Napoléon et la conquête du monde/II/15

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H.-L. Delloye (p. 334-337).

CHAPITRE XV.

LA CHINE ET LE JAPON.



Tout est singulier dans la Chine, il semble que ce soit un monde à part jeté dans un autre monde ; tout y est particulier, étrange, original. La terre, avec une fécondité inouie, a ses productions, son histoire naturelle, ses mines et ses rivières ne ressemblant à rien dans le reste du globe. Dieu fit pour cette nation une création d’hommes à part dont on ne retrouve en nul autre lieu ni l’organisation physique, ni la couleur cuivrée ; eux-mêmes se sont donné une langue dont les formes n’existent que là, et une écriture encore plus extraordinaire, puisque l’hiéroglyphe de chaque mot y est un signe nouveau. Leur religion, théisme confus et noyé dans une morale vague et étalée, ne tient à aucune autre ; enfin, leur organisation politique, remarquable, d’ailleurs, est entièrement dissemblable des autres politiques de la terre ; et pour que tout fût plus extraordinaire dans ses mœurs, cette nation innombrable, à frontières si étendues, et qui livre des millions d’hommes au commerce de l’Asie et de l’Afrique, dont ils occupent les bords, en y introduisant partout leur habileté et leurs comptoirs, demeure jalouse de son intérieur ; elle en ferme les portes et en éloigne l’étranger ; elle ne veut avec le reste de ce monde dont elle diffère tant, que ce commerce excentrique qui vient expirer à ses rivages ou à sa grande muraille. Cependant, avec cette susceptibilité nationale, la Chine n’est nullement soucieuse de son indépendance ; elle ne sait ce que c’est que la liberté. Destinée à être conquise, comme la Rome ancienne quand elle se livrait à l’encan du premier acheteur, elle s’abandonne sans défense et presque sans regret au premier venu qui veut en être le maître. Depuis quarante siècles, son histoire n’est que la chronologie de ses défaites et de ses tranquilles soumissions, car elle était sûre de retrouver dans sa civilisation avancée une victoire plus lente mais non moins certaine sur ses conquérants, qui se fondaient immanquablement dans sa nationalité supérieure, et qui, arrivés barbares, après quelques années devenaient Chinois.

La renommée leur avait apporté le bruit de Napoléon, et ce n’était plus un doute pour eux que sa pensée était de conquérir l’Asie entière : la Chine n’y mit donc pas d’obstacle. Trois armées jetées par les flottes européennes au midi, au centre et au nord de cette contrée, près de Canton, sur les rives du fleuve Bleu, et au fond de la mer Jaune, à quelque distance de Pékin, s’emparèrent presque sans coup férir des villes principales et étendirent la domination napoléonienne successivement sur les différentes provinces et bientôt dans tout l’empire. Les Tartares Mantchoux, leurs derniers maîtres, après une seule et dérisoire résistance, furent détruits et disparurent, et la conquête de ce grand empire se trouva être une des plus faciles et des plus rapides.

Mais les Chinois s’étaient trompés, quand, dans leur mépris de la liberté, ils laissaient venir à eux le souverain de l’Europe, et lui ouvraient sans crainte les portes de leurs villes. Pour eux, Napoléon n’était qu’une vingt-deuxième dynastie à enregistrer dans leurs annales à la suite des autres. Mais Napoléon était cet homme qui ne voulait être à la suite de rien ; s’il eût pu détruire l’histoire et le passé, il l’aurait fait, et eût mené là aussi ses victoires. Il leur fit donc connaître pour la première fois ce que c’est qu’une révolution. Ils surent que cet homme de l’occident ne savait pas se plier aux religions, aux mœurs et aux lois des peuples ses vaincus, mais qu’il n’arrivait que pour les briser, les assouplir et s’en rendre maître, et que sa volonté inflexible avait décidé de réduire toutes les nations, quelles qu’elles fussent, sous le niveau de sa politique générale.

L’empire de la Chine expira dans cette dernière domination. Ce ne fut plus désormais qu’une province de l’Asie, et une fraction ordinaire du monde, dans lequel la main de fer du maître la fit violemment rentrer.

Les îles du Japon, restées seules aux extrémités de l’Asie et de la grande conquête, comprirent quelle était la destinée du monde : elles furent occupées sur divers points et presque sans résistance par les nombreux corps d’armée des généraux Bertrand, Bachelu, Decaux, Dode, Contamine, Michaux, Delcambre, Ambert et Jamin. Parvenue à ce dernier terme, l’expédition d’Asie fut achevée. — Elle avait duré quatre ans.