Nerciat - Contes saugenus/6

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LES FOLIES AMOUREUSES.



Jettons au loin les crayons noirs dont nous venons à regret de nous servir. Détournons les regards du lecteur de l’affreux spectacle des crimes. Ceux que nous venons de peindre, outragent les lois ; nous nous réjouissons du chatiment que ces lois leur ont infligé. — Périssent les scélérats qui cherchent le bonheur dans la ruine de l’ordre social, et dans la honte des objets qui ont le malheur de leur inspirer ces désirs destinés par la nature à faire la félicité des humains, e : non à leur causer des peines cuisantes !… Mais trêve à la morale, et parlons du sixième tableau que nous avons à expliquer.

Le spectateur nous suit encore dans un lieu champêtre ; il voit des instrumens, l’ustensile d’une collation, des baquets… Qu’il se rassure, il ne tombera point ici de Ricanière et de Diavolo : les bonnes gens qu’une partie de bain dans une rivière voisine a réuni, n’ont rien à craindre de personne… Cette bande a pourtant mis de la partie un ennemi… mais débonnaire, et qui ne leur jouera point de méchant tour. Ce n’est qu’une ample provision d’un vin doux, tout frais découlé du pressoir, et dont ils ont pris outre mesure… On voit de quelle façon cet agréable ennemi fait perdre la tête à nos extravagans.

Il ne sera pas trop facile de faire connaître en particulier chacun des êtres qui figurent dans ce monceau de sacrificateurs de Priape : essayons du moins d’être aussi clairs que possible, et sachons à propos de quoi, l’on s’est ainsi juchés les uns sur les autres sans penser à s’assortir peut-être un peu plus convenablement.

Une femme couchée sur des carreaux, et dont on goûte, à la manière naturelle les suprêmes faveurs, est Mlle. Julie, jeune cantatrice française, mais qui s’est instruite en Italie, et qui voyage pour recueillir les fruits de son précieux talent. Le jeune homme qui la sert, à la française, est l’aimable Mignoni, peintre milanais, attaché à certain prince, amateur des arts, et qu’on ne nomme point. C’est quelque part dans ses états que se passe la sçène vive que représente notre tableau. Le jeune homme que subit Mignoni, tandis que ce dernier exploite la cantatrice, c’est le prince lui même, qui est un seigneur fort débauché. Les fredaines des empereurs romains, parvenues jusqu’à nous, graces aux soins que Suétone prit de les recueillir, ont appris à son altesse que, sous les yeux de Vénus et de Priape toute distinction humaine soit de sèxe, soit de rang social, disparait. En conséquence, Monseigneur dérogeant d’une part avec le plébeyen Mignoni, déroge bien pis encore avec le jeune Hinterbohrer, son valet de chambre coiffeur, qu’on voit prendre avec l’altesse une excessivement familière liberté ; mais telle est la bisarrerie du maître qu’il jouit rarement, de telle façon que cette fantaisie lui prenne, sans se faire donner l’accessoire auquel on le voit soumis… Hinterbohrer est, de tous les attachés subalternes celui de qui le prince reçoit le plus volontiers ce galant service… On voit le Nicodème du jeune Cæsar allonger les levres pour arriver jusqu’au bijou-d’amour d’une dame placée du côté des têtes du grouppe couché. Cette jeune personne est la première dame d’honneur de la princesse… Celle-ci (nous voulons dire la dame d’honneur) est une singulière créature, qui s’est frappé l’imagination d’une prophétie qu’on lui a signifiée, savoir : que si elle faisait un enfant, elle en mourrait. Heureusement, elle avait alors déjà favorisé quelques hommes, sans que le fatal accident d’une grossesse lui fut arrivé ; mais, dèslors, elle ne permet plus aucun acte naturel à crud. Si, ce qui est très rare, elle accorde à quelqu’un l’insigne faveur d’entrer chés elle par devant, il faut indispensablement que l’heureux soit vêtu de ce petit fourreau sans couture qui porte le nom d’une ville ci-devant épiscopale de France ; mais comme nous l’avons déjà dit, elle accorde très rarement cette faveur-là. Quand à tout le reste du bien que peut faire et recevoir une femme, elle y est aussi complaisante qu’habile. Ayant reçu de la nature des arrière-charmes infiniment désirables, elle se fait gloire d’y permettre le plus facile accès, et ces esprits-ignés, qui chés les dames ont leur résidence ordinaire à l’orient oûest, capitale du domaine des plaisirs, (parceque c’est là qu’on leur rend communément un électrique hommage), ces esprits se sont sensément partagés chés Mde. de Bivia, et trouvent aussi leur compte à l’occident, beaucoup plus fréquenté, graces à la peur capricieuse de cette belle.

Comme on sait à la cour, qu’une de ses plus douces jouissances, est d’être languayée[1], le galant Hinterbohrer se met à tous devoirs, et tâche, autant que sa propre position peut le permettre d’atteindre le sensible bijou.

Un seigneur italien voyageur, et qui est en visite chés le Prince, le comte Culamico, à portée de qui l’objet de son culte favori ne se présenta jamais sans qu’aussitôt il y fit une station dévote, ce comte s’est trouvé par hazard à portée de la belle Mappemonde du jeune Hinterbohrer, il s’y est faufilé par habitude ne prévoyant pas que l’illustre belle sœur du souverain pourrait avoir un moment de bonne volonté pour lui ; car c’est elle qui surprend notre italien par la faveur d’un baiser ; mais comme il est occupé, son altesse ne veut pas qu’il se dérange.

Ce qu’elle comptait lui demander, elle le reçoit de la part d’un poete de la cour, qui, tout en servant la sérénissime duchesse, chantourne dans sa tête un madrigal à la louange des attraits de la souveraine elle même, qui est cette folle qu’on voit gambader en haut sur une escarpolette. Cette princesse qui a carte blanche pour toutes les sottises qu’elle peut trouver bon de se permettre, a malgré cela pour son époux des égards, au point qu’en sa présence elle ne se permit jamais de donner la moindre atteinte à la décence conjugale. C’est d’après cet inébranlable principe que l’épouse, au lieu de se mêler parmi des fous chés qui l’on voit que la tête emporte le cu, s’est isolée, se bornant au plaisir délicat de planer en folichonant sur la lubrique assemblée.

Mde. de Bivia, disons-nous, cette première dame d’honneur que languaye l’attentif Hinterbohrer, est à son tour empalée par le grand Maréchal. On sait que dans une petite cour d’Allemagne, ce personnage est celui sur lequel roule tout le détail de l’intérieur. Exact observateur des moindres convenances, cet homme n’a pas manqué de faire à Mde. Bivia ce que son attitude lui paraissait exiger.

En même tems le dos du Maréchal parait un appui commode pour la seconde dame d’honneur, Mlle. de Braiseval, jeune française de qualité, mais pauvre que ses talens ont fait appeller à la cour. Etendüe sur les complaisantes omoplates du Maréchal, elle reçoit paisiblement l’hommage des flammes amoureuses du conseiller privé ; son excellence Mr. Plünder, ayant le département des finances, et sur lequel Mlle. de Braiseval a pris un ascendant fort lucratif.

Nous avons été au plus pressé en faisant ainsi connaître tout de suite au spectateur tous les personnages que notre tableau met en scène. Il aura remarqué sans doute qu’on y compte six hommes et cinq femmes seulement. Pourquoi cet impair ? Car ce qui se passe a tout l’air d’être une partie méditée, et dans ces sortes d’occasions, on manque rarement à se composer d’un nombre égal de dames et de cavaliers ? La réflexion est juste : mais, de même qu’on ne voit, dans ce cadre resseré ni la rivière argentine où l’on avait fait la partie de venir se baigner, ni la calèche à douze places qui a amené toute la bande dorée, ni les équipages de suite, valets &c… de même on ne voit point certaine grande maitresse de la souveraine, qui complettait le sixième couple. Cette indispensable compagne est une antiquaille de cinquante et tant d’années, qui n’étant plus ni belle ni même passablement conservée, chomme en enrageant, partout où il y a des plaisirs impromptus, semblables à ceux que nous avons ici sous les yeux. D’ailleurs, la chère dame aimant à boire, et la fête du jour étant une petite orgie bacchique, la vieille Erigone s’est tellement enivrée de ce moût qui a mis seulement le reste de la bande en gaité, qu’elle n’a pu quitter le lieu de la collation, sur le bord de la rivière. Mais qu’on ne plaigne pas Mde. la grande Maitresse. Elle passe en ce moment fort bien son tems. Elle a le vin très amoureux et très badin. Elle a donc déjà fait agréer ses honorables faveurs à deux grands et gros écuyers, personnages à la vérité très subalternes, mais qui ont un merveilleux talent, et qui tous fiers de leur étrange aventure, s’évertuent à donner à l’envie les plus grandes preuves de leur robuste savoir faire…

Sans doute, on s’attendait à trouver à ce dernier récit, comme aux précédens, quelques lambeaux de dialogue ? mais que le lecteur soit raisonnable ! L’esprit familier qui nous dicte ces folies n’était point présent quand la partie de bain s’en nouée au chateau. Pendant le trajet d’environ une lieue qu’on a fait ventre à terre, le bruit de la calèche, des chevaux, des dogues et des danois qui aboyaient devant les voitures, ont empêché notre espion d’entendre ce qui se disait. A peine arrivés on s’est baigné pêle-mêle ; point d’entretien ; ensuite on a collationné et bû à l’excès. Le moyen de recueillir, au travers de tout cela quelque chose qui ait de la suite ! Puis enfin on en est venu à ce qu’on voit. Qu’y recueillir ! Chacun est fort à sa besogne. S’il échappe par-ci par-là quelques propos, c’est une bigarrure d’allemand, de français et d’italien qui n’a pas l’ombre de sens commun. Enfin si tous ces gens là, retrouvant leur raison, leur esprit et le point d’équilibre de leur existence respective, viennent plus tard à s’entretenir sensément, cela n’est point du ressort de notre cadre.


FIN.
  1. Ce mot n’a pas besoin d’explication, quand on a sous les yeux notre tableau ; nous disons cependant pour les esprits bouchés qu’il est synonime de gamahucher, si commun quoique bien moins expressif.