Napoléon en Égypte/Chant V

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Œuvres de Barthélemy et MéryPlon3 (p. 96-111).


ARGUMENT : Départ de l’armée de Syrie. – Le grand Désert. – La soif. – La citerne. – Le mirage. – Abattement des soldats. – Paroles de Bonaparte. – Le Simoun. – Arrivée en Syrie. – Desaix dans la Haute-Égypte. – Monuments conquis. — Le zodiaque de Denderah (Tentyris).

CHANT CINQUIÈME

Le Désert


 
L’élite de l’armée en cinq corps se partage ;
Tous ont brigué l’honneur d’un périlleux voyage ;
Mais le chef a choisi, pour les plus grands travaux,
Ces vétérans de fer, ces hommes sans rivaux,
Qui, joyeux et légers sous le poids de l’armure,
Souffrent avec courage et tombent sans murmure.

A leur tête ont paru Lannes, Bon et Reynier ;
Kléber, d’Alexandrie arrivé le dernier,
Oubliant par devoir sa blessure récente,
Ferme des fantassins la colonne puissante :
Puis s’avancent au pas Murat et ses dragons,
Les bruyans artilleurs, aux sonores fourgons ;
Et des vivres du camp sobres dépositaires,
Sur un sable connu marchent les dromadaires.
Quelque temps nos soldats adressent leurs regrets
Aux couples du Kaire, aux lointains minarets ;
Mais bientôt à leurs yeux, dans l’horizon immense,
La ville disparaît, et le Désert commence.
Solitude infertile, où l’homme est seul debout !
Cercle démesuré, dont le centre est partout !
Là point de frais vallons où l’onde des collines
D’un portique détruit caresse les ruines ;
Point de ces verts abris où, sous un ciel d’airain,

Au murmure des eaux s’endort le pèlerin :
Du néant taciturne effroyable domaine !
L’œil distingue parfois, isolé dans la plaine,
Un palmier dont le sable étreint les derniers nœuds ;
Des buissons de nopals, aux rameaux épineux,
Et les blocs qui, debout sur ces blanches savanes,
Immobiles signaux, guident les caravanes.
Souvent on voit passer, sur l’horizon uni,
Une autruche pesante, au long cou dégarni,
Qui, mêlée aux troupeaux des agiles gazelles,
S’éloigne en fatiguant ses impuissantes ailes ;
On croirait voir de loin, sur le sol découvert,
Un Arabe à cheval qui fuit dans le Désert.
Et les soldats, rêveurs dans ces lieux solitaires,
Oubliaient la gaîté des marches militaires.
Qu’est devenu ce temps où sur de frais sillons,
De l’Adige au Tésin, leurs joyeux bataillons,
Mêlant l’hymne de guerre aux airs de la folie,

Traversaient en chantant la riante Italie,
Beau jardin, tout paré d’éclatantes couleurs,
Où les champs de bataille étaient des champs de fleurs ?
Ainsi pense la foule, et pourtant résignée,
Elle suit du Désert la route désignée ;
Et les jeunes soldats cherchent aux premiers rangs
Leur jeune chef, à pied, parmi les vétérans ;
Il marche le premier : son plumet tricolore
Brille aux yeux des soldats comme ce météore
Qui, dans ces vieux déserts, sous un ciel ténébreux,
Vers les vallons promis entraînait les Hébreux.
Ainsi les bataillons sur une plaine nue
Poursuivaient lentement leur marche continue ;
Et déjà les soldats, sous un ciel ennemi,
Dans leur lit sablonneux douze fois ont dormi.
Mais bientôt la Disette, effroyable fantôme,
Fléau des pèlerins qui troublent son royaume,

Arrive en étalant, à leurs yeux consternés,
Et sa langue livide et ses bras décharnés.
Le soldat cherche en vain des ondes salutaires ;
La fièvre de la soif embrase ses artères,
Et le souffle rapide, exhalé de ses flancs,
Aspire chaque fois le sable aux grains brûlans.
Sur le flanc des chameaux les outres entassées
Par l’importune soif vainement sont pressées,
Et les coursiers, cherchant l’humidité des eaux,
Dans l’arène embrasée enfoncent leurs naseaux.
Quelquefois cependant l’instinct du dromadaire
Hume, en pressant le pas, le puits qui désaltère,
Saumâtre réservoir au voyageur offert,
Comme une coupe étroite oubliée au Désert.
Pareils à ces troupeaux qui des plaines brûlées
Accourent en bramant aux sources des vallées,
Les légers cavaliers, mêlés aux fantassins,
Précipitent leurs pas vers ces tièdes bassins,

S’y plongent tout vêtus, et d’une onde abondante
Eteignent le brasier de leur poitrine ardente.
Hélas ! leurs compagnons, qui par de lents efforts,
Mourans, se sont traînés vers ces humides bords,
Sollicitent en vain, pour leur bouche flétrie,
Une dernière goutte à la source tarie ;
Et tandis que leurs doigts, pressant le noir limon,
D’un reste de fraîcheur raniment leur poumon,
D’autres, plus effrénés, dans un accès de rage,
Egorgent les chameaux, compagnons du voyage,
Et leurs avides mains, qu’instruit le désespoir,
Des intestins sanglans fouillent le réservoir.
Soudain des cris de joie éclatant dans la rue
Raniment dans les cœurs l’espérance perdue :
Voilà que le Désert, aux voyageurs surpris,
Déroule à l’Orient de fortunés abris ;
Une immense oasis, dans les vapeurs lointaines,

Avec ses frais vallons, ses humides fontaines,
Son lac étincelant, ses berceaux de jasmin,
Surgit à l’horizon du sablonneux chemin.
Salut ! belle oasis, île de fleurs semée,
Vase toujours chargé des parfums d’Idumée !
Cette nuit, Bonaparte et ses soldats errans
Fouleront les sentiers de tes bois odorans,
Et sur les bords fleuris de tes fraîches cascades,
Sous la nef des palmiers aux mouvantes arcades,
Dans le joyeux bivouac qui doit les réunir,
Des tourmens du Désert perdront le souvenir.
Doux rêve de bonheur ! l’oasis diaphane,
Fantôme aérien, trompe la caravane ;
Les crédules soldats, qu’un prestige séduit,
Vers le but qui s’éloigne errent jusqu’à la nuit.
Alors, comme un jardin qu’une fée inconnue
De sa baguette d’or dissipe dans la nue,
L’île miraculeuse aux ombrages trompeurs

Se détache du sol en subtiles vapeurs,
Disperse en variant leurs formes fantastiques,
Ses contours onduleux, ses verdoyans portiques,
Et des yeux fascinés trompant le fol espoir,
Mêle ses vains débris aux nuages du soir.
Ils sont tous retombés sur leur lit d’agonie ;
Tous reprochent au ciel sa poignante ironie,
Et muets de stupeur, d’un œil désenchanté,
Contemplent du Désert la pâle nudité.
Quelle nuit ! Du milieu de ces plaines fatales,
De lugubres échos sortent par intervalles
C’étaient les derniers sons, les soupirs déchirans,
Qu’à leurs tristes amis adressaient les mourans,
Lamentables adieux qu’une bouche flétrie
Mêlait avec effort au nom de la patrie.
Mais le chef de l’armée, escorté de flambeaux,
Secourable génie au milieu des tombeaux,

Sur ces couches de deuil que la fièvre désole,
Allait semant partout sa magique parole :
« Soldats, c’est un combat que nous livrons ici ;
Le Désert a lassé notre corps endurci,
Nous vaincrons le Désert ; une telle victoire,
Vétérans de Lodi, manquait à votre histoire ;
L’excès du mal annonce un avenir plus doux ;
Vos tourmens sont les miens, et j’ai soif comme vous. »
Et ces mots consolans, où son ame est empreinte,
Rallumaient dans les cœurs une espérance éteinte.
Le soldat, sur le sol languissamment couché,
À ce lâche trépas s’est lui-même arraché ;
Il s’apprête à la marche, et sa vue attentive
Épie à l’Orient une aurore tardive ;
Elle luit, mais ses feux, sur la plaine tombés,
Dorent à l’horizon des nuages plombés ;
L’air est calme, et pourtant, comme par un prodige,
L’épine des nopals frissonne sur leur tige :

Privé de ses rayons, le soleil élargi
Semble un disque de fer dans la forge rougi,
Et lugubres signaux d’une crise prochaine,
Des bruits mystérieux résonnent dans la plaine.
Soudain le chamelier, enfant de ce désert,
A montré le midi de tourbillons couvert ;
« Voyez-vous, a-t-il dit, cette arène mouvante ?
Le Simoun ! le Simoun !… » Ce long cri d’épouvante
Glace les bataillons dans la plaine arrêtés,
Et l’Arabe s’enfuit à pas précipités.
Il n’est plus temps ; déjà le vent de flamme arrive ;
Il pousse en mugissant son haleine massive,
Étend sur les soldats son immense rideau,
Et creuse sous leurs pieds un mobile tombeau ;
La trombe gigantesque, en traversant l’espace,
Du sol inhabité laboure la surface,
Et son aile puissante au vol inattendu
Promène dans le ciel le désert suspendu.

Ainsi planait la mort dans la nue enflammée,
Ainsi le vent de feu grondait sur une armée,
Quand les Perses vainqueurs, de dépouilles couverts,
Du saint temple d’Ammon profanaient les déserts ;
Sacrilèges fureurs ! Sous la dune brûlante,
Le Kamsim étouffa cette armée insolente,
Et vingt siècles après les peuples musulmans
Des soldats de Cambyse ont vu les ossemens.
Mais de Napoléon l’étoile lumineuse
Suivait dans le Désert la France aventureuse.
En vain le vent de flamme, élancé vers le nord,
Sur l’armée a vomi ses élémens de mort ;
Expirante de soif, par l’ouragan brisée,
Enfin elle s’arrache à la zône embrasée ;
Elle marche, et déjà sous un ciel plus serein
L’horizon se dévoile au soldat pèlerin.
Sous le repli lointain de la plaine blanchâtre,

Une riche contrée, immense amphithéâtre,
Déroule à l’Orient ses ombrages confus,
Ses bois d’acacias, ses hauts palmiers touffus,
Et la brise du soir, de parfums enivrée,
Annonce aux voyageurs la mer de Césarée ;
Leurs yeux de la Syrie embrassent le contour ;
Aspect délicieux ! on eût dit qu’en ce jour,
Un peuple hospitalier, habitant de ces rives,
Sous de verts pavillons attendait des convives.
Et pourtant sur ces bords fixant des yeux rêveurs,
Ils n’osent saluer ces bocages sauveurs ;
Ils redoutent encor qu’un perfide mirage
Ne livre au vent du soir ce fortuné rivage.
Mais bientôt les soldats arrivés les premiers
De leurs bras amoureux étreignent les palmiers ;
Ils baisent mille fois la terre nourricière,
Et du brûlant Simoun secouant la poussière,
Plantent un étendard sur les blocs de granit

Qui marquent la frontière où le Désert finit.
Voilà par quels travaux, sous la zône d’Afrique,
Les hommes d’autrefois servaient la République !
Le temps effacera, dans son rapide vol,
Le trace de leurs pieds imprimés sur le sol ;
Et peut-être qu’un jour, frappés de tant de gloire,
Nos incrédules fils accuseraient l’histoire ;
Mais les marbres du Nil, conquis par ces exploits,
Authentiques témoins, élèveraient la voix.
Desaix, en ce moment, loin du ciel d’Idumée,
Recommande au burin les fastes de l’armée,
Et de la même main qui bat les Musulmans,
Dans ses trèves d’un jour, cueille des monumens.
Quels merveilleux travaux signalent son voyage !
Déjà du Nil soumis remontant le rivage,
Il a laissé Mœris, immense réservoir,
Où bouillonnait le fleuve étonné de s’y voir,

Où son onde baignait les murs du labyrinthe ;
Il a vu la colonne aux feuilles de Corinthe,
Qui montre avec orgueil son fût aérien
Sur le sol où passa la ville d’Adrien ;
Il foule ces déserts, tombeaux des villes mortes,
Abydus, Selimon, Luxor, Thèbe aux cent portes ;
Le vieux temple d’Hermès, dont le long corridor
Brille d’un vif azur semé d’étoiles d’or ;
Tentyris, qui gardait sous sa voûte profonde
Le zodiaque noir, contemporain du monde ;
En vain dans ses caveaux les prêtres l’ont caché ;
Comme un tableau mouvant Desaix l’a détaché,
Et l’œuvre constellé d’un magique astronome
Est promis par l’Égypte à la nouvelle Rome.
Louvre, palais du monde, éternel Panthéon,
Meublé par la Victoire et par Napoléon !
Un jour sur le pavé de tes pompeuses salles
Les sphinx alongeront leurs griffes colossales ;

Le zodiaque noir, gigantesque débris,
De son disque étoilé chargera tes lambris ;
Nos fils sauront alors quelle puissante fée
Aux murs de Tentyris a ravi ce trophée,
Bulletin de granit où leurs braves aïeux
Ont mêlé leur histoire à l’histoire des cieux !