Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/20

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 123-129).

CHAPITRE XX.


La nouvelle pièce, ayant décidément réussi, fut annoncée pour tous les soirs jusqu’à nouvel ordre, et le théâtre ne fut fermé que deux fois par semaine au lieu de trois. Ce ne furent pas les seuls indices d’un succès extraordinaire. Le samedi suivant, par l’intermédiaire de l’infatigable madame Grudden, Nicolas ne reçut pas moins de trente shillings. Outre cette récompense matérielle, il fut comblé de gloire et d’honneurs.

— J’ai encore une nouveauté, Johnson ! dit un jour M. Crummles d’un ton joyeux. — Quoi donc ? répondit Nicolas ; le petit cheval ? — Non, non, nous n’en venons jamais au cheval qu’à la dernière extrémité, et je ne crois pas que nom ayons cette année besoin de cette ressource. — Un petit garçon phénomène, peut-être ? — Il n’y a qu’un seul phénomène, Monsieur, répondit Crummles en accentuant ses paroles, et c’est une fille. — C’est vrai, dit Nicolas, je vous demande pardon. Alors, je ne me doute pas de ce que c’est. — Que diriez-vous d’une jeune dame de Londres, mademoiselle telle et telle, du théâtre royal de Drury-Lane ? — Je dirais que son nom ferait grand effet sur les affiches. — Vous avez raison ; et si vous aviez dit qu’elle ferait un effet non moins grand sur la scène, vous n’auriez pas eu tort du tout : voyez-moi ça ; qu’en pensez-vous ?

À cette question, M. Crummles déploya tour à tour une affiche rouge, une affiche bleue et une affiche jaune, en haut de chacune desquelles était écrit en énormes caractères : Débuts de l’inimitable miss Petowker, du théâtre royal de Drury-Lane.

— Quoi ! s’écria Nicolas, je connais cette dame. — Alors vous connaissez une femme de talent, repartit M. Crummles en repliant ses affiches ; c’est-à-dire qu’elle a du talent dans un genre particulier. La femme-vampire, répéta M. Crummles, la femme-vampire mourra avec cette jeune personne ; et c’est la seule sylphide que j’aie jamais vue se tenir sur une jambe, et jouer du tambourin sur son autre genou, comme font les sylphides. — Quand arrive-t-elle ? — Nous l’attendons aujourd’hui ; c’est une vieille amie de madame Crummles ; avec sa perspicacité habituelle, madame Crummles a deviné ce dont elle était capable, et lui a appris presque tout ce qu’elle sait. C’est madame Crummles qui a créé le rôle de la femme-vampire. — Ah ! ah ! — Oui, mais elle a été obligé d’y renoncer. — Est-ce qu’il ne lui convenait pas ? demanda Nicolas en souriant. — Si fait, mais il paraissait ne pas convenir aux spectateurs. C’était trop effrayant ; il n’y avait pas moyen d’y tenir. Ah ! Monsieur, vous ne connaissez pas encore madame Crummles.

Nicolas se hasarda à dire qu’il la jugeait à merveille.

— Non, Monsieur, non, mille fois non. Je suis moi-même hors d’état de la bien juger ; elle ne sera convenablement appréciée qu’après sa mort. Cette femme étonnante donne, chaque jour de nouvelles preuves de talent. Regardez-la, elle a nourri six enfants, qui tous sont vivants, et tous acteurs. — C’est extraordinaire ! s’écria Nicolas. — Ah ! bien extraordinaire vraiment, reprit M. Crummles prenant complaisamment une prise de tabac et secouant gravement la tête. La première fois que je vis cette femme admirable, Johnson, ajouta-t-il en se rapprochant et parlant d’un ton de confidence et d’amitié, elle se tenait en équilibre la tête en bas sur la pointe d’une lance, entourée de feux d’artifice ! — Vous m’étonnez ! dit Nicolas. — Elle m’étonna ! repartit M. Crummles. Tant de grâce unie à tant de dignité !… Dès ce moment, je devins son mari.

L’arrivée de l’aimable objet de ces observations mit brusquement un terme aux louanges de M. Crummles, et presque aussitôt le jeune Percy Crummles apporta une lettre adressée à sa gracieuse mère. À la vue de l’adresse, madame Crummles s’écria : C’est d’Henriette Petowker ! et elle en parcourut avidement le contenu. — Est-ce terminé ? demanda M. Crummles avec une certaine hésitation. — Oui, oui, répondit madame Crummles, c’est une excellente affaire pour elle. — En tout cas, c’est bien drôle, dit M. Crummles ; et là-dessus M. Crummles, madame Crummles et le jeune Percy Crummles partirent d’un éclat de rire. Nicolas les laissa s’abandonner à leur accès de bonne humeur, et retourna chez lui, se demandant quel mystère relatif à miss Petowker pouvait exciter tant d’hilarité, et songeant à l’extrême surprise dont cette dame serait saisie en le voyant enrôlé dans une confrérie dont elle faisait l’ornement.

Mais son attente fut trompée sous ce rapport. Miss Petowker lui glissa à l’oreille qu’elle n’avait pas dit un seul mot des Kenwigs à la famille Crummles, et qu’elle s’était donnée comme ayant rencontré M. Johnson dans les cercles les plus distingués de la capitale.

Nicolas eut l’honneur de jouer le soir même dans une petite pièce avec miss Petowker, et il ne put s’empêcher de remarquer que la chaleur avec laquelle elle fut accueillie devait être uniquement attribuée à l’action persévérante d’un parapluie placé aux secondes loges.

Il venait de se mettre à table avec Smike, quand un des gens de la maison entr’ouvrit la porte, et annonça qu’il y avait en bas quelqu’un qui désirait parler à M. Johnson.

— Eh bien ! dites-lui de monter, répondit Nicolas. Je crois, Smike, que c’est un de nos confrères qui vient nous demander à souper. Non, c’est quelqu’un qui n’est jamais venu ici, car il trébuche sur toutes les marches. Entrez, entrez. Que vois-je ? M. Lillywick !

C’était en effet le collecteur, qui, regardant Nicolas fixement et d’un œil impassible, lui secoua la main avec la dignité la plus solennelle, et s’assit au coin du feu.

— Depuis quand êtes-vous ici ? demanda Nicolas. — Depuis ce matin, Monsieur. — Ah ! j’y suis ; vous étiez au spectacle ce soir, et c’était votre para… — Et le voilà, interrompit Lillywick en montrant un vieux parapluie de coton vert dont le fer était tout bosselé ; comment avez-vous trouvé miss Petowker ? — Mais pas mal, autant que j’en ai pu juger, étant sur la scène. — Pas mal ! s’écria le collecteur ; et moi, Monsieur, je prétends qu’elle a été délicieuse.

M. Lillywick se pencha en avant pour prononcer ce dernier mot avec plus d’emphase. Puis il se redressa et fit une multitude de gestes et de grimaces.

Nicolas eut beaucoup de peine à s’empêcher de rire ; sans se hasarder à parler, il se contenta de faire des signes de tête pour répondre à ceux de M. Lillywick. — Permettez-moi de vous dire un mot en particulier, reprit celui-ci.

Nicolas lança un joyeux coup d’œil à Smike, qui le comprit et disparut.

— Un célibataire mène une triste existence, dit M. Lillywick. — Vraiment ? — Je vous le garantis ; il y a près de soixante ans que je suis au monde, et je dois savoir ce qui en est. — Vous devez le savoir certainement ; mais comment êtes-vous venus tous les deux ici, si vous allez vous marier ? demanda Nicolas. — C’est ce que je viens vous expliquer, répondit le collecteur. Le fait est que nous avons jugé convenable de cacher notre mariage à la famille. — À la famille ! dit Nicolas. Quelle famille ? — Les Kenwigs, repartit M. Lillywick. Si ma nièce et ses enfants avaient su un mot de ce qui se passe avant l’achèvement de la cérémonie, ils seraient venus se rouler à mes pieds, et je n’aurais pu m’en débarrasser qu’en leur jurant de ne jamais me marier ; ou bien ils auraient cherché à me faire interdire, ou bien ils auraient dirigé contre moi quelque terrible machination, ajouta le collecteur, qui tremblait en parlant. — C’est clair, dit Nicolas, ils eussent été jaloux. — Pour prévenir ces inconvénients, dit M. Lillywick, d’après ce qui avait été décidé, Henriette Petowker est descendue ici chez ses amis les Crummles, sous prétexte d’un engagement, et je l’y ai retrouvée. Maintenant, dans la crainte que vous n’écriviez à M. Noggs, et que vous ne lui parliez de nous, nous avons mieux aimé vous mettre dans le secret. Nous sortirons de chez les Crummles pour aller à l’église, et nous serons enchantés de vous voir, soit avant la cérémonie, soit à déjeuner. — Je serai charmé de me rendre à votre invitation ; cela me fera le plus sensible plaisir. — Et vous aurez soin de garder le silence ! — Vous pouvez compter sur moi. — Voulez-vous accepter quelque chose ? — Merci, je n’ai pas d’appétit, je suis tenté de croire que la vie matrimoniale a bien des charmes ; qu’en dites-vous ? — Je n’ai pas le moindre doute à cet égard. — Vous avez raison ; oui, certainement. Bonsoir.

À ces mots, M. Lillywick, dont les manières avaient dénoté, durant le cours de cette entrevue, un mélange extraordinaire de précipitation, d’hésitation, de confiance, de doute, de passion, de craintes, de bassesse et de présomption, descendit l’escalier, et laissa Nicolas rire à sa fantaisie.

Nous n’examinerons pas si le jour suivant parut à Nicolas composé du nombre d’heures ordinaires ; mais pour les parties plus directement intéressées à la cérémonie future, il s’écoula avec une grande rapidité, et l’on fut obligé de partir en toute hâte pour l’église.

La procession se composait de deux fiacres ; dans le premier étaient miss Bravassa, quatrième demoiselle d’honneur, madame Crummles, le collecteur et M. Folair, qui avait été choisi pour garçon d’honneur. Dans l’autre étaient la fiancée, M. Crummles, miss Snevellicci, miss Ledrook et le phénomène. Les costumes étaient superbes. Les demoiselles d’honneur étaient couvertes de fleurs artificielles, et le phénomène en particulier était presque invisible sous le bosquet portatif dans lequel il était enchâssé. Miss Ledrook, femme d’un esprit romantique, portait sur la poitrine l’image en miniature d’un officier inconnu, qu’elle avait achetée fort cher peu de temps auparavant. Les autres dames étaient éblouissantes de bijouterie fausse, et l’imposante majesté de madame Crummles excitait l’admiration de tous ceux qui la voyaient.

Mais l’extérieur de M. Crummles était peut-être le plus remarquable et le plus approprié à la circonstance. Le directeur, qui représentait le père de la fiancée, par une conception heureuse et originale, s’était préparé à ce rôle en s’affublant d’une perruque, d’un habit de couleur de tabac à la mode du dernier siècle, de bas de soie gris et de souliers à boucles. Afin de mieux jouer son personnage, il avait résolu de paraître ému profondément, et en conséquence, quand on entra dans le temple, le tendre père poussa des sanglots si déchirants, que la loueuse de chaises lui conseilla de se retirer dans la sacristie, et de boire un verre d’eau avant que la cérémonie commençât. Elle fut promptement accomplie. Pour signer sur le registre M. Crummles essuya avec soin et mit une immense paire de lunettes ; puis, vivement impressionnée, la société alla déjeuner. Ils trouvèrent à la maison Nicolas, qui attendait leur arrivée.

— Déjeunons, déjeunons, dit Crummles après avoir aidé madame Grudden dans les préparatifs du repas, qui était un peu plus copieux que ne l’eût désiré le collecteur.

Sans se faire prier, la société se pressa de son mieux autour de la table, et attaqua immédiatement les vivres. Miss Petowker rougissait beaucoup quand on la regardait, et mangeait beaucoup quand on ne la regardait pas ; M. Lillywick opérait avec ardeur, et se disait que, puisque c’était lui qui devait payer le régal, il fallait laisser aux Crummles le moins de restes possible. On but amplement à la santé des époux, et comme il n’y avait pas spectacle ce soir-là, M. Crummles déclara qu’il avait l’intention de ne quitter la table qu’après avoir absorbé tous les liquides ; mais Nicolas, ayant à jouer pour la première fois le rôle de Roméo le lendemain soir, profita pour s’éclipser d’un moment de confusion causé par l’intensité subite des symptômes d’ivresse que donnait madame Grudden.

Il fut entraîné à cette désertion non-seulement par sa propre volonté, mais encore par son inquiétude au sujet de Smike. Smike avait à jouer le rôle de l’apothicaire, et, quoique ce rôle ne se composât que d’une douzaine de lignes, tout ce que le pauvre diable avait pu se mettre dans la tête, c’est qu’il mourait de faim. Ses vieux souvenirs avaient peut-être contribué à lui graver ce fait dans la mémoire.

— Je ne sais que faire, Smike, dit Nicolas en mettant de côté la pièce, j’ai peur que vous ne puissiez jamais apprendre votre rôle, mon pauvre garçon. — Je le crains aussi, répondit Smike en secouant la tête ; pourtant si vous… mais cela vous donnerait trop de peine. — Quoi : demanda Nicolas ; parlez franchement. — Je pense, reprit Smike, que si vous vouliez me dire les phrases les unes après les autres, à force de les entendre je finirais par m’en souvenir. — Vous croyez ! Eh bien ! voyons qui se fatiguera le premier ; allons, Smike, commencez : Qui est-ce qui appelle si haut ? — Qui est-ce qui appelle si haut ? dit Smike. — Qui est-ce qui appelle si haut ? répéta Nicolas. — Qui est-ce qui appelle si haut ? cria Smike.

Ils continuèrent ainsi à se demander réciproquement : Qui est-ce qui appelle si haut ? jusqu’à ce que Smike sût cette phrase par cœur. Nicolas passa à une autre, puis à deux et trois à la fois. Enfin, à minuit, Smike s’aperçut, à son inexprimable satisfaction, qu’il commençait réellement à se rappeler quelques mots du texte.

Le lendemain, ils se remirent à l’œuvre de bonne heure, et Smike, rendu plus confiant par les progrès qu’il avait déjà faits, alla plus vite et de meilleur cœur. Dès qu’il sut probablement les paroles, Nicolas lui montra comment il devait entrer en scène, les deux mains appuyées sur son estomac, et comment il devait les frotter de temps en temps, pantomime généralement adoptée par les acteurs pour annoncer qu’ils voudraient bien avoir quelque chose à manger. Après la répétition du matin, ils reprirent de plus belle, et ne s’arrêtèrent, sauf un dîner à la hâte, qu’à l’heure de la représentation.

Jamais maître n’eut un élève plus attentif, plus humble, plus docile. Jamais élève n’eut un maître plus patient, plus infatigable, plus éclairé, plus bienveillant.

Les instructions de Nicolas eurent un plein succès ; le Roméo fut salué d’applaudissements prolongés, et Smike déclaré à l’unanimité, tant par l’auditoire que par les acteurs, le roi des apothicaires.