Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/38

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 237-242).

CHAPITRE XXXVIII.


Nicolas était triste en revenant de la maison de M. Bray chez les frères Cheeryble. Poursuivi par le souvenir de ce qu’il avait vu, il se montra tellement morose que Tim Linkinwater le soupçonna de s’être trompé dans un calcul, et le conjura sérieusement, s’il en était ainsi, de lui ouvrir son cœur et de lui faire un aveu sincère plutôt que de passer sa vie dans les remords ; mais, en réponse à ces représentations bienveillantes, Nicolas se contenta de dire qu’il n’avait jamais été plus joyeux, et pourtant il ne cessa toute la journée de s’occuper des mêmes idées.

Lorsqu’on se trouve dans cet état d’incertitude et de chagrin, on est disposé à flâner sans savoir pourquoi, à lire très-attentivement des affiches sans en comprendre un seul mot, et à regarder fixement à travers les vitres des boutiques des objets qu’on ne voit pas. Ce fut ainsi qu’en rentrant chez lui, Nicolas contempla avec le plus vif intérêt une énorme affiche appendue aux murs d’un petit spectacle. Il lut la liste des acteurs et des actrices qui s’étaient engagés à figurer dans un prochain bénéfice, et aperçut en tête de l’affiche écrit en gros caractère : Pour la dernière représentation, sans remise, de M. Vincent Crummles, si célèbre dans la province !!!

— Est-il possible ? se dit Nicolas.

C’était bien le nom de M. Crummles ; une première ligne était destinée à annoncer la représentation d’un mélodrame ; une seconde apprenait au public le rengagement d’un fameux jongleur africain ; une troisième, que M. Snittle Timberry, remis d’une grave indisposition, aurait l’honneur de paraître le soir même, et d’autres lignes que c’était la dernière représentation sans remise de M. Vincent Crummles, si célèbre dans la province.

— Sans doute, se dit Nicolas, ce doit être celui que j’ai connu ; il n’y en a pas deux pareils au monde.

La question fut éclaircie par un examen plus attentif de l’affiche. Dans la première pièce, le rôle de Roberto était rempli par M. Crummles aîné, et celui de Spalatro par M. Crummles jeune, paraissant pour la dernière fois. On avait intercalé pour eux, dans la pièce, une danse de caractère, et l’Enfant-Phénomène, paraissant pour la dernière fois, dansait le pas des castagnettes.

Nicolas n’eut plus de doutes, griffonna au crayon sur un morceau de papier le nom de M. Johnson, et fut conduit en présence de son ancien directeur par un brigand qui avait une large ceinture à boucle et des gantelets de cuir.

M. Crummles était placé devant un miroir. Il portait un sourcil fort touffu, planté au-dessus de son œil gauche, et tenait à la main son autre sourcil avec le mollet d’une de ses jambes. Enchanté de revoir Nicolas, il l’embrassa cordialement.

— Madame Crummles, dit-il, sera charmée de vous faire ses adieux avant de partir ; vous avez toujours été son favori. Je n’ai jamais été en peine de vous, depuis que je vous connais ; car tous ceux qui plaisent à madame Crummles sont sûrs de se tirer d’affaire.

— Je la remercie sincèrement de sa bienveillance pour moi, dit Nicolas. Mais où donc allez-vous ? — Ne l’avez-vous pas vu dans les journaux ? dit le directeur avec dignité. — Non. — J’en suis étonné… On m’a consacré un paragraphe parmi les faits divers ; je l’avais mis de côté. Où donc est-il ?

Après avoir feint de l’avoir perdu, M. Crummles tira de sa poche un pouce carré de journal, et le donna à lire à Nicolas.

« Le célèbre Vincent Crummles, si favorablement connu comme acteur et comme directeur, est sur le point de passer aux États-Unis pour y exercer son honorable profession. Crummles doit être accompagné de sa femme et de son illustre famille. Comme artiste dramatique et comme citoyen, Crummles emportera dans son voyage les vœux d’un très-grand nombre d’amis ; son succès est assuré. »

— Je suis surpris de ces nouvelles, dit Nicolas ; vous allez en Amérique ! Vous n’y songiez nullement lorsque j’étais avec vous. — C’est vrai, mais une circonstance m’y décide.

Pendant que l’ex-directeur achevait sa toilette, il apprit à Nicolas qu’il avait obtenu un engagement avantageux, et que, n’étant immortel qu’au figuré et dans la bouche de la renommée, il avait formé le projet de s’établir en Amérique, dans l’espoir d’y acquérir une propriété et d’y vieillir paisiblement. Nicolas approuva cette résolution, et M. Crummles lui donna des détails sur leurs amis communs. Miss Snevellicci s’était heureusement mariée à un jeune épicier qui fournissait le théâtre de chandelles, et M. Lillyvick tremblait sous le joug de sa tyrannique épouse.

Nicolas répondit à la confiance de M. Crummles en lui avouant son véritable nom, sa situation et ses aventures. Après l’avoir félicité sincèrement de l’amélioration de sa position, M. Crummles lui donna à entendre que la famille partait le lendemain pour Liverpool, où elle devait s’embarquer, et que si Nicolas voulait voir madame Crummles pour la dernière fois, il devait assister à un souper donné le soir même en l’honneur de la famille à une taverne voisine. M. Snittle Timberry avait été nommé président du banquet, et la vice-présidence était échue au jongleur africain.

Cependant la pièce qu’on représentait était finie, et quatre individus qui venaient de se tuer les uns les autres s’étaient précipités dans la chambre, dont la chaleur et l’encombrement rendaient le séjour peu tolérable. Nicolas accepta l’invitation, et promit de revenir à la fin du spectacle, préférant l’air frais du dehors aux parfums de gaz et de poudre à canon qui envahissaient les coulisses.

Il profita de cet intervalle pour acheter une tabatière d’argent pour M. Crummles, des boucles d’oreilles pour madame Crummles, un collier pour le Phénomène, et une épingle de chemise pour chacun des jeunes gens. À son retour au théâtre, il trouva les lumières éteintes, la salle vide, et M. Crummles, qui, en l’attendant, se promenait en long et en large sur la scène.

— Quelle agréable surprise ! dit madame Crummles à l’aspect de Nicolas. — C’est le hasard seul qui nous rassemble, répondit Nicolas, quoique j’eusse volontiers fait bien des démarches pour vous rencontrer. — Voici des gens de votre connaissance, dit madame Crummles en lui montrant ses deux fils et le Phénomène en fourreau de gaze bleue. Et comment va votre ami, le fidèle Digby ? — Digby ? dit Nicolas oubliant un moment le nom de théâtre de Smike. Ah ! oui… il va très-bien… Que dis-je ? Il est dans un triste état. — Comment ! s’écria madame Crummles en reculant tragiquement. — Il conviendrait mieux que jamais pour jouer le rôle de l’apothicaire, dit Nicolas en s’efforçant de sourire. — Que voulez-vous dire par là ? reprit madame Crummles accompagnant cette question de celui de ses gestes qui produisait le plus d’effet. — Je veux dire qu’un lâche ennemi le tourmente pour me causer de la peine, et lui inflige toutes les tortures… Pardonnez-moi ; je ne devrais jamais parler de cela, et je n’en parle jamais qu’à ceux qui connaissent les faits ; mais je me suis un instant oublié…

Après cette excuse hâtive, Nicolas salua le Phénomène, maudissant intérieurement sa précipitation, et se demandant avec inquiétude ce que madame Crummles penserait de cette sortie.

Cette dame parut ne pas s’en inquiéter, car le souper était servi. Elle donna la main à Nicolas, et alla se placer d’un pas majestueux à la gauche de M. Snittle Timberry. Nicolas eut l’honneur de s’asseoir auprès d’elle, et M. Crummles à la droite du président ; le vice-président fut flanqué du Phénomène et des deux fils.

La compagnie se composait de vingt-cinq ou trente artistes engagés ou non, et tous intimes amis de M. et de madame Crummles. Il y avait nombre égal de dames et de messieurs.

C’était, en somme, une société distinguée ; elle comprenait, outre les acteurs, un auteur dramatique qui avait arrangé pour la scène deux cent quarante-sept romans aussitôt après l’apparition du dernier volume, et quelquefois même avant cette apparition. Il avait donc des droits incontestables au titre d’auteur dramatique.

Ce personnage était à la gauche de Nicolas, auquel il fut présenté, comme un homme de beaucoup de talent, par son ami le jongleur africain.

— Je suis charmé de faire la connaissance d’un auteur d’un aussi grand mérite, dit poliment Nicolas. — Monsieur, vous m’honorez, répondit le bel esprit, il est vrai que j’ai rendu service à quelques auteurs en dramatisant leurs œuvres. — Vous avez fait comme Shakspeare, qui prenait les sujets de ses pièces dans des livres déjà imprimés. — C’est vrai, Monsieur ; William Shakspeare était un arrangeur dramatique, et il n’arrangeait pas mal. — Sans doute, reprit Nicolas ; mais il me semble que les dramaturges modernes ont été beaucoup plus loin que lui. — Vous avez raison, Monsieur, interrompit l’auteur, l’esprit humain a fait des progrès depuis Shakspeare. — Ils ont été beaucoup plus loin que lui, dit Nicolas, comme imitateurs, mais non comme écrivains originaux. Shakspeare prenait des légendes populaires, de vieilles histoires, d’antiques traditions, et les revêtait des éclatantes couleurs de son génie ; mais vous, messieurs les dramaturges, vous vous emparez de sujets qui sont loin de convenir au théâtre, et, loin de les embellir, vous les défigurez. Quelle différence existe-t-il entre ce brigandage et l’action d’un filou qui vole dans la rue, si ce n’est que les lois veillent à la conservation des mouchoirs de poche, et s’occupent fort peu des créations de l’esprit humain ? — Il faut vivre, Monsieur, dit l’auteur dramatique en haussant les épaules. — Le voleur aurait la même raison à donner, répondit Nicolas. Mais, puisque vous amenez la question sur ce terrain, je dirai que si j’étais romancier, et non arrangeur, j’aimerais mieux payer votre pension à la taverne pendant six mois que de vous permettre de toucher à mes volumes.

La discussion allait s’échauffer ; mais madame Crummles y mit un terme à propos en demandant à l’auteur dramatique des nouvelles de six pièces qu’il s’était engagé à écrire pour y intercaler les exercices du jongleur africain. La conversation animée qui s’entama sur ce sujet fit oublier Nicolas et ses injurieuses assertions.

Quand le punch, le vin et les liqueurs eurent remplacé sur la table les mets substantiels, un profond silence succéda par degrés à la rumeur des causeries particulières, et ne fut interrompu que par des encouragements.

Il y eut un intermède de musique, et plus tard M. Crummles but à M. Snittle Timberry, cet ornement du théâtre ; puis au jongleur africain, cet autre ornement du théâtre, en lui demandant permission de l’appeler son cher ami. N’ayant aucun motif pour la lui refuser, le jongleur africain la lui accorda gracieusement. On allait boire à la santé de l’auteur dramatique ; mais il avait trop bu à celle des autres, et on le trouva endormi sur l’escalier.

Après une longue séance, on se sépara avec force embrassades. Nicolas attendit que tout le monde fût parti pour offrir ses petits présents. En disant adieu à M. Crummles, il ne put s’empêcher de remarquer la différence de cette séparation et de celle qui avait eu lieu à Portsmouth. M. Crummles n’avait rien de ses manières théâtrales, et s’il eût pu reproduire à volonté l’expression de tristesse avec laquelle il tendit la main, c’eût été le meilleur acteur de notre époque.

Il était tard quand Nicolas prit congé de la famille Vincent Crummles.