereur, dit-il au marquis de Villamarina. Il a été aussi aimable que possible, il m’a témoigné pour le Piémont et l’Italie le plus vif intérêt ; il m’a donné l’assurance qu’il ne m’abandonnerait jamais. Je reprends le chemin du Lukmanier, je n’ai pas encore arrêté mon itinéraire, mais j’ai donné rendez-vous à des intimes à Coire pour le 25 de ce mois. Votre fils m’a été d’une grande utilité. »
  12. La régence fut proclamée le 25 octobre 1878.
  13. Macaulay, Essai sur Machiavel.
  14. Mémoires relatifs à la vie de Joseph Pasolini, par son fils.
  15. M. de Cavour prétendait que ce bâtiment avait été capturé en pleine mer exempte de toute juridiction ; il réclamait des explications, une indemnité et l’élargissement des prisonniers. Les mécaniciens du bateau étaient Anglais ; ils furent relâchés et indemnisés, sur la demande de la légation britannique à Naples. Si M. de Cavour en voulait à l’Angleterre, c’est parce que, malgré ses instances, elle avait disjoint ses réclamations des siennes.