Nerciat - Contes saugenus/5

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LES VIOLATEURS.



Du tems où le titre de noble était une espèce de Talisman en France, à l’abri du quel tout gentilhomme croyait pouvoir se permettre impunément à titre de rouerie, de mistification, certaines gaîtés pour lesquelles un pauvre bourgeois aurait été pendu : c’est-à-dire, peu de tems avant la révolution, Mr. le Chevalier de la Ricanière, assés joli garçon, mais le plus impertinent aigrefin de toute l’armée française d’alors, se trouvait chés un de ses parens, homme de la vieille roche, loyal habitant d’une campagne et d’un chateau, d’où ce digne homme ne sortait que pour chasser et visiter tous les pauvres des environs auxquels par son économie il pouvait se rendre utile. Le vieillard était d’ailleurs fier, c’est à dire, qu’il ne voyait chés eux, ni ne recevait chés lui, aucun des seigneurs riches ou mal aisés, aucun des baillis et autres employés publics, aucun curé, sinon celui de la paroisse dont il était seigneur. Sur ce pied Mr. de Monroc, à qui sa goute périodique donnait d’ailleurs un peu d’humeur, passait pour un ours, parmi la soi-disant bonne compagnie des moirons ; pour un ladre chés ses fermiers et ses officiers, qui ne pouvaient ni le voler ni le dominer, pour un bourru chés les désœuvrés qui l’accrochant au passage, essayaient de l’accaparer, mais qui chaque fois étaient congédiés avec quelque dure épigramme.

De tous les mécontens que faisaient la probité seche, l’ordre charitable, la défiance sensée, et le laconisme assommant de Mr. de Monroc, aucun n’était plus mécontent, ne murmurait avec plus d’aigreur, ne se permettait des propos plus indécens, que Mr. de la Ricanière, quoique son parent, qui n’avait aucun besoin du fréluquet, voulut bien lui donner une franche hospitalité, pendant le tems assés long que devait durer l’exil du petit Monsieur, hors de la capitale, jusqu’à concurrence de l’entier payement de certaines dettes.

Ni le chateau de Monroc, ni la chère qu’on y faisait, ni l’appartement, ni le régime uniforme établi dans ce paisible séjour, ne convenaient à un dissolu, passionné pour cet emploi du tems qui consiste à veiller tard, se lever à midi vivre chés les restaurateurs, courir les petits spectacles, hanter les boudoirs des coquines et les tripots de jeu. — Comme pas même l’ombre de ces objets désirés ne se trouvait chés Mr. de Monroc, ennemi de la cuisine chimique et des voluptés charnelles, et qui de sa vie n’avait compromis un écu sur une carte dans l’espoir d’en acquérir un autre, Mr. de la Ricanière, bien nourri, commodément logé se croyait tout de bon à la Trappe.

Mr. de Monroc avait de bons livres, mais Mr. de la Ricanière ne lisait pas même des Romans, et, le portier avec tous ses semblables, manquait à la biblioteque du cher oncle, où ce qu’il y avait de plus gai était les théâtres de Regnard et de Molière. Mr. de Monroc avait quelques chevaux, qu’il n’était pas défendu à Mr. de la Ricanière de monter : mais comment en fourcher un limousin à tous crins, taille d’escadron, et une jument normande avec ses oreilles naturelles ! Comment mettre le cu sur des selles à la genette !

Comme Mr. de Monroc ne voyait personne, un voisinage aurait volontiers reçu le neveu mécontent, pour lui dire du mal de l’ours d’oncle. Quelques Dames de chateau, qui croyaient voir dans Mr. de la Ricanière un jeune seigneur de cette cour qu’on croyait aux champs, être un paradis terrestre, ces Dames eussent volontiers joué de la prunelle, en faveur de Mr. le Chevalier ; mais la plûpart avaient la réputation d’être attachées à leurs maris. Des préjugés ! C’était de quoi dégouter un agréable. Partager une femme de province avec un braconier-gentilhomme ! Fi donc !… n’arriver là qu’après avoir filé le parfait amour ! Quel ragout pour un dragon ! Une coquine qu’on partage tous les jours avec des escrocs pendables et des laquais : Passe… Il y a du piquant à cela…

Quand toutes ces idées venaient à rouler dans la tête de l’ennuyé Chevalier, il lui prennait des accès de noire mélancolie, pendant lesquels, avouait-il noblement, il aurait donné sa vie pour deux liards. Encore du moins s’il avait eu près de lui, l’excellent, l’admirable, le fidèle, l’incomparable Diavolo !

Ce personnage était un drôle, venu de fort loin, et qui par ses talens, ainsi que par son intrépide audace à brouillonner, duper, mystifier, corrompre, s’était rendu digne, du beau surnom que nous venons de citer. Mais le Sr. Diavolo, domestique du Chevalier, courrait le monde, envoyé par Mr. de Monroc avec une somme, pour ramasser en plusieurs lieux les effets épars de Mr. de la Ricanière. A Monroc, sans plaisir ! sans chevaux anglais ! sans filles ! sans Diavolo ! Nous ne savons trop ce qui serait arrivé du désolé Mr. de la Ricanière si, certain jour, enfin l’incomparable n’avait reparu, rapportant la plus mauvaise partie des effets de son maître, mais en revanche un mémoire de frais abusifs, qui avait absorbé l’argent destiné au rachat des meilleures nipes…

Peu s’en fallut que l’infidéle missionnaire ne fut, à son arrivée régalé par Mr. de Monroc, de cent coups de bâton, ou livré à la justice… Cependant, comme à la mauvaise gestion, s’étaient joints des malheurs, quoiqu’on n’aie pu donner aucune preuve, le sombre ami des hommes, voulut bien faire grace, se reservant, in petto, de si bien surveiller le Sr. Diavolo que, pour peu qu’il donnât de nouveaux sujets de se plaindre de lui, un notable châtiment devait suivre à l’instant ses nouvelles fredaines…

Dès le premier soir, au déshabiller, il y eut, entre Mr. de la Ricanière et son valet impayable le petit entretien que voici.

Diavolo. J’ai l’honneur de vous être fort attaché, mon cher maître, mais s’il devait m’arriver encore, dans ce séjour maudit, quelque alerte pareille à celle de tantôt, je n’y tiendrais pas, je vous le jure.

La Ricanière. C’est qu’aussi, permets moi de te le dire, tu as horriblement volé le bon homme ! Il t’avait donné de quoi tout rachêter, sur le pied de la déclaration que je lui avais faite…

Diavolo. Et que vous aviés eu la simplicité de donner au juste !

La Ricanière. Tu as par ma foi raison ! Je le sens à présent ! Je fis dans l’occasion une sottise.

Diavolo. Ne devais-je pas la réparer.

La Ricanière. Que veux-tu dire ?

Diavolo. Que vous aviés manqué de prévoyance, et que ce n’est pas mon défaut, à moi. Vous imaginés vous que, lorsque le peu d’argent qui vous restait lors de mon départ sera mangé, (car enfin il en faut pour les menus plaisirs,) votre vieux hibou de parent en remettra dans votre poche ?

La Ricanière. En effet : je l’ai déjà pressenti sur l’approche du besoin, il a fait la sourde oreille,

Diavolo. Eh bien donc : n’est-il pas heureux que je me sois avisé de mettre pour vous quelque chose de côté, (il tire de sa poche une petite bourse) voici, Monsieur, quatorze louis, deux écus de six livres, trois petits écus, deux pièces de vingt quatre sols et une de douze…

La Ricanière. Animal ! Que ne dis-tu quinze louis tout de suite…

Diavolo. Animal ! Voilà mon remerciment.

La Ricanière. (saisissant la bourse) D’avoir volé mon oncle ? (Diavolo se tourne, et se mord les doigts, regrettant un bon office qui lui réussit aussi mal.) Je gage qu’au delà de ces quinze louis, tu en as fripponé le double pour ton compte ! Un cheval crevé !… où cela ? peux-tu montrer un certificat de maréchal ? une quittance de maître de poste ! Fripon !

Diavolo. Malepeste ! Il faut que l’air de ce chateau ſoit diablement contagieux pour l’avarice, vous vous mettés à compter avec moi comme une procureuse avec sa domestique ! Et si je n’avais rien accusé de ma petite épargne ! Car enfin, l’orage des coups de bâton s’était heureusement dissipé !… Je pouvais… Mais, perdés votre ame pour bien servir un maître : voilà comme il vous en sait gré !

La Ricanière. Je ne prétends pas, mon cher Diavolo, te faire rendre gorge, garde ce que tu as bénéficié sur ton voyage et parlons d’autres choses…

Diavolo. (à part) Voilà mon pour boire payé ! (haut) J’écoute.

La Ricanière. J’avais grand besoin de toi, pour épancher dans ton cœur les ennuis du mien…

Diavolo. Grand merci ! Vous me destinés donc à être votre pot de chambre sentimental ! Bel emploi vraiment.

La Ricanière. Trêve aux réflexions, et m’écoute… J’ai battu le pays avec soin pendant ton absence. J’ai bien découvert par-ci par-là quélques femmes qui pourraient valoir la peine, que je leur tendisse mes filets ; mais…

Diavolo. Vous me faites trembler ! allés-vous m’apprendre que vous commencés à changer de religion ?…

La Ricanière. Encore une fois Monsieur Diavolo, je ne veux point être interrompu.

Diavolo. J’écoute.

La Ricanière. Après avoir bien pesé le pour et le contre de toutes les liaïsons qu’il me serait possible de former dans cet arrondissement, je n’ai rien trouvé qui pique autant ma curiosité que certaine Jannette, la fille unique du fermier de la métairie du mont…

Diavolo. Je connais la donzelle, il n’y a rien à faire là pour vous, Monsieur, il y a, de ma connaissance, deux… trois grands obstacles à votre fantaisie…

La Ricanière. Des obstacles, Mr Diavolo ! (séchement) Vous devriés savoir que je n’en reconnais point…

Diavolo. A la cour, soit : ou dans le grand monde. Vous n’avés j’amais fait ailleurs l’essai de vos talens séducteurs, mais au village, Monsieur ! C’est autre chose… avant mon départ, j’ai songé aussi à cette métairie du Mont…

La Ricanière. Maraud ! Vous auriés osé porter vos vües jusqu’à la belle Jannette, quand elle me parait digne de moi…

Diavolo. Quelle chienne de querelle d’Allemand ! Quand j’aurais porté mes vües jusqu’à la belle Jannette, (il a contrefait son maitre naturellement) où serait, s’il vous plait le grand venés y voir ! M’aviés vous signifié, qu’elle vous parait (imitation changée) digne de vous ? mais tranquillisés vous. Monsieur, ce n’est point à la belle Jannette que j’en voulais, et tout à l’heure vous en saurés la raison : mes très humbles vües se bornaient à la grosse et grande Dorothée, fille d’atour… non seulement de la princesse Jannette, mais, sauf votre respect, de tous les dindons, mon cher maître, poulets et cochons de la ferme…

La Ricanière. Mais ! Mons Diavolo si difficile, et qui ne daignait faire attention tout au plus qu’à des filles de chambre dans nos garnisons et à Paris, le voilà ravalé jusqu’aux dindonières…

Diavolo. A la faim, tout pain : et puis, faut-il vous le dire tout uniment ! Il y a dans les environs, un grand garçon, bien bâti, assés bien élevé pour un paysan, et qui se nomme Guillot, il fait sa cour pour le mariage à la belle Jannette…

La Ricanière. (avec mépris) Guillot ! Voilà peut-être, l’un des obstacles que vous aviés à me citer.

Diavolo. Si ce n’est pas le mérite de sa personne, qui fait l’obstacle, c’est du moins la prévention favorable où l’on est pour lui. — Second obstacle : comme au village on n’a point de tact, il est arrivé que Mlle. Jannette la petite fermière, vous a pris de travers, et vous déteste…

La Ricanière. Me déteste ! A propos de quoi ! Par quelle aventure pourrais-tu le savoir !

Diavolo. A propos de quoi ! rappellés-vous que la première fois que nous la vimes, (c’était un dimanche, comme elle prenait de l’eau benite à l’église en même tems que nous) vous me dites, (en commençant par un f… bien articulé) voilà une petite coquine à qui je le ferais bien !… Cela était fort galant assurément ; mais par malheur cela prit fort mal, et depuis ce tems là elle n’a cessé de dire que vous êtes un fier insolent.

La Ricanière. Mr. Diavolo : j’ai envie de voue mettre pour quelques mois chés un apoticaire…

Diavolo. A quoi bon, Monsieur !

La Ricanière. Pour vous apprendre à dorer les pilulles. — Après.

Diavolo. Le dimanche suivant vous vintes, en joli frac, voir danser la communauté. Vous ne vites pas derrière vous, comme je le vis moi, Jannette qui vous montrait à l’oncle de Dorothée, et qui lui disait, (cet oncle est un cavalier de Maréchaussée) : Je gage Mr. Tonnère, que vous avés hapé dans votre vie bien des coquins qui n’en avaient pas autant la mine que ce beau Monsieur là !

La Ricanière. Je pense, Mr. Diavolo, que vous vous faites un jeu de m’outrager…

Diavolo. Prenés que je n’ai rien dit, Monsieur, poussés votre pointe, vous verrés comment vous serés reçu…

La Ricanière. Ecoutés bien ceci, Mr. Diavolo. (il le saisit au poignet, d’un air préparé) J’avais un assés médiocre caprice pour cette fille… qui n’est pas au surplus un prodige de beauté…

Diavolo. Ne me disloqués pas un bras, je vous prie… Eh bien ?

La Ricanière. Je jure que puisqu’elle l’a pris sur ce ton là, je l’aurai… je l’aurai, morte ou vive, Mr. Diavolo…

Diavolo. (secoué) Ayés, Monsieur ! Ayés… mais que j’aie mon bras, s’il vous plait…

La Ricanière. Et si vous avés un peu d’ame, vous apprendrés à vivre de même à cette Dorothée, qui probablement est dans les principes de sa paysanne de maîtresse, et qui certes n’est pas connaisseuse, si elle ne vous voit point (mais avec toute vérité pour le coup) la phisionomie d’un pendard.

Diavolo. Nous ferons sans doute ensemble. Monsieur, l’apprentissage chés l’apoticaire ? N’est ce pas ?…

La Ricanière. Je cède à ton génie criminel, l’honneur d’inventer un moyen de me mettre dans les bras de Mlle. Jannette… Songe que je ne veux pas, mon cher Diavolo, qu’il m’en coute un soin, une complaisance, une feinte… un cadeau… Je veux l’avoir, pour me venger de sa capricieuse antipathie, et tout de suite la berner, à la faire crever de rage.

Diavolo. Oh ! le joli petit roman que nous allons filer !… Qui de nous, Monsieur, est le plus pend…

La Ricanière. (frappant brutalement du pied et lorgnant une canne, a coupé la parole au valet) Drôle !… (la Ricanière n’a plus qu’à se mettre au lit — en se couchant.) Songés cette nuit à ce qu’il faudra faire pour que mon projet réussisse, et demain matin faites moi part de votre plan. — Allés.

Comme chacun a son amour propre, et comme ce n’était pas précisément de l’attachement qu’avait le Diavolo pour son peu sensible maître, ce valet ne se sentit pas, au sortir de l’entretien, un bien grand zèle à prendre dans cette occasion le caducée. Rendre compte, dès le lendemain, du plan d’une opération difficile ! Cela n’était pas aisé ! La demande en était déraisonnable : cependant, rester court ! Démentir la haute réputation qu’on a de réussir à tout ce qu’on s’avise d’entreprendre ; flétrir, dans un cul-de-sac champêtre, tant de lauriers conquis dans les plus grandes villes ! Non Diavolo : (se dit enfin le garnement en se frottant le front) tu ne demeureras pas en chemin pour un pas difficile : il faut que ton maître ait sa Jannette, et que la Dorothée qui me plait encore mieux à moi, soit la récompense de ma glorieuse peine. „ Un coquin dort ordinairement fort bien, lorsqu’il a fixé le plan d’une entreprise coupable. C’est tout à fait le rebours, qui arrive aux honnêtes gens.

De bonne heure. Monsieur Diavolo se met en campagne : à tout hazard il prend le chemin de la métairie du mont… En passant le long d’un sentier, près du bord d’un escarpement, (formé par un gros morceau de rocher séparé de plusieurs autres blocs, et qui concourt avec eux à fermer une espèce d’antre, couvert en quelques endroits par d’épaisses touffes d’arbustes sauvages mêlées de ronces,) notre homme, à l’oreille subtile, entend marmotter quelqu’un à travers ce fouillis : arrivé sur le bord de cet espèce de précipice, il découvre que de l’autre côté il y a comme une route frayée, et c’est à la refermer après eux que s’occupent deux jeunes garçons, causant ensemble et toujours s’approchant de plus en plus de l’espèce de cabinet découvert que ferment les blocs de roche.

Diavolo, tapis dans les broussailles, distingue à merveilles Guillot et ce que celui-ci dit à Jacot ; son compagnon donne de grandes lumières pour certain projet à l’écouteur, que la conversation suivante, sert de même à merveille pour son propre compte.

Guillot. Voici l’endroit, tu vois qu’il n’est pas difficile d’y arriver par le chemin que nous avons pris ! A l’heure convenue, tu les amèneras toi même : je serais en avant, à vous attendre. Aye soin seulement de recourber toujours derrière toi les branches de noisetiers, et de replacer les grosses pierres…

Jacot. Je n’y manquerons pas.

Guillot. Tu vois que d’ailleurs l’endroit est commode : voici un joli petit rafraichissoir pour nos bouteilles…

Jacot. Dame ? t’as eu bin de l’esprit de trouver çà !

Guillot. C’est l’oncle de ta Dorothée qui me l’a enseigné. Autrefois cet endroit était le refuge d’une bande de voleurs : Tonnère y en a pris plusieurs pour son compte…

Jacot. Mais, crois-tu, cousin qu’elles auront la braverie de venir…

Guillot. Garde-toi de leur parler de ce que je viens de t’apprendre…

Jacot. Mais, si je viens à avoir peur moi, et qu’alles me demandent pourquoi ! qu’est ce que je leur dirai !

Guillot. Va-t-en au diable ! Si tu as peur, tu ne seras qu’un sot, et je serai le premier à presser Dorothée de te planter là ; quant à moi pour mes amours, je me passerai fort bien de ta présence, et je n’ai pas peur… &c.

D’après cela le Diavolo savait donc qu’il se ferait une partie quarrée, où Guillot et Jacot auraient l’honneur d’entretenir Mlles Jannette et Dorothée, et de goûter avec elles ! Il ne s’agissait plus que d’épier, de troubler la fête et de s’emparer des beautés villageoises. Ce n’était pas ce qui se montrait le plus difficile à l’aguerri valet, peu délicat, en toute occasion sur le choix des moyens.

J’ai votre affaire, Monsieur, dit au Chevalier de la Ricanière vers midi, le bandit Diavolo, tout lier d’un succès dû au pur hazard, mais dont il voulait que tout l’honneur demeurât pour le moment, à son génie.

La Ricanière. Comment ! Tout de bon ! Tu es déjà venu à bout de nouer une intelligence ?…

Diavolo. Mieux que cela, j’ai un rendés-vous !…

La Ricanière. Cela s’appelle parler, et voila que je reconnais mon homme supérieur… mon diable, en un mot. Comment cela s’arrangera-t-il ?

Diavolo. Ce sont leurs amoureux eux mêmes qui nous les amènent.

La Ricanière. Celui-là est fort, quoi ! Mr. Guillot, l’épouseur, à ce qu’on dit…

Diavolo. Lui même, et un certain Mr. Jacot, que nous n’avions pas l’honneur de connaître, mais que j’ai découvert être le rival redoutable qu’il me faut supplanter auprès de la grande Dorothée. Cette concurrence me pique, et j’en tiens maintenant pour cette dindonière, sachant qu’en la croquant je triompherai de son sot amoureux, et d’elle même. Sans cela j’aurais trouvé assés bête d’avoir cette grande jument là.

La Ricanière. La circonstance de démonter Mr. Guillot est aussi ce qui ajoute à ma fantaisie dans cette rustique aventure. Comme nos amis se moqueraient de nous, mon cher Diavolo, s’ils savaient quelle chasse nous nous amusons à faire maintenant, et quel gibier nous nous abaissons à faire tomber dans nos toiles…

Diavolo. A la bonne heure, mais je gagerai que ces imbéciles de paysannes, quoiqu’elles ayent bien chacune vingt ans, ont encore leurs pucelages, et c’est un gibier que nous n’avons jamais eu l’honneur d’attraper à nos belles chasses de Paris, et des villes de guerre ; si fait bien d’autres aubaines fort désagréables.

La Ricanière. Ah ! De la morale ! Songeons au plaisir…

Le résultat de cette conversation est qu’on va tenter l’aventure. „ Il faut dit le maître des cérémonies, (Monsieur Diavolo) que tantôt vous vous affubliés de mon costume paré de chasseur polonais, qu’on ne connaît point dans ces lieux, et j’endosserai, moi, celui qui me sert pour le voyage. Nous aurons, de la sorte, l’air de deux voleurs voyageurs, nous aurons renforcé le noir de nos sourcils, et donné à nos barbes une teinte de bleu de prusse, nous serons effrayans. Je vous conduirai en lieu tout à fait propre à une scène de brigandage ; les amoureux arriveront avec leurs amantes ; c’est de quoi nous sommes convenus : ils feront semblant d’avoir de nous une peur affreuse, et fuiront. C’est à nous alors de tirer parti de la circonstance, et de devenir heureux.

La Ricanière. (sautant au cou de Diavolo) Que je révère en t’embrassant, le phœnix des roués subalternes ! Un écuyer comme toi mérite l’honneur de la chevalerie, reçois en l’accolade, mon cher Diavolo !… Où est mon épée.

Diavolo. Je me tiens pour armé sans le reste du cérémonial.

La Ricanière. Pour te récompenser, l’ami, tout de suite après moi, je te ferai tater de la Jannette !…

Diavolo. Et vous serés fort heureux de tater de la compagne, vous ; c’est un beau brin de fille, en vérité.

La Ricanière. Quand on en sera là, nous verrons…

Dès qu’on a diné, l’on songe à se mettre en état d’entrer en scène. Par dessus son pantalon de soye, Mr. le Chevalier chausse celui de drap verd du valet : tous deux en brodequins, en veste courte, en bonnet polonais, endossent des sabres et chacun un sac de voyage ; un pistolet pend à chaque ceinture. Dans cet horrible costume, ils sortent par derrière sans être vus, et par différens détours, ils parviennent à l’endroit dont Mr. Diavolo connait la situation et la route.

Une heure avant le coucher du soleil, et lorsque l’impatience d’avoir attendu plus de deux heures, a fort irrité les embusqués, on entend enfin un certain bruit à travers la feuillée, et des voix de femmes se font reconnaître… les voici (dit Diavolo) cachons-nous bien, et ne nous montrons que lorsqu’il en sera tems… Ils sont blotis dans les arbustes, la bande amoureuse survient, on la voit…

Jannette. Mon dieu ! Mon cher Guillot, où nous conduisés-vous ?

Dorothée. Je meurs de peur.

Jacot. (tremblant) Je n’ai pas peur moi…

Guillot. Nous voici au but… Avoue maintenant, ma chère Jannette, que l’endroit est commode et sur ?

Jannette. Mais à quoi bon le venir chercher si loin ! D’accord ensemble, et nos parens n’étant pas éloignés de consentir à notre mariage, ne pouvons-nous pas nous voir librement à portée de chés nous, dans les jardins, dans l’avenue du château de Mr. de Monroc.

Guillot. J’ai mes raisons, mon cœur, pour que nous ne nous voyons plus, pour le tête à tête, qu’avec le plus grand mystère… (pendant que ce couple cause, l’autre tire d’un panier de quoi faire collation, et met rafraichir dans un petit courant d’eau claire, deux bouteilles de vin. Tout près Dorothée dépose une cruche pleine de lait, qu’elle doit porter, après le rendés-vous, au chateau : Mr. Jacot, pendant ces petits préparatifs fait à sa bonne amie des agaceries qu’elle endure assés gaiement pour que les témoins cachés puissent supposer qu’elle n’en est pas précisement à son apprentissage.)

La Ricaniere[1]. (caché) Cette Dorothée n’a pas l’air d’une novice.

Diavolo. (caché) Je commence à croire que le moineau est déniché.

Jannette. (à Guillot) Dis-moi, je t’en prie, qu’elles sont tes raisons, Guillot ?

Guillot. (se rendant familier) Nous aurons tout le tems de causer de cela, ma chère, quand nous aurons parlé d’autres choses… Permets d’abord… (il lui prend un baiser, et puis sa main tout de suite se faufile.)

Jannette. (troublée) Non, Guillot ! non, te dis-je, je ne veux plus souffrir que tu te fourres par là… (elle se débat) finis, ou je me fâche. L’autre jour tu m’avais mise dans un état… Tiens : une fille qui accorde, avant le mariage, ce que tu voudrais me ravir, est surement une femme malheureuse… attends… peut-être un mois encore…

Guillot. (montrant quelque chose de fort indécent.) Mais, vois donc, méchante, dans quel état tu me mets à mon tour…

Jannette. (sens se fâcher) D’accord : mais que veux-tu que j’y fasse !… (Guillot lui attire une main sur l’objet.) Fi… cache ta vilenie, cochon…

(Comme en même tems, Jacot parodie cette scène, mais avec un peu plus de succès, car Mlle. Dorothée se laisse tout prendre, et prend aussi, de manière à faire croire qu’elle va permettre quelque chose de plus) Diavolo juge qu’il est tems de se montrer ; mais la Ricanière qui croit n’avoir pas à craindre que Guillot soit heureux avec Jannette, serait bien aise de faire au valet la malice de lui laisser voir, avant l’éclat, Jacot favorisé par leur Dorothée.

Diavolo. Ça, Monsieur ! Qu’attendons-nous donc ? — Qu’ils les ayent enfilées à notre barbe ?

La Ricanière. (avec malice) Un moment encore…

Mais comme le chamaillis entre Guillot et Jannette devient plus vif, et que, tout uniment, Mlle. Dorothée se poste pour être entièrement complaisante, il n’y a plus à différer. Nos faux chasseurs, nos scélérats sortent avec fracas de leur cachette, et tenant aussitôt en joue, avec leur pistolet, les deux galans, ils crient d’un ton effroyable, et à la fois, „ la bourse ou la vie ?… — Jacot fuit, Dorothée s’évanouit : Guillot troublé, mais qui ne perd point la tête, reste, et muet examine avec quelque attention les figures de ses lâches agresseurs

Guillot. Ah ! Voilà justement ce que je craignai ! — Sauve-toi, Jannette, c’est ce coquin de chevalier…

Jannette la tête presque perdue, tâche d’échapper. Le chevalier veut la poursuivre ; Guillot s’oppose et se collette avec la Ricanière, qui est assés généreux toutefois pour ne point se servir de son arme à feu. Quelques coups de poing sont donnés de part et d’autre, mais dans ce moment le lâche Diavolo, outré de ce qu’on ôse frapper son maître, tire, et blesse au bras l’infortuné villageois : celui-ci perd connaissance. En même tems l’assassin se rue sur Dorothée évanouie, et la met à mal. Cependant la Ricanière au lieu de secourir le malheureux Guillot, se hâte de saisir Jannette, et lui présentant le bout de son pistolet, lui déclare que si elle ne fait les choses de bonne grace, il ne l’épargnera point. Il ne songe qu’à l’effrayer, son dessein n’étant point d’en venir à cet excès de crime. Jannette retrouvant alors toutes ses forces et sa présence d’esprit se défend avec vigueur ; elle fait retentir de ces cris violens, les échos de ce site sonore ; elle met en sang la figure du Tarquin ; elle a même tiré de sa poche un couteau, mais comme elle croit en frapper son infâme adversaire, il la souleve de terre en lui faisant perdre l’équilibre du côté de son bras armé. La manière dont elle tombe, rend l’arme inutile, et la posture devient si propice aux vues brutales du champion ; que sans plus d’obstacles, il peut ébaucher la consommation de son attentat horrible. C’est à ce moment que fond dans la caverne un détachement de maréchaussée, ayant à sa tête son exempt. Cette petite troupe amenée par la providence, passait à cheval au même instant où Jacot fuyait, criait au meurtre, et où des cris, à la suite d’un coup de feu, dénonçaient qu’il se commettait par là quelque crime.

Cependant la Ricanière, au fort de ses succès, n’a pas la prudence de se dégager : il croit que son pistolet en imposera, mais, Jannete a l’adresse de lui soulever le bras et rend sa menace vaine. Le Chevalier lui même est tenu en joue par un cavalier… Cependant la pauvre Jannette a subi presqu’en entier l’infâme outrage…

Le cavalier qu’on voit se précipiter du haut de la roche est Tonnère, qui furieux, s’apprête à venger sa niéce sur laquelle il a vu expirer l’infâme Diavolo. Dorothée, pétrifiée, moitié par la peur, moitié par le plaisir que son malheureux tempérament lui a permis de prendre avec un brigand, reste dans une honteuse attitude. Le scélérat maté, ne se souvient plus que son pistolet est vuide. Il vise Tonnère, mais inutilement. Les délinquans sont arrêtés, garotés et par égard pour Mr. de Monroc, dont on reconnait le neveu ; l’exempt conduit toute la troupe au chateau de ce seigneur. Guillot, quoique blessé, n’est nullement en danger ; il a même pu marcher jusqu’au bout avec les autres…

Croyés-vous que Mr. de Monroc, instruit de l’attentat, va tâcher d’appaiser l’affaire, et garder chés lui les coupables ! Point du tout — Il renonce, devant tout le village rassemblé, le parent indigne qui vient de perdre l’honneur. Il presse l’exempt de conduire au siège principal de la province les infâmes ravisseurs, et cela s’exécute sans que son œil sévère répande une seule larme…

La Ricanière ne s’éloigne pas sans vomir un torrent d’imprécations atroces contre celui qui ci-devant était son bienfaiteur. Diavolo pris, était le plus pusillanime des hommes, il suppliait, on le huait : et sa détresse égayait de quelque comique ce que cette tragédie avait de farouche…

Quant aux imprudentes femelles, après les avoir bien grondées d’une partie de plaisir, qui déposait contre leur vertu, Monroc fit à leur égard ce qu’il y avait à faire. Il hâta leurs mariages en leur composant une petite fortune. Les amans masculins se seraient peut-être volontiers dispensés pour lors d’épouser, mais le Caton seigneur tint ferme auprès des familles, pour que le scandale fut réparé par une union indissoluble.

A travers la procédure, qui fut longue, on acquit sur le compte du sieur Diavolo, des renseignemens très criminels, et qui lui firent enfin obtenir tout de bon la corde, mille fois méritée. Son maître cassé, deshonoré, aurait subi une prison de plusieurs années, si d’autres parens, moins fermes que Mr. de Monroc, ne se fussent intéressés à faire commuer le châtiment du vaurien, en un exil pour le reste de ses jours, en Amérique, quelqu’un de sa famille avait une partie de sa fortune.




  1. Scène double.