Napoléon III général en chef/03
Les soucis politiques ne quittaient pas l’Empereur. À Valeggio affluèrent les nouvelles. Celles de l’Angleterre semblaient en partie favorables. Palmerston était le chef du cabinet, John Russell était au Foreign-Office, et l’un et l’autre, loin de s’opposer à l’expulsion totale de l’Autriche, se déclaraient contraires à toute paix qui ne la consacrerait pas. John Russell avait expédié à Berlin une dépêche menaçante contre les mesures belliqueuses de la Prusse ; Palmerston avait donné à D’Azeglio, l’ambassadeur italien, les promesses les plus rassurantes.
Tout cela était vrai, mais par malheur les Anglais accueillent si aisément les suppositions les plus bizarres sur les peuples étrangers et surtout sur nous, qu’à moins d’un engagement synallagmatique formel, on n’est jamais en sécurité complète avec aucun de leurs ministères. Une de ces bourrasques de crédulité faillit paralyser la bonne volonté de Palmerston. Tout à coup, les personnages les plus graves, les plus vénérables par l’âge, par l’expérience ou par la sagacité, les lords Ellenborough, Howden, Hardwicke, et le plus considérable d’eux tous, Lyndhurst, avertirent la Chambre des lords (1er et 5 juillet) que, d’après les renseignemens les plus sûrs, le peuple français entier désirait une invasion, y rêvait nuit et jour, non pour conquérir l’Angleterre, mais pour l’humilier et la déshériter du privilège d’être parmi les nations la seule dont le sol fût inviolé. Pas une veuve française qui ne fût prête à donner son dernier fils, pas un mendiant son dernier sou pour se procurer cette immense béatitude ! Les Français construisaient à Brest des steamers pouvant contenir 2 500 hommes ; une flotte de débarquement était en préparation ; le dernier ambassadeur de France était allé se promener à Portland, pourquoi ? évidemment pour reconnaître les fortifications. On pouvait se réveiller un matin avec une armée sur le sol anglais : il fallait armer, construire des vaisseaux, réunir des milices. La moindre réflexion suffisait à démontrer que si, en effet, le peuple français et son Empereur étaient possédés de la frénésie de souiller le sol vierge d’Albion, ils n’auraient pas choisi le moment où, le principal de leurs forces étant engagé contre l’Autriche, ils étaient menacés d’avoir la Prusse et l’Allemagne sur les bras ; ils se seraient passé cette fantaisie deux ans plus tôt, alors que l’Angleterre étant paralysée par la révolte des Indes, eux avaient, au contraire, la libre disposition de leur armée et de leur flotte. Lord Brougham, qui nous connaissait bien, vivant une partie de l’année à Cannes, affirma, il est vrai, qu’aucun acte de l’Empereur n’exciterait une plus grande indignation, dans toutes les classes du peuple français, qu’une guerre avec l’Angleterre ; néanmoins il se crut obligé, lui aussi, de demander une augmentation des forces de terre et de mer.
Sir Charles Napier exprima à la Chambre des communes le désir qu’on y entendît des discours pareils à ceux qui avaient retenti dans la Chambre des lords ; il ne tarda pas à être satisfait. Graham, Horseman et autres dénoncèrent l’invasion préparée ostensiblement et demandèrent des arméniens. Dans les deux Chambres, les membres du gouvernement, Granville et Russell, essayèrent de calmer ces appréhensions folles et de montrer le péril de suppositions aussi injurieuses et aussi gratuites contre un peuple et un gouvernement amis. Les effarés ne consentirent pas à être rassurés ; ils annoncèrent qu’à la session close, ils répandraient leurs alarmes dans les populations par des meetings. Qui pouvait prévoir ce qui arriverait ? L’opinion ne s’enflammerait-elle pas ? Alors, il n’y aurait plus aucun fond à faire sur le bon vouloir de Palmerston. Les ministres anglais ne résistent pas à une passion publique, et, s’ils le tentent, ils sont culbutés. L’Empereur avait donc raison de ne pas se croire en sécurité complète du côté de l’Angleterre.
Les rumeurs d’Allemagne devenaient fort alarmantes. Les conseils et les remontrances de John Russell n’arrêtaient pas le Régent, très tenace dès qu’il avait adopté un parti et qui, s’il n’était plus d’accord avec le nouveau ministère anglais, continuait à l’être avec les sentimens intimes de la Reine. Il organisait ouvertement cette manœuvre diplomatique de la dernière heure par laquelle tout agresseur habile se déguise en bon apôtre obligé de se battre malgré lui : il s’armait, il est vrai, mais sans aucune intention agressive ; il était prêt à seconder les vœux légitimes des populations italiennes, pourvu que l’Autriche gardât Venise et reprît Milan ; il demandait qu’on l’aidât dans une médiation qui ne s’armait que pour obtenir la paix. — À qui adressait-il cette ouverture ? À Palmerston et à Gortchakof, qui, l’un et l’autre (il ne l’ignorait pas), avaient adopté le programme de l’Empereur : libre des Alpes à l’Adriatique. Il était donc assuré qu’une médiation à trois ne s’organiserait pas, et il ne la proposait que pour se donner le droit de dire à ceux qui n’auraient pas voulu l’admettre : « J’en suis bien fâché ; je suis obligé d’exécuter seul ce que vous ne voulez pas faire avec moi et de défendre seul les droits de l’Allemagne, puisque vous refusez de les sauvegarder en ma compagnie. » Ce qu’il avait prévu arriva. Le cabinet anglais refusa net la médiation : « Le temps n’en était pas venu, puisque l’Autriche n’était pas rejetée hors de l’Italie. » Gortchakof, pour retarder l’action agressive de la Prusse, ne répondit pas non ; il demanda, avant d’entrer en négociations, sur quelles bases on s’engagerait et quelles étaient les dispositions des puissances belligérantes : sous une forme dilatoire, c’était aussi un refus.
La Prusse avait donc le prétexte qu’elle s’était assuré pour agir seule. Elle y était prête. La mobilisation des deux tiers de l’armée était finie ; le reste de l’armée, sur le pied de guerre, en état d’être également mobilisé ; les transports par chemins de fer réglés, tout le matériel roulant réuni aux points de débarquement vers lesquels les troupes étaient dirigées ; et l’on sait que, dans le système prussien, la concentration doit immédiatement aboutir à l’action. 250 000 Prussiens allaient être rassemblés sur le Rhin ; le Régent demandait en outre à la Diète de placer deux corps fédéraux sous son commandement direct, sans qu’il fût astreint à recevoir les instructions de la Diète et à subir la surveillance des dix-sept commissaires fédéraux. Les petits États maugréèrent un peu contre cette mainmise militaire sur la Confédération : « C’est fort désagréable, écrivait l’envoyé de Saxe à son gouvernement ; mais ce désagrément ne sera que momentané. Une fois la guerre finie, les princes allemands se jetteront de nouveau dans les bras de François-Joseph, qui les aidera à se tirer des griffes de la Prusse. » Et ils étaient décidés à voter la proposition prussienne, ce qui aurait porté les forces agressives du Régent à près de 400 000 hommes[2].
Le vote de la Diète obtenu, la procédure eût été très simple : on aurait sommé Napoléon III, en termes polis, d’évacuer la Vénétie et la Lombardie ; à son refus, on aurait passé notre frontière dégarnie, sans que l’Empereur eût l’espérance, comme il l’avait eue au commencement de la guerre, d’une diversion de la Russie. « Alors, dit Sybel, se serait ouverte une perspective étendue de victoire pour les armes allemandes, même sans le concours des armes fédérales et autrichiennes. »
Ces renseignemens arrivaient à l’Empereur concordans, quoique venus de côtés bien divers. Ils étaient dans les rapports de tous nos agens, notamment de Bourée, envoyé en mission secrète en Allemagne, dans les lettres pressantes de l’Impératrice, de Walewski, du roi Jérôme ; ils venaient surtout de Russie. Ni Gortchakof, ni le Tsar ne s’étaient, quoi qu’on en ait dit, refroidis pour nous. Malgré ses sentimens conservateurs, Gortchakof déclarait au prince Szechenyi que, « si l’Autriche parvenait à jeter l’Allemagne sur la France et la forçait ainsi à user de toutes les armes (allusion à une insurrection hongroise) et à sortir du caractère régulier qu’on avait mis jusqu’alors tant de soin à conserver à la guerre, la Russie, tout en le voyant avec douleur, n’aurait rien à dire et rejetterait toute la responsabilité sur ceux qui auraient forcé l’Empereur à recourir à ces moyens désespérés[3]. »
Malheureusement la Russie, incapable alors d’une action guerrière, n’avait à notre service que des conseils à la Prusse, de plus en plus inécoutés, et des informations qu’elle ne nous ménageait pas. Gortchakof écrivait à Paris à Kisselef 523 juin) : « L’attitude expectante de la Prusse ne tient qu’à un fil. La majorité du Conseil, le Prince régent en tête, penche pour une solution belliqueuse… Au nom de notre Auguste Maître, je dois donc vous engagera prier très instamment M. le comte Walewski de demander à l’Empereur des Français si Sa Majesté croit le moment opportun pour des pourparlers pacifiques. Du reste, quelles que soient les déterminations de l’Empereur des Français, notre Auguste Maître, fidèle à l’entente intime, ne fera aucune démarche à moins qu’elle n’ait le consentement de l’Empereur Napoléon. » — « Ne vous fiez pas, faisait dire Gortchakof à l’Empereur lui-même, aux déclarations rassurantes de la Prusse : elle sera entraînée jusqu’au bout comme elle n’a cessé de l’être depuis le commencement ; son intention est de porter une armée sur le Rhin et une autre sur le Mein. Si vous voulez éviter la terrible extrémité d’une guerre avec l’Allemagne, qui embraserait bientôt l’Europe entière, hâtez-vous de négocier[4]. » Le Tsar envoya un de ses aides de camp, Schouvalof, porteur d’une lettre autographe dans laquelle il insistait sur ces informations et ces conseils[5].
Palmerston, pourtant, semblait insoucieux des dispositions de la Prusse. En transmettant ses appréciations optimistes, constamment contredites par tous les autres rapports, Persigny ajoutait : « Cette opinion n’est point partagée ici par le parti allemand ; à l’air satisfait et affairé des membres des légations allemandes et autrichiennes et de tous les personnages politiques connus par leur partialité pour l’Autriche, il est évident, comme rien dans les mouvemens militaires n’autorise tant de satisfaction, qu’elle ne peut et ne doit provenir que de l’espérance d’être bientôt soutenue par l’Allemagne[6]. »
C’est donc une vérité historique, aujourd’hui hors de toute contestation, que continuer la guerre après le passage du Mincio et les premières incursions dans le Tyrol, c’était amener en peu de jours les hostilités sur le Rhin[7]. Comment les historiens italiens ont-ils pu le nier, après la déclaration maintes fois répétée du gouvernement prussien « qu’il allait poursuivre une médiation armée ? » En tous temps, une médiation armée a été considérée comme une déclaration de guerre conditionnelle.
Aux témoignages des faits s’ajoute d’ailleurs celui des hommes. Le Régent, dans un ordre du jour à ses troupes (18 juillet), s’est vanté de son dessein : « Le danger qui menaçait alors est passé maintenant. Tandis que vous étiez en route pour vous rendre dans les positions assignées, les puissances belligérantes ont subitement conclu la paix. Par nos mouvemens en avant, nous avons démontré notre ferme résolution de garder intactes les frontières des contrées de l’Allemagne, quel qu’eût été le sort des armes. » Bismarck, plus tard, a confirmé cet aveu : « Lors de la guerre d’Italie, a-t-il dit dans son célèbre discours du 6 février 1888, il ne s’en fallut que de l’épaisseur d’un cheveu que nous fussions entraînés dans une grande guerre européenne de coalition. Nous en vînmes jusqu’à la mobilisation ; oui, très certainement nous aurions marché, si la paix de Villafranca n’eût pas été conclue. » Il renouvelle la même affirmation dans ses Mémoires[8] : « Sous l’influence de sa femme et du parti du Wochenblatt, le Régent, en 1859, fut sur le point de prendre part à la guerre d’Italie. S’il l’avait fait, la guerre, d’austro-française qu’elle était, serait devenue franco-prussienne sur le Rhin. » L’état-major prussien, dans son étude sur la campagne d’Italie, rédigée par Moltke, n’est pas moins explicite que le Régent et que Bismarck : « La courte durée de la campagne si inopinément terminée a bientôt déjoué pour nous la perspective d’une participation à la guerre. »
L’état-major de l’Empereur était las de la guerre : il souffrait de la chaleur, des mauvais logemens, de l’ennui ; il ne cachait pas son impatience de fuir l’atmosphère enflammée de cette vallée du Mincio, véritable enfer où l’on ne respirait que du feu et des mouches ; son ardeur martiale se réveillait aux jours de combat, mais la perspective des longs sièges le navrait. Quelques-uns, comme Fleury, devenaient philosophes : « Ces boucheries ne sont plus de notre temps ; et pourquoi ? On a bien de la peine à regarder comme ennemis les Autrichiens et encore plus de peine à considérer comme ami le peuple dégénéré que nous venons de délivrer de l’esclavage. Le bonheur de l’Italie, qui ne veut pas être heureuse, l’agrandissement d’un roi, qui a peine à se considérer comme notre obligé, ne valent pas le sanglant sacrifice imposé à l’armée. » Supposant à l’Empereur les mêmes dispositions, il le représentait, dans sa correspondance, comme indécis, fatigué, dégoûté de la guerre et ne cherchant qu’un biais pour traiter. Par sa femme, il pressait Walewski de faire un grand coup, de faire proposer par l’Angleterre, la Prusse et la Russie l’armistice ou un projet de médiation. L’armée avait conquis assez de gloire et de renom ; il fallait s’arrêter. Dans cette campagne pacifique, qu’il poursuivait ouvertement à Paris et par insinuations auprès de l’Empereur, il eut un auxiliaire bien inattendu, le gendre de Victor-Emmanuel. On l’avait vu arriver avec terreur : se rappelant avec quelle ardeur il poussa à la guerre, Fleury redoutait qu’il ne s’opposât non moins violemment à une paix prématurée. Quelle ne fut pas sa surprise de le retrouver pacifique, avec l’impatience impétueuse qu’il apportait à toutes ses opinions ! La chaleur l’excédait, il était mécontent des Toscans, des Hongrois, il entrevoyait les plus sombres complications ; on venait d’obtenir une belle victoire, il n’y avait qu’à rentrer à Paris et à traiter.
L’Empereur était-il aussi las, aussi découragé, aussi indécis que le supposait son aide de camp ? Fatigué, il l’était moins qu’aucun de ses officiers ; on ne l’avait jamais vu aussi dispos. Sans doute, au soir ou au lendemain de ses victoires, il n’avait pu, malgré son habitude de se dominer, cacher une vive impression de douleur. Ainsi, à Magenta, une civière passe devant lui, portant un soldat, les jambes cachées par sa capote grise, une plaie saignante au bras : « Sire, votre main ! » s’écrie le malheureux ; l’Empereur met sa main dans celle du moribond, dont le visage s’illumine, et il détourne la tête pour cacher son trouble ; plus loin, il aperçoit sur un brancard le corps d’Espinasse : « Pauvre Espinasse ! » murmure-t-il, la voix étouffée. À Solferino, il lui échappa plusieurs fois : « Les pauvres gens ! les pauvres gens ! quelle horrible chose que la guerre ! » La veille d’Austerlitz, à la suite de sa visite aux bivouacs, où il avait été accueilli par des acclamations frénétiques, le premier Empereur se trouvant seul dans la mauvaise cabane de paille sans toit que lui avaient faite ses grenadiers, pensa au grand nombre de ces braves qui voyaient la lumière pour la dernière fois. « Au mal que cela me fait, dit-il, je sens que ce sont véritablement mes enfans ; et je me reproche quelquefois ce sentiment, parce que je crains qu’il ne finisse par me rendre inhabile à faire la guerre. » — Et le lendemain, après avoir visité les blessés, il s’écriait : « Le cœur saigne.» Est-il surprenant que, sur son premier champ de bataille, Napoléon III eût ressenti les émotions auxquelles son oncle n’échappait pas après tant de combats ?
Il éprouvait, en outre, des contrariétés de diverse nature : l’apathie invincible des Italiens l’avait déçu ; l’indiscipline du roi de Sardaigne l’avait contrarié ; la facilité des Lombards à reprendre, sur l’apparence d’une défaite, les couleurs autrichiennes l’avait froissé ; la persistance à lui prêter en Toscane et à Naples des velléités dynastiques imaginaires l’avait blessé ; l’outrecuidance à ne tenir aucun compte de ses convenances et à ne le considérer que comme un instrument dont on se sert et dont on se moque l’avait choqué ; il avait eu grand’peine à empêcher l’annexion immédiate de la Toscane, et avait dû subir la dictature du Roi dans les Romagnes soulevées, ce qui lui donnait l’air d’être venu autant pour dépouiller le Pape que pour affranchir l’Italie. Enfin, depuis qu’il exerçait ce commandement des armées qu’il avait tant désiré, il en sentait les écrasantes responsabilités et les hasards terribles. Toutefois aucune de ces considérations, quoiqu’elles ne fussent pas petites, comme on a affecté de le prétendre, ne lui sembla déterminante. Les considérations personnelles ne l’entraînaient guère et il ne reculait pas à se mesurer avec les obstacles qui n’étaient pas insurmontables. La vue claire des dangers imminens de la France et de l’Italie fut la raison véritable, la raison principale, sinon unique, qui l’arrêta court et le disposa à la paix.
Il n’y avait aucune illusion à se faire sur les conséquences de l’entrée en scène de l’Allemagne sur le Rhin. Le ministre de la guerre, Randon, exposait qu’il pouvait encore disposer, pour protéger notre frontière nord-est, d’une artillerie respectable et d’une cavalerie nombreuse, mais qu’il manquait d’infanterie, et il sollicitait l’autorisation, — ce qui ne s’était jamais fait, — d’appeler la garde nationale mobile, conformément à la loi de 1831. Nous n’aurions, au premier choc de l’invasion germanique, opposé que 120 000 hommes au plus, ce qui eût été insuffisant, bien qu’ils fussent commandés par le vainqueur de Malakoff. Il eût fallu, en toute hâte, ramener par les voies rapides notre armée d’Italie au secours de la frontière menacée. Serait-elle arrivée à temps pour nous tirer de péril ? C’est douteux, vu l’insuffisance de notre réseau ferré, mais ce qui n’est pas douteux, c’est que le Piémont, laissé seul aux prises avec les Autrichiens dont les forces étaient au moins doubles, eût été anéanti.
Dans ces conditions, quel était, des deux alliés, le plus intéressé à une paix quelconque et immédiate ? N’était-ce pas le Piémont ? C’est pourquoi, indépendamment des raisons personnelles auxquelles il n’était pas insensible, le prince Napoléon, absolument dévoué à son beau-père et à l’Italie, conseilla de finir la guerre, aussi fiévreusement qu’il avait poussé à la commencer ; c’est pourquoi Victor-Emmanuel ne fit aucune objection, n’opposa aucune résistance et crut même inutile de consulter Cavour. Il était, à coup sûr, dépité de cet arrêt à mi-route, mais l’Empereur ne l’était pas moins. À quoi eût conduit de s’obstiner contre la force des choses ? Ne valait-il pas mieux s’arrêter en emportant la Lombardie que d’être rejeté, la baïonnette aux reins et les mains vides, jusqu’à Turin ?
Vouloir la paix ne suffisait pas ; comment l’obtenir ? Le prince Napoléon proposait une démarche directe auprès de la Prusse : ce n’était ni sûr, ni digne. L’Empereur préféra s’adresser à son ami Palmerston. Il lui fit demander par Persigny (4-5 juillet) s’il ne consentirait pas à intervenir entre les belligérans sur les bases suivantes : — 1° la Lombardie, Plaisance et Carrare à la Sardaigne ; — 2° Modène et la Vénétie érigées en États indépendans sous un archiduc ; — 3° les Légations organisées en royauté laïque ; — 4° la Toscane, soit à la grande-duchesse de Parme, soit au grand-duc héritier ; — 5° une confédération de tous les États italiens sans exception ; — 6° un congrès pour réorganiser l’Italie d’après les principes ci-dessus et en tenant compte des droits acquis et des vœux des populations. Il chargea en outre Walewski de communiquer confidentiellement à Berlin et à Pétersbourg ces bases de négociation. À Berlin, Moustier devait même demander au Prince régent d’insister par télégraphe auprès de François-Joseph pour qu’il acceptât les conditions qui seules pourraient assurer le rétablissement de la paix.
Le ministère Derby eût trouvé ces conditions excessives : la Sardaigne, aurait-il répondu, comme son ambassadeur Cowley, ne mérite rien, rien que la réprobation de l’Europe, car c’est elle qui a été la cause de la guerre. Au contraire, Palmerston et Russell les estimèrent insuffisantes : ce n’était pas la peine d’avoir ébranlé l’Europe, d’être descendu en Italie avec tant de fracas et d’y laisser l’Autriche presque aussi puissante qu’auparavant ; toute paix qui n’aboutirait pas à une expulsion totale ne serait qu’une trêve. « Ce que l’Empereur propose, dit Palmerston, ce n’est pas l’Italie rendue à elle-même, mais l’Italie vendue à l’Autriche. » Cependant, ne voulant pas blesser son ami impérial, il consentit à transmettre les propositions à Vienne, sans les accompagner d’aucune approbation.
Instruit par le télégraphe des dispositions de Palmerston, l’Empereur comprit qu’il n’avait rien à attendre de l’intervention anglaise. Le temps pressait. Pour arrêter la Prusse au plus tôt, avant qu’elle eût accompli les pas décisifs, il résolut de demander un armistice à l’empereur François-Joseph. Pendant ce délai, il se rendrait compte de l’accueil fait à ses propositions par les cabinets de Berlin et de Pétersbourg.
Le 6 juillet, il avait fait une reconnaissance sur les hauteurs de Somma-Campagna et prescrit une prise d’armes générale pour le lendemain, voulant sans doute masquer ses dispositions intimes et ne pas laisser croire aux Autrichiens qu’il était aux abois. À la fin de la journée, à six heures et demie, ne s’étant confié qu’au maréchal Vaillant, il expédia à Vérone le général Fleury, porteur d’une lettre autographe. Cette lettre était l’équivalent de celle adressée par son oncle, le soir de Marengo, à un autre empereur d’Autriche : « C’est sur le champ de bataille, au milieu des souffrances d’une multitude de blessés et environné de 15 000 cadavres, que je conjure Votre Majesté d’écouter la voix de l’humanité. »
Napoléon III demandait un armistice. Fleury allait là défendre sa propre opinion, et l’on était sûr qu’il ajouterait une chaleur toute particulière à sa grâce d’insinuation persuasive. À l’arrivée du messager à Vérone, François-Joseph, déjà couché, se leva et le reçut aussitôt. La lecture de la lettre l’émut. « Mais, mon cher général, c’est une très grave chose que vous m’apportez là ; je ne saurais vous répondre tout de suite ; veuillez attendre jusqu’à demain matin huit heures ; j’ai besoin de me recueillir. — Je suis aux ordres de Votre Majesté, » répondit Fleury. Toutefois, avant de se retirer, il exposa les raisons qui militaient en faveur d’une suspension d’armes, et, glissant adroitement une menace sous une information, il dit : « Quelle que soit la décision de Votre Majesté, Elle me permettra de lui dire combien il est urgent que cette réponse soit prompte, lorsqu’Elle saura ce qu’Elle ignore peut-être : que la flotte française occupe en ce moment l’île de Lossini ; qu’au premier signal, vont commencer les attaques sur le littoral de la Vénétie ; qu’un corps expéditionnaire de 4 000 hommes, sous les ordres de Wimpffen, a rejoint l’amiral Romain Desfossés. — En effet, dit l’Empereur, je viens d’apprendre l’occupation de Lossini, mais je n’ai rien reçu d’officiel des Cours, et je veux réfléchir ; demain matin, je vous donnerai ma réponse. »
Le lendemain matin, vers huit heures, François-Joseph le fit demander et lui donna lecture de cette réponse. Il acceptait l’armistice et priait Napoléon III de fixer le lieu où les conditions de la paix pourraient être discutées. Sur la table même de François-Joseph, Fleury télégraphia alors à l’amiral Desfossés de suspendre l’attaque qui devait avoir lieu le lendemain.
À onze heures et demie, l’armée déployée tout entière, selon les dispositions ordonnées la veille, aperçut dans un nuage de poussière la voiture qui ramenait de Vérone l’ambassadeur de paix. La rumeur de ce qui allait se passer se répandit ; un sentiment de surprise et de regret se manifesta parmi les troupes, dont la santé physique était, en général, aussi bonne que le moral. L’Empereur sentit qu’il devait s’expliquer avec ses lieutenans. Il les réunit à dîner ; après le repas, il les emmena dans le jardin. La première opération indiquée par la situation des deux armées était le siège de Vérone. « Où en est l’arrivage du matériel ? demanda-t-il à Lebœuf et à Niel. — Cet arrivage, répondirent-ils, s’effectue aussi vite que possible, mais la plupart des canons rayés étaient au rayage au moment de la formation de l’armée ; il faut attendre encore pour que cet équipage soit en mesure de commencer le siège. — Mais combien de temps durerait le siège ? — D’après nos premières études sur la place, nous estimons quarante-cinq jours. — Quarante-cinq jours, c’est bien long devant l’attitude hostile de l’Allemagne ! » Et l’Empereur fit connaître son intention de négocier plutôt que de continuer une guerre qu’il deviendrait peut-être impossible de localiser. Quelques observations furent présentées, surtout par le maréchal Niel. L’Empereur n’engagea pas une discussion générale ; il prit à part chacun de ses officiers et aux raisons qu’il supposait de nature à agir sur chacun d’eux il ajouta la communication de la lettre récente du ministre de la Guerre touchant la nécessité d’appeler la garde mobile, ressource extrême à laquelle il ne voulait pas recourir.
Le 8 juillet, à la suite d’une longue conférence entre les commissaires des trois puissances, l’armistice fut établi jusqu’au 15 août. « Il ne s’agit, dit le Moniteur, que d’une trêve entre les belligérans, qui, tout en laissant le champ libre aux négociations, ne saurait faire prévoir dès à présent la fin de la guerre. »
Le lendemain, arrivèrent les réponses de Pétersbourg[9] et de Berlin sur la négociation dont Palmerston avait été prié de se charger. Gortchakof ne faisait aucune objection ; Rechberg mandait à Palmerston que les propositions transmises[10] étaient entièrement inadmissibles ; le Régent refusait de les appuyer : « Il était très touché de la preuve de confiance que lui donnait l’Empereur, mais c’était chose trop grave que de conseiller à l’Autriche d’abandonner une province encore entre ses mains ; pour lui donner ce conseil, il faudrait avoir une connaissance plus exacte de son état financier et militaire et pouvoir discuter les raisons d’un si grand sacrifice ; en tout cas, on ne pouvait traiter ce sujet par le télégraphe[11]. »
L’Empereur se trouvait ainsi acculé à la nécessité ou d’accepter la lutte sur le Rhin avec l’Allemagne entière, ou de s’arranger tout de suite sur le Mincio avec l’empereur d’Autriche. Or on ne pouvait espérer de François-Joseph aucun arrangement qui impliquerait l’abandon de la Vénétie. Napoléon III, n’étant pas de ceux qui se refusent aux conditions sans lesquelles on n’atteindra pas le but, demanda à François-Joseph une conférence, avec le parti pris de ne pas insister sur l’indépendance de la Vénétie, même sous un archiduc, et de réduire ses exigences à la cession de la Lombardie.
Les chances de François-Joseph étaient meilleures que les nôtres ; son armée, plus nombreuse, s’appuyait à des forteresses redoutables et l’Allemagne marchait sur le Rhin. Mais à quel prix ce concours ? Le Régent refusait de devenir un allié, voulait rester un médiateur indépendant ; tranchant, de son autorité propre et à son profit, le dualisme fédéral, il se constituait l’unique représentant de la puissance allemande au dehors et au dedans et réclamait de la Diète le commandement absolu des contingens fédéraux. La sagesse eût été de dévorer l’affront, et, des réserves de principes discrètement présentées, de profiter du secours, de se relever, sauf à reprendre plus tard ce qu’on vous avait extorqué.
Heureusement François-Joseph n’eut pas ce sens politique supérieur ; il se piqua, il se plaignit, se cabra, en vint à éprouver plus d’antipathie contre l’allié qui s’apprêtait à le secourir à ses conditions que contre les adversaires qui travaillaient à le dépouiller sans conditions. Il ne pouvait se résigner à voir la Prusse se hisser, même momentanément, à la tête de l’Allemagne ; blessé dans son orgueil, il aimait mieux sacrifier une province que sa prépondérance fédérale. Il fit protester à la Diète contre la prétention prussienne de conduire les contingens fédéraux sans s’astreindre aux règles consacrées (6 juillet), et il accepta l’entrevue que l’Empereur lui proposait, à Villafranca, pour traiter de la paix.
L’Empereur tenait Victor-Emmanuel au courant de ses démarches ; ni l’un ni l’autre n’en instruisaient Cavour. Il apprit l’armistice par une dépêche télégraphiée. Du reste, depuis le commencement de la guerre, on l’avait comme mis à l’écart, on ne le consultait pas sur les décisions stratégiques, même quand elles touchaient à la politique ; on ne l’informait pas des mouvemens arrêtés, on se contentait de lui envoyer de rares bulletins. Il adressa des remontrances amères au major-général, qui n’en tint aucun compte. Il était exaspéré : « On me prend donc pour un simple commis dont on se défie !… » S’il n’avait pas jugé coupable de se retirer au milieu d’une guerre, il eût donné sa démission. L’annonce des négociations pacifiques tourna son exaspération au délire. Il accourt au quartier général, à Monzambano (10 juillet). Que dit-il ? On sait seulement qu’il s’emporta à de telles irrévérences que Victor-Emmanuel, ne se contenant plus, se leva, lui tourna le dos et sortit.
Cavour se rabattit sur Della Rocca, et il reprenait de plus fort ses jérémiades quand survient le prince Napoléon. Alors il entre en fureur : « Toute paix qui ne comprendrait pas la Vénétie serait une trahison ! » Le Prince n’était pas de ceux qu’on interloque ; il répond sur le même ton : « Ah çà ! de quoi vous plaignez-vous ? En attendant l’avenir, vous avez la Lombardie et les Duchés, n’est-ce pas un joli morceau ? Est-ce que, par hasard, vous voudriez que, pour vous, nous perdions la France et notre dynastie ? — Quand on a pris un engagement, on le tient, répète Cavour, et, de plus en plus animé, il menace de se mettre à la tête d’une révolution et de soulever l’Italie. — Il aurait fallu la soulever plus tôt, » riposte le Prince. Et il lance les traits les plus acérés contre l’inertie des Italiens ; il ne tarit pas sur les Toscans, il en parle avec une véritable rage de mépris : ce n’étaient plus les hommes de la Florence antique ; c’étaient des abâtardis, indignes de la liberté. — C’est cela, fit Cavour, quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est enragé. » Cavour eût voulu répéter à l’Empereur ces extravagances. Celui-ci lui fît répondre que, dans les conditions actuelles, une conversation serait sans utilité, et qu’il le verrait volontiers à Milan à la condition qu’on ne reviendrait plus sur le passé.
L’entrevue de Villafranca eut lieu, le 11 juillet, à neuf heures du matin. L’Empereur, toujours courtois, s’avança d’un petit quart de lieue à la rencontre de François-Joseph. L’entretien dura un peu moins d’une heure ; il n’y eut ni carte déployée, ni écrit signé. François-Joseph alla droit au fait : « Cette paix, je la désire, je cède au sort des armes, et je vais donner à Votre Majesté une preuve de ma confiance en Elle, en lui indiquant la limite des concessions que je puis faire. » Il concédait la Lombardie, sauf les forteresses de Mantoue et de Peschiera ; il admettait la possibilité d’une annexion de Parme à la Sardaigne ; au contraire, il insistait pour le maintien dans leurs États des ducs de Modène et de Toscane ; il promettait une amnistie générale (ceci regardait les Hongrois qui préparaient leur soulèvement). L’Empereur Napoléon demanda à son tour s’il se prêterait à une confédération des peuples italiens sous la présidence honoraire du Pape. François-Joseph ne dit pas non. « Pour la Vénétie, reprit alors Napoléon III, l’empire d’Autriche se trouverait dans une position analogue à celle du roi de Hollande, membre de la Confédération germanique pour le Luxembourg. » Aucune discussion ne suivit l’échange de ces vues. Napoléon III dit qu’il devait y réfléchir avant de les adopter. « Dites oui, répondit François-Joseph, et finissons-en tout de suite. » L’Empereur maintenant son désir de réfléchir : « Eh bien, Sire, je vous prie de réfléchir dans mon sens, n’est-ce pas ? »
À son retour, Napoléon III raconta l’entrevue à Victor-Emmanuel et au prince Napoléon, puis rédigea devant eux les préliminaires à soumettre à la signature de François-Joseph. Victor-Emmanuel en écouta la lecture en silence ; à la fin, il s’écria : « Pauvre Italie ! mais, quelles que soient les délibérations définitives de Votre Majesté, je serai toujours plein de gratitude pour ce qu’Elle a fait en faveur de l’indépendance italienne, et Elle retrouvera toujours en moi un ami fidèle et reconnaissant. »
Ces projets de préliminaires étaient ainsi conçus : « Entre Sa Majesté l’Empereur d’Autriche et Sa Majesté l’Empereur des Français, il a été convenu ce qui suit : « Les deux Souverains favorisent la création d’une Confédération italienne. — Cette Confédération sera sous la présidence honoraire du Saint-Père. — L’Empereur d’Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l’Empereur des Français, qui, selon le vœu des populations, les remet au roi de Sardaigne. La Vénétie fera partie de la Confédération italienne tout en restant sous la couronne de l’empereur d’Autriche. Les deux Souverains feront tous leurs efforts, excepté le recours aux armes, pour que les ducs de Toscane et de Modène rentrent dans leurs États en donnant une amnistie générale et une Constitution. — Les deux Souverains demanderont au Saint-Père d’introduire dans ses États des réformes salutaires et de séparer administrativement les Légations du reste des États de l’Église. — Amnistie pleine et entière est accordée de part et d’autre aux personnes compromises à l’occasion des derniers événemens dans les territoires des parties belligérantes. — Fait à Villafranca, le 11 juillet 1859. » Ensuite, l’Empereur se mit à sa table et écrivit la lettre suivante : « Monsieur mon Frère, J’ai bien réfléchi aux propositions que Votre Majesté m’a faites dans l’entrevue de ce matin, et je suis décidé à les accepter. J’en envoie la rédaction à Votre Majesté, ainsi qu’elle est restée dans mes souvenirs. Je charge mon cousin, le prince Napoléon, de vous porter cette lettre et ce projet de préliminaires. Il est autorisé à en discuter les termes avec Votre Majesté, et à y apporter les modifications de détail qui pourraient résulter de cette discussion ainsi qu’à donner à Votre Majesté tous les développemens et éclaircissemens nécessaires aux points stipulés. »
Le prince Napoléon commanda au général Fleury une voiture et des chevaux de poste, avec un courrier de la Maison de l’Empereur, et à deux heures et demie, il se mit en route, accompagné de son aide de camp, le commandant Ragon[12].
Aux avant-postes ennemis, formés par un régiment hongrois, un officier l’arrête, mais, le reconnaissant, lui dit avec civilité, en allemand, qu’il ne croyait pas nécessaire de le faire escorter, et qu’il était libre de continuer sa route seul. Par une chaleur écrasante et des nuages de poussière, il arrive à la porte de Vérone à quatre heures et quart. Des soldats bohèmes reçoivent l’ordre de diriger sa voiture jusqu’au palais de l’Empereur ; un quart d’heure après, elle pénétrait dans la cour du grand quartier général., maison simple, à peu de distance des Arènes. L’aide de camp de service, le prince de Hohenlohe, reçoit le Prince, qui lui explique sa mission. Au bout de quelques minutes, on le fait monter au premier étage, dans un petit salon où entre presque en même temps un jeune homme grand, mince, très blond, avec de fines moustaches, vêtu d’une petite tunique bleu-gris à deux rangées de boutons et d’un pantalon de toile grise : c’était François-Joseph. Il prit la main du Prince avec affabilité et aisance, disant qu’il était enchanté de le voir, et le conduisit dans son cabinet. Là, il s’assied devant son bureau, le Prince se met à côté et lui tend la lettre de l’Empereur. François-Joseph la lit attentivement, laissant paraître sur son visage un sentiment de satisfaction, en même temps qu’un certain embarras. « Je suis enchanté, dit-il, que l’Empereur accepte mes propositions, mais j’ai des observations assez graves à faire sur la rédaction que vous m’apportez. »
Le Prince proposa de lire l’ensemble des propositions, et de les discuter une à une. « Il avait ordre de terminer d’une façon ou d’une autre ; l’Empereur des Français désirait une paix acceptable pour les deux parties, qui mît fin à l’effusion du sang et aux sacrifices de la guerre ; mais, le sort des armes lui ayant été favorable, il entendait profiter de sa position. Si ces pourparlers n’aboutissaient pas, il était décidé à mener la guerre avec plus de vigueur que dans le passé, en se servant de tous les moyens à sa disposition. » Le Prince s’aperçut que ces paroles produisaient un effet pénible sur son interlocuteur ; il s’excusa de ce qu’elles pouvaient avoir de rude et de peu diplomatique ; sa position, son caractère connu, jusqu’à son costume négligé et poudreux lui faisaient espérer que son entière franchise ne déplairait pas. « Oui, dit l’Empereur, j’aime autant cela. J’en ai du reste donné l’exemple à l’Empereur Napoléon III, ce matin, en lui disant nettement ce que je pouvais faire et les limites de mes concessions. »
On commença la lecture des paragraphes et on les discuta mot par mot. Sur la Confédération, François-Joseph dit qu’il n’y tenait pas beaucoup, mais qu’il l’acceptait. Il insista pour enlever le mot honoraire (présidence honoraire du Saint-Père), il ne comprenait pas bien la différence entre une présidence honoraire et une présidence réelle. « Ce serait une source de difficultés à épargner aux plénipotentiaires, parce que, ajouta-t-il en riant, vous savez que les diplomates ne sont pas toujours faits pour arranger Les affaires. » — Le Prince répondit que c’était afin d’être tout à fait franc que le mot « honoraire » avait été employé, car il n’entrait pas dans les idées de l’Empereur Napoléon de faire du Pape le président réel ; qu’il voulait seulement donner au Saint-Père une preuve de déférence pour sa haute position, mais en réservant la première place au plus puissant.
Relativement à la cession de la Lombardie, François-Joseph demanda ce que signifiaient ces mots : selon les vœux des populations. — Le Prince répondit que le principe de la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens ; que c’est la base de la dynastie napoléonienne, le principe même sur lequel s’est appuyé l’Empereur pour la guerre actuelle, que les Français n’admettent pas que les peuples se cèdent comme des propriétés particulières, sans leur consentement ; que le roi de Piémont n’entend pas avoir fait la conquête de la Lombardie, mais l’avoir émancipée seulement et rendue à elle-même, libre de disposer de son sort. — Le terrain était brûlant, le Prince s’arrêta avec un certain embarras. François-Joseph dit avec finesse : « Mon cher Prince, nous ne sommes pas là pour faire un cours de droit des gens ; il est inutile de discuter des questions qui ne se rapportent pas directement à la paix ; sur les principes, nous ne saurions nous entendre ; ce que vous appelez les vœux des populations, le suffrage universel, je l’appelle, moi, le droit révolutionnaire ; je ne connais que le droit écrit par les traités. D’après eux, je possède la Lombardie ; je veux bien, en conséquence du sort des armes, céder mes droits à l’Empereur Napoléon, mais je ne puis reconnaître le vœu des populations, ni rien de semblable. » L’insistance eût fait échouer la négociation ; le Prince, qui tenait à ce qu’elle aboutît, abandonna le vœu des populations.
François-Joseph se refusa également à une cession directe au Piémont : « La France a conquis la Lombardie qui m’appartient ; je reconnais cette conquête et la cession qu’elle en fait à son allié ; c’est tout ce que je puis, mais je ne veux à aucun prix céder rien directement à la Sardaigne ; plutôt que de faire cette concession, qui touche pour moi à une question d’honneur, je m’exposerais à toutes les conséquences de la continuation de la guerre. »
« Nous arrivons, ajouta-t-il, à la plus grosse difficulté, celle des forteresses. Il n’en est pas question dans les préliminaires que nous discutons, et cependant ce point a été concédé entre l’Empereur et moi, ce matin, et l’Empereur me dit dans sa lettre qu’il accepte mes propositions. » Le Prince répondit qu’il considérait la question des forteresses de Peschiera et de Mantoue comme une question de détail ; la Lombardie étant abandonnée par l’Autriche, tout ce qui appartenait à ce territoire devait être évacué par elle, comme elle devait garder tout ce qui faisait partie de la Vénétie. « Ce point est pour moi capital, dit François-Joseph en prenant une carte qu’il déploya. Je ne l’ai pas dissimulé à l’Empereur ; je ne puis, vis-à-vis de mon armée, faire évacuer des places fortes qu’elle occupe. Si vous aviez pris Peschiera, je ne ferais pas de difficultés pour vous la laisser. »
Le Prince, simple négociateur de Napoléon III, n’eût pas insisté davantage, mais il défendait également les intérêts de son beau-père, qui tenait passionnément à Peschiera et à Mantoue, il ne se rendit pas ; il émit l’idée de raser Peschiera et de faire de Mantoue une forteresse fédérale italienne, comme l’étaient, pour la Confédération germanique, Mayence, Ulm, Rastadt. Landau, Luxembourg. « C’est un nouveau traité que vous voulez, dit l’Empereur, et non le développement de celui que j’ai proposé, ce matin, à l’Empereur Napoléon. Vous vous montrez plus exigeant que lui. Je ne puis admettre, après ce qu’il m’écrit, que vos instructions soient de revenir sur ce qui a été convenu. » Le Prince répondit qu’il connaissait seul ses instructions et ne pouvait adhérer à ces observations, qu’il les soumettrait à son souverain, qui déciderait en sa complète liberté. « Eh bien, soit, mais en même temps, vous lui direz que, le voudrais-je, il me serait impossible de céder sur ces forteresses. »
Le débat fut plus sérieux sur l’engagement pris par les deux souverains de réintégrer les Ducs dans leurs Etats, par tous leurs efforts, sauf le recours aux armes. L’Empereur ne voulut pas admettre ces mots. Ce serait, dit-il, un appel direct à la résistance ; ces restaurations étaient pour lui une affaire de conscience. « Je puis faire des sacrifices personnels et céder mes droits, je ne puis abandonner des parens et des alliés qui me sont restés fidèles. » — Cependant il abandonna la duchesse de Panne : « Arrangez-vous à son égard comme vous voudrez. — Permettez-moi, Sire, fit le Prince, d’être explicite : les troupes alliées ont conquis Parme, Mode ne et la Toscane ; vous reconnaissez la conquête de Parme, et l’Empereur et le roi de Sardaigne ne mettent aucun obstacle à la rentrée des ducs de Modène et de Toscane ; mais il est bien entendu que vous ne supposez pas que nos troupes se prêtent à une restauration, et qu’en aucun cas, nous n’admettrons l’intervention des troupes de Votre Majesté. La France a protesté contre ces interventions avant la guerre : a fortiori, aujourd’hui. » François-Joseph, convaincu que les Princes seraient spontanément rappelés par leurs sujets, ne voulut pas approfondir la difficulté. « Bornons-nous pour le moment à admettre que vous ne vous opposerez pas à la rentrée des deux Ducs. » Il ne contesta pas que les Grands-Ducs rentrés chez eux fussent obligés de donner une amnistie générale, il n’admit pas qu’on leur imposât une constitution. « Je ne comprends pas, dit-il, que l’Empereur Napoléon y tienne, car, au fond, je ne vois pas qu’il y ait beaucoup plus de constitution en France qu’en Autriche. » — Le Prince fit observer que, si les institutions de la France n’étaient pas très libérales, cela s’expliquait par les nombreux bouleversemens, les partis, les prétendans, mais que le suffrage universel était partout ; que la Chambre des députés avait un contrôle très sérieux, que toutes les lois portaient le cachet le plus libéral d’égalité, que tous les pays de l’Europe, et l’Italie, en particulier, avaient fort à faire avant d’être à ce niveau ; L’Empire n’était pas un gouvernement parlementaire à l’anglaise, c’était une démocratie représentative qui, avec le temps et le calme, se développerait beaucoup. L’Empereur, ajoutait-il, considérait l’existence des constitutions comme l’une des conditions les plus indispensables d’une Confédération. « Je ne m’oppose pas, dit François-Joseph, à ce que des constitutions soient données en Italie, mais le stipuler dans ces préliminaires serait une anomalie de ma part. »
Les préliminaires indiquaient qu’on demanderait au Pape des réformes nécessaires et la séparation administrative des Légations. — « Je désire, dit François-Joseph, autant que vous, que le Saint-Père fasse les réformes nécessaires, c’est une garantie de tranquillité à laquelle je tiens beaucoup ; je ne crois pas cependant qu’il y ait à faire dans les États romains autant qu’on veut bien le dire. Bornons-nous donc à stipuler que nous conseillons des réformes indispensables. » Le Prince n’insista pas, et moins encore sur la séparation administrative des Légations, expédient à l’efficacité duquel il ne croyait pas. Mais il ne concéda pas que la présidence du Pape fût autre qu’honoraire.
On en vint aux moyens pratiques pour la réunion des plénipotentiaires ; on convint d’une ville neutre. Le Prince écarta toute ville allemande et proposa une ville belge ou suisse. « Un endroit où il n’y a pas de diplomates, dit l’Empereur, vaudra mieux. » On parla de Spa et de Genève ; l’Empereur désigna Zurich, qui fut accepté.
Il était six heures et quart, et, après cette longue conférence, toutes les hésitations renaissaient dans l’esprit de l’Empereur, qui se leva et dit : « Nous sommes loin de nous entendre ; vous ne m’avez pas convaincu et vous ne m’avez rien cédé ; il faut que je réfléchisse et prenne conseil. » Le Prince, persuadé que plus on attendrait, moins on s’entendrait, crut devoir brusquer la solution et dit : « J’ai l’ordre de rentrer ce soir au quartier général ; pour y être à dix heures, il faut que je parte à huit heures et quart, je ne puis attendre la réponse de Votre Majesté que deux heures. Si elle est négative ou évasive, je puis donner ma parole d’honneur que, le 16 août, à midi, la guerre recommencera, bien plus terrible, et que la France fera tous les efforts qu’elle est loin d’avoir faits et se servira de tous les alliés qu’elle pourra trouver, d’où qu’ils viennent. — C’est bien, j’aviserai, vous aurez ma réponse. »
Là-dessus, l’Empereur accompagna le Prince dans une chambre qu’il lui avait fait préparer, où il le laissa avec deux officiers. On lui servit à dîner. Vers sept heures, le général Grünne vint lui tenir compagnie ; ils n’échangèrent pas un seul mot de politique. Devant lui, le Prince envoya le commandant Ragon visiter les blessés français dans les hôpitaux de la ville, puis il ouvrit la fenêtre et cria avec affectation : « Ma voiture pour huit heures et quart. »
À sept heures et demie, l’Empereur entrait dans la chambre et ils restèrent seuls : « Je vous apporte, dit-il, la réponse. Je ne puis modifier grand’chose à mes premières propositions. Vous n’appréciez pas assez le sacrifice énorme que je fais en cédant la Lombardie, » et il lui remit la rédaction ci-jointe, dans laquelle il avait introduit les changemens discutés :
« Entre Sa Majesté l’Empereur d’Autriche et Sa Majesté l’Empereur des Français, il a été convenu ce qui suit : Les deux Souverains favoriseront la création d’une Confédération italienne. — Cette Confédération sera sous la présidence honoraire[13] du Saint-Père. — L’Empereur d’Autriche cède à l’Empereur des Français ses droits sur la Lombardie, à l’exception des forteresses de Mantoue et de Peschiera, de façon que la frontière des possessions autrichiennes partirait du rayon extrême de Peschiera et s’étendrait en ligne droite du Mincio jusqu’à Le Grazie, de là à Sarzarola et Suzana au Pô, d’où les frontières actuelles continueront à former les limites de l’Autriche. L’Empereur remettra les territoires cédés au Roi de Sardaigne. — La Vénétie fera partie de la Confédération italienne, tout en restant sous la couronne de l’Empereur d’Autriche. — Le Grand-Duc de Toscane et le Duc de Modène rentrent dans leurs États en donnant une amnistie générale. — Les deux Empereurs demanderont au Saint-Père d’introduire dans ses États des réformes indispensables. — Amnistie pleine et entière est accordée de part et d’autre aux personnes compromises à l’occasion des derniers événemens dans les territoires des parties belligérantes. — Fait à Villafranca, le 11 juillet 1859. »
Le Prince affecta un désappointement pénible à la lecture de ce document. « Je vois, Sire, que je suis un mauvais diplomate et que mes efforts n’ont pas eu grand succès, » et il fit ressortir les différences entre la rédaction qu’il avait apportée et celle qu’on lui rendait. Quoique fort impatient d’en finir, et convaincu que Napoléon III consentirait à des restrictions encore plus désavantageuses, il feignit de douter de son assentiment, devint aussi froid et réservé qu’il avait été d’abord pressant. « J’en référerai à mon Souverain ; il m’est impossible de deviner sa décision. Cependant Votre Majesté a supprimé un mot sans le rétablissement duquel je ne puis me charger de porter cette réponse, c’est celui d’honoraire appliqué à la présidence du Pape, » et il le rétablit en marge. François-Joseph consentit à l’addition.
Le Prince adressa une autre question : « Puis-je compter, quoique cela soit passé sous silence, que mes commentaires en ce qui concerne l’intervention en Toscane et à Modène sont acceptés ? — Oui, dit François-Joseph, je ferai, si vous le voulez, la paix de bonne foi. — Est-ce définitif ? reprit le Prince. S’il en est ainsi, je prierai Votre Majesté de signer ce papier. — Oui, mais vous signerez avec moi, au nom de l’Empereur Napoléon. — Non, je ne suis pas autorisé à le faire ; je dois respecter la liberté de mon cousin. — Mais alors, je ne signerai pas non plus ; parce que je serais engagé et que l’Empereur Napoléon ne le serait pas. Je ne puis faire ces propositions qu’autant que je sois certain qu’elles seront admises. — Je donne ma parole à Votre Majesté que demain elle recevra ce même papier avec ou sans la signature de l’Empereur, de façon que, si ces préliminaires de paix ne sont pas signés, il ne restera pas preuve matérielle de vos concessions. » Là-dessus, visiblement ému, François-Joseph signa, ajoutant : « Je souhaite, Prince, que vous ne soyez jamais dans la nécessité de céder votre plus belle province. »
En attendant la voiture, on causa. L’Empereur demanda des nouvelles de l’Impératrice, de la princesse Clotilde, se plaignit de ses confédérés. « Ils seront bien étonnés à Berlin, dit-il en souriant ; je n’en suis pas fâché ; j’aime mieux céder à l’Empereur qu’à un congrès ; si nous pouvons nous entendre pour les affaires d’Italie, il n’y aura plus de raisons de discorde entre nous. — C’est vrai, mais pour cela, il faudrait peut-être régler la question italienne autrement que ne veut le faire Votre Majesté. — Croyez que j’ai fait tout ce que je pouvais. »
François-Joseph accompagna le Prince jusqu’au haut de l’escalier avec des paroles polies : « Au revoir. J’espère que ce ne sera pas en ennemis et que l’Empereur Napoléon m’enverra une réponse favorable. » Il donna la main au Prince et le Prince partit. Une foule d’officiers encombrait la cour, entre autres les généraux Schlick et Hess. Leur aspect était fort triste, et ils avaient l’air profondément humiliés et mécontens. Dans les rues de Vérone, grande foule aussi ; plusieurs habitans s’approchèrent du Prince en criant : « Vive la France ! »
Quelques minutes après dix heures, le Prince arrivait au quartier général de Valeggio. L’Empereur lut, approuva, et embrassa le négociateur, en le remerciant chaleureusement. Aucun diplomate ne se fût montré, dans cette difficile circonstance, aussi ferme, aussi souple, aussi imposant, aussi expéditif.
Le Prince alla aussitôt rendre compte à son beau-père, avec lequel il demeura jusqu’à deux heures du matin. Victor-Emmanuel, résigné à la paix sans la Vénétie, fut navré qu’on ne lui laissât ni Mantoue ni Peschiera. Cependant le Prince obtint qu’il signerait les préliminaires.
Cavour fut moins compréhensif. À sept heures du matin, il se présenta chez le Roi. Le Roi lui tendit le texte arrêté : « Signer un tel acte serait ignominieux !… À quoi bon conserver le trône subalpin et de quoi sert même l’annexion de la Lombardie, si l’Italie entière continue à demeurer sous la suprématie politique et militaire de l’Autriche ? Que Votre Majesté recommence la lutte avec ses seules forces, et si la fortune lui est de nouveau contraire, qu’elle se retire plutôt en Sardaigne ou qu’elle aille errant en Europe. Quant à moi, je ne signerai pas, et je prie Votre Majesté d’accepter ma démission. » Et il se retira. — « Cavour est un ingrat, un tyran ! dit le Roi. Il a été insolent, mais je le plains, parce qu’il y a déjà quelque temps qu’il a perdu la tête ; j’ai eu tort de le trop écouter ; puisqu’il m’abandonne, je ne suis pas fâché d’être débarrassé de lui ; je trouverai d’autres amis qui m’aideront. »
D’autres Italiens, en effet, furent plus clairvoyans et plus justes envers Napoléon III. Le brave Della Rocca répondit aux récriminations : « Basta ! Napoléon sait ce qu’il fait, et il ne le ferait pas s’il n’y était pas contraint. » Neri Corsini, délégué de la Toscane au camp, écrivait : « Injustice et absurdité sans exemple serait d’accuser l’Empereur de la paix. Il n’est pas dans la nature des choses qu’un prince guerrier renonce spontanément, pour le plaisir de décevoir une nation entière, à une entreprise conduite avec tant de sacrifices et tant de gloire au point où nous en étions ! La raison vraie et de force majeure, l’Empereur me l’a dit à moi, est l’attitude de la Prusse et de la Confédération menaçant d’une guerre générale qui aurait compromis l’Italie et la France ! » Garibaldi lui-même eut un éclair de conscience, et dit à ses volontaires en les licenciant : « De retour dans vos foyers et au milieu des caresses de vos familles, n’oubliez pas la reconnaissance que nous devons à Napoléon III et à l’armée française, dont tant de vaillans enfans sont encore, pour la cause de l’Italie, blessés ou mutilés sur un lit de douleur. » Voilà ce qu’aurait dû dire l’Italie entière. Au lieu de crier : « Siamo traditi ! (nous sommes trahis !) » elle aurait dû dire : « Siamo salvati ! (nous sommes sauvés !) » et ne pas oublier, que si, dès 1859, elle n’a pas obtenu la Vénétie, c’est à la Prusse et non à la France qu’elle doit le reprocher.
Victor-Emmanuel ajouta à sa signature : « J’approuve en ce qui me concerne. » C’était une manière de protester contre la Confédération et le retour des Grands-Ducs. Il chargea La Marmora d’obtenir de l’Empereur la liberté d’ajouter cette restriction. — Soit, lui fut-il immédiatement répondu.
L’Empereur renvoya, sans y changer un mot, les préliminaires signés à l’Empereur d’Autriche. Le même jour, il annonça la paix à son armée, qui, ignorant les dessous diplomatiques, fut mécontente de voir brusquement interrompre sa triomphante épopée. Aussitôt il partit de Desenzano avec Victor-Emmanuel. À Milan, l’accueil resta enthousiaste, à Turin, il fut hostile. La population affectait de crier : « Vive notre Roi ! » On eût cru entendre dans les rues l’imprécation de Shakspeare : « Convention insensée ! Le roi de France, dont l’armure avait été attachée par la confiance, que le zèle et la charité avaient amené en vrai soldat de Dieu sur le champ de bataille, a eu un secret entretien avec ce Démon rusé qui change les résolutions, ce brocanteur qui met en pièces la bonne foi, cet agent des paroles violées, l’Intérêt ! Il a frappé les yeux du volage roi de France, lui a fait retirer son aide, en dépit de ses promesses, et lui a fait accepter une paix honteuse. » Partout le portrait de l’Empereur avait été enlevé et remplacé par celui d’Orsini. On avait cru prudent d’envoyer la brigade Baillencourt pour protéger la sécurité de l’Empereur.
Cavour, de retour à Turin, vieilli de plusieurs années en quelques heures, continua à récriminer, à se désespérer ; il rugissait de colère au nom de l’Empereur : « Il a voulu faire le cadeau de noces, la Lombardie ; maintenant il s’arrête. — A-t-il cédé les forteresses ? lui demande-t-on. — Les forteresses ? il aurait cédé bien davantage. Il aurait donné Milan, Turin… Il faisait chaud, il était fatigué… »
Kossuth était un autre désespéré. Il préparait la formation de la légion hongroise, voyait déjà une armée française entrant en Hongrie au milieu des acclamations du peuple, quand Jérôme Piétri entra chez lui s’écriant : « Malheur ! malheur sur nous ! C’est fini ! tout est perdu ! Lisez ! » — Et il lui tendit une lettre de l’Empereur, que le pauvre grand patriote lut en sanglotant.
Piétri ne se sentit pas à son aise quand, à l’occasion des pourparlers sur la dissolution honorable de la légion hongroise, il se retrouva entre ces deux colères. « On affirme, dit-il à Cavour comme entrée en matière, que vous avez donné votre démission. Monsieur le comte, j’espère que ce n’est pas vrai. — Mais oui, j’ai donné ma démission. — Ah ! c’est fâcheux, très fâcheux. L’Empereur le regrettera beaucoup. — Que voulez-vous ? En politique, on transige souvent avec les questions de temps et le mode d’action, quelquefois même avec les principes, mais il y a un point sur lequel un homme de cœur ne transige jamais, c’est l’honneur. Votre Empereur m’a déshonoré, oui, monsieur, déshonoré, il m’a déshonoré ! Il a donné sa parole, il a promis qu’il ne s’arrêterait pas avant d’avoir chassé les Autrichiens de toute l’Italie ; en récompense, il s’est réservé la Savoie et Nice. J’ai persuadé à mon Roi d’accepter, de faire ce sacrifice pour l’Italie. Mon Roi, bon, honnête, a consenti, se fiant à ma parole. Et maintenant votre Empereur emporte la récompense (c’était une contre-vérité, l’Empereur ne réclamant plus Nice et la Savoie), et il nous laisse en plan. Il faut que la Lombardie nous suffise ! En outre, il veut enchaîner mon Roi dans une Confédération avec l’Autriche et les autres princes italiens, sous la présidence du Pape. Il ne manquerait que cela ! Je suis déshonoré devant mon Roi. » De ces propos incohérens, venant aux réalités présentes, il ajouta : « Je vous le dis et je le dis devant M. Piétri (et parler devant Monsieur, c’est comme si je parlais devant son Empereur), ce traité ne s’exécutera pas. Je prendrai par une main Solaro della Margherita, par l’autre Mazzini ; s’il le faut, je me ferai révolutionnaire ; (se frappant la poitrine) : je me ferai révolutionnaire ! mais ce traité ne s’exécutera pas. Non ! mille fois non ! jamais ! L’Empereur des Français s’en va, qu’il s’en aille ! Mais, moi et vous, monsieur Kossuth, nous restons, nous ferons à nous deux ce que l’Empereur des Français n’a pas osé accomplir. Pardieu, nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin. »
Il se mit aussitôt à l’œuvre. Profitant de ses dernières heures de pouvoir, il fit délivrer des armes au président de l’assemblée de Modène, et il répondit à une dépêche insurrectionnelle de Farini : « Le ministre est mort, le bon ami applaudit à ta ferme décision. » Il écrivit à Massimo d’Azeglio à Bologne : « Dès que j’aurai un successeur, je viendrai me mettre sous tes ordres et me faire tuer avec toi pour l’indépendance italienne. »
Il se rendit à la gare à l’arrivée des souverains, salua l’Empereur sans lui adresser la parole, et refusa d’assister au dîner de cour. L’Empereur ne voulut pas quitter Turin brouillé avec lui. Il le fit appeler, lui dit que, s’il avait refusé de le recevoir à Valeggio, c’est qu’il avait cru inutile de discuter, son parti étant irrévocablement pris. Il justifia la paix par des raisons militaires : pour continuer la guerre, il lui aurait fallu 300 000 hommes qu’il n’avait pas. — Cavour ne contredit pas, il présenta seulement quelques observations sur le triste sort des pays abandonnés à leurs anciens souverains. L’Empereur assura qu’il n’autoriserait aucune intervention militaire contre eux, et qu’il plaiderait leur cause au Congrès. Il lui répéta ce qu’il avait déjà déclaré à Victor-Emmanuel, que, l’accroissement de territoire prévu par le traité de décembre 1858 n’ayant pas été obtenu par le Piémont, il renonçait à l’annexion de Nice et de la Savoie.
Les Bolonais et les Toscans, très inquiets, avaient envoyé à Turin savoir de l’Empereur lui-même ce qu’ils avaient à craindre ou à redouter de cette paix dont ils ne mesuraient pas la portée.
Les envoyés toscans, Celestino Bianchi et Montanelli, vinrent au débotté chez Kossuth et l’invitèrent, au nom du gouvernement révolutionnaire toscan, à leur prêter la légion hongroise. Kossuth leur donna les raisons qui ne lui permettaient pas de se rendre à leur désir, et ajouta : « Pourquoi une armée ? vous n’avez pas à craindre d’intervention. — Vous nous en assurez ? interrogea Montanelli. — Moi, mon cher ami, ma promesse ne vous servirait pas à grand’chose ! » Puis, le conduisant auprès de la fenêtre : « Voyez-vous cette lumière au second étage du palais royal ? c’est le cabinet de travail du Roi. Cette lumière signifie que le Roi n’est pas encore couché ; allez-y, faites-lui dire que la Toscane veut lui parler ; il est vrai que minuit est passé ; ne vous en inquiétez pas, le Piémont recevra la Toscane, même après minuit. Dites ceci au Roi : « Sire, Kossuth dit à la Toscane qu’il n’y aura pas d’intervention. Est-ce vrai, oui ou non ? » Montanelli s’élança dehors. Une demi-heure après, il revenait, se jetait au cou de Kossuth : « Pas d’intervention ! le Roi m’a donné sa parole d’honneur. »
Montanelli, le lendemain, reçut la même assurance de l’Empereur : « La restauration du Grand-Duc ne s’opérera point par des soldats autrichiens. Instituez en Toscane un gouvernement provisoire ; demandez par oui ou par non au pays s’il veut de la maison de Lorraine ; si le plébiscite est contraire à la restauration de cette maison, envoyez-le au Congrès ; je vous promets de le soutenir ; mais réprimez les désordres et les passions démagogiques, et rappelez vos volontaires. — Mais, se hasarda à demander Montanelli, si la Toscane se prononce pour l’annexion au Piémont ? — Elle est impossible, » répondit l’Empereur. Encore un de ces engagemens dangereux pour l’avenir auxquels Napoléon III était trop enclin !
Pepoli eut la permission de télégraphier à Bologne : « L’Empereur a écrit au Pape pour obtenir une nouvelle organisation. En attendant, il m’autorise à vous déclarer qu’il n’y aura d’intervention ni de la France ni de l’Autriche, tant que l’ordre actuel ne sera pas troublé. » C’était une manière de notifier aux Bolonais, sur l’annexion au Piémont, l’impossible qu’avait entendu Montanelli.
L’Empereur, qui avait l’intention de passer deux jours à Turin, en repartit dès le lendemain matin à six heures, accompagné jusqu’à Suse par Victor-Emmanuel et le prince de Carignan. Les souverains s’embrassèrent, mais, à peine dans son wagon, le Roi, délivré des appréhensions que lui causait la présence de l’Empereur à Turin, poussa un long soupir : « Ah ! il est parti ! » L’Empereur laissait, jusqu’à la paix, un corps d’occupation fort de cinq divisions d’infanterie, à deux brigades, sous le commandement du maréchal Vaillant.
Le second acte du Risorgimento était terminé. Dans la vicissitude de force majeure qui l’avait interrompu, Victor-Emmanuel s’était montré supérieur à son ministre. Il avait eu autant de sang-froid, de clairvoyance, d’équité que l’autre avait démontré de fureur, d’aveuglement, d’injustice. J’aurais voilé le lamentable spectacle que donna Cavour en ces jours d’épreuve, s’il n’était du devoir de l’histoire de montrer, pour abaisser la superbe humaine, à quel degré d’inintelligence et de folle passion descendent parfois ceux qu’on appelle grands !
La paix de Villafranca produisit dans le monde étonnement ou déception. En Russie, on en fut ravi. À la nouvelle des préliminaires, le duc de Montebello se rendit aussitôt à Péterhof. La satisfaction du prince Gortchakof fut complète et sincère. La surprise ne fit qu’augmenter la satisfaction. Le Tsar manifesta avec une vivacité égale à celle de son ministre les sentimens dont ce dernier venait de se montrer animé. — Ils s’applaudirent également d’avoir contribué, par leur attitude nette et ferme vis-à-vis de l’Allemagne, à un dénouement aussi prompt. Le prince Gortchakof appuya sur ce point, disant que l’empereur Alexandre était heureux d’avoir eu l’occasion de donner une nouvelle preuve de la sincérité avec laquelle il unissait sa politique à celle de l’empereur Napoléon. Il fit remarquer aussi avec complaisance la situation embarrassée du gouvernement prussien vis-à-vis de son peuple autant que des membres de la Confédération germanique : « On devra reconnaître, à Berlin, qu’il aurait mieux valu suivre les conseils que nous n’avons cessé de donner. Le cabinet du Prince régent n’aurait pas été exposé comme il l’est, après la paix conclue sans sa participation, aux plaintes des populations arrachées à leurs travaux, aux reproches de ceux qui le blâment d’avoir marché trop lentement, aux rancunes de l’Autriche qui l’accuse d’avoir manqué aux devoirs fédéraux, aux méfiances futures de ceux qui l’ont vu se dessiner contre eux au moment le moins opportun. Ces sentimens étaient en effet ceux du cabinet de Berlin, déçu de se voir arrêté à la veille de jouer un rôle prépondérant, et d’avoir mécontenté l’Empereur des Français sans avoir satisfait celui d’Autriche. »
En Angleterre on fut plus que désappointé. Palmerston sembla fort étonné de ce qu’on s’était arrangé directement à Vérone tandis qu’on sollicitait son intervention ; cela lui paraissait un manque d’égards. Son mécontentement sur le fond des choses était plus vif encore. Toujours prompt à laisser échapper sa pensée, il ne le dissimula pas à Persigny : « Un tel arrangement sera funeste et mettra l’Italie au désespoir. Dès que l’Autriche devient membre d’une confédération italienne, l’Italie lui est livrée pieds et mains liés, et tout est à recommencer. Jamais l’Angleterre ne pourra s’associer à une aussi mauvaise combinaison. » Il eût voulu s’y opposer. La Beine n’y consentit pas, et elle lui fit connaître son avis, en rapprochant, dans le même sarcasme, son ministre, autrefois approbateur du coup d’État et le cher frère et ami qui en avait été l’auteur : « Nous n’avons pas protesté contre la guerre et, personnellement, lord Palmerston a souhaité le succès de la France. Nous ne pouvons pas, maintenant, protester contre la paix, et la Beine ne doute pas que lord Palmerston comprenne combien il serait fâcheux que le premier ministre de la couronne d’Angleterre semblât se donner pour but de persécuter l’Autriche. La Reine est moins désappointée que ne paraît l’être lord Palmerston, car elle ne s’est jamais flattée de l’espoir que le coup d’Etat et l’Empire auraient pour conséquence l’établissement de nationalités indépendantes et la diffusion du régime constitutionnel et de la liberté. » La majorité du Conseil adopta l’avis de la Reine.
À Paris, l’opinion, très agitée, avait suivi avec fièvre les événemens. Le peuple se réjouissait des victoires dont il n’avait pas douté. « Moustachu, disait un ouvrier, est le plus fort, il a les papiers de son oncle. » Les républicains formalistes avaient applaudi, pourvu qu’il fût bien entendu que le victorieux n’était pas l’Empereur, mais Mac-Mahon, ou tout autre. Les radicaux avaient entrevu les révolutions prochaines et une de celles qu’ils souhaitaient le plus, la destruction du pouvoir temporel du Pape. Les anciens partis avaient pronostiqué si haut les revers, même l’invasion, qu’il n’était pas calomnieux de supposer qu’ils les souhaitaient : la langue de la presse s’était déliée plus que de coutume à exprimer ces sentimens divers, et le Courrier du Dimanche avait été frappé d’un avertissement pour avoir remarqué qu’à Magenta, tandis que le ministre de la loi de sûreté générale, Espinasse, était tué, le seul sénateur qui eût voté contre, Mac-Mahon, sauvait l’armée.
À l’annonce de la paix, le parti démocrate, qui s’était compromis par son adhésion, éclata en fureurs ; Jules Favre était décontenancé, Havin tellement penaud qu’il n’exprima pas même une opinion dans son journal, jusqu’à ce que, mandé au ministère de l’Intérieur, on lui eût notifié qu’on préférait le blâme au silence. Il s’exécuta et publia, le lendemain, une approbation embrouillée et piteuse. Henri Martin, qui trouvait naturel alors qu’on aidât l’homme de Décembre, se montrait grotesque de désappointement. Les envieux des Cinq, qui avaient spéculé sur leur abstention pour prendre leur place, étaient interloqués. « Cette paix est une grande infamie, écrivait Lanfrey, le caricaturiste de Napoléon Ier, et il faut avoir le dilettantisme de lâcheté qu’on possède aux Débats pour s’en réjouir. » Et lui-même finissait par s’en moins affliger par un autre dilettantisme, celui de la haine : « Quel deuil et quel outrage ç’aurait été pour tout ce qui pense, souffre, aime, espère, croit à la justice et à la vérité, si ce misérable avait pu, à si bon marché, passer grand homme ! » — Edgar Qui net n’était pas plus doux : « Nos vœux n’étaient-ils pas imprudens ? Celui qui eût véritablement affranchi l’Italie eût fondé une dynastie. Qui aurait résisté à ce prestige ? Celui-là nous eut fermé la bouche. Il nous aurait enterrés vivans, nous et la liberté. Et nous avions la simplicité de cœur de souhaiter son triomphe, qui était notre ruine certaine ! Nous avons fait des vœux contre nous-mêmes. Reconnaissons-le ! Nous sommes sauvés, relevés malgré nous[14]. » « Tant mieux, me disait Floquet, en me serrant le bras avec force, ils l’assassineront ! » Les amis mêmes de la maison n’étaient pas contens : « Peut-être la paix était-elle nécessaire, écrivait Mérimée, mais il ne fallait pas commencer si bien, pour établir un gâchis pire que ce qu’il y avait auparavant. » Au contraire, ceux qui ne se souciaient pas de l’Italie, comme Emile de Girardin, ou qui la combattaient, comme Thiers, étaient satisfaits ; les cléricaux, croyant les périls de la Papauté conjurés, jubilaient. « L’empereur d’Autriche, disait Louis Veuillot, cède à l’empereur des Français ses droits sur la Lombardie. Il a abandonné en roi ce qu’il a perdu comme roi, et l’empereur des Français, à son tour, donnant la Lombardie au roi de Piémont, son allié, dispose en roi de ce qu’il a gagné comme roi. C’est la tradition monarchique toute pure. Il n’est pas question du droit de la révolte : ce n’est pas la Lombardie qui se donne ; elle-même est cédée par François-Joseph. Il nous est agréable d’entrevoir le jour où les drapeaux catholiques de France, d’Autriche et d’Italie seront unis sur le même champ de bataille pour une de ces causes de Dieu dont le triomphe sauve et agrandit les civilisations. » Lacordaire était également content, mais par un autre motif : « Voilà donc la paix faite, le Milanais entre les mains du Piémont, et la Confédération italienne acceptée par un traité : c’est un grand pas[15]. »
En ce qui me concerne, j’eus une vision prophétique que je retrouve dans mon journal quotidien : « Je suis convaincu que la période guerrière de l’Empire est terminée. Notre Empereur a renoncé à la guerre, du moins à la grande guerre en Europe. L’Angleterre n’a, pas plus que la Prusse, à redouter une agression. Elles n’auront la guerre que si elles-mêmes la provoquent ou la nécessitent. » Cette prédiction s’est vérifiée à la lettre. Jusque-là chercher, provoquer une guerre avait été la pensée de l’Empereur. Désormais il ne va plus travailler qu’à en éviter une nouvelle. Cette passion pacifique l’engagera dans des négociations malheureuses, le décidera à des abstentions inopportunes, et, pour avoir trop voulu et aimé la paix, il sera à l’improviste condamné à une guerre terrible, au moment où il n’aura plus l’énergie physique de la conduire.
Dans un discours aux grands corps de l’État, l’Empereur expliqua sincèrement les motifs de la paix. Je m’étonne, après ces explications, qu’on se soit donné tant de peine à les chercher : « Lorsque, après une glorieuse campagne de deux mois, les armées française et sarde arrivèrent sous les murs de Vérone, la lutte allait inévitablement changer de nature, tant sous le rapport militaire que sous le rapport politique. J’étais fatalement obligé d’attaquer de front un ennemi retranché derrière de grandes forteresses, protégé contre toute diversion sur ses flancs par la neutralité des territoires qui l’entouraient, et en commençant la longue et stérile guerre des sièges, je me trouvais en face de l’Europe en armes, prête soit à disputer nos succès, soit à aggraver nos revers. Néanmoins, la difficulté de l’entreprise n’aurait ni ébranlé ma résolution, ni arrêté l’élan de mon armée, si les moyens n’eussent pas été hors de proportion avec les résultats à atteindre. Il fallait se résoudre à briser hardiment les entraves opposées par les territoires neutres, et alors accepter la lutte sur le Rhin comme sur l’Adige. Il fallait partout franchement se fortifier du concours de la révolution. Il fallait répandre encore un sang précieux, qui n’avait que trop coulé déjà ; en un mot, pour triompher, il fallait risquer ce qu’il n’est permis à aucun souverain de mettre en jeu que pour l’indépendance de son pays. — Si je me suis arrêté, ce n’est donc pas par lassitude ou par épuisement, ni par abandon de la noble cause que je voulais servir, mais parce que, dans mon cœur, quelque chose parlait plus haut encore : l’intérêt de la France. — Croyez-vous donc qu’il ne m’en ait pas coûté de mettre un frein à l’ardeur de ces soldats qui, exaltés par la victoire, ne demandaient qu’à marcher en avant ? — Croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté de retrancher ouvertement, devant l’Europe, démon programme, le territoire qui s’étend du Mincio à l’Adriatique ? Croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté de voir, dans des cœurs honnêtes, de nobles illusions se détruire, de patriotiques espérances s’évanouir ? — Pour servir l’indépendance italienne, j’ai fait la guerre contre le gré de l’Europe ; dès que les destinées de mon pays ont pu être en péril, j’ai fait la paix. — Est-ce à dire maintenant que nos efforts et nos sacrifices aient été en pure perte ? Non… En quatre combats et deux batailles, une armée nombreuse, qui ne le cède en organisation et en bravoure à aucune, a été vaincue. Le roi de Piémont, appelé jadis le gardien des Alpes, a vu son pays délivré de l’invasion, et la frontière de ses États portée du Tessin au Mincio. L’idée d’une nationalité italienne est admise par ceux qui la combattaient le plus. Tous les souverains de la péninsule comprennent enfin le devoir impérieux de réformes salutaires. — Ainsi, après avoir donné une nouvelle preuve de la puissance militaire de la France, la paix que je viens de conclure sera féconde en heureux résultats ; l’avenir les révélera chaque jour davantage, pour le bonheur de l’Italie, l’influence de la France, le repos de L’Europe. »
Ce beau langage se résume en deux mots : « En présence du Piémont insuffisant, de l’Italie inerte, de l’Allemagne en armes, de la révolution en éveil, l’exécution de mon programme était au-dessus des forces de la France seul, et voilà pourquoi j’ai dû m’arrêter. » — « Sire, je vous approuve, » répond l’histoire.
Dès qu’il fallait absolument une paix immédiate, celle de Villafranca était la moins mauvaise qu’on pût faire. Elle n’en fut pas moins un immense malheur pour nous. Venise affranchie en même temps que la Lombardie, l’Empereur n’aurait pas eu la tentation de favoriser la conquête prussienne en Allemagne, afin d’achever par autrui la libération qu’il était décidé à ne pas compléter lui-même par une nouvelle guerre franco-sarde ; Venise affranchie, la Confédération n’eût pas été sans chances de s’établir et l’unité piémontaise ne serait pas devenue inévitable.
Cette guerre d’Italie augmenta la renommée et l’ascendant de Napoléon III. Il avait montré à la finir autant d’art diplomatique qu’à la commencer, et pendant sa durée, malgré son assoupissement d’initiative de Novare à Solferino, il avait fait remarquable figure. Les Italiens n’eussent pas mieux demandé que de hisser leur roi au-dessus de lui ; ils n’osèrent pas braver l’évidence. « Si Victor-Emmanuel, disait un de ses aides de camp, le général Solaroli, avait en habileté seulement le quart de ce qu’il a en courage, il serait le premier général du monde ; mais il n’a ni mémoire, ni coup d’œil, ni activité ; sa qualité est d’exécuter promptement ce qu’il vient de comprendre[16]. » Della Rocca, le chef de l’état-major, en contact journalier avec Napoléon III, parle de celui-ci bien différemment : « J’ai dû toujours admirer et louer la promptitude de ses conceptions, sa clarté à les exprimer, son énergie à les exécuter. En lui, aucune de ces douloureuses hésitations dans le commandement qui, en 1848 et 1849, nous firent perdre le temps et l’occasion. Si on ne peut lui reconnaître le génie de son grand oncle, génie absolument extraordinaire, on ne pouvait lui refuser le coup d’œil, l’intuition et la science militaires. Aussi ne puis-je attribuer les erreurs qu’il a commises onze ans après qu’à un état de maladie avancé qui enleva à son esprit la vigueur que son corps avait perdue[17]. »
Nos généraux jugeaient de même. « Si, dans cette guerre, m’a écrit le maréchal Lebœuf, que j’interrogeais sur la capacité militaire de l’Empereur, il a parfois manqué d’audace, il a fait preuve d’un jugement réfléchi très droit, et l’habile conception du plan de campagne lui appartient tout entière. Se méfiant de lui-même plus qu’on ne l’a cru et moins personnel qu’on ne l’a dit, il recherchait trop en apparence les conseils souvent contradictoires, sans laisser deviner son propre avis. Mais, après les avoir écoutés, il sut toujours prendre le meilleur parti et y persister. Cette facilité d’entretenir l’Empereur a autorisé quelques-uns de ses généraux à se donner le mérite d’avoir conseillé telle ou telle opération réussie ; les partis ont exploité ces propos, et l’opinion publique n’a pas accordé à l’Empereur toute la part qui lui revient légitimement dans le succès de la campagne. »
Cette campagne n’a pas été moins glorieuse pour notre armée, et il est douloureux de lire qu’elle commence à prouver sa décadence. Elle ne fut jamais plus magnifique ; jamais elle ne déploya plus splendidement ses qualités de vigueur, d’élan, de solidarité, d’irrésistibilité ; elle se montra vraiment la première armée de l’Europe. Ses chefs ont été une pléiade de héros. Il est facile aux stratèges de cabinet de prétendre qu’à telle ou telle heure, ils ont commis telle faute. Quand on les suit par la pensée au milieu de l’action, sous le sifflement des balles ou le gémissement des obus, dans ces routes sillonnées de canaux ou de fossés, dans cet horizon fermé par des arbres, à cheval depuis l’aube après avoir passé une partie de la nuit à arrêter leurs dispositions, on s’étonne, non qu’ils aient commis des fautes, mais qu’ils en aient commis aussi peu, et qu’au milieu de tant d’obscurité, d’inconnu, de causes d’effarement et de trouble, ils aient, à ce point, conservé leur calme, leur ténacité stoïque ou offensive, leur puissance imperturbable d’intelligence et de volonté. Et quels soldats ! Ceux de Napoléon Ier, « aux jarrets de fer, à l’estomac de fourmi, au cœur de lion[18]. » Dans les grandes batailles, soutenus seulement par le café du matin, par le biscuit de leur sac et l’eau de leur petit bidon, ils marchent, combattent, se déploient, s’avancent, bravent les boulets, les baïonnettes, les retranchemens, la chaleur, la faim, la soif, sans un murmure, sans un découragement, sans une défaillance. Le moindre de ces troupiers, dont le nom est tombé dans l’oubli, linceul des humbles, mériterait d’être inscrit sur les arcs de triomphe de l’histoire. Leurs adversaires sont également de haute valeur, disciplinés, vaillans, obstinés, solides aussi, mais les nôtres les poussent devant eux comme l’ouragan chasse la poussière. Avant le combat, quelle bonne humeur ! quelle gaieté ! Après la victoire, quelle humanité ! À Palestro, les pauvres prisonniers autrichiens indiquent par des gestes qu’ils sont affamés et altérés ; ces mêmes zouaves qui venaient de les attaquer avec une véritable férocité de courage tirent de leurs poches les quelques morceaux de pain qui leur restent, courent aux fontaines chercher de l’eau : « Tu as faim, mon petit, mange-moi ça, et avale ce verre d’eau fraîche ! » accompagnant leur offre de gestes caressans comme on fait avec les enfans.
Est-ce à dire qu’il n’y eut qu’à se congratuler et à s’admirer ? Certainement, si les conditions de la guerre n’eussent pas été en train de changer de fond en comble par l’intervention des chemins de fer et surtout par l’introduction des armes à tir rapide. Ce double fait allait opérer dans la stratégie et la tactique une révolution aussi fondamentale que le fit autrefois l’invention de la poudre, puis de la baïonnette. Dans ces données, l’ancien système d’approvisionnemens devenait insuffisant : il fallait le transformer comme les Piémontais avaient eu déjà l’intelligence de le faire, de manière que les opérations ne restassent pas subordonnées aux impossibilités de l’intendance. Le fonctionnement des services administratifs devait être facilité et assuré par une large décentralisation. Il ne fallait plus attendre le début des hostilités pour mettre en état d’agir les corps spéciaux et les services auxiliaires ; surtout il était urgent d’adopter un système de mobilisation qui permit de passer tout à coup, sans une attente plus ou moins longue et de dangereuses confusions, du pied de paix au pied de guerre, sans que l’on fût réduit à ne tirer que de petites armées d’effectifs très considérables.
Nous n’étions pas, sous ces rapports, plus arriérés alors que qui que ce fût. Les Autrichiens venaient de le démontrer ; ce n’était pas moins évident pour les Prussiens. Ils n’avaient pas combattu, mais ils avaient mobilisé, concentré, mis leur armée en attitude de combat, et ces opérations avaient dénoté dans leur mécanisme des imperfections semblables aux nôtres.
En Prusse, comme en France, existaient des fanfarons qui, ne voyant que les apparences, ne croyaient aucun changement nécessaire. Parmi ces derniers, en Prusse, se trouvait ce jeune officier d’origine danoise, Moltke, ce taciturne, qu’on avait vu à Compiègne avec le Régent, déjà distingué par son application, son mérite, sa dextérité à lever les plans et reconnaître les terrains. À l’entendre, l’armée prussienne était toujours prête ; grâce à elle, le Roi tenait entre ses mains les destinées de l’Europe ; Frédéric le Grand n’avait jamais eu de pareilles troupes ; la mobilisation de 1851, comme celle de 1859, ne lui avait inspiré aucune inquiétude[19]. Mais, dans un coin, un autre jeune officier à peu près du même âge, de race purement prussienne, d’un esprit pénétrant, clair et ferme, Roon, observait, notait les défectuosités des institutions militaires de son pays. La récente mobilisation l’avait mécontenté au point de s’écrier « qu’étant donnée la constitution actuelle de l’armée, on aurait bien raison de ne pas vouloir la guerre[20]. » Il signalait au Régent, avec la passion de l’apostolat, la nécessité de réformes immédiates, et il le convainquait.
En France, les fanfarons satisfaits et routiniers étaient bien plus nombreux encore, mais l’Empereur n’était pas de ceux-là. « D’autres n’avaient vu dans la guerre que son côté brillant ; lui avait vu de près les côtés défectueux, et voulait y remédier[21]. » Il s’était parfaitement rendu compte que, « d’après notre système général, nous ne sommes jamais prêts pour la guerre[22], » que notre « effroyable centralisation était un obstacle presque invincible à la rapidité de la mobilisation[23]. » Dans le banquet donné aux chefs de l’armée d’Italie, il avait pris vis-à-vis d’eux en quelque sorte l’engagement d’opérer les modifications dont il comprenait mieux que personne l’urgence, et de mettre les forces du pays sur le meilleur pied possible. « Que le souvenir, avait-il dit, des obstacles surmontés, des périls évités, des imperfections signalées, revienne souvent à votre mémoire, car pour tout homme de guerre, le souvenir est la science même. »
Ainsi, en Prusse et en France, les hommes ayant autorité étaient également convaincus de la nécessité d’une refonte fondamentale des institutions militaires. L’avenir appartiendra à celui qui l’opérera le plus rapidement et le mieux.
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 mai.
- ↑ Lettre de Moltke de juillet 1859 à son frère Adolphe. — Campagne d’Italie, par la division historique de l’état-major prussien.
- ↑ De Montebello, 25 juin 1859.
- ↑ Idem.
- ↑ Parti de Pétersbourg en passant par Paris, il arriva à Valeggio le 4 juillet.
- ↑ 23 juin 1859.
- ↑ Les historiens allemands le constatent. Voici ce que dit un des plus célèbres, Henri de Treitschke, dans son Essai sur Cavour : « Plus que toute autre raison prévalut le péril qui menaçait du Nord. La Prusse se disposait à suivre une impulsion généreuse, mais profondément impolitique ; épouvanté de l’accroissement démesuré de l’influence française, plein de fraternelle miséricorde pour l’allié de 1813. le Prince régent était prêt à prendre les armes pour les traités de 1815… Avec les réserves mal organisées de la France. l’Empereur n’était pas en état de soutenir avec probabilité de succès une attaque de l’Allemagne. Mais Cavour, que la longue inertie de la Prusse avait habitué à n’en pas estimer suffisamment la puissance, ne voulut pas accorder son juste poids à la raison déterminante du traité de Villafranca. »
- ↑ T. 1er, p. 315.
- ↑ Gortchakof à Kisselef, 7 juillet 1859.
- ↑ « Piccadilly, 10 juillet 1859. — Mon cher Persigny, lord John me mande que, depuis ma visite à Richmond, il a reçu un billet d’Apponyi, en réponse à la communication faite mercredi par suite de votre memorandum de ce jour. Le comte de Rechberg le charge de vous dire que les propositions mentionnées dans votre memorandum sont entièrement inadmissibles. Cela étant, nous différons notre décision jusqu’à ce que nous ayons consulté nos collègues demain. Ces propositions sont-elles faites par l’Empereur seul ou de concert avec la Sardaigne ? Mille amitiés. — Palmerston. »
- ↑ Dépêche de Moustier du 11 juillet 1859.
- ↑ Je fais ce récit d’après le journal et les conversations du prince Napoléon, Ce que Nicomède Bianchi en a raconté partiellement lui a été communiqué par moi.
- ↑ Ce mot retranché fut rétabli.
- ↑ À Michelet, 22 juillet 1859.
- ↑ À Foisset, 13 juillet 1859.
- ↑ Castelli, Ricordi, p. 309.
- ↑ Autobiografia, t. Ier, p, 427.
- ↑ Bugeaud.
- ↑ Lettres à sa mère du 24 décembre 1838 : — 13 février 1831. — À son frère Adolphe du 23 février 1831 ; — 25 févier 1851 ; — juillet 1859.
- ↑ Roon, Mémoires, t. I, p. 344.
- ↑ Lettre à Persigny du 29 juillet 1860.
- ↑ Lettre à Randon du 26 mai 1859.
- ↑ Lettre à Vaillant pendant la guerre de Crimée, Empire libéral, t. III, p. 212.