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Contes grotesques/Ne pariez jamais votre tête au diable

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Traduction par Émile Hennequin.
Contes grotesquesPaul Ollendorff éd. (p. 153-167).

NE PARIEZ JAMAIS VOTRE TÊTE AU DIABLE

CONTE MORAL


Con tal que las costumbres de un autor, dit Don Thomas de las Torres dans la préface de ses Poëmes érotiques, sean puras y castas, importa muy poco que no sean igualmente severas sus obras, ce qui veut dire que pourvu qu’un auteur soit honnête, il ne tire pas à conséquence que ses livres ne le soient pas. — Il est probable que Don Thomas se trouve maintenant au purgatoire à expier cette maxime. Il serait sage par justice littéraire de l’y garder jusqu’à ce que ses poëmes soient épuisés ou tombent en oubli faute de lecteurs. Car tout livre de fiction doit avoir une morale. Bien plus, les critiques ont découvert qu’aucun n’en manque. Philippe Mélanchton a écrit, il y a une couple de siècles un commentaire sur la Batrachomyomachie, et a prouvé que par cette épopée le poëte avait voulu inspirer l’horreur des séditions. Pierre la Seine fait un pas de plus et montre qu’il avait eu l’intention de recommander aux jeunes gens la tempérance dans le manger et le boire. De même Jacobus Hugo s’est tenu pour assuré que Homère par Evénus entendait insinuer Calvin, par Alcinoüs Martin Luther, par les Lotophages les protestants en général, et par les Harpies les Hollandais.

Nos scholiastes plus modernes sont également perspicaces. Ces braves gens prouvent que les Antidéluviens ont un sens caché, que tel poëme est une parabole, que tel autre ouvre de nouveaux horizons, que « Saute sur mon pouce » renferme des vues transcendantes ; bref il a été démontré qu’aucun homme ne peut s’asseoir pour écrire, sans quelque très-profond dessein.

On épargne ainsi beaucoup de travail aux auteurs en général. Un romancier, par exemple, n’a nul besoin de se creuser la cervelle au sujet de sa morale. Elle est là, c’est à dire elle est quelque part. La morale et les critiques n’ont qu’à s’arranger entre eux. Quand le moment sera venu, tout ce que ce Monsieur a voulu dire et tout ce qu’il n’a pas voulu dire, seront mis en pleine lumière dans le Quotidien et la Revue du temps, à ne pas oublier tout ce qu’il aurait dû vouloir dire et tout ce qu’il avait évidemment l’intention de vouloir dire ; en sorte que finalement tout ira pour le mieux.

Il n’y a donc aucune justice dans l’imputation lancée contre moi par certains ignorants, qui prétendent que je n’ai jamais écrit de conte moral ou, plus précisément, de conte qui eût une morale. Mes dénigreurs, tout simplement, ne sont pas les critiques prédestinés qui doivent m’interpréter et faire ressortir mes tendances vertueuses. Voilà le secret. Un jour la Somnifère de l’Amérique du Nord leur fera honte de leur stupidité.

Dans l’entre-temps, pour différer mon exécution, pour mitiger les charges qui pèsent sur moi, j’offre à mes détracteurs la triste histoire qui va suivre, histoire dont la moralité ne peut être mise en doute, puisque celui-là même qui se contenterait de parcourir superficiellement mon œuvre, serait forcé de lire dans les lettres capitales du titre, la leçon qu’elle comporte. On me doit même de la reconnaissance pour cette manière de faire, bien plus sage que celle de La Fontaine et de quelques autres, qui retardent la morale jusqu’au dernier moment et la glissent ainsi subrepticement à la queue de leurs fables.

Defuncti injuria ne afficiantur est une loi qui se trouvait gravée sur les Douze Tables, et de mortuis nil nisi bonum est un précepte excellent, même si le mort dont il s’agit n’a été que fort peu de chose. Il n’entre donc pas dans mon dessein de vitupérer la mémoire de mon ami Tobias Dieumedamne. C’était un mauvais garnement, il est vrai, et il n’eut que la mort qu’il méritait. Mais il n’était, certes, nullement à blâmer pour ses vices, qui provenaient d’un défaut physique de sa mère. Celle-ci fit pour son fils ce qu’elle put, le fouettant à tour de bras quand il était en bas-âge. Car pour elle les devoirs étaient des plaisirs, et elle était persuadée que les enfants, comme les beafsteaks coriaces, gagnent à être battus. Mais, la pauvre femme ! Elle avait la malechance d’être gauchère et, pour un marmot, être fouetté de la main gauche est pire que de ne pas l’être du tout.

Le monde va de droite à gauche. Il ne fait donc pas de bien de fouetter de gauche à droite. Si chaque coup appliqué dans le bon sens chasse une mauvaise inclination, il s’ensuit que tous les horions donnés à rebours infusent à l’enfant une dose équivalente de méchanceté !

Je fus bien des fois présent aux corrections de Tobias, et rien qu’à la tournure des coups de pied qu’il lançait en retour, je m’apercevais qu’il devenait pire de jour en jour. Enfin je vis à travers les larmes qui me remplissaient les yeux, qu’il n’y avait plus d’espoir pour le drôle. Un jour qu’il avait reçu des gifles au point de devenir noir de visage comme un petit négrillon, et qu’il se tortillait furieusement dans un accès de rage, je ne pus me retenir plus longtemps, mais tombant aussitôt à genoux et élevant ma voix, je prophétisai sa ruine.

Le fait est que sa précocité dans le vice était effroyable. À cinq mois, il se mettait dans de telles colères qu’il ne pouvait articuler un mot ; à six mois, je le surpris rongeant un paquet de cartes ; à 7 mois, il avait l’habitude constante d’embrasser toutes les petites filles ; à huit mois, il refusa péremptoirement de signer son vœu de tempérance. Il alla ainsi croissant en iniquité, au point qu’à la fin de sa première année, non seulement il insista pour porter des moustaches, mais même avait pris le pli de jurer, de dire de gros mots et de soutenir ses assertions par des paris.

C’est ce dernier vice, si peu comme il faut, qui fit que la ruine prédite par moi à Tobias Dieumedamne, l’accabla enfin. Cette déplorable habitude, avait crû de sa croissance et s’était fortifiée de sa force, en sorte que, devenu un homme, il pouvait à peine dire une phrase sans l’accompagner d’une invite au jeu. Non pas que réellement il ouvrit des paris ; je veux rendre à mon ami cette justice qu’il se serait plutôt ouvert le ventre. Chez lui, c’étaient là de simples manières de parler. Ses expressions de ce chef n’avaient aucun sens. Elles étaient purement, sinon innocemment, explétives, imaginatives, faites pour arrondir la phrase. Quand il disait « je vous parie cela ou cela, » personne ne songeait à le prendre au sérieux.

Cependant, je ne pus m’empêcher de croire que je devais lui marquer mon déplaisir à ce sujet. C’était une habitude immorale ; je le lui dis. C’était une habitude vulgaire, je le priai d’en être assuré. Elle était désavouée par la bonne société. — je n’affirmais là rien qui ne fût vrai. Elle était interdite par un acte du congrès, — je n’avais nullement l’intention de mentir. Je lui fis des remontrances, — mais sans effet. Je démontrai, — en vain. Je suppliai, — il sourit. J’implorai, — il rit. Je prêchai, — il se mit à ricaner. Je menaçai, — il jura. Je lui donnai des coups de pied, — il appela la police. Je lui tirai le nez, — il se moucha, et paria sa tête au diable que je n’oserais pas recommencer.

Tobias Dieumedamne devait encore à sa mère un second défaut ; son dénûment. Il était horriblement pauvre. Et c’était pour cela, sans doute, que ses expressions explétives sur les paris prenaient rarement un tour pécuniaire. Je ne puis pas affirmer que je lui aie jamais entendu prononcer une phrase telle que : « Je vous parie un dollar. » Non, il disait habituellement « je vous parie tout au monde, » ou « je vous parie ce que vous voulez, » ou plus crûment « je parie ma tête au diable. »

Ce dernier tour de langage sembla lui plaire le mieux, peut-être parce qu’il entraînait le moins de risques. Car Tobias Dieumedamne était devenu terriblement parcimonieux. Si quelqu’un l’avait pris au mot, sa tête était petite, et la perte eût été petite aussi. — Mais ces réflexions sont de moi et je ne suis nullement sûr que j’aie le droit de les prêter à mon ami. Quoi qu’il en soit, sa phrase lui agrée tous les jours davantage, malgré l’inconvenance grossière d’un homme pariant son cerveau comme des billets de banque. Mais c’était là un point que la perversité de mon ami ne lui permettait pas de comprendre. Finalement, il abandonna toute autre forme de pari et s’adonna au « je parie ma tête au diable, » avec une dévotion exclusive qui me déplut autant qu’elle me surprit.

Je suis toujours désagréablement frappé par les choses dont je ne puis me rendre compte. Les mystères forcent l’homme à penser et nuisent ainsi à sa santé. Le fait est qu’il y avait quelque chose dans l’air avec lequel Dieumedamne avait coutume d’émettre son expression déplaisante, quelque chose dans sa façon de s’énoncer qui d’abord m’intéressa, puis me mit mal à mon aise, quelque chose qu’à défaut de terme plus exact, je demande la permission d’appeler drôle, mais que M. Coleridge qualifierait de mystique, M. Kant de panthéistique M. Carlyle de circonvolutif, et M. Emerson d’hyperludicatif.

Je commençai à ne plus trouver cela de mon goût. L’âme de Dieumedamne était dans un état périlleux. Je résolus de mettre toute mon éloquence en jeu pour la sauver ; je fis vœu de venir en aide à mon ami, comme St Patrick, à ce que racontent les chroniques irlandaises, vint en aide à un crapaud, quand, par un sermon, l’évêque réveilla la conscience endormie de cet animal. Je me mis immédiatement à l’œuvre. Encore une fois, je recourus aux remontrances et rassemblai toute mon énergie pour une tentative déprécatoire finale.

Quand j’eus terminé mon allocution, M. Dieumedamne se livra à une conduite extrêmement équivoque. Pendant quelques moments il resta silencieux, me regardant curieusement en face. Ensuite il inclina la tête de côté, et leva les sourcils à une grande hauteur ; il ouvrit les paumes de ses mains et haussa les épaules ; il cligna de l’œil droit et répéta la même opération avec le gauche ; il les ferma tous deux étroitement ; il les ouvrit si grands, que je m’alarmai pour ce qui allait en résulter ; il appliqua son pouce à son nez et crut devoir faire une pantomime indescriptible avec les autres doigts ; finalement, croisant ses bras, il condescendit à répondre.

Je ne puis me rappeler de son discours que les en-tête. Il me serait obligé, dit-il, si je tenais ma langue. Il ne désirait aucun de mes avis. Il méprisait toutes mes insinuations. Il était assez âgé pour se garder lui-même. Est-ce que je croyais qu’il était encore le petit Dieumedamne ? Est-ce que j’avais l’intention de rien dire contre sa réputation ? Est-ce que je voulais l’insulter ? Étais-je un sot ? Et, pour passer à un autre sujet, est-ce que ma mère savait que j’étais sorti ? Il me posait cette question, comme à un homme de véracité, et il s’engageait à s’en tenir à ma réponse. Encore une fois, il me le demandait explicitement, ma mère savait-elle que j’étais dehors ? Ma confusion, dit-il, me trahissait, et il voulait bien parier sa tête au diable, que mes parents ignoraient mon escapade.

Dieumedamne n’attendit pas ma réponse. Tournant sur ses talons, il me quitta avec une précipitation peu digne. Il fit bien de partir. Mes sentiments avaient été blessés, ma colère même excitée. Pour une fois j’aurais tenu son pari insultant et j’aurais gagné au malin la tête de Dieumedamne ; car le fait est que ma mère savait parfaitement que j’avais quitté la maison.

Mais, Khôda schefa midêhed, le ciel donne guérison, comme disent les Musulmans quand vous leur marchez sur les orteils. C’était dans l’accomplissement de mon devoir que j’avais été honni, et je supportai l’insulte comme un homme. Il me sembla, cependant, que j’avais fait tout ce qu’on pouvait exiger de moi pour ce misérable, et je résolus de ne plus l’ennuyer de mes conseils, l’abandonnant à sa conscience et à lui-même. Mais quoique je m’abstinsse, dorénavant, de lui donner des avis indiscrets, je ne pus prendre sur moi de rompre complètement avec lui ; j’allai même jusqu’à prendre plaisir à quelques-uns de ses penchants les moins répréhensibles ; et il y eut des moments où je me surpris à rire de ses plaisanteries perverses, — comme les Épicuriens mangeaient de la moutarde — les larmes aux yeux. Tant ses mauvaises paroles m’affligeaient.

Un beau jour, étant sortis flâner bras dessus, bras dessous, notre route nous mena du côté de la rivière. Il y avait un pont que nous voulûmes passer. Ce pont avait été couvert d’une toiture pour le protéger des intempéries, et, comme on n’y avait percé que peu de haies, le passage demeurait désagréablement sombre. Quand je pénétrai sous la voûte, le contraste entre la lumière éblouissante du dehors et l’obscurité intérieure abattit en quelque mesure ma gaîté. Mais non pas celle de ce malheureux Dieumedamne qui offrit de parier sa tête au diable que j’étais tombé en hypocondrie.

Mon compagnon semblait étrangement dispos. Il était d’humeur extrêmement joyeuse, si bien que j’éprouvai je ne sais quels soupçons inquiétants. Il n’est pas impossible qu’il ne fût atteint de transcendantalisme. Cependant je ne suis pas assez versé dans la diagnostic de cette maladie pour trancher ce point, et, malheureusement, aucun de mes amis du Diaire philosophique n’était présent. Si j’avance cette idée de transcendantalisme, c’est à cause d’une certaine bouffonnerie grave que semblait affecter mon pauvre ami et qui le faisait se rendre ridicule. Rien ne lui plaisait davantage, à tout obstacle qu’il rencontrait, que de se glisser dessous ou de sauter par dessus, tantôt criant, tantôt murmurant toute sorte d’étranges paroles, petites ou grandes, et malgré cela tenant tout le temps la mine la plus grave du monde. Réellement, je ne pouvais prendre de parti entre mon envie de lui administrer des coups de pieds, et ma propension à le plaindre.

Enfin, ayant presque traversé le pont, nous arrivâmes à l’extrémité du trottoir, où notre marche fut arrêtée par un tourniquet d’une certaine hauteur. Je le passai tranquillement en le faisant virer comme c’est l’habitude. Mais cela ne pouvait convenir au tour d’esprit fantasque de Tobias Dieumedamne. Il eut l’idée de le sauter et affirma qu’il pouvait, se trouvant en l’air et au-dessus de la stèle, imiter avec ses jambes les battements d’aile d’un pigeon volant. Or, à parler consciencieusement, je ne pensais pas qu’il pût faire cela. Le plus grand sauteur de ma connaissance, est assurément mon ami M. Carlyle et, comme je savais que, lui, n’arriverait pas à accomplir un pareil exploit, je ne pouvais croire que Dieumedamne en fût capable. J’eus sujet de regretter mon scepticisme ; car aussitôt mon ami offrit de parier sa tête au diable qu’il sauterait comme il l’avait dit.

J’allais répondre, malgré mes serments, par quelques remontrances sur son impiété, quand j’entendis à côté de mon coude, un faible toussement, comme de quelqu’un qui aurait fait « bon. » Je sursautai et, surpris, je jetai les yeux autour de moi. Après quelques recherches, mon regard parvint à une encoignure dans la charpente du pont et y découvrit la figure d’un vieux monsieur, petit et boiteux, d’aspect vénérable. Rien ne pouvait être plus digne de révérence que tous ses dehors. Car, non seulement il portait un costume complet de drap noir, mais sa chemise était parfaitement propre. Le col s’en repliait très-soigné sur une cravate blanche, tandis que ses cheveux étaient partagés par le milieu comme ceux d’une fille. Ses mains étaient croisées pensivement sur son estomac, et ses deux yeux se convulsaient d’une façon circonspecte derrière ses paupières

En observant de plus près ce personnage, je remarquai qu’il portait un petit tablier de soie noire par dessus ses habits ; et c’était là un fait qui me parut bizarre. Mais avant que j’eusse le temps de faire aucune remarque sur ce détail singulier, le personnage fit une seconde fois « bon. »

À ce monosyllabe, je ne trouvai pas immédiatement de réponse. Le fait est que les interjections de cette nature laconique sont à peu près sans répartie possible. J’ai connaissance d’une revue qui fut réduite au silence par un simple « ah bah ». Je n’ai donc pas honte de dire que je me retournai vers Dieumedamne pour lui demander conseil.

— Dieumedamne, dis-je, qu’est-ce que vous faites ? Est-ce que vous n’entendez pas ? Ce monsieur a dit « bon ».

Je regardais sévèrement mon ami en lui parlant de la sorte ; car à dire vrai, je me sentais particulièrement embarrassé, et, quand un homme est embarrassé, il lui faut froncer les sourcils et prendre un air terrible ; autrement, il est à peu près sûr de faire la figure d’un sot.

— Dieumedamne, m’écriai-je, quoique cela sonnât énormément comme un juron, ce à quoi je ne songeais nullement, Dieumedamne, dis-je, ce Monsieur a dit « bon ».

Je n’essayerai pas de défendre ma remarque au point de vue de la profondeur ; je ne la croyais pas profonde moi-même ; mais j’ai observé que l’effet de nos discours n’est pas toujours proportionné à l’importance qu’ils ont à nos propres yeux.

Si j’avais pulvérisé Dieumedamne au moyen d’une bombe Paixhans, ou si je lui avais jeté à la tête le Poètes et Poésies de l’Amérique, il aurait pu à peine prendre un air plus déconfit que quand je lui adressai ces simples paroles : Dieumedamne, que faites-vous ? N’entendez-vous pas ? Ce Monsieur a dit « bon. »

— Allons donc, vraiment ! murmura-t-il enfin, après avoir changé de couleur, plus souvent qu’un vaisseau pirate poursuivi par un navire de guerre, n’arbore de pavillons. Êtes-vous bien sûr qu’il ait dit cela ? Eh bien, en tout cas, j’y suis, et il vaut autant faire bonne mine. Allons-y. « Bon, » dit-il.

En entendant cela, le vieux Monsieur sembla réjoui, Dieu seul sait pourquoi. Il quitta son encoignure, s’avança en clopinant, prit gracieusement la main de Dieumedamne et la secoua cordialement, le regardant en face avec un air de bienveillance sans mélange.

— Je suis parfaitement sûr que vous gagnerez, Dieumedamne, dit-il avec le plus franc des sourires ; mais nous sommes obligés d’en passer par l’épreuve, vous savez, par pure forme.

— Bon, répliqua mon ami en ôtant sa veste avec un profond soupir, et attachant un mouchoir autour de sa ceinture. Il avait modifié sa physionomie d’une façon indescriptible en remontant les coins de ses paupières, et en abaissant ceux de ses lèvres.

— Bon.

Il répéta ensuite encore une fois « bon » et depuis je ne lui ai pas entendu dire un mot de plus.

Oh, oh, pensai-je à part moi, voilà un mutisme bien remarquable pour Dieumedamne. C’est probablement la conséquence de sa verbosité, d’il y a quelque temps ; un extrême en amène un autre. Je m’étonne s’il a oublié le grand nombre de questions sans réponses qu’il m’a posées si couramment, le jour où je lui fis mon dernier sermon. À tout hasard, le voilà guéri de son transcendantalisme.

— Bon, fit ici Dieumedamne comme s’il avait lu mes pensées ; et il eut l’air d’un mouton très-vieux et songeur.

Le petit Monsieur le prit maintenant par le bras et le conduisit dans l’ombre du pont à quelques pas du tourniquet.

— Mon cher ami, dit-il, je me fais conscience de vous accorder autant de champ que voilà. Attendez ici, jusqu’à ce que je me sois posté auprès du tourniquet, de façon que je puisse voir si vous le sautez d’une façon convenable et transcendante. N’oubliez pas les battements d’aile du pigeon volant. Une simple forme, vous savez. Je dirai une, deux, trois, allez. Prenez garde de partir au mot « allez ».

Il prit position auprès du tourniquet, attendit un moment comme réfléchissant profondément, jeta un coup d’œil en haut, vers la toiture, et, à ce que je pensai, sourit très-légèrement, puis resserra les attaches de son tablier, regarda longuement Dieumedamne, et finalement donna le signal :

— Une, deux, trois, allez.

Ponctuellement au mot convenu, mon pauvre ami s’élança au galop. Le tourniquet n’était pas excessivement élevé, ni cependant très-bas, de sorte, qu’en somme, je pensais que Dieumedamne, le franchirait. Mais qu’arriverait-il, s’il ne le franchissait pas ? Quel droit, me dis-je, a ce vieux Monsieur de faire sauter les gens ? Ce vieux petit radoteur, qui est-il ? S’il me demande de sauter, je ne le ferai pas, voilà qui est clair, et je ne me soucie pas de savoir qui diable il est.

Le pont, comme je l’ai fait observer, était voûté et couvert d’une façon ridicule. Il y avait là dedans un écho, très désagréable. Cet écho, je ne l’entendis jamais si distinct que quand je m’oubliai à murmurer les trois derniers mots de ma réflexion.

Mais ce que je dis, pensai ou entendis ne m’occupa qu’un instant. Mon pauvre Tobias avait pris son élan. Je le vis courir agilement, puis sauter du sol du pont en agitant ses jambes de la façon la plus admirable, comme il montait en l’air. Je le vis tout en haut faire le pigeon volant merveilleusement, juste au-dessus du tourniquet. Mais, chose que je trouvai extrêmement singulière, il ne continua pas à décrire sa courbe, il ne passa pas par-dessus l’obstacle. Le saut ne dura qu’un instant, et avant que j’eusse le loisir de faire de profondes réflexions, voilà Dieumedamne qui tombe à plat sur son dos, devant le tourniquet, du même côté que celui d’où il avait bondi.

Au même moment je vis le vieux Monsieur s’en aller en clopinant le plus vite qu’il pouvait. Il avait saisi et enveloppé dans son tablier quelque chose qui y était tombé lourdement de la voute obscure juste au-dessus du tourniquet.

De tout cela je fus fort étonné, mais sans avoir le temps d’y réfléchir. Car Dieumedamne restait étendu sur le carreau plus tranquillement que ce n’était son habitude. J’en conclus que ses sentiments avaient été froissés, et qu’il avait besoin de mon assistance. Je me hâtai d’aller à lui. Je trouvai alors qu’il avait reçu ce qu’on peut appeler une blessure grave. Le fait est qu’il n’avait plus sa tête et que je ne pus la retrouver nulle part, quoique je l’aie bien cherchée. De sorte que je me déterminai à le ramener chez lui, et à faire appeler les homéopathes.

Sur ces entrefaites il me vint une idée. J’allai ouvrir une des baies du pont et la triste vérité m’apparut. Environ à cinq pieds, juste au-dessus du tourniquet, et transversalement, était une barre de fer plate, posée de champ sur sa largeur, et faisant partie d’un système de barres semblables destinées à rendre la toiture du pont plus solide. Il me parut évident que le cou de mon malheureux ami avait précisément rencontré le tranchant de cette traverse.

Le pauvre Dieumedamne ne survécut pas longtemps à sa terrible lésion. Les homéopathes ne lui donnèrent pas assez peu de médecine, et ce qu’ils lui donnèrent, il hésita à le prendre. De sorte que finalement son état empira, et qu’il mourut, exemple effrayant pour tous les marmots mal embouchés. J’humectai sa tombe de mes larmes, je mis le deuil à mon écusson de famille, et quant aux frais généraux des funérailles, j’en envoyai la note modérée aux transcendantalistes. Ces coquins refusèrent de me payer. Je fis immédiatement exhumer Dieumedamne et vendis son cadavre pour de la viande à chien.