Napoléon III et l’Italie/02

La bibliothèque libre.
Napoléon III et l’Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 758-790).
◄  01
03  ►
NAPOLÉON III ET L’ITALIE

II[1]
AUTOUR DE L’ALLIANCE


VIII. — LES INQUIÉTUDES DE L’EUROPE

Près de deux mois s’étaient écoulés depuis l’entrevue de Plombières, et l’Empereur, en villégiature à Biarritz, semblait oublier M. de Cavour. Il mettait, en tout cas, peu d’empressement à donner à leurs pourparlers une sanction définitive. Mais M. Nigra veillait au grain ; il agissait en secret et préparait le dénouement. Le 29 septembre, le ministre était rassuré ; il savait que le prince Napoléon avait réussi à secouer la torpeur de son cousin et qu’il allait partir pour Varsovie. « Nigra me télégraphie, écrivait-il au marquis de Villamarina, que le prince, avant de se mettre en route, a dit à Bixio : « Faites savoir à Turin que tout va mieux et plus vite qu’oïl ne pouvait l’espérer. Le voyage de Varsovie n’est pas étranger à nos projets. Nigra verra l’Empereur jeudi. »

Dès qu’il vit, par l’envoi du prince Napoléon à Varsovie, l’Empereur se mettre à l’œuvre, M. de Cavour redoubla d’activité. Il hâta les arméniens, visita Casal, Alexandrie, et les mit en état de défense, si bien que tout le monde à Turin s’attendait à de prochaines complications. Mais, de ce côté-ci des Alpes, on n’attachait pas grande importance aux concentrations de troupes qui s’opéraient sans bruit des deux côtés du Tessin. On se refusait à y voir les symptômes précurseurs d’une guerre imminente. Les relations étaient rompues depuis plus d’un an entre le cabinet de Vienne et celui de Turin. On était habitué à leurs récriminations réciproques. Notre armée restait sur le pied de paix ; on ne signalait rien d’anormal dans nos arsenaux ; l’opinion demeurait calme. Il n’en était pas de même dans les cours initiées aux secrets des coulisses : là, on commençait à être fixé sur la portée de l’entrevue de Plombières, non par les indiscrétions des diplomates français, qui ne se doutaient de rien, mais par les propos de M. de Cavour, et surtout par les causeries de l’Empereur avec des hommes d’État anglais, notamment avec lord Palmerston.

De tous les conseillers de la Reine, lord Palmerston était le mieux disposé pour l’Italie. Il n’aimait pas l’Autriche et souhaitait son expulsion totale de la Péninsule. L’Empereur avait compté sur lui pour l’aider dans ses desseins. Mais, à la suite de l’attentat d’Orsini, il avait malencontreusement provoqué sa chute, en l’obligeant, par les réclamations hautainement formulées de l’ambassadeur de France, M. de Persigny, à présenter au Parlement un bill contre les réfugiés politiques qui prêchaient le régicide. Lord Palmerston était tombé du pouvoir, à la suite du rejet de son bill, atteint dans sa popularité. Invité à Compiègne dans le courant du mois de novembre, l’Empereur l’avait initié à sa politique italienne, se figurant sans doute qu’il le verrait bientôt rentrer aux affaires. Il lui avait raconté comment il s’était engagé à défendre le Piémont contre les agressions de l’Autriche, et comment des batteries d’artillerie étaient déjà parties afin de mettre Victor-Emmanuel à même de parer au premier choc en cas d’attaque. Il avait ajouté qu’un soulèvement général était organisé dans toute l’Italie du Nord. Les taciturnes se rattrapent, lorsque par hasard ils se mettent en frais de confidences.

Ces épanchemens intempestifs avec un ancien ministre peu francophile et d’une correction politique douteuse ne tardèrent pas à s’ébruiter à Londres, dans les cercles de la cour. Le prince Albert s’empressa d’en faire son profit dans ses correspondances[2]. On savait désormais à quoi s’en tenir sur la sincérité de nos protestations pacifiques ; on se voyait à la veille de graves événemens ; chacun cherchait à se prémunir. « Louis-Napoléon, écrivait le prince Albert au baron de Stockmar, croit qu’il a choisi le bon moment pour faire la guerre et que le bon champ de bataille est l’Italie. Ceux qui l’entourent, surtout son cousin, lui crient dans les oreilles : Jamais il ne se retrouvera une occasion aussi belle ! Il va sans dire que les Russes sont dans l’affaire ; ils veulent se venger de l’Autriche sans bourse délier ; si les choses tournent mal pour la France, ils la lâcheront et se feront acheter par l’Autriche. Comment est-on assez borné à Paris pour ne pas s’en apercevoir ! »

Les plumes ne séchaient pas à Windsor, Laeken et Cobourg. Le roi Léopold et ses deux neveux se communiquaient leurs craintes ; ils voyaient les nuages grossir à l’horizon. Les diplomates belges, surtout le baron Nothomb, ministre à Berlin, leur mettaient martel en tête. Les relations que M. Nothomb avait nouées avec M. de Persigny en 1850, lors de sa mission en Prusse, et la confiance qu’il avait su inspirer à ce dernier, lui permettaient de parler savamment de la politique impériale, dont il avait scruté les moindres arrière-pensées. Ses dépêches et celles de ses collègues à Paris et à Pétersbourg étaient communiquées à Londres. L’Angleterre avait ainsi à son service des agens étrangers, dont on se méfiait d’autant moins qu’ils représentaient un pays neutre, désintéressé de la grande politique : elle faisait de la diplomatie en partie double.

La crise ministérielle qui, lors de l’avènement du prince de Prusse à la régence, avait substitué l’influence britannique aux tendances françaises de l’ancien cabinet prussien, était son œuvre. L’Empereur s’était montré vivement affecté du remplacement du baron de Manteuffel, car il le tenait pour un facteur important dans sa politique. Son bon vouloir lors de la reconnaissance de l’Empire, les services qu’il nous avait rendus pendant la guerre de Crimée, en nous renseignant, par voie détournée, sur la situation désespérée de Sébastopol au moment où nous allions lever le siège[3], sa haine contre l’Autriche, autorisaient Napoléon III à penser qu’il n’entraverait pas ses desseins en Italie. Bien avant M. de Bismarck, le baron de Manteuffel avait compris que la revanche d’Olmütz dépendait de la France. Aussi sa chute, à la veille des événemens qui se préparaient, avait-elle en quelque sorte le caractère d’une démonstration contre notre politique. L’Empereur attribuait cette disgrâce au roi Léopold, au prince Albert, et au duc de Cobourg, les « trois anabaptistes » occupés à miner dans l’ombre sa puissance. — Le prince Albert protestait contre ces soupçons. « Les rapports de votre envoyé et ceux de Cowley, disait-il à son oncle, sont importans à mettre en regard ; ils révèlent l’état d’esprit de l’Empereur. Il est, de naissance et par son éducation, conspirateur ; complotant lui-même, il soupçonne les autres de comploter aussi. Louis-Napoléon nous accuse de travailler à une alliance de l’Angleterre, de la Prusse et de l’Autriche. Cette idée s’est emparée de son esprit ; il appréhende évidemment que, s’il s’alliait à la Russie, ces trois puissances ne s’unissent instinctivement dans une pensée de défense. Vous savez que je ne travaille à aucune alliance, et que mon frère Ernest ne travaille qu’à son opéra ; mais il est furieux de ce que Manteuffel, son instrument à Berlin, lui ait glissé dans les mains au moment critique. Il est évident qu’il a fait ce calcul : la Russie veut se venger de l’Autriche, elle me soutiendra ; les Anglais détestent l’Autriche, ils seront feu et flamme pour l’Italie ; la Prusse, qui également déteste l’Autriche, sera enchantée de la voir humiliée et de s’agrandir à ses dépens en Allemagne. Mais il pourrait bien compter sans ses hôtes ; la Bourse est d’ailleurs une grande prêcheuse de paix. »

Ces vertueuses protestations étaient malheureusement démenties par les affirmations du baron de Budberg et du comte de Bismarck, qui, rappelé de Francfort, allait être nommé à Pétersbourg. « Le ministre de Russie, écrivait le marquis de Moustier, me représente le roi Léopold comme étant l’instigateur et l’âme d’une croisade contre la France, ce qui, dit-il, est une grande folie de sa part, car, s’il surgissait des complications, la Belgique pourrait bien être la première à en supporter le poids et à en faire les frais. Je dois ajouter que M. de Bismarck confirme ces allégations ; il regarde le roi des Belges comme ayant pris la part la plus active au changement de ministère en Prusse et aux efforts qui se font pour ameuter l’Allemagne contre nous. »

M. de Bismarck, en 1858, avait abjuré ses préventions contre la France ; oublieux de l’altercation qu’il avait eue avec le marquis de Moustier pendant la guerre de Crimée, des noms d’Iéna et de Waterloo inconsidérément prononcés[4], il était revenu sans rancune à la légation de France. Son ambition était d’être nommé à Paris et il n’avait chance de la satisfaire qu’en se faisant bien venir des Tuileries. Il se flattait qu’en caressant les tendances romanesques de l’Empereur, il en obtiendrait un laissez-passer en Allemagne, pour y poursuivre la cause que nous défendions en Italie. Il parlait à notre ministre, en haussant les épaules, des efforts tentés par l’Autriche et par l’Angleterre pour entraîner la Prusse dans une voie contraire à ses intérêts. Il s’était évertué disait-il, à représenter à M. de Schleinitz, un esprit étroit et timide, le danger de glisser sur la pente d’un faux patriotisme et de laisser s’accréditer cette légende, répandue dans les cours secondaires, qu’une solidarité absolue reliait tous les membres de la Confédération germanique, en sorte que chacun devait compter partout et toujours sur le secours de ses confédérés. C’était là encourager l’Autriche à s’engager sans crainte et sans scrupule dans toutes les questions qui la touchaient personnellement, soit en Orient, soit en Italie, et réduire la Prusse à n’être plus que la réserve de l’Autriche.

M. de Bismarck ajoutait que le baron de Schleinitz semblait comprendre ce danger et que, quant à lui, il demeurait convaincu de l’utilité de l’alliance française et des bonnes intentions de l’Empereur à l’égard de la Prusse. Pour sa part, il faisait bonne justice de cette idée, généralement admise que, si l’on permettait à la France d’écraser l’Autriche en Italie, le premier usage qu’elle ferait de ses victoires serait de tomber sur l’Allemagne du Nord. Il fallait que la Prusse se défendit du sentimentalisme germanique ; si le Grand Frédéric avait donné dans ce travers, il n’eût pas été le Grand Frédéric, et la Prusse ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Si le pays comprenait bien ses intérêts, il favoriserait l’agrandissement du Piémont, au lieu de le redouter.

« M. de Bismarck est un personnage trop important pour que je ne vous transcrive pas fidèlement ses paroles, disait M. de Moustier, en rendant compte de son entretien avec le délégué à la Diète de Francfort. Malheureusement il n’a pas l’entière confiance du nouveau cabinet, et il ne jouit pas non plus d’une grande autorité sur les États secondaires, qui l’accusent d’avoir compromis, par les aspérités de son caractère et par des maladresses, les rapports de la Prusse avec le reste de l’Allemagne[5]. »

La Prusse était fort perplexe. L’Empereur n’avait cependant rien négligé pour lier partie avec elle. Dès son avènement au pouvoir, il s’était adressé à ses convoitises ; alors qu’elle se voyait menacée d’être exclue de la paix au sortir de la guerre de Crimée, il l’avait maintenue au rang de grande puissance en la faisant admettre, malgré l’Angleterre et l’Autriche, au Congrès de Paris. Dans les premiers jours de décembre, il avait chargé le marquis Pepoli de sonder les dispositions de son beau-frère, le prince de Hohenzollern, président du Conseil prussien[6]. » Dans la pensée de Napoléon III, disait le marquis Pepoli, l’Autriche représente le passé et la Prusse l’avenir ; elle ne peut se contenter d’un rôle secondaire, elle est appelée à une plus haute fortune, elle doit accomplir en Allemagne les grandes destinées qui l’attendent et que l’Allemagne attend d’elle. » Malgré ces avances si marquées, le marquis Pepoli n’avait pas su vaincre les craintes et les préventions de la Cour de Prusse ; il n’avait rapporté que de vagues protestations, sans portée contractuelle. Le prince-régent était ambitieux ; comme Frédéric II, il ne connaissait pas de « plaisir plus grand que celui d’arrondir ses domaines ; » seulement, méfiant et scrupuleux, il cherchait à concilier la foi des traités avec la passion des conquêtes. Il supputait les chances que lui offrait un conflit entre la France et l’Autriche. Il se voyait enfermé dans un dilemme : « Laisser écraser l’Autriche, disait-il dans ses épanchemens avec le prince Albert, n’est-ce pas s’exposer à partager son sort plus tard ; et, d’un autre côté, lui assurer la victoire en l’assistant en loyal confédéré, n’est-ce pas travailler, aux dépens de la Prusse, à la consolidation de sa suprématie en Allemagne ? » L’hésitation était permise. Le prince Albert, appelé en consultation, répondait : — « Lorsque Frédéric le Grand, en campagne, demandait au vieux Ziethen ce qu’on devait faire, le général se grattait la tête et disait : « Mettez-moi en face de l’ennemi et je vous le dirai. » — Si vous m’aviez demandé l’opinion de l’Angleterre, il y a quinze jours, j’aurais pu vous répondre par les discours vagues et flottans du Parlement. Je puis vous dire aujourd’hui que l’Angleterre ne marchera pas avec la France dans cette guerre. Quant à votre attitude, entendez-vous avec la Suisse, la Belgique et l’Angleterre ; faites discuter par les journaux les desseins de Louis Napoléon, intimidez-le, faites-lui craindre les soulèvemens de 1813 ; négociez peu, ne vous expliquez pas, maintenez-vous sur le terrain des traités, présidez à la réorganisation des forces allemandes, — et attendez. »

Recommander au régent de s’armer et d’attendre, c’était lui dire : tenez-vous prêt à tout événement pour vous jeter sur la France au premier échec. Le prince consort, en vérité, était trop modeste, lorsqu’il protestait de son effacement et de son désintéressement dans la politique extérieure. Sans cesse il sortait de ses attributions de mari de la Reine pour s’immiscer dans les affaires européennes, avec une incontestable perspicacité, c’est une justice à lui rendre, mais aussi avec une malveillance non dissimulée pour la France et surtout pour son souverain. Les tendances de la Reine étaient allemandes, mais elle ne partageait pas les préventions de son mari contre Napoléon III ; elle avait un goût marqué pour sa personne ; elle appréciait sa douceur, sa simplicité et le charme de ses causeries. Elle le croyait loyal et personnellement désintéressé ; c’était peut-être le seul point sur lequel elle ne fût pas en parfait accord avec le prince consort. L’amitié qu’elle avait vouée à l’Empereur a survécu à bien des vicissitudes ; elle la reporte aujourd’hui, avec une constance qui l’honore, sur celle qui a partagé ses grandeurs et ses infortunes.

En voyant, par les rapports de son ambassadeur à Paris, que l’Empereur parlait d’une guerre contre l’Autriche pour la délivrance des Italiens et qu’il s’imaginait par là s’assurer la sympathie de l’Angleterre, la reine Victoria pria lord Malmesbury de faire tout ce qui dépendait de lui pour le détourner de ses projets. « Il ne veut pas réfléchir, disait-elle, il ne voit que ce qu’il désire. S’il fait La guerre en Italie, il aura la guerre avec l’Allemagne et par là avec la Belgique, et alors, comme nous sommes garans de l’intégrité belge, nous serons entraînés dans la conflagration. S’il n’y prend garde, la France pourrait, comme en 1814 et en 1815, se trouver en face de l’Europe coalisée. »

Lord Cowley se fit aux Tuileries l’interprète des pressans avertissemens de sa souveraine. « On prétend, répondit l’Empereur, que ma politique est tortueuse, mais on ne me comprend pas. On me reproche de coqueter aujourd’hui avec l’Angleterre, demain avec la Russie. Ma politique est on ne peut plus simple. À mon arrivée au pouvoir, j’ai vu que la France désirait la paix ; j’ai résolu de la maintenir et de respecter les traités de 1815, tant qu’on les respecterait et que la France garderait sa place dans les conseils de l’Europe. Mais j’étais également résolu, si j’étais poussé à la guerre, à ne faire la paix qu’après avoir assuré à l’Europe un meilleur équilibre. Je n’ai point d’idées ambitieuses, comme le premier Empereur, mais, si d’autres pays reçoivent des avantages, il faut bien que la France en obtienne aussi. Eh bien ! lorsque j’ai été forcé de faire la guerre à la Russie, je croyais qu’aucune paix ne serait satisfaisante, si elle ne rétablissait pas la Pologne. J’ai tendu la main à l’Autriche, dans l’espoir qu’elle m’aiderait dans cette grande œuvre. Elle m’a fait défaut, et, une fois la paix conclue, j’ai tourné mes regards vers l’amélioration de l’Italie et me suis en conséquence rapproché davantage de la Russie. Voilà tout le secret de ma politique. »

Aux approches du jour de l’an, l’Empereur et la Reine échangèrent comme d’habitude de cordiales félicitations ; leurs lettres se croisèrent. L’Empereur ne faisait aucune allusion à la politique, ni au maintien de la paix ; il annonçait le mariage de son cousin avec la princesse Clotilde comme un heureux événement de famille, particulièrement réjouissant pour l’Impératrice. La Reine, au contraire, préoccupée, des projets qu’on prêtait à son allié, lui adressait une prière instante de ne pas troubler la paix. « Puisse l’année 1859, dit-elle, assurer la tranquillité et la paix du monde ; puissent nos deux gouvernemens, en s’entendant sur toutes choses, contribuer au bonheur et à la prospérité de l’Europe ! »

Ce sage et mélancolique appel à la concorde ne fut pas écouté. Le lendemain même, à la réception du corps diplomatique, Napoléon III répondit aux félicitations du baron de Hübner par une mémorable apostrophe.


IX. — LES NÉGOCIATIONS AVEC LA RUSSIE

L’Empereur n’avait pas l’habitude d’initier son cabinet à ses desseins ; aussi, à son retour à Saint-Cloud, avait-il négligé de mettre le comte Walewski au courant de ses arrangemens avec le ministre piémontais. Peut-être même, tant il se cachait de ses conseillers, ne lui eût-il pas parlé de la venue de M. de Cavour à Plombières, si la présence de ce dernier n’avait pas été signalée au ministère des Affaires étrangères par la préfecture de police : — « Votre incognito est trahi, avait dit, en souriant, Napoléon III à son hôte ; Walewski me télégraphie que vous êtes ici ! » — Il s’était bien gardé d’ajouter ce que contenait la dépêche. — « Votre Majesté connaît mon opinion sur Cavour, disait le comte Walewski ; je le tiens pour un esprit inquiet, ambitieux et très peu sûr dans ses relations ; je le considère par conséquent comme un homme d’autant plus dangereux qu’il a du charme, du brillant même ; et une véritable habileté pour user de tous les moyens de nature à le conduire à ses fins. »

M. de Cavour, on l’a vu, était arrivé mystérieusement, en touriste, sous un nom d’emprunt ; sans l’intervention d’un officier de la maison impériale, qui l’avait reconnu, on l’eût même arrêté faute de papiers. La gendarmerie, mise en éveil depuis l’attentat d’Orsini, l’avait pris pour un personnage suspect !

L’Empereur n’avait en tout cela qu’un confident, son cousin. Il ne pouvait laisser ignorer au prince Napoléon des pourparlers dans lesquels celui-ci avait joué un rôle déterminant. Le prince devait être l’attache intime, familière, des deux politiques ; de son entrée dans la maison de Savoie dépendait l’alliance. La demande de l’Empereur n’avait ni surpris ni effarouché le comte de Cavour ; pour obtenir l’affranchissement de l’Italie, il était résolu à ne reculer devant rien. « Quand on a donné la fille, on peut bien donner le berceau, » disait-on plus tard, à propos de la cession de la Savoie. Le ministre se flattait qu’en épousant la princesse Clotilde, le prince épouserait du même coup la cause italienne. Ses calculs s’inspiraient de la connaissance du cœur humain. Les grands politiques ont toujours été de grands psychologues.

Dès que la question du mariage, subordonnée à la sanction du Roi, fut affirmativement résolue, le prince Napoléon s’empressa de partir pour Turin ; il avait à cœur d’exprimer sa reconnaissance à Victor-Emmanuel, son futur beau-père, et de prouver à M. de Cavour, en concertant avec lui les bases d’une alliance offensive et défensive d’après les clauses stipulées à Plombières, qu’il ne méconnaissait pas la haute pensée qui présidait à son mariage. M. de Cavour caressa ses instincts aristocratiques, chatouilla son amour-propre, exalta son habileté et la sagesse de ses conseils. — « Je professe pour Votre Altesse, écrivait-il le 25 octobre, une respectueuse sympathie[7] ! Je me sens entièrement attaché à Elle par les liens d’une vive et sincère reconnaissance pour la part éminente qu’elle prend à la grande entreprise qui doit assurer la grandeur et la gloire de l’Italie. La mission que Votre Altesse a remplie à Varsovie avec une si remarquable habileté contribuera considérablement au succès. Le Tsar, quand même il se bornerait à empêcher l’immixtion de l’Allemagne dans nos affaires, assurera, à mon avis, le résultat de la guerre. En nous procurant son concours, Votre Altesse a rendu à notre cause le plus grand service. Nigra m’a fait connaître votre opinion sur la cause qui devra amener la rupture avec l’Autriche et, profitant de vos conseils, j’ai modifié le projet primitif, qui avait été arrêté à Plombières[8], dans le sens de vos idées. Il est urgent que Niel arrive à Turin, pour concerter avec La Marmora les préparatifs à faire ; car il se pourrait que les événemens en Orient nous fournissent, avant l’époque déterminée, une cause légitime de guerre. Je regrette que Votre Altesse préfère revenir ici pour régler tout à la fois ; cela m’empêchera de conférer avec vous sur une foule de questions de la plus haute importance pour le succès de la cause à laquelle vous vous dévouez avec une si généreuse ardeur. Je vous écrirai demain pour vous tenir au courant de ce qui se passe en Italie et pour réclamer vos conseils. Nigra vous fera parvenir mes lettres et m’apportera celles que vous daignerez m’écrire, sans que personne pénètre le secret de notre correspondance. » — 8 novembre 1858. — « Le Roi attend avec impatience le résultat de la mission de l’individu (sic)[9] que l’Empereur veut envoyer en Russie pour y signer le traité que Votre Altesse a à peu près conclu. Il serait utile que le Piémont y participât directement. Le Roi compte sur l’amitié de l’Empereur pour l’obtenir et sur l’intérêt que vous portez à sa cause, qui, ainsi que vous le dites, est maintenant la vôtre. Nigra, si Votre Altesse le juge nécessaire, se rendra à Paris à l’époque indiquée[10]. »

L’Empereur avait initié M. de Cavour aux secrets de l’entrevue de Stuttgart ; il lui avait parlé des lettres échangées avec l’empereur Alexandre. Mais le ministre piémontais, qui ne se payait pas de mots, avait trouvé que des déclarations d’entente faites, sous forme de lettres, en termes élastiques, mal définis, rappelaient trop le billet de La Châtre, qu’elles ne constituaient pas un engagement contractuel. Désireux d’avoir la Russie en tiers dans son jeu avec la France, il conseillait de réclamer du cabinet de Pétersbourg une convention de neutralité en bonne et due forme, à laquelle il participerait. Il n’était pas fâché d’accoler, au bas d’un traité d’alliance, le nom de son roi à ceux des deux empereurs ; cela grandissait déjà le Piémont.

Il était important, sans doute, de nous mettre en règle avec la Russie et de nous assurer, à la veille d’une grande guerre, non seulement sa neutralité sympathique, mais aussi son concours diplomatique, et au besoin son assistance militaire. La question était de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le cabinet de Pétersbourg confirmerait ses promesses. Sa politique, depuis le traité de Paris, n’avait eu du « recueillement » que les apparences. Le prince Gortchakof avait trouvé un mot heureux pour masquer le travail souterrain de sa diplomatie. Elle s’était appliquée, depuis le Congrès, à substituer à l’alliance anglo-française une alliance franco-russe, à éveiller la discorde entre la France et l’Autriche, à prévenir une entente trop intime entre le cabinet de Vienne et celui de Londres ; à entretenir des sentimens de jalousie et de rivalité entre les deux grandes puissances allemandes ; et surtout à empêcher que l’influence anglaise ne prît à Berlin la place de l’influence russe.

Ce programme, poursuivi avec une habile persévérance, avait permis au cabinet de Pétersbourg, après l’entrevue de septembre 1857, qui ne l’engageait que moralement, de reprendre pied en Europe, avec notre appui, et de forcer tous les gouvernemens à compter avec lui.

Toutefois, sans redouter la guerre d’une manière absolue, la Russie, dont l’état intérieur était troublé par l’émancipation des serfs, ne souhaitait pas d’y être impliquée, car elle ne se sentait pas encore en état de la faire avec avantage. Il n’y avait donc pas à compter sur sa coopération active. Nous étions autorisés, seulement, à croire qu’elle n’hésiterait pas à signer le traité qu’à Stuttgart, son ministre nous avait offert spontanément et qui devait nous assurer sa neutralité sympathique et la concentration d’une armée sur les frontières de la Galicie. L’Empereur, malheureusement, avait laissé échapper l’occasion ; au lieu d’accepter le traité, il avait mieux aimé s’en tenir à un échange de lettres constatant en termes généraux l’accord intervenu et laissant aux événemens le soin de lui donner ses développemens. Il préférait se réserver une porte ouverte ; il compromettait sans cesse le succès de ses combinaisons par le décousu de ses volontés.

Les sentimens du cabinet de Pétersbourg ne s’étaient pas modifiés, sa haine contre l’Autriche était toujours vivace ; on ne contestait pas l’accord, mais, pour le consacrer contractuellement, on posait des conditions. Le prince Gortchakof pouvait à présent savourer à bon compte le plaisir des dieux ; il nous savait engagés avec le Piémont ; la guerre désormais était certaine ; il n’avait plus qu’à se croiser les bras et à laisser les événemens suivre leur cours, certain que l’Autriche n’échapperait pas à sa perte. Aussi nous tenait-il la dragée haute. Ce qu’il nous proposait désormais n’ajoutait rien aux engagemens pris dans les lettres échangées entre les deux Empereurs, si ce n’est la liberté de modifier l’état territorial de la Péninsule et la faculté de nous assurer éventuellement des sécurités militaires sur nos frontières italiennes. Le projet nous imposait, en retour, l’obligation de ne pas soulever la question de Pologne ; de ne pas poursuivre de restauration napoléonienne en Italie, et de ne pas remettre en question les délimitations tracées par le Congrès de Vienne touchant aux intérêts communs de l’Angleterre, de la Prusse et de la Russie. Dans le même acte où nous nous engagions envers la Russie à abandonner la politique qui nous avait liés et nous liait encore à l’Angleterre, l’empereur Alexandre stipulait avec nous le respect des traités de Vienne ; nous faisions litière des stipulations de 1856, et du même coup, nous renoncions à poursuivre sur nos frontières de l’Est la révision des traités de 1815. C’était autoriser le cabinet de Pétersbourg à dire, à son gré, à tout moment, aux ministres anglais : — « J’ai signé une convention secrète avec l’empereur Napoléon, qui me permet de me soustraire, avec son appui, aux stipulations humiliantes que vous m’avez imposées au Congrès de Paris ; mais rassurez-vous : soucieux de nos intérêts communs, j’ai eu soin d’exiger, en traitant avec la France, qu’elle abdiquât toute prétention sur le Rhin ; j’ai sauvegardé l’œuvre du Congrès de Vienne. »

Le projet du prince Gortchakof était léonin, astucieux ; on eût dit qu’il l’avait rédigé avec l’unique préoccupation qu’il pût être en tout temps placé sous les yeux de l’Angleterre par la Russie, tandis que nous serions mis dans l’impossibilité d’en faire autant ; si nous nous y étions prêtés, nos relations avec les Anglais eussent dépendu absolument de sa volonté. Que nous donnait-on en échange ? Une neutralité bienveillante et la promesse de réunir un corps d’armée dont la destination était problématique, puisqu’on refusait de rompre les relations diplomatiques avec l’Autriche.

Réunir un corps d’armée sur les frontières d’un État voisin, en guerre avec un autre, c’est une simple mesure de précaution. Pour que ce rassemblement impliquât un caractère de compromission, il aurait fallu qu’elle fût suivie d’un acte, d’une intimation, ou au moins d’une rupture des rapports officiels. La simple concentration d’un corps d’armée russe sur les frontières de la Galicie était tout au plus un avertissement donné à l’Autriche ; c’était lui dire : « Prenez garde, vous pourriez bien avoir à compter avec moi. » Quant à la neutralité bienveillante, elle allait de soi, sans qu’il y eût besoin de l’inscrire dans un traité. La neutralité de la Russie dans une guerre entre nous et l’Autriche était forcément bienveillante pour la France, car ce que la Russie désirait avant tout, c’était de faire payer à l’Autriche son ingratitude. Voilà ce que le prince Napoléon, tombé sous le charme de L’empereur Alexandre, circonvenu par son ministre, et impatient d’ailleurs de rapporter à Paris et à Turin un projet de traité, négligeait de comprendre, malgré sa haute intelligence.

Au lieu de laisser au duc de Montebello le soin de reprendre les négociations avec le prince Gortchakof, l’Empereur envoya à Pétersbourg, au mois de décembre, l’amiral La Roncière. Il ne se rendait pas compte, qu’en recourant si volontiers à des missions extraordinaires, et à plus forte raison à des missions secrètes, il affaiblissait le crédit de ses ambassadeurs en mission régulière. L’amiral La Roncière Le Noury, assurément, était un homme distingué, séduisant, mais le duc de Montebello n’était pas moins aimable et intelligent ; et il avait en plus l’avantage de connaître son terrain.

Plus nous manifesterions le désir de traiter, plus on nous demanderait de concessions sans rien nous donner en échange ; la chose était claire. D’ailleurs la Russie ne pouvait pas, avec la meilleure volonté, se soustraire à ses exigences intérieures, ni mettre à notre service des armées dont elle ne disposait pas. Alexandre II avait confessé loyalement, à Stuttgart, les difficultés qui le paralysaient. Le marquis de Châteaurenard, étant chargé d’affaires en l’absence de son chef, avait fait ressortir, dans des rapports substantiels, les embarras de tous genres, — l’émancipation des serfs, la pénurie du Trésor, la réorganisation de l’armée, — qui pesaient sur la Russie et l’empêcheraient de jouer un rôle militant dans les événemens, s’il devait en surgir. Une convention ne pouvait donc rien ajouter à ce qu’on nous avait spontanément promis à Stuttgart. Edifié sur ses moyens d’action par nos correspondances de Saint-Pétersbourg, il eût été plus délicat et plus habile de s’en tenir à la parole du tsar. Lui demander de libeller ses promesses dans un traité, c’était mettre sa loyauté en doute.

Le comte Walewski, avec son énergique bon sens, réussit à le faire comprendre à l’Empereur, lorsque enfin, dans les derniers jours de novembre, Napoléon III se fut décidé à l’initier à ses arrangemens avec M. de Cavour et aux missions du prince Napoléon à Turin et à Varsovie. Il était temps, car déjà l’amiral La Roncière était en route. À son arrivée à Pétersbourg, il trouva une dépêche télégraphique qui l’invitait à n’entrer dans aucun pourparler avec le prince Gortchakof et à revenir à Paris sans débrider. Les missions extraordinaires sont parfois mortifiantes. Le prince Gortchakof fit la grimace ; il croyait déjà tenir en main la clef des dissensions entre la France et l’Angleterre, et elle lui échappait !

Le comte Walewski avait bien jugé ; la Russie, en nous voyant résolus à ne pas lui fournir les moyens de nous brouiller avec les Anglais, vint spontanément, au mois de mars, nous offrir de reprendre les pourparlers de Varsovie. M. de Kisselef était chargé de nous déclarer qu’aussitôt les hostilités ouvertes, son gouvernement concentrerait sur les frontières de la Galicie une armée de cent à cent cinquante mille hommes. C’était le moment où l’Empereur, impressionné par la répugnance que la guerre inspirait à la nation, adhérait au projet de médiation du cabinet de Londres.

Le prince Gortchakof redoutait qu’il ne reculât, dans la seule crainte de n’être pas soutenu par la Russie. Il lui importait de le tranquilliser et de le stimuler. Les négociations, aussitôt renouées, aboutirent, le 2 mars, à la signature d’une convention, avouable dans le présent et dans l’avenir, car elle reposait sur des conditions d’égalité : mais, au fond, le traité ne stipulait rien de bien formel. La Russie ne procéda que tardivement à des arméniens, et les forces que peu à peu elle concentra sur les frontières de la Galicio ne pouvaient, ni par leur attitude, ni par leur nombre, impressionner l’Autriche. La faute que Napoléon avait commise à Stuttgart ne laissa aucun enseignement dans son esprit. Il devait éprouver en 1870, vis-à-vis de l’Autriche et de l’Italie, les mêmes déboires que la Russie lui donnait en 1859 ; il les crut engagées par de simples lettres de François-Joseph et de Victor-Emmanuel, autant que par de véritables traités d’alliance. Les alliances veulent être préparées de longue main, et les gouvernemens avisés n’attendent pas pour les conclure l’ouverture des hostilités.

Les prétentions de la Russie, la malveillance de l’Angleterre et l’altitude équivoque de la Prusse auraient dû nous inspirer de salutaires réflexions et nous montrer que nous nous engagions dans une voix périlleuse. Déchirer les traités de Vienne était certes une ambition justifiée ; mais il fallait les déchirer à l’heure venue, avec des alliances certaines, avec une armée puissante à la hauteur de toutes les éventualités, de façon à ne pas compromettre, en un seul jour, la grande situation que nous avait value la guerre d’Orient. Provoquer un conflit contre le gré de la France, sans raison majeure, en se mettant en hostilité morale avec l’Europe, cela s’expliquait d’autant moins qu’en nous interdisant d’avance toute extension sur le Rhin, nous nous engagions à suivre après la victoire une politique en contradiction flagrante avec le traité de Paris.

L’Italie nous était chère, assurément ; tous nos gouvernement depuis 1815 lui avaient donné les marques effectives de leur sollicitude ; mais aucun d’eux n’avait songé à recourir à la guerre pour la satisfaction de nos sympathies. Tous s’étaient méfiés des visées ambitieuses du Piémont. Le gouvernement provisoire de 1848, bien que partisan de l’émancipation des peuples, avait cru devoir exposer en termes très précis au gouvernement sarde l’esprit général de notre politique en Italie. « Nous désirons, écrivait M. Bastide à M. de Bois le Comte, l’affranchissement de l’Italie, mais nous ne saurions admettre au profit d’une puissance italienne une domination plus inquiétante peut-être que celle de l’Autriche elle-même. C’est-à-dire que nous ne pourrions demeurer spectateurs indifférens et pacifiques des projets d’ambition et d’agrandissement que semble montrer Charles-Albert. Ce serait déjà pour la France et pour l’Italie un fait assez grave que la création au pied des Alpes d’une monarchie de onze à douze millions d’habitans, appuyée sur deux mers, formant à tous égards une puissance redoutable, sans que ce nouvel État, ainsi constitué, dût encore absorber le reste de l’Italie. Nous pourrions admettre l’unité tout au plus sous la forme et sur le principe d’une fédération entre États indépendans, ayant leur souveraineté propre, s’équilibrant autant que possible, et non point d’une unité qui placerait l’Italie sous la domination d’un seul gouvernement, le plus puissant de tous. Il est à craindre que ce soit là précisément ce qu’on veut à Turin. »

Nos intérêts sans doute étaient opposés à ceux du cabinet de Vienne dans les affaires de la Péninsule, mais l’Autriche n’était pas seulement une puissance italienne, elle avait sa raison d’être dans le système européen ; elle faisait contrepoids à la Russie dans les Balkans et à la Prusse en Allemagne. En 1849, elle avait empêché la formation à nos portes d’un empire germanique, et, en 1854, elle nous avait permis, en s’alliant à nous, d’arrêter les armées russes dans leur marche sur Constantinople ; avant de l’ébranler au profit du Piémont et de la Prusse, il y avait pour la France lieu d’hésiter. Nous ne devions rien abandonner en Italie de ce que l’honneur et nos sympathies nous prescrivaient ; nous pouvions combattre une influence rivale, gênante, par la presse et la diplomatie ; mais recourir sans nécessité absolue à la guerre, c’était abdiquer notre libre arbitre et mettre en question les intérêts traditionnels de notre politique.


V. — L’EMPEREUR ET LE COMTE WALEWSKI

Pendant plusieurs mois, Napoléon III s’était complu à dissimuler son secret à ses ministres. Il avait envoyé le prince Napoléon à Turin et à Varsovie ; il avait conféré avec M. Nigra et donné des missions secrètes à M. Piétri et au docteur Conneau, sans que rien dans son attitude eût trahi à ses entours les arrangemens pris à Plombières. On était à la fin de novembre, et M. de Cavour s’impatientait ; redoutant un recul, il pressait l’Empereur de procéder à la signature des conventions négociées par son cousin. Dès lors, l’intervention du comte Walewski s’imposait ; des engagemens internationaux synallagmatiques n’ont de valeur que revêtus du contreseing du ministre des Affaires étrangères. Il importait de l’initier à la politique poursuivie secrètement et qu’il allait être appelé à interpréter au grand jour.

Le comte Walewski n’avait pas vu sans appréhension l’entrevue de Plombières. Il fut consterné en apprenant que tout un plan avait été arrêté et que nous étions irrémédiablement liés au Piémont. Il ne se consolait pas de voir notre politique, jusque-là si sage, si prudente, compromise, sans urgence et sans motif avouable, dans une redoutable aventure associée aux revendications révolutionnaires du cabinet de Turin. Avec le franc parler qu’autorisaient ses origines, — il était le fils de Napoléon Ier, — il se permit d’énergiques représentations. Il fit observer à l’Empereur qu’une guerre contre l’Autriche, succédant de si près à celle d’Orient, le mettrait en contradiction avec son discours de Bordeaux ; qu’elle compromettrait la grande situation que lui valaient en Europe la sagesse et la modération dont il avait fait preuve au Congrès de Paris ; que l’affranchissement de L’Italie au profit du Piémont ne répondait pas à l’intérêt français ; et qu’en cas d’insuccès, nous nous exposerions à un soulèvement de l’Allemagne, et peut-être même à une coalition européenne. C’était le langage de la raison.

Rentré dans son cabinet, sous l’impression angoissante des révélations qu’on venait de lui faire, il écrivit à L’Empereur. Dans l’espoir de Le soustraire à la fascination de M. de Cavour, il eut recours aux argumens les plus pathétiques. « Je voudrais, disait-il, en ce moment, trouver à l’appui de mes convictions des paroles éloquentes, persuasives ; à leur défaut, je compte sur la force de la vérité, qui a toujours chance de se faire jour dans une raison aussi élevée que celle de Votre Majesté. Permettez, Sire, à mon dévouement, qui ne saurait être mis en doute, de vous dire que vous vous êtes engagé dans une voie fatale. Déchirer les traités de 1815, certes, est un but digne de l’ambition de Votre Majesté ; mais il faut les déchirer au moment propice, de façon à ne pas compromettre en un jour l’œuvre que vous avez si noblement accomplie pour votre dynastie et pour la prospérité de la France. La position de l’Empereur dans le monde est aussi grande que peuvent la souhaiter ceux qui vous sont le plus dévoués. S’exposer à la perdre sans compensations certaines, serait une bien grande faute, Sire.

« Une guerre contre l’Autriche pour l’Italie approuvée par l’opinion publique et fondée sur des raisons légitimes peut sans doute tenter l’esprit le plus sage, mais une guerre non motivée, sans alliés, avec les apparences de chercher des aventures et de troubler la paix générale dans un intérêt personnel, dont les chances seraient limitées d’avance, me paraîtrait le plus grand malheur qui pût arriver à l’Empereur et à la France. Tout cela est si incontestable qu’il est impossible que Votre Majesté n’en reconnaisse pas l’évidence. Non, l’Empereur saura s’arrêter à temps et ne s’exposera pas à perdre le prestige auquel il doit tenir avant tout.

« En ce qui me concerne, Sire, le jour où Votre Majesté a chargé à mon insu le prince Napoléon et M. de la Roncière de suivre des négociations aussi délicates, aussi graves, j’avais cessé d’être dans l’esprit de l’Empereur son ministre des Affaires étrangères. Votre Majesté, j’ose m’en flatter, a trop d’estime pour moi, pour avoir pensé que, peu soucieux du respect de moi-même, une considération quelconque eût pu me décider à la servir dans de telles conditions. Je ne puis plus aujourd’hui diriger les Affaires étrangères utilement pour Votre Majesté et honorablement pour moi. Pour être ministre des Affaires étrangères d’un grand pays, il faut inspirer confiance et avoir confiance ; il faut, pour parler avec autorité au nom du souverain, être imbu à un haut degré du sentiment de sa propre dignité et n’avoir à rougir devant personne. S’il en est autrement, on ne peut inspirer aux autres le respect qu’on n’a plus pour soi-même, on n’est plus à la hauteur de sa position, on ne peut rendre que de mauvais services à l’État. »

L’Empereur eut conscience de ses torts ; il supplia son ministre de ne pas l’abandonner, il lui ouvrit son âme, et le comte Walewski, qui l’aimait sincèrement, reprit son portefeuille. « Votre lettre m’a été au cœur, disait-il ; je suis profondément touché des sentimens que vous m’exprimez ; je m’en sens digne par la tendre affection que je porte à Votre Majesté ; mais, plus mon attachement est vif, plus j’ai dû être ulcéré de votre défiance. Tout disparaît, du moment où Votre Majesté daigne m’ouvrir son cœur et me parler de son chagrin. Mais, si la question personnelle disparaît, la question politique reste entière. »

La question politique restait entière en effet, et rien, ni la sagesse ni les prières de son ministre, ne devait plus empêcher l’Empereur de la résoudre au gré de sa volonté. Il croyait, en affranchissant l’Italie de la domination autrichienne, répondre aux désirs généreux de la France et nous assurer, sur les champs de bataille et dans les Congrès, une alliée à jamais reconnaissante. Dans une longue note, tout entière écrite de sa main, que j’ai reproduite en la commentant dans mon étude sur l’entrevue de Stuttgart[11], il développa ses idées, moins peut-être pour convaincre son ministre et le rassurer que pour justifier à ses propres yeux la gravité de ses déterminations. Recourant à la plus étrange argumentation, il se plaisait à envisager une guerre avec l’Autriche comme l’événement le plus heureux qui pût advenir à notre politique. Henri IV n’avait-il pas, dans la pensée d’assurer la paix perpétuelle, rêvé une grande république italienne placée sous le protectorat de la France ? L’Empereur savait aussi (il avait fait compulser nos archives à ce sujet) que le marquis d’Argenson, en 1745, avait repris en sous-œuvre, dans des préliminaires signés avec Le cabinet de Turin, L’idée d’une ligue de tous les princes italiens, conçue par Chauvelin en 1733. Il lui semblait dès lors qu’en réalisant le plan de Louis XV, plan contrecarré jadis par l’opposition de l’Espagne dont le consentement était nécessaire en vertu du Pacte de famille, il reprenait une tradition nationale ; alors comme aujourd’hui, le but était de chasser les Autrichiens de l’Italie, et de substituer à leur domination une Confédération de princes, le Pape y compris. Si L’Empereur avait mieux médité l’histoire, il aurait vu, — M. le duc de Broglie[12] l’a fait ressortir avec une lumineuse pénétration, — combien étaient chimériques les conceptions de M. d’Argenson, fondées comme les siennes sur l’agrandissement de la Prusse et de la Sardaigne, pour faire contrepoids à la maison de Habsbourg. Il aurait compris surtout qu’en 1745, il n’était pas question de créer en Italie une union d’États, fondée sur le principe révolutionnaire des nationalités, soumise à la force irrésistible de la centralisation moderne, mais simplement de former une ligue de gouvernemens indépendans les uns des autres, se garantissant réciproquement et à jamais leurs possessions, toujours dominés par l’influence de la France, et n’ayant d’autre but que de concourir militairement et conjointement à la défense de la Péninsule contre un retour éventuel de l’Autriche[13].

L’Empereur se trompait d’époque, en voulant concilier les idées du parti libéral de la Restauration et de 1830 avec les combinaisons de notre ancienne politique. Ce fut son erreur ; et la France aurait mauvaise grâce si, malgré de dures épreuves, elle ne se montrait pas indulgente pour des illusions qu’elle a grandement partagées. Pouvait-on penser que les Italiens délivrés perdraient si vite le souvenir de nos constantes sympathies depuis 1815 et de notre confraternité sur les champs de bataille de 1859 ? Des générations entières avaient grandi dans l’amour de l’Italie ; sa cause avait trouvé dans la presse et dans les assemblées françaises d’éloquens défenseurs. M. Thiers n’avait-il pas crié du haut de la tribune : « Courage, Saint-Père ! » quand Pie IX, lors de son avènement au trône pontifical, donnait le branle aux aspirations unitaires de l’Italie ? Les esprits les plus chagrins étaient loin de soupçonner qu’avant peu, elle serait, de nos adversaires, le plus passionné et le plus provocant.

Les hommes d’État anglais, moins enclins aux illusions et peu disposés à se payer de mots, prévoyaient nos mécomptes. « Le sentiment le plus profond des Italiens, écrivait lord Granville au mois de décembre 1838, et qui prime dans tous les partis, c’est la haine de l’étranger, et cette haine, malgré les apparences, n’est pas exclusivement dirigée contre l’Autriche. Soyez sûrs que la France deviendra un jour tout aussi impopulaire. Quant à nous, peu nous importe que la Lombardie soit bien ou mal gouvernée ; nous n’avons qu’à nous préoccuper du droit public européen, des traités en vertu desquels l’Autriche possède ses provinces italiennes. »


XI. — LE COMPLIMENT DU JOUR DE L’AN.

Le premier janvier 1859, les représentans des puissances étrangères accrédités à Paris se présentèrent aux Tuileries, suivant l’usage, pour offrir à Napoléon III leurs félicitations personnelles et celles de leurs gouvernemens. Ils espéraient, en échange de leurs vœux pacifiques, recueillir des assurances tranquillisantes, car, depuis l’entrevue de Plombières (juillet 1858), on cédait partout à l’inquiétude ; partout on prévoyait des complications.

L’Empereur paraissait soucieux ; il accueillit froidement les Complimens du nonce apostolique ; et, lorsqu’il arriva devant l’ambassadeur d’Autriche, sans préambules — de sa voix la plus douce, il est vrai — il lui exprima le regret que les relations de la France et de l’Autriche ne fussent pas aussi satisfaisantes qu’il l’eût désiré. Il le pria toutefois d’assurer l’empereur François-Joseph que ses sentimens personnels à l’égard de Sa Majesté restaient inaltérés[14].

Le correctif atténuait sensiblement la gravité de cette apostrophe imprévue. Néanmoins, de telles paroles, prononcées au seuil d’une année nouvelle, à l’heure où l’espérance, ne serait-ce que fugitivement, reprend d’habitude ses droits, retentirent comme le premier grondement de la foudre. L’Empereur, sans doute, ne s’attendait pas à l’effet que ses paroles allaient produire en Europe ; à les bien peser, elles ne pouvaient se rapporter qu’aux affaires orientales. Car la question italienne, depuis le Congrès de Paris, n’avait été l’objet d’aucun débat entre Vienne et Paris. C’est à Constantinople que les deux gouvernemens s’étaient trouvés aux prises. L’Autriche avait déçu l’Empereur pendant la guerre d’Orient. Il avait compte sur elle pour affranchir la Pologne, et elle lui avait faussé compagnie. Son attitude, tandis que nous assiégions Sébastopol, avait permis à la Russie de dégarnir les frontières de la Galicie pour jeter toutes ses forces en Crimée. À la paix, la politique autrichienne s’était mise en opposition ouverte avec la politique française sur toutes les questions soumises au Congrès. D’accord avec l’Angleterre, elle s’était appliquée à contrecarrer l’union des principautés moldo-valaques, qui nous était chère, et à entraver la liberté de la navigation sur le Danube. À tous ses précédens griefs le cabinet de Vienne venait d’en ajouter un nouveau. Sans se concerter avec les signataires de la paix, il avait pris sur lui d’offrir au pacha de Belgrade dans l’embarras son assistance militaire. Cette infraction flagrante aux stipulations du traité de Paris, vivement relevée par notre ambassadeur à Constantinople, avait produit aux Tuileries, en s’ajoutant aux procédés agressifs de l’Autriche en Italie, une vive irritation, et c’est sous la fâcheuse impression de tous ces démêlés que l’Empereur s’était laissé aller à déplorer, dans une circonstance aussi solennelle, la mésintelligence des deux cabinets.

Ses paroles, du reste, avaient été à peine entendues par les membres du corps diplomatique présens à l’audience ; et l’ambassadeur lui-même, bien que troublé au premier moment, s’était rassuré en entendant l’Empereur manifester pour la personne de son souverain une chaleureuse sympathie.

Il est des mots qui font fortune, et dont les partis s’emparent pour s’en faire une arme contre les gouvernemens qu’ils combattent. Dès le soir du 1er  janvier, dans les cercles et dans les salons, on ne parlait que du compliment du jour de l’an adressé à M. de Hübner. Chacun l’accommodait à sa façon ; tous se plaisaient à y voir le prélude de menaçantes complications. Le lendemain, le monde des affaires s’émut à son tour, et son émotion se traduit à la Bourse par une forte baisse. On se doutait depuis longtemps que nous étions en dissentiment avec l’Autriche sur les questions relatives à la guerre de Crimée, mais on était convaincu que ces différends, soumis à l’arbitrage des puissances, n’étaient pas de nature à compromettre la paix. Si la paix devait être compromise, ce serait donc en Italie. Le gouvernement piémontais, du reste, ne négligeait rien pour en donner l’impression.

L’Empereur se mit en frais pour calmer les inquiétudes qu’il avait imprudemment suscitées. Ayant aperçu le baron de Hübner à la réception hebdomadaire de l’Impératrice, il l’aborda avec une grâce extrême et s’entretint longuement et familièrement avec lui. Le corps diplomatique, ainsi que l’attestent les correspondances de lord Cowley soumises au Parlement, fut pleinement rassuré ; mais les gens du monde, plus défians et cette fois plus perspicaces que les diplomates, n’en persistèrent pas moins à croire qu’il y avait anguille sous roche. Les rumeurs ne cessant pas, le gouvernement impérial dut recourir au Moniteur pour rassurer les esprits. L’organe officiel déclara, le 7 janvier, solennellement, que rien dans les relations diplomatiques de la France avec les puissances étrangères n’autorisait les alarmes que de faux bruits tendaient à faire naitre.

Mais les craintes, à peine atténuées, furent subitement ravivées par le discours du Trône prononcé à Turin. L’apostrophe de l’Empereur, loin d’inquiéter Victor-Emmanuel et son conseiller, les avaient mis en fête. Leur seule préoccupation était qu’il ne reculât, et il semblait tout à coup vouloir les devancer. Ils ne s’attendaient pas à une affirmation aussi nette et aussi prompte de ses desseins. « Il paraît, disait joyeusement M. de Cavour, que l’Empereur veut décidément aller de l’avant. » La sortie rappelait en effet l’admonestation que le Premier Consul avait adressée le 13 mars 1803, à lord Whitworth à la veille de la rupture de la paix d’Amiens. Aussi Victor-Emmanuel, pour ne pas demeurer en reste d’avertissemens avec son allié, s’abandonna-t-il, le 7 janvier, dans son discours d’ouverture des Chambres, à de sombres prophéties. Après avoir fait sonner bien haut le mot de nationalité, il annonça que l’horizon au milieu duquel se levait la nouvelle année était peu serein. « Forts de l’expérience du passé, disait-il, nous marcherons résolument au-devant des éventualités futures. Notre pays, petit par son territoire, a grandi en crédit dans les conseils de l’Europe, parce qu’il est grand par les idées qu’il représente, par les sympathies qu’il inspire. Une telle situation n’est pas exempte de dangers, car, si nous respectons les traités, d’autre part nous ne sommes pas insensibles au cri de douleur qui de tant de parties de l’Italie s’élève vers nous. »

Ce discours n’était pas fait pour plaire au gouvernement impérial, qui s’évertuait au même moment à calmer le sentiment public à bon droit alarmé. La tactique de M. de Cavour, je l’ai dit, était de pousser l’Empereur, pour l’empêcher de revenir sur ses pas et lui faire endosser les responsabilités. Aussi justifia-t-il d’avance le langage qu’il allait faire tenir au Roi, en invoquant, à Londres et à Paris, l’immense agitation provoquée en Italie par les paroles du 1er  janvier. « Après nous avoir recommandé la prudence pendant six mois, écrivait-il au marquis d’Azeglio, l’Empereur a débuté cette année par une algarade qui rappelle la manière de son oncle à la veille de ses déclarations de guerre. Les paroles qu’il a adressées à Hübner, le silence glacial avec lequel il a accueilli le nonce, vont produire en Italie un effet incroyable. Je ne sais trop ce qui s’ensuivra. Je ne crois pas que nous puissions rien attendre de sérieux de l’Angleterre. Contentez-vous de pousser des soupirs, de vous lamenter sur l’horrible position que font au pauvre Piémont l’ingratitude et la stupidité des hommes d’État anglais. Leur conduite nous pousse dans les bras de la France. » Au prince Napoléon il écrivait à la même date, le 5 janvier : — « Je profite du départ du général Klapka pour vous prier de hâter, autant que possible, votre retour à Turin. Le Roi est très désireux de voir Votre Altesse ; qu’Elle veuille bien ne pas se faire trop attendre. D’ailleurs les événemens pressent, l’agitation grandit en Lombardie, à Milan surtout. Les quelques mots adressés le premier de l’an à Hübner ont provoqué ici une immense exaltation. Les plus modestes voient déjà la France traversant le Pô et rasant les Autrichiens. Cet état n’est pas sans danger. Que faire, si un mouvement populaire éclatait en Lombardie ! C’est difficile à dire. Lorsque Votre Altesse sera ici, nous pourrons tout prévoir et être préparés à toutes les éventualités. Votre Altesse connaît Klapka ; il est inutile que je le lui recommande. Je souhaite que ses plans soient approuvés par l’Empereur et qu’il lui fournisse les moyens nécessaires pour les exécuter. S’ils réussissaient, c’en serait fait de l’Autriche ; elle perdrait l’Italie et ses provinces magyares et slaves. »

Les inquiétudes un instant calmées reprirent de plus belle ; on se voyait à la veille d’une guerre de caprice ou de système. M. Doudan, qui suivait et caractérisait les événemens avec sa philosophie caustique, écrivait au prince de Broglie, son ancien élève :

« Jamais bombe tombant dans une salle à manger n’a fait plus d’impression que le petit discours de l’Empereur à l’ambassadeur d’Autriche. Il avait certainement ses raisons ; car, du moins jusqu’à présent, il n’était pas sujet à l’entraînement de la parole. Eût-il résolu la guerre, la plus simple prudence voulait qu’il laissât dormir tout le monde, afin de pousser ses préparatifs avec avantage. Pourquoi parler si haut le jour de l’an, et puis insérer dans le Moniteur cette petite sourdine d’article que vous avez lu ? Pourquoi cette phrase ambiguë, et fort claire aussi, du discours du roi de Piémont ? Tout cela ne montre-t-il pas que l’Empereur lui-même est tiraillé par des nécessités contraires ? Laquelle de ces nécessités l’emportera ? » Le prince Albert, dans ses lettres au baron de Stockmar, appréciait dans le même esprit la sortie impériale. « Le discours du jour de l’an a mis le feu aux poudres avant que tout soit prêt. Maintenant que l’Europe est alarmée, on voudrait former un corps de pompiers. Les Bourses dégringolent, la perte de notre marché est de 60 000 livres sterling. La sympathie pour les Italiens s’est éteinte en Angleterre, car on sent qu’un échange de despotisme n’est pas un affranchissement. Lord Palmerston seul reste fidèle à son langage de 1846. Je crois encore qu’à Paris, on hésitera avant d’en venir à une collision. »

Les instructions de M. de Cavour à ses agens variaient suivant les gouvernemens auprès desquels ils étaient accrédités. Tantôt il faisait mine de marcher à la remorque de l’Empereur. Tantôt, et souvent le même jour, il affectait de tout inspirer et de tout régler. Tandis qu’à Paris et à Londres, il semblait presque regretter l’incident des Tuileries et allait jusqu’à reprocher aux Anglais de le pousser dans les bras de la France, à Berne, il parlait déjà de faire sortir les Suisses, de gré ou de force, de leur neutralité pour marcher contre l’Allemagne, au cas où elle deviendrait belligérante. — « Nous avons placé l’Autriche, écrivait-il à la date du 11 janvier, dans une impasse d’où elle ne pourra plus sortir qu’en tirant le canon. Elle a laissé passer l’occasion d’y échapper avec des concessions. La guerre éclatera, nous ne devons pas l’annoncer, ni même avoir l’air de la désirer. Mais nous devons montrer qu’elle est la conséquence inévitable de la politique autrichienne. La Suisse restera neutre ; mais si la Prusse s’unissait à l’Autriche, il faudrait à tout prix l’entraîner. Elle serait forcée d’opter et il serait facile de l’y contraindre en agitant les cantons de races française et italienne. »

Les préliminaires de Plombières n’étaient pas encore sanctionnés par un traité d’alliance offensive et défensive, et déjà M. de Cavour parlait et agissait comme s’il disposait de notre armée et de notre diplomatie. À l’insu de l’Empereur, qui aimait et respectait la Suisse, il se préparait à soulever le Tessin, les cantons de Vaud et de Genève, afin de la contraindre et de l’entraîner. Tout indiquait qu’il serait un allié incommode et dangereux. Mener tout, seul, envers et malgré l’Empereur ; tirer de la France assez de sang et d’argent pour expulser les Autrichiens de la Péninsule ; et s’emparer ensuite de toute l’Italie, peu à peu et progressivement, tels étaient les calculs de ce politique redoutable.

Le silence est d’or : Napoléon III l’avait oublié le 1er  janvier. Ses imprudentes paroles auraient pu lui coûter cher, s’il s’était trouvé dans les conseils de François-Joseph un ministre audacieux tel que le prince de Schwarzenberg. Sans être prêt lui-même, il avait témérairement prévenu l’Autriche, lui donnant le temps, le prétexte et l’occasion d’armer, d’augmenter ses effectifs dans la Péninsule, de dresser son plan de campagne, de choisir son terrain, de recruter des alliés, de prendre l’offensive et de se ruer sur le Piémont avant que nos soldats eussent fait seulement une étape de l’autre côté des Alpes. Il eût fallu en effet être sourd et aveugle pour se méprendre sur le sens et la portée des paroles de Napoléon III. La diplomatie autrichienne, d’ailleurs, était renseignée ; elle ne savait pas tout, mais ce qui lui était revenu des propos tenus à Baden par M. de Cavour, à son retour de Plombières, de ses menées révolutionnaires dans la Péninsule, et de ses connivences avec Klapka, l’éclairait suffisamment. Aussi le cabinet de Vienne n’hésita-t-il pas à précipiter ses arméniens. Il accumula des forces énormes dans ses provinces italiennes, transforma la Lombardie en camp retranché, occupa Plaisance, au mépris des traités, et invoqua le concours diplomatique de l’Angleterre et l’assistance militaire de la Confédération germanique.

« Le comte Buol, télégraphiait lord Loftus à son gouvernement le 27 janvier, ne doute pas de l’assistance de l’Allemagne ; il a reçu les assurances les plus satisfaisantes de toutes les cours ; toutes désapprouvent l’attitude de la France et se montrent résolues à marcher avec l’Autriche. Le ministre est enchanté de l’esprit et du langage de la presse allemande ; il dit que, si le gouvernement français essayait de désunir l’Allemagne, ses efforts avorteraient. »

À Londres et à Berlin, on réprouvait également notre politique. Interpellé par lord Cowley, l’Empereur finit par reconnaître qu’il avait pris des engagemens avec le cabinet de Turin. — « Ce que j’ai dit à Cavour, dit-il, je puis vous le répéter. Mes sympathies ont toujours été pour l’Italie et sont encore pour elle. Je regrette que la Lombardie soit entre les mains de l’Autriche, mais je ne puis ni ne veux discuter ses droits. Je respecte les traités existans. Tant que l’Autriche restera dans ses frontières, elle sera maîtresse, cela va sans dire, de faire ce qui lui plaît. Quanta la Sardaigne, si elle provoquait les hostilités injustement et si elle se mettait dans son tort, elle n’aurait à attendre aucun secours de notre part. » Le général La Marmora, un galant homme, répondait un jour à un vieux diplomate qui se plaignait de n’avoir pas tout su : — « Je dis toujours la vérité, mais je ne suis pas assez naïf pour dire toute la vérité. » — Ce que l’Empereur disait à lord Cowley était la vérité, mais pas toute la vérité. Ce n’était pas à ces simples déclarations que se bornaient les pourparlers de Plombières.

L’ambassadeur, quelques jours après, revint à la charge avec son flegme et sa ténacité britanniques. L’Empereur impatienté lui répondit : — « Voyez la différence entre l’Angleterre et la Russie. Vous me rendez responsable de la guerre, vous me calomniez et me maltraitez, tandis que la Russie, qui veut la paix autant que vous, me dit : Si vous êtes contraint de prendre les armes, je vous aiderai, en plaçant des armées sur mes frontières, qui tiendront la Prusse et l’Autriche en échec. » Lord Cowley vit dans ces paroles une demande de laissez-passer pour la guerre. — « Il semble, écrivait-il, que l’Empereur attende du gouvernement de la Reine qu’il veuille bien lui dire : Ne faites pas la guerre ; mais, si elle entre dans vos convenances, ne vous gênez pas, il y a dans la Méditerranée une grande flotte à votre service. Il est certain que, si nous parlions de la sorte, la guerre éclaterait incontinent. »

Le cabinet de Londres était fort perplexe : d’une part, il avait à compter avec l’opinion anglaise, qui était sympathique à la cause italienne ; et, de l’autre, il ne pouvait sacrifier l’Autriche, étroitement associée à la défense de ses intérêts en Orient. C’est ce que sir James Hudson, son envoyé à Turin, s’efforçait de faire comprendre à M. de Cavour. — « Nos ministres, lui disait-il à la fin de décembre, à son retour d’Angleterre, portent un vif intérêt à l’Italie, mais ils sont absorbés par les affaires d’Orient et n’ont pas le temps de s’occuper des vôtres. Ils sont d’ailleurs obligés de ménager l’Autriche, qui est L’épée de l’Angleterre contre les Russes. Ne vous faites pas d’illusions ; l’opinion publique, à Londres aussi bien qu’à Paris, réclame la paix ; tenez-vous tranquilles. » — Sir James Hudson ne s’écartait pas de la vérité en affirmant que le sentiment public, en France comme en Angleterre, était résolument opposé à la guerre. — « Pour trouver des partisans d’une guerre en Italie, disait M. Pinard, le procureur général près la Cour impériale, dans un de ses rapports secrets à l’Empereur, il faut aller les chercher dans les centres où l’on complote la chute de l’Empire. »


XII. — LE MARIAGE DU PRINCE NAPOLÉON

Bien qu’il eût la parole de l’Empereur et qu’il ne doutât pas de sa loyauté, M. de Cavour tremblait qu’on ne mît tout en jeu, dans l’entourage du souverain, pour gagner du temps et l’empêcher de s’engager irrévocablement. Les adversaires de la cause italienne aux Tuileries pouvaient, à tout le moins, arguer du droit que l’Empereur s’était réservé de décider de l’heure et de l’opportunité d’une rupture avec l’Autriche ; il était stipulé, d’ailleurs, qu’en aucun cas, les hostilités ne seraient ouvertes avant le mois de juin. D’ici là. que d’incidens pouvaient surgir !

Le traité signé le 16 décembre, et qui résumait les pourparlers de Plombières, prévoyait un second traité d’alliance offensive et défensive : celui-ci n’était pas signé ; il importait de l’obtenir sans délai. Le danger devenait pressant ; l’armée autrichienne grossissait d’heure en heure, et le Piémont avait peu de soldats, peu d’argent, et point de crédit. Le général Giulay pouvait, sans presque rencontrer d’obstacles, franchir la frontière, entrer à Turin, lever d’énormes contributions de guerre, saccager le pays et ne laisser derrière lui que des ruines et un gouvernement désemparé. La France, alors, permettrait-elle à l’Empereur de risquer ses destituées ? L’opinion publique ne se soulèverait-elle pas si, malgré son opposition et celle des ministres, elle voyait Napoléon III s’obstiner dans ses résolutions ? D’autre part, un grand coup victorieusement frappé par l’Autriche avait chance d’entraîner toute l’Allemagne, dont l’attitude précisément devenait de jour en jour plus hostile. Fort inquiet, M. de Cavour écrivait au prince Napoléon, au nom du Roi, pour hâter son arrivée à Turin ; il usait de tous ses moyens d’action aux Tuileries et au Palais-Royal (et ils étaient multiples), afin de brusquer le dénouement. Il demandait qu’on avançât la date du mariage ; la célébration en avait été fixée au mois de mars ; pour sauver les apparences et ne pas donner à cette union le caractère d’une transaction politique, on avait jugé convenable de ne pas procéder simultanément à la signature du contrat et à celle du traité.

Quand la Gazette de Vienne, en réponse au discours de Victor-Emmanuel, annonça l’envoi de nouveaux renforts en Italie, la cour de Turin se sentit aux abois ; elle voulut conclure civilement, religieusement et politiquement. Le 13 janvier au soir, le prince Napoléon quittait Paris avec le général Niel. Le général était chargé de solliciter du roi Victor-Emmanuel, au nom de l’Empereur, la main de la princesse Clotilde. Il avait, de plus, mission de se concerter avec le général La Marmora sur le plan de campagne et les moyens de défense les plus urgens. Le prince Napoléon avait confié son secret à quelques-uns de ses familiers, mais aucun d’eux ne s’attendait à une conclusion aussi précipitée. — « Nous voici engagés jusqu’au cou dans l’aventure italienne, » écrivait M. Darimon, en apprenant le départ subit du prince. — « Nous aurons certainement la guerre. » disait M. Cler, bien placé pour connaître le dessous des cartes[15].

Parmi les réfugiés polonais, hongrois et italiens qui assiégeaient le Palais-Royal, la joie fut extrême. L’un d’entre eux, le plus remuant, Szarvady, tout à la fois émissaire et coulissier, écrivit à Kossuth : « L’Empereur désire la guerre, mais il ne veut pas que le Piémont la déclare avant que l’Autriche soit parfaitement isolée. On craint aux Tuileries que la Russie ne fausse compagnie. Le prince Albert et le roi des Belges font de l’agitation contre la guerre, ils poussent le régent de Prusse à formuler nettement sa pensée dans son discours aux Chambres. » — Toutes ces miettes de la politique, ramassées dans les antichambres, servaient de thème à des élucubrations compromettantes, que Szarvady expédiait chaque soir, dans toutes les directions, d’une officine de scribes étrangers, établie à proximité de la gare du Nord[16]. Ce monde cosmopolite qui s’immisçait dans nos affaires n’était pas composé seulement d’aventuriers. Le général Klapka, le colonel de Kiss, le comte Teleki, le général Turr et beaucoup d’autres étaient des natures chevaleresques, et Kossuth, certes, était un noble et beau caractère.

Le prince Napoléon arriva à Turin le 14 janvier. L’aristocratie piémontaise, un peu « collet monté, » murmura, bouda même, lorsqu’elle apprit l’union projetée ; mais son patriotisme lui interdisait de se montrer plus royaliste que le roi. — « Le Roi commande, disait-on à Turin, la noblesse l’entoure, et le peuple obéit. Mlle d’Azeglio raconte, dans une de ses lettres, qu’après avoir marqué quelque déplaisir, la noblesse parut aux fêtes de la cour et au gala du théâtre, et s’y montra empressée et cordiale. — « Le mariage, dit-elle, ne devait se faire qu’en mars, on l’a précipité sans qu’on ait pu savoir pourquoi. »

Le prince avait la beauté césarienne, il était spirituel et, lorsqu’il le jugeait nécessaire, séduisant. Il eut le don de plaire à sa fiancée, il fit la conquête des douairières, et en imposa aux codini par sa prestance et son esprit. Le général Niel ayant demandé solennellement la main de la princesse Clotilde, le Roi l’accorda dans les termes les plus gracieux et s’empressa d’annoncer aux grands corps de l’État les fiançailles de sa fille avec le cousin de l’Empereur. Les Chambres votèrent par acclamation une dot de cinq cent mille francs. — Le Piémont respirait ; après de mortelles journées d’angoisse, il sortait enfin de son isolement ; il avait un grand allié et cent cinquante mille hommes prêts à accourir pour le défendre contre toute agression. Le 23 janvier, le mariage fut célébré par l’évêque-de Verceil ; les jeunes mariés partirent aussitôt pour Gênes, où le Roi vint les rejoindre et participer aux fêtes données en leur honneur. Victor-Emmanuel tint à la municipalité génoise un langage qui sentait la poudre. Il pouvait parler haut, maintenant, car, entre les fiançailles et le mariage, M. de Cavour avait négocié et signé le traité qui le couvrait contre l’Autriche.

Le départ inattendu du prince pour Turin, dans la soirée du 13 janvier, avait transpiré à Paris, dès le lendemain, et avait donné lieu à mille conjectures, où il entrait surtout de l’inquiétude. Le 23 janvier, jour de la célébration du mariage, le Moniteur annonça « qu’une alliance de famille venait de resserrer étroitement les liens qui unissaient les deux souverains ainsi que les intérêts des deux pays. » Ce mariage, à peine annoncé et déjà conclu, causa une profonde émotion. Il déchirait les voiles et semblait révéler la pensée qui avait dicté l’apostrophe du jour de l’an. C’était bien en Italie et non du côté de l’Orient que l’orage appréhendé allait éclater ! Si l’année 1858 avait expiré dans le calme et la quiétude, l’année nouvelle, à peine commencée, s’annonçait orageuse. La France se sentait soudainement atteinte dans ses affaires, dans son crédit, sans qu’elle pût en saisir la cause réelle. Elle réprouvait la guerre en général, et à plus forte raison une guerre dont les mobiles lui échappaient. Son amour-propre national était largement satisfait par la campagne de Crimée ; elle n’aspirait pas à de nouvelles victoires. Elle était partout écoutée, respectée, cela lui suffisait ; si elle aimait l’Italie, elle n’avait aucun motif sérieux de détester l’Autriche ; elle n’avait qu’un désir, c’est que la question italienne, qu’on semblait agiter de propos délibéré, fût pacifiquement résolue : mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entendait au delà des Alpes.

Dès les premiers jours de février, M. de Cavour, son traité en poche, prit l’offensive diplomatique. Il expliqua et justifia les mesures préventives qui s’imposaient au Piémont ; il mit ses agens à même de préciser l’état de la question et de rejeter sur l’Autriche la responsabilité d’un conflit éventuel. C’est ainsi qu’à son exemple, M. de Bismarck devait procéder, en 1866 et en 1870, pour exciter ses adversaires et les forcer à se ruer sur son épée. — En même temps, le gouvernement piémontais soumit aux Chambres un projet d’emprunt de cinquante millions, qui fut voté en quelque sorte sans discussion. Le comte Costa de Beauregard, un des députés les plus distingués de la Savoie, prononça seul des paroles d’opposition. Il se fit l’organe du mécontentement de sa province, laquelle se voyait contrainte à des sacrifices pour la cause italienne qui n’était pas la sienne.

En France parut une brochure significative sous le titre : Napoléon III et l’Italie. Son origine n’était pas douteuse, elle était signalée à l’attention publique par le Moniteur. Le problème italien s’y trouvait exposé dans tous ses détails ; on recommandait l’affranchissement de l’Italie de la domination autrichienne, sur les bases d’une union fédérale, et l’on faisait appel non à la force, mais à l’équité de l’Europe. Au Congrès de Paris, la question italienne avait été posée académiquement ; elle l’était aujourd’hui au milieu d’acrimonieuses controverses diplomatiques et au bruit des arméniens, qui se faisaient ostensiblement des deux côtés des Alpes aussi bien qu’au centre du continent.

Trois jours après, le 5 février, à l’ouverture des Chambres dans la salle des États, l’Empereur prononça un discours à la fois rassurant et alarmant. Calmer et inquiéter tour à tour l’opinion était le moyen dont il se servait pour vaincre ses résistances et l’entraîner. Il s’attaquait aux inquiétudes vagues, aux sourdes agitations qui, sans cause bien définie, s’emparaient des esprits et altéraient la confiance publique. Il s’étonnait de ces émotions. On semblait douter de sa modération, en même temps que de la puissance réelle de la France. Rassurer l’Europe, rendre à la France son rang, maintenir étroitement l’alliance avec l’Angleterre, telle avait été sa constante politique. Cette alliance, d’ailleurs, portait ses fruits : non seulement la France et l’Angleterre avaient acquis ensemble une gloire durable en Orient, mais elles avaient ouvert en Chine un nouvel empire à la civilisation et à la religion chrétienne. — « Depuis la paix, ajoutait l’Empereur, mes rapports avec la Russie ont pris le caractère de la plus franche cordialité. J’ai également à me féliciter de mes relations avec la Prusse ; elles n’ont pas cessé d’être animées d’une bienveillance mutuelle. Le cabinet de Vienne, au contraire, et le mien, je le dis à regret, se sont trouvés en dissidence sur les questions principales, et il a fallu un grand esprit de conciliation pour parvenir à les résoudre. La reconstitution des Principautés danubiennes n’a pu se terminer qu’après de nombreux efforts, et, si l’on demandait quel intérêt a la France dans ces contrées lointaines qu’arrose le Danube, je répondrais que l’intérêt de la France est partout où il y a une cause juste et civilisatrice à faire prévaloir. Dans cet état de choses, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que la France se rapprochât davantage du Piémont si dévoué pendant la guerre, si fidèle à notre politique depuis la paix. L’heureuse union de mon bien-aimé cousin avec la fille du roi Victor-Emmanuel n’est donc pas un de ces faits insolites auxquels il faille chercher une cause cachée, mais la conséquence naturelle de la communauté d’intérêts des deux pays et de l’amitié des deux souverains. Depuis quelque temps, l’état de l’Italie, où l’ordre ne peut être maintenu que par des troupes étrangères, inquiétait justement la diplomatie. Ce n’est pas néanmoins un motif suffisant de croire à la guerre. Loin de nous ces fausses alarmes, ces défiances intéressées ! La paix, je l’espère, ne sera pas troublée. »

Les Chambres accueillirent ce discours, qui annonçait la guerre et promettait la paix, sans le moindre enthousiasme ; elles envisageaient avec terreur la perspective d’une lutte qui, engagée en Italie pouvait s’étendre à toute l’Europe.

Le prince Napoléon et la princesse Clotilde assistaient à la séance. ils furent applaudis, mais sans conviction ; ils symbolisaient à ce moment une politique que la France réprouvait. Tandis qu’à Turin, le Roi et son peuple, étroitement unis dans une même pensée, se préparaient à réaliser des desseins séculaires, à Paris, l’Empereur, en opposition avec le sentiment national, poussé par le destin, et inconsciemment dominé par des idées préconçues, s’apprêtait à détruire l’œuvre de nos grands politiques et de nos grands capitaines.

La froideur avec laquelle avait été accueilli le discours impérial n’échappa pas aux ministres ; ils supplièrent le souverain, en lui démontrant que sa popularité même en dépendait, d’accentuer son altitude pacifique et surtout de faire taire les organes officieux tels que la Patrie, dont le ton était en contradiction constante avec celui des déclarations officielles. M. de Morny, dans une allocution au Corps législatif dont il était le président, atténua, par des paroles ultra-pacifiques qui soulevèrent les bruyans applaudissemens de l’Assemblée, le fâcheux effet produit par le discours du Trône. — « La religion, la philosophie, le crédit, le travail, s’écria-t-il, ont fait de la paix le premier bien des sociétés modernes ; le sang des peuples ne se répand plus légèrement : la guerre est le dernier recours du droit méconnu ou de l’honneur offensé. Les communications internationales si rapides, la publicité, ont créé une puissance nouvelle avec laquelle tous les gouvernemens sont forcés de compter : cette puissance, c’est l’opinion. » Ces paroles, prononcées et acclamées il y a trente ans, n’ont pas cessé d’être vraies ; et, aujourd’hui que l’Europe entière est en proie au vertige des arméniens, plus encore qu’en 1859, elles traduisent les sentimens véritables des peuples et s’imposent aux méditations des gouvernemens.


G. ROTHAN.

  1. Voir la Revue du 1er  février.
  2. Le prince Albert de Saxe-Cobourg, époux de la reine Victoria, d’après leurs lettres et mémoires. — Extraits de l’ouvrage de Théodore Martin, par Craven.
  3. Voyez la Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée, chapitre XVIII : « Les mystérieuses révélations. »
  4. Voyez la Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée.
  5. Comparez la dépêche du comte de Cavour au comte de Barral, ministre de Piémont à Francfort : « Je crains que la chute de Manteuffel n’amène de fâcheuses conséquences. Le parti doctrinaire qui l’a remplacé, porté par l’Angleterre, est capable de se rapprocher de l’Autriche. Je ne me fie pas à son libéralisme. Le langage de M. de Schleinitz est amical pour nous, mais tout à fait nuageux. Votre collègue, M. de Bismarck, est sans doute plus explicite, mais je crains que, lors même qu’on le conserve à Francfort, on ne lui accorde plus la confiance dont il jouissait sous l’ancien régime. »
  6. Lettre de Cavour au marquis de Villamarina. — « Turin, 7 décembre 1858. Je dois vous prévenir que j’ai engagé le marquis Pepoli de Bologne, neveu de Murat, à se rendre à Berlin pour tâcher de pénétrer les véritables intentions du prince de Hohenzollern, dont il a épousé la sœur et avec lequel il est très lié. Le marquis Pepoli a de l’esprit, de l’instruction, de l’activité, il est très dévoué à la cause italienne, mais il est un peu léger et tant soit peu bavard. Il serait bon par conséquent de ne lui rien confier de ce qui est de nature confidentielle, tout en vous tenant en bons rapports avec lui. »
  7. Correspondance de M. de Cavour.
  8. Il avait été convenu que le Piémont chercherait querelle au duc de Modène à propos de Massa-Carrara pour provoquer l’intervention autrichienne. Le prétexte était futile ; le prince pensait qu’il vaudrait mieux invoquer la cause populaire des Lombards.
  9. L’amiral La Roncière.
  10. Les éditeurs de la Correspondance du comte de Cavour, pour justifier sans doute aux yeux des Italiens Le mariage conseillé au Roi, n’ont donné que les lettres adressées au prince Napoléon, qui témoignent de ses sympathies pour la cause italienne et des services qu’il lui a rendus : mais ils ont évité de reproduire celles qui attestent les discussions qui plus d’une fois se sont élevées entre eux, notamment à Villafranca. — Dans les lettres de M. de Cavour, il est toujours question de l’Italie, jamais de la France. On dirait que le gouvernement de l’Empereur ne peut et ne doit avoir d’autre souci que l’agrandissement du Piémont et la résurrection de l’Italie.
  11. Voyez la Revue du 1er  janvier 1889.
  12. Le duc de Broglie. Frédéric II et Marie-Thérèse.
  13. Mémoire remis par M. de Champeaux, le 30 novembre 1745, pour être envoyé à Turin. « L’intention du Roi est de former une association entre tous les princes d’Italie pour mettre les Allemands hors de la Péninsule, pour procurer aux princes une indépendance absolue, illimitée, pour les porter à prendre de concert des mesures efficaces tant pour empêcher qu’il ne puisse jamais, en aucun cas, entrer d’armées étrangères en Italie, que pour maintenir aussi une paix perpétuelle entre eux tous. Suivant les intentions du Roi, tout le corps des princes d’Italie aura toujours un corps de troupes prêt à s’assembler pour la défense de l’Italie contre les ennemis du dehors et garantira à chacun d’eux les États que chacun d’eux possède actuellement et ceux qu’il possédera en vertu du traité dont il s’agit. »
  14. « Je regrette que les relations entre les deux pays ne soient pas plus satisfaisantes : mais je vous prie d’assurer l’Empereur qu’elles n’altèrent en rien mes sentimens d’amitié pour lui.
  15. Il était l’écuyer du prince.
  16. Kossuth, dans ses Souvenirs d’exil, dit que Szarvady le tenait au courant de toutes les fluctuations de notre politique, qu’il était en relations étroites avec dix-sept journaux de tous pays, qu’il parlait à cinquante feuilles par jour au moyen de ses lettres autographiées.