Ne nous frappons pas/Excellente Innovation

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 257-262).

EXCELLENTE INNOVATION

La Ville de Paris, ainsi que le remarque fort à propos M. Tristan Bernard dans ses Mémoires d’un jeune homme rangé, a, de tout temps, prodigué ses efforts en vue de lutter contre l’ingérence gouvernementale.

À certaines époques, le conflit en vint jusqu’à revêtir le caractère le plus aigu, notamment en 1871, date à laquelle des troupes appartenant à la garnison de Versailles durent intervenir, et même, soit dit en passant, intervenir assez brutalement.

Depuis ces temps regrettables, notre grande cité parisienne, sans avoir obtenu l’autonomie rêvée, a conquis mille petites franchises qui lui permettent d’attendre patiemment l’heure de l’émancipation intégrale et définitive.

C’est ainsi qu’une grande liberté est laissée aux maires des 24 arrondissements de Paris pour organiser les solennités municipales, ainsi qu’ils l’entendent.

Certains de ces magistrats profitent de cette bride sur le cou pour apporter d’importantes innovations et une fantaisie d’un goût parfois douteux au cérémonial, par exemple, des mariages.

Jugez plutôt.

Samedi dernier, j’assistais, en qualité de témoin, au mariage de la belle-mère d’un de mes coiffeurs.

La chose se passait au 23e arrondissement duquel le maire, M. Lanfry, — fort brave homme, d’ailleurs, — passe pour le plus franc original de tout Paris.

Le bulletin de convocation adressé aux intéressés, conjoints (sic), parents et témoins, portait ces mots imprimés en forte italique rouge :


« Toute noce qui ne se trouvera pas au grand complet, à dix heures précises, dans le hall de la mairie, verra son mariage remis à une date ultérieure.

» Signé : le maire : Lanfry. »


Peste, mon cher, comme on est exact au 23e !

Comme de bien entendu, pour employer l’expression favorite de M. Paul Leroy Beaulieu, nous n’eûmes garde d’arriver en retard.

Et bien nous en prit.

Il y avait trente-huit noces à accomplir ce jour-là (c’était un samedi et le 23e arrondissement est bien connu pour la haute cote de sa nuptialité).

— Trente-huit noces ! m’exclamai-je à part moi. Trente-huit noces ! En évaluant un minimum de dix minutes par noce (chiffre des moins excessifs), l’ensemble de l’opération va durer trois cent quatre-vingts minutes c’est-à-dire, si je sais compter, — et je sais compter, — six heures et vingt minutes, de telle sorte que la dernière noce ne sortira de ce monument que sur le coup de quatre heures et demie, au bas mot.

Et, emporté par mon bon cœur, j’ajoutai :

— Pauvres gens de la trente-huitième noce ! Ont-ils seulement songé à apporter de pâles charcuteries saupoudrées de quelques litres ?

L’avenir se chargeait de me rassurer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au fur et à mesure que chaque noce arrivait à la mairie, un garçon remettait au futur un ticket numéroté et le priait d’aller s’installer, lui et sa compagnie, dans un des boxes du grand hall dont le numéro correspondait à celui qu’on lui confiait.

Box confortable et assez analogue à ceux qu’on rencontre en certains restaurants ou brasseries.

À dix heures cinq, le maire Lanfry faisait son entrée et donnait un signal.

Un phonographe, alors, placé au centre du hall, exhalait la plus véhémente des Marseillaise.

Le même organe, ensuite, proférait, d’un timbre assourdissant, les devoirs réciproques des époux et autres patati patata indiqués par le Code Napoléon.

Puis, voici le maire Lanfry qui s’approche du box no 1.

Il ne dit rien, le maire Lanfry, mais un petit phonographe (de plus faibles dimensions que le premier) parle pour lui :

— Machin (Célestin), consentez-vous à prendre pour épouse Mlle  Chose (Rose) ?

De sa voix naturelle, Machin (Célestin) répond :

— Oui.

Sans tarder, le phonographe reprend :

— Mademoiselle Chose (Rose), consentez vous, etc., etc. ?

Le maire, pour finir, proclame de sa vraie voix (la loi l’exige) :

— Vous êtes unis au nom de la loi.

Puis, il passe au box 2.

Et ainsi de suite.

Ah ! ça ne traîne pas !

Deux minutes, au maximum, par noce.

Un des avantages, entre autres, de ce système légèrement américain, c’est qu’il facilite, en d’énormes proportions, les formalités, quand il y a lieu, pour annulation de mariage.

C’est toujours ça.