L’Âme humaine

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Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 85-93).
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L'AME HUMAINE


 

I


Quel blasphème a souillé ma bouche ? Qu’ai-je dit ?
Parce que la Nature, en de calmes retraites,
Pensive et loin de nous poursuit ses fins secrètes,
L’effort libre m’est-il à jamais interdit ?

Ne fais-je qu’obéir à cette reine altière
Alors qu’en frémissant je triomphe de moi ?
Suis-je étreint par la loi, l’impitoyable loi,
Comme ce monde aveugle et morne, la matière ?

Ah ! que des millions de prêtres à genoux
Adorent, s’il leur plaît, la déesse aux longs voiles
Dont l’invisible sein épanche un lait d’étoiles…
Une libre puissance est apparue en nous.


Je ne renonce pas à ma noblesse humaine.
Si la Nature veut m’asservir à ses lois,
Ame fière, j’aurai ma révolte parfois,
Et je crierai vers Dieu, si c’est Dieu qui nous mène !

Penché sur le cruel mystère d’où je sors,
J’ignore si jamais j’en pourrai rien connaître ;
Mais le cri du devoir retentit dans mon être,
Et je n’ai jamais pu douter de mon remords.



II

Qu’est-ce donc que ton âme ? Ah ! réponds, si tu l’oses.
Ton patient travail dès l’aurore des choses,
Obscur enchaînement d’efforts désespérés,
D’héroïques métamorphoses,
La fit-il consciente et libre par degrés ?

A-t-elle, quand le Verbe illumina l’abîme,
Jailli de Dieu comme un éclair,
Pour planer dans le vierge éther
D’où l’a précipitée un mystérieux crime,
Et remontera-t-elle, un jour,
Aux régions de gloire où respire l’Amour ?

La Nature, en ses jeux sublimes, forme-t-elle
Une âme humaine, une âme éprise d’idéal,
Merveille fragile et mortelle,
Mais qui peut s’arracher aux étreintes du mal ?


Tu le vois, aucun fil conducteur ne te guide
Dans le noir labyrinthe où pleure ta raison.
Parfois, pour assombrir encore ta prison,
Brille et s’évanouit un mirage splendide.
Puisque tu ne sais pas, de quel droit parles-tu ?
Le silence est une vertu…



O songes de Platon, magnifiques idées
Dont mes nuits sans sommeil furent trop possédées !
O voyages miraculeux
De l’âme subissant d’innombrables naissances,
Vagues élans d’amour, troubles réminiscences
De jours éternellement bleus !
O le profond bonheur, quand les yeux de l’amie,
Eveillant mon âme endormie,
Firent chanter en moi les souvenirs du ciel !
Sous son regard tendre et cruel
Mes ailes d’autrefois recommençaient d’éclore.
Ses lèvres m’enseignaient le chemin de l’aurore,
Tandis qu’aux rayons de ses yeux
Vous grandissiez en moi, plumes d’or et de flamme,
Par qui s’élèvent les âmes

En un vol majestueux
Que rythme le chant des cieux ;
Et je vous sentais croître, ô mes ardentes ailes,
Fier d’être tourmenté par vos plumes nouvelles !



Tu ne veux pas mourir… Et pourtant, tu sais bien
Que ta vie est liée à de frêles organes.
Peux-tu te passer d’eux, puissant esprit qui planes
Dans ton empire aérien ?



Mais si tu le pouvais, quelque force inconnue
Soutenant en plein ciel une âme vierge et nue,
Ou si tu te créais toi-même un corps nouveau,
Des sens plus délicats, un plus mâle cerveau,
Qu’est-ce qui survivrait de l’ancienne existence ?
Serait-ce une pure substance,
Ou bien cette âme à toi, l’âme que tu connais ?
Quel être seras-tu, si vraiment tu renais ?
Ah ! dans les vastes cieux, qui te rendra jamais
Les images accoutumées,
Tant de chers souvenirs et de formes aimées ?


Nul ne sait l’avenir. Si rien n’attend les morts
Qu’une paix infinie,
Tâchons d’avoir vécu sans trouble et sans remords,
Et que ce qui palpite et vibre dans nos corps
Ait passé comme une harmonie.



III

Oh ! que de fois par vous mon âme frissonna,
Chants sublimes de Bach ou de Palestrina !
Vous exaltez le cœur ; et sur vos larges ondes
Vous menez qui vous aime en de merveilleux mondes.
Grâce à vous, comme un dieu je marche sur les flots,
Murmures infinis, mélodieux sanglots !
Je vous entends, ô voix d’amour et de mystère,
Innombrables soupirs exhalés de la terre
Qui révélez tout l’homme à l’homme transporté,
Vous fondre en une vaste et puissante unité !

Chacun doit devenir une telle harmonie.
La Nature épuisa son patient génie
Pour composer notre âme, une et multiple. Un jour,
Les voix du chœur pourront s’éteindre sans retour ;
Et comment saurais-tu s’il doit jamais renaître,
Ce concert de désirs et de songes, ton être ?

Mais, s’il faut renoncer à conquérir le Ciel,
A fendre d’un long vol le temps perpétuel,
Autant que tu le peux, mon âme, sois divine.
Si ta forte unité n’est point à l’origine,
Libre, tu dois l’atteindre, et par de justes lois
Discipliner le chœur tumultueux des voix.
Mon âme, si tu veux un jour être bénie,
Ressemble aux chants sacrés, fruit d’un mâle génie,
Que ces maîtres savants à dérouler un chœur,
Bach ou Vittoria, tiraient de leur grand cœur ;
Et, les voix se taisant, lorsque la nef sonore
En sera tout émue et frémissante encore,
La foule aux yeux songeurs, plus ferme dans sa foi,
Peut-être emportera quelque chose de toi…



IV

Ah ! si mon âpre soif de vivre est insensée,
Que, du moins, Dieu visite en songe ma pensée !
Puissé-je, avant de n’être plus
Que de la terre et du silence,
Comme l’aveugle qui s’élance
Et, jetant son bâton pour courir vers Jésus,
Baise la robe du bon Maître,
Puissé-je, en étendant les mains,
Deviner ta présence et presque te connaître,
O toi, la source de mon être,
Nature ou Dieu, désir de tous les cœurs humains !
Et, si tu m’interdis de fendre de mon aile
Les flots de la vie éternelle,
Fais que pour un rapide instant
Mon âme qui te veut, mon âme qui t’attend
Puisse te posséder en elle…