Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/19

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 121-123).

CHAPITRE XIX.


Nicolas fut debout de bonne heure ; mais il avait à peine commencé sa toilette quand il entendit des pas qui montaient l’escalier, et les voix de M. Folair le pantomime et de M. Lenville le tragédien.

— Entrez, dit Nicolas quand il eut achevé sa toilette. — Je viens vous parler de ma femme, monsieur Johnson, reprit Lenville, et j’espère qu’elle aura un beau rôle dans votre pièce. — J’ai regardé l’exemplaire français hier au soir, ça n’est pas trop mauvais. — Que ferez-vous pour moi, mon vieux ? demanda Lenville. Il me faut un personnage sombre et bourru. — Vous jetez votre femme et votre enfant à la porte, dit Nicolas, et, dans un accès de rage, vous assassinez votre fils aîné. — Vraiment ! s’écria M. Lenville ; c’est on ne peut mieux. — Après quoi vous êtes tourmenté par les remords jusqu’au dernier acte, et vous prenez la résolution de vous suicider. Mais au moment où vous portez le pistolet à votre front, l’horloge sonne dix heures. — Je comprends, s’écria M. Lenville ; c’est admirable. — Vous vous arrêtez, vous vous rappelez avoir entendu l’horloge sonner dix heures dans votre enfance. Le pistolet vous échappe des mains, vous êtes abattu ; vous fondez en larmes, et vous devenez un modèle de vertu pour le reste de vos jours. — Sublime ! dit Lenville, c’est d’un effet certain. Que la toile baisse sur une scène de sentiment comme celle-là, et ce sera un succès colossal. — Avez-vous quelque bon rôle pour moi ? demanda M. Folair avec inquiétude. — Attendez, dit Nicolas. Vous jouez le serviteur fidèle, vous êtes mis à la porte avec la femme et l’enfant. — Toujours accouplé avec cet infernal phénomène, dit en soupirant M. Folair ! et nous allons loger dans un taudis où je ne reçois point de gages, et où je fais des phrases sentimentales ! — Mais, oui, répondit Nicolas ; c’est ainsi que marche l’action. — Il me faut une danse quelconque, vous savez ; vous aurez à en introduire une pour le phénomène ; ainsi je vous conseille d’en faire un pas de deux pour épargner le temps. — Rien n’est plus facile, dit M. Lenville remarquant les regards troublés du jeune dramaturge. — Je n’en vois pas le moyen, reprit Nicolas.

— Il est évident, dit M. Lenville ; vous m’étonnez ! vous établissez la dame au désespoir, le petit enfant et le serviteur fidèle dans leur pauvre domicile ! eh bien ! voyez un peu : n’est-ce pas comme il faut, Tommy ?

— Oui, répondit M. Folair. La dame au désespoir, accablée de vieux souvenirs, s’évanouit à la fin de la danse, et vous terminez par un tableau.

Nicolas profita de ces leçons et autres semblables, qui étaient le résultat de l’expérience personnelle des deux acteurs, et quand il se fut enfin débarrassé d’eux, il se mit courageusement à la besogne. Pendant une semaine entière, il vit peu ses nouveaux collégues ; la pièce fut lue aux acteurs le lundi, comme le directeur l’avait désiré ; elle fut trouvée admirable, et M. Crummles l’annonça pour le samedi suivant, au bénéfice de miss Snevellicci.

Dès le matin du grand jour, le crieur alla proclamer à son de cloche dans toutes les places les plaisirs de la soirée. Des programmes de trois pieds de long sur neuf pouces de large furent dispersés dans toutes les directions, jetés par les soupiraux de toutes les cuisines, attachés à tous les marteaux de porte, développés dans toutes les boutiques ; on les placarda encore sur tous les murs, quoique avec peu de succès, car une personne illettrée s’étant chargée de ce soin, par indisposition de l’afficheur ordinaire, une partie des affiches fut collée à l’envers et le reste le haut en bas.

À cinq heures et demie il y avait quatre personnes à la queue ; à six heures moins un quart il y en avait une douzaine ; à six heures la presse était terrible, et quand l’aîné des fils Crummles ouvrit la porte, il fut obligé de se réfugier derrière pour sauver son existence menacée. Madame Grudden recueillit une recette de quinze shillings dans les dix premières minutes.

Derrière la toile régnait également un tumulte inaccoutumé. Miss Snevellicci était dans un tel état de transpiration que le fard lui coulait sur les joues. Madame Crummles était si agitée qu’elle pouvait à peine se souvenir de son rôle. La chaleur et l’anxiété défaisaient les boucles de miss Bravassa. M. Crummles lui-même avait l’œil collé au trou de la toile, et quittait de temps en temps son poste pour annoncer qu’un nouveau spectateur était entré au parterre.

Enfin l’orchestre joua, la toile se leva, et l’on commença la nouvelle pièce. La première scène, qui n’avait rien de remarquable, fut reçue assez froidement ; mais quand Nicolas eut sa scène à effet avec madame Crummles (sa mère dénaturée), quelles exclamations tumultueuses ! Quand il défia l’autre jeune premier, comme les loges, le parterre et les galeries retentirent d’applaudissements ! Lorsqu’il se cacha derrière un rideau, et que le traître porta des coups d’épée en tous sens, excepté à l’endroit où l’on voyait distinctement les jambes de Nicolas, quels frémissements de terreur s’emparèrent des spectateurs ! L’air, la tournure, la démarche, les gestes du débutant furent l’objet d’élogieux commentaires ; mademoiselle Snevellicci, l’héroïne, ne fut pas l’objet d’une moindre ovation ; on lui jeta des couronnes, dont, quelques-unes s’abattirent sur les quinquets et dont l’une alla au parterre ombrager les tempes d’un gros homme qui ne s’attendait pas à cet excès d’honneur ; lorsque enfin madame Grudden alluma les flammes du Bengale, et que tous les membres de la troupe qui n’avaient pas joué entrèrent précipitamment de toutes parts, non parce qu’ils étaient nécessaires à l’action, mais afin de terminer par un tableau, l’auditoire, qui s’était considérablement accru, poussa des cris d’admiration tels que ces murs n’en avaient pas entendu depuis bien longtemps.