Ne nous frappons pas/Le Mystificateur bienfaisant

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LE MYSTIFICATEUR BIENFAISANT

Mon jeune ami, le vicomte Pierre de la Margelle du Puits duquel il fut question au cours d’un récent entretien, n’est pas un de ces courants farceurs dont l’unique et creux but est l’hébètement de leurs contemporains.

Son merveilleux don de mystification, il le met au service des plus nobles causes humaines, ou, à leur défaut, d’attristantes infortunes privées ; à lui seul, il réhabiliterait la Blague, cette odieuse Blague que Catulle Mendès n’hésite pas à comparer au plus haïssable des cancers.

… Au régiment, Pierre de la Margelle du Puits avait comme camarade un excellent garçon qui, dans le civil, exerçait l’utile profession d’ouvrier horloger.

Peu fier, malgré son beau titre, le noble vicomte affectionnait ce plébéien, sortait souvent avec lui et ne fumait jamais un bon cigare sans que la pensée lui vînt d’en offrir le frère à son ami.

Il le surnommait, par manière de plaisanterie, le chevalier du Tic-Tac, ou, plus simplement Tic-Tac, appellation qui se généralisa vite dans l’escadron.

Au quartier, quand on apercevait Tic-Tac, on pouvait assurer que la Margelle n’était pas loin.

Leur temps finit le même jour.

Les adieux, qu’ils s’efforcèrent pourtant de rendre follement gais, se teintèrent, au moment décisif, de brune mélancolie.

— Adieu, mon vieux vicomte, et encore merci de tout ce que tu as fait pour moi.

— Non, pas adieu, espèce de serin, mais au revoir, car on se verra, hein, Tic-Tac !

Et le descendant des croisés embrassa de tout son cœur le simple enfant du peuple.

Hélas ! l’homme propose (la femme accepte souvent) et Dieu dispose.

Dans la vie, mes pauvres amis, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, et voilà comment, depuis leur libération, Pierre de la Margelle du Puits et le chevalier de Tic-Tac ne s’étaient jamais rencontrés.

Ce fut le hasard qui les remit dernièrement en présence, sur la grand’place d’un fort bourg normand.

— Toi, Tic-Tac !

— Toi, la Margelle !

— Que fais-tu-z-en ces lieux ? (sic)

— Mais, j’y suis établi.

— Horloger ?

— Bien entendu.

— Ah ! Tous mes compliments !

— Oh ! il n’y a pas de quoi : affaires au-dessous de zéro.

Tic-Tac expliqua comme quoi l’horlogerie locale subissait un violent marasme, passager sans doute, mais néanmoins des plus pénibles.

Le curé ne s’était-il pas avisé de restaurer l’antique et merveilleux beffroi de son église, et, contrairement à ce qui se passait depuis tantôt un siecle, voilà que maintenant, des recoins les plus retirés de la commune, on entendait sonner les heures, les demies, les quarts.

Grisés de ce résultat, les habitants non seulement ne se livraient à la moindre acquisition horlogère, mais encore ils ne prenaient même plus la peine de remonter leurs pendules.

Pierre de la Margelle du Puits écoutait avec une bienveillance attendrie les doléances de son ami Tic-Tac.

Soudain, geste qui lui était familier, il frappa de l’index son front et dit :

— J’ai une idée ! Tu verras !… À partir de demain, l’ouvrage affluera vers ta boutique, ô Tic-Tac, en flots pressés.

— Si tu pouvais dire vrai !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’idée de la Margelle, comme la plupart des idées de la Margelle, était excellente.

Avec une de ces belles gravités administratives dont il détient le secret, Pierre entre dans chaque magasin.

Se découvrant et sans dire un mot, il tire de sa poche un superbe chronomètre, contemple l’horloge du commerçant, suppute et, enfin dit :

— Monsieur, votre appareil horaire retarde de 4 heures et 22 minutes.

Ahurissement bien légitime dudit commerçant, Pierre reprend :

— Ou, si vous le préférez, mais vous n’y avez aucun avantage, il avance de 7 heures et 38 minutes.

— Mais, monsieur…

— Voici, monsieur. De même qu’il existe, et vous recevez parfois leur visite, des vérificateurs des poids et mesures, le gouvernement s’est décidé à nommer des inspecteurs de l’heure. Je suis, monsieur, l’un de ces nouveaux fonctionnaires. Pour ma première inspection, je serai indulgent et me contenterai d’une simple réprimande ; mais, si lors de ma prochaine visite, votre appareil horaire ne marque pas l’heure exacte, je me verrai forcé de vous appliquer l’amende prévue, à raison de un franc par chaque minute de retard ou d’avance. Au revoir, monsieur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès le lendemain, Tic-Tac écrivait à la ville voisine, priant qu’on lui envoyât deux bons ouvriers horlogers connaissant bien leur affaire, ajoutait-il, et actifs.