Napoléon et la conquête du monde/I/13

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H.-L. Delloye (p. 60-66).

CHAPITRE XIII.

HARTWELL.



L’empereur Napoléon, voulant rendre complets les résultats de la conquête, ne consentit pas à en céder la moindre part sans y apposer comme le cachet de sa suzeraineté ; aussi fit-il savoir que lui-même irait à Glasgow donner l’investiture des royaumes unis d’Écosse et d’Irlande au roi dépossédé de la Grande-Bretagne. Cette action avait à ses yeux une grande importance politique : c’était rabaisser le roi donné à ces deux royaumes, et manifester sa propre puissance à la nation qu’il venait de fonder.

Sur le chemin de Londres à Glasgow est la ville d’Aytesbury, et à quelques milles de cette ville existe un château nommé Hartwell.

C’était là qu’habitait, courbée sous les coups d’une destinée terrible, la vieille et royale famille des Bourbons ; là aussi vivait un roi de France, sacré dans le sang, couronné par le malheur, et dont la vaine royauté n’avait plus qu’un nom et quelques hommages stériles de fidèles serviteurs.

À l’approche de l’armée française, les amis du monarque exilé l’avaient invité à fuir ; ils lui représentaient les dangers qu’il y avait à courir s’il tombait dans la puissance de celui qu’on appelait dans ce lieu l’usurpateur. On parlait de la possibilité d’un grand crime. Il y avait, disait-on, une légitimité à acquérir par quelques meurtres, et la tête sacrée du roi eût été la première à être frappée.

Louis XVIII se détourna, à ces conseils, vers le vieux prince de Condé, qui seul était en ce moment à Hartwell : « Et vous, mon cousin ? » lui demanda-t-il.

M. le prince de Condé répondit que pour lui il ne voyait que de la grandeur à demeurer en face de l’empereur et à l’attendre.

Louis XVIII serra avec attendrissement la main du vieux général. « C’était ma pensée, mon cousin, lui dit-il ; nous verrons s’il n’y a rien dans un roi de France qui puisse arrêter le glaive d’un meurtrier. »

Il se trompait dans sa douleur injuste ; il méconnaissait la grandeur d’âme de Napoléon, dont la politique était trop haute pour rêver un crime, d’ailleurs si inutile.

L’empereur, arrivé à Aytesbury, voulut aller à Hartwell. La présence des Bourbons dans ce domaine le surprit, et il admira peut-être leur courage.

Il se détourna de la route, quitta son cortége, et, accompagné seulement du duc de Dalmatie et du général Rapp, il se dirigea au grand galop vers la résidence d’Hartwell.

Son arrivée inattendue produisit la plus grande agitation dans le château, et ce fut avec une sorte d’effroi que M. de Blacas en vint annoncer la nouvelle à Louis XVIII.

« C’est une visite », dit le roi en souriant. Et avec sa présence d’esprit ordinaire, il ajouta : « Il serait de mauvaise compagnie de ne pas la recevoir ; je suis chez moi, monsieur, et l’on fera entrer le général Bonaparte. »

Ce nom de général donné à l’empereur tira des larmes de toute cette noblesse fidèle ; elle ne savait ce qui pourrait arriver d’une semblable entrevue, où le roi légitime et dépossédé de France se disposait à refuser un titre de souverain au puissant empereur des Français.

Napoléon fut introduit, accompagné de ses deux généraux. Louis XVIII ayant fait retirer sa cour, resta seul avec le prince de Condé, et la conversation suivante s’établit entre les deux souverains, ainsi que l’a écrite le général Rapp dans ses Mémoires.

LOUIS XVIII, se levant à l’arrivée de Napoléon.

« Général, je n’espérais pas cette bonne fortune, et votre visite dans ce château m’étonne et m’est précieuse. »

À ces mots Napoléon pâlit et se mordit les lèvres. Il répondit :

— « Le malheur a des droits à tous les hommages, prince, et je n’ai pas voulu passer si près de Français d’une aussi grande illustration sans les voir. Le souverain de la France aime à retrouver les siens quelque part qu’ils soient. »

LOUIS XVIII.

« Les siens ! Monsieur, sans doute vous ne voulez pas dire votre roi ? »

NAPOLÉON, souriant.

« Votre altesse ne le pense pas. »

LOUIS XVIII, avec dignité.

« Ni vos sujets, sans doute ? »

L’empereur se tut, et, rapprochant le fauteuil sur lequel il venait de s’asseoir de celui du roi de France, il le regarda en face et lui dit :


« Toutes ces formules sont vaines ; je connais l’esprit de votre altesse, et mes moments sont trop pleins pour que j’aille combattre avec elle sur un terrain où j’aurais trop de désavantage : je dois m’expliquer nettement.

« Votre altesse conserve encore le titre de roi de France ; vingt-cinq ans d’infortune ont dû vous convaincre de sa vanité. C’est moi, moi seul qui suis le véritable souverain de la France, moi qui l’ai élargie jusqu’aux bords de l’Europe ; et le monde, qui ne vous connaît plus, ne sait pas même s’il y a encore des Bourbons quelque part. Vingt-cinq années de misère ont desséché leur mémoire.

« Quelque peu de souci que je puisse avoir d’une résignation inutile à mes desseins, c’est à vous de penser, prince, s’il ne serait pas à propos de quitter ce titre stérile de roi de France, qu’un autre titre et ma puissance ont absorbé.

« Cependant votre maison a été long-temps royale ; elle peut le redevenir : l’Irlande a d’assez belles provinces catholiques pour le descendant des rois très-chrétiens. Le roi Georges n’est pas encore si fermement assis sur ce trône que je ne puisse y placer les Bourbons, et si… »

LOUIS XVIII, l’interrompant avec enthousiasme.

« Oh ! ma belle couronne de France, tout flétris que soient tes lis, comment penserais-je à te remplacer ! Ah ! plutôt ce mot de roi de France que la toute-puissance ailleurs ! »

NAPOLÉON.

« Si l’Irlande convient peu à la famille des Bourbons, un plus grand empire, et plus digne d’elle peut-être, est vacant dans le nord ; la Suède, avec la Finlande, n’a plus qu’un roi sans postérité. La Norwége, qui vient d’en être distraite, pourrait y être réunie de nouveau, et le Danemarck lui-même, si les destinées le voulaient, pourrait venir recompléter cette ancienne monarchie des trois royaumes du nord. Cette tiare septentrionale, prince, vaudrait sans doute un pareil sacrifice. »

LOUIS XVIII.

« Vous connaissez peu les cœurs de roi, monsieur, pour essayer de les atteindre par une telle corruption. »

NAPOLÉON, se levant avec colère.

« Ni vous la fermeté terrible de l’empereur des Français, prince ; là où les bienfaits cessent, le châtiment, plus facile, pourrait commencer. »

LOUIS XVIII, avec calme.

« Ma famille est accoutumée au martyre, général ; me voici, prêt à tout : il y a encore de la place pour moi dans vos fossés de Vincennes. »

À ce mot de Vincennes, le vieux prince de Condé, qui avait écouté avec un froid dédain cet entretien, trembla tout-à-coup, pâlit, et laissa tomber sa main sur le pommeau de son épée ; puis, des larmes ayant coulé sur ses joues, il leva les mains au ciel et sortit en s’écriant : « Oh ! mon Dieu ! »

Napoléon n’avait perdu aucun de ces mouvements, et, redevenu calme, il dit à Louis XVIII :

— « Votre altesse ne pourrait rester en France, et l’Angleterre est devenue la France ; mon ministre lui fera connaître mes intentions. » En achevant ces mots, il sortit précipitamment, remonta à cheval, et, sans adresser une seule parole aux généraux qui l’accompagnaient, il regagna, avec la plus grande vitesse, la ville d’Aytesbury.