Nature

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Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 77-82).
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NATURE


 
L’œuvre que Léonard quatre ans a caressée,
Et qui porte le sceau divin de sa pensée,
Fascine mes regards et hante mon cerveau ;
Et je crois voir en elle un symbole nouveau
De la voluptueuse et mystique Nature.
Je frissonne devant l’immortelle peinture
Où le maître, ébloui de lui-même et ravi,
A fixé l’idéal âprement poursuivi.
Cette femme nous suit des yeux et du sourire,
Et les esprits troublés que le mystère attire
Ont scruté bien souvent, sans les comprendre mieux,
L’inquiétant sourire et l’abîme des yeux.
Paisible, le front haut et pur, les mains croisées,
La songeuse aux pâleurs si faiblement rosées
N’entend pas le murmure infini des aveux.
Du voile qui les couvre, on voit ses fins cheveux

En ondes s’échapper ; un or sombre se joue
Près de sa tempe unie et de sa belle joue ;
Et les anneaux soyeux vont caresser un sein
Dont mille ans de désir ont rêvé le dessin.
Telle, dans sa beauté dédaigneuse et parfaite,
Celle dont le sourire exquis est une fête
Pour les baisers de l’air et les yeux du soleil
Livre son âme heureuse au féerique sommeil,
Et demeure, ignorant la terre qui l’envie,
Depuis trois siècles, plus vivante que la vie.

                                * * *

Je crois te reconnaître, ô Mère aux yeux profonds,
Nature qui fleuris le monde où nous vivons.
Oui, c’est bien ton pensif et gracieux visage ;
C’est toi qui m’apparais dans ce bleu paysage.
Un lac de saphir pâle aux transparentes eaux
Songe derrière toi, sans fleurs et sans oiseaux ;
Et les rochers, témoins de ta vigueur première,
Semblent tout pénétrés d’azur et de lumière.

Quand Léonard surgit, un souffle avait passé
Sur la face du monde oublieux et lassé
Qui vécut si longtemps sans adorer ta force.
La sève, de nouveau, palpitait sous l’écorce.
Tes fils, par la prière et le jeûne affaiblis,
S’éveillaient de leurs longs et ténébreux oublis ;
L’homme baisait enfin, d’une bouche enivrée,
Les plis mystérieux de ta robe sacrée.
Il frémissait d’entrer sous les hautes forêts
Où les voix de la nuit murmurent tes secrets.
Il te suivait, heureux de tes moindres vestiges.
Cherchant dans l’infini de sublimes vertiges,
Il fendit d’un long vol les champs sereins de l’air.
Pour frapper de son poing le ciel solide et clair
Qui dérobait encore à ses fières prunelles
Le gouffre de ta vie et les mers éternelles.
Sans relâche il monta, car son cœur étouffait
Dans l’étroit univers, stérilement parfait.
Bientôt il entendit l’âpre océan des mondes
Avec un bruit terrible entrechoquer ses ondes ;
Il atteignit le ciel et, de son poing brutal,
Fit voler en éclats les sphères de cristal !


Puisque l’homme ébloui redevenait ton prêtre,
Tu pris un corps de femme et tu daignas paraître.
Alors, et grâce à toi, ressuscitaient les dieux.
Sur leur montagne, au chant des luths mélodieux,
Pleins de joie, ils buvaient le sang fumeux des vignes ;
Et les déesses, plus candides que des cygnes,
Livraient leurs tresses d’or et leurs beaux seins fleuris
Aux yeux humains, tournés vers l’éclatant pourpris.
Mais, tandis qu’on voyait rayonner ta puissance
Sur les Olympiens que le vulgaire encense,
Léonard de Vinci lut au fond de ton cœur.
Il te fit ce sourire exquisement moqueur.
T’ayant vêtue avec une richesse austère.
Il sut t’envelopper du plus noble mystère.
Courtisane pudique ou sainte aux yeux troublants,
Je cherche à deviner tes bras fermes et blancs,
Tes épaules, ta gorge où mon regard s’arrête ;
Je te désire avec une terreur secrète…

                                * * *


C’est ainsi que je rêve en caressant des yeux
Celle dont je subis l’attrait mystérieux ;
Et, croyant exalter par mon fervent hommage
L’éternelle Nature, et non plus son image :
« C’est toi qui fais aimer, lui dis-je, mais pas un
N’a respiré ta vie ainsi qu’un frais parfum.
Du moins, nous te sentons éparse dans les choses,
Toujours une, à travers mille métamorphoses.
On croit t’apercevoir sous des voiles d’été ;
Et, par l’irrésistible attrait de la Beauté,
Tu diriges, suivant tes volontés sacrées,
Un monde merveilleux qu’avec lenteur tu crées.
Ah ! Nature, qui donc lutterait contre toi ?
La matière est docile au frein d’or de ta loi.
Livrant au bon soleil ses feuilles entr’ouvertes,
Qu’il est joyeux de voir si tendres et si vertes,
La plante solitaire attend l’heure d’aimer ;
Son silence t’implore, et tu feras pâmer

La fleur qu’une splendide extase transfigure.
La bête songe à toi dans sa pensée obscure ;
Elle sent bouillonner la race dans ses flancs,
Et le fouet du désir cingle ses reins brûlants.
L’homme aussi t’appartient. Quand l’amour le dévore,
Dans l’être aimé c’est toi qu’il cherche et qu’il adore ;
Et sans trêve il poursuit un idéal secret
Qui lance des éclairs furtifs, et disparaît.
Ainsi tu fais briller, décevante Nature,
Un reflet de ta grâce en toute créature !
Et toi, Mère, dont nul n’a fait battre le sein,
Tu souris en voyant s’accomplir ton dessein :
Car tout est plein de vie, et le chant de l’abîme
Glorifie à jamais ton triomphe sublime. »