Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/37

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 230-237).

CHAPITRE XXXVII.


— Les trois quarts sont sonnés, murmurait Newman Noggs en écoutant l’horloge d’une église voisine, et je dîne ordinairement à deux heures. Ce maudit homme le fait exprès.

C’était dans son obscur bureau et du haut de son tabouret que Newman Noggs tenait ce soliloque ; et comme tous les soliloques de Newman Noggs, celui-ci avait rapport à Ralph Nickleby.

— Je crois qu’il n’a jamais eu d’appétit, poursuivit Newman, si ce n’est pour les livres, les shillings et les pence, dont il est avide comme un loup. Je voudrais le voir forcé d’avaler une pièce de toutes les monnaies anglaises : le gros sou passerait difficilement ; mais la couronne ?… ah ! ah ! Tous les jours il me dit la même chose : Ne sortez pas avant mon retour. Alors, pourquoi sortez-vous toujours à l’heure de mon dîner ?

Ces mots, quoique prononcés sur un ton très-élevé, n’étaient adressés qu’aux murailles. Il s’était avancé dans l’allée quand le bruit du passe-partout dans la serrure de la porte lui fit opérer précipitamment sa retraite.

— Le voici, dit-il, et il y a quelqu’un avec lui ; maintenant il va me dire : Restez jusqu’à ce que monsieur soit parti. Mais je n’entends pas ça.

À ces mots, Newman se glissa dans un grand placard vide, et s’y enferma avec l’intention de décamper sitôt que Ralph serait installé dans sa propre chambre.

— Noggs ! s’écria Ralph, où est ce faquin ? Point de réponse. Le drôle a été dîner malgré mes ordres. Gride, vous ferez bien d’entrer ici, mon commis est dehors et le soleil dans ma chambre, nous serons ici plus au frais ; y consentez-vous ? — Certainement, monsieur Nickleby, le lieu m’est indifférent.

La personne qui faisait cette réponse était un petit vieillard de soixante à soixante cinq ans, très-maigre, très-courbé, et légèrement contourné. Tout son extérieur exprimait la fourberie et la trompeuse soumission d’un chat, et sa figure indiquait la luxure, la finesse et l’avarice.

Tel était le vieil Arthur Gride, qui appartenait évidemment à la race dont Ralph Nickleby faisait partie. Il s’assit sur une chaise basse, et Ralph se perchant sur le tabouret de bureau, et posant ses mains sur ses genoux, le regarda du haut de sa grandeur.

— Eh ! comment vous êtes-vous porté ? dit Gride feignant de prendre le plus vif intérêt à la santé de Ralph. Je ne vous ai pas vu depuis… — Depuis fort longtemps, dit Ralph avec un sourire particulier qui exprimait qu’il savait fort bien que son ami ne lui rendait pas visite dans le seul but de le complimenter. Vous avez eu du bonheur aujourd’hui, car je rentrais juste au moment où vous tourniez le coin de la rue. — J’ai beaucoup de bonheur. — On le dit.

Le plus vieil usurier remua le menton, sourit ; mais il ne fit aucune observation et ils demeurèrent quelque temps sans parler. Chacun d’eux cherchait à prendre avantage sur l’autre.

— Allons, Gride, dit enfin Ralph, quel sujet vous amène ?

Gride parut charmé que Ralph entamât le premier la question d’affaires.

— Oh ! monsieur Nickleby, s’écria-t-il, vous êtes un homme bien hardi. — C’est votre conduite sournoise et timorée qui me fait paraître tel par le contraste. — Vous avez un profond génie, monsieur Nickleby, reprit le vieil Arthur. — Je n’ai pas besoin de toute ma profondeur, reprit Ralph, pour deviner ce que veulent dire vos compliments. Je vous ai vu flatter et cajoler d’autres personnes, et je me rappelle parfaitement à quoi cela menait. — Oh ! oh ! reprit Arthur en se frottant les mains, je vois avec plaisir que vous vous souvenez du vieux temps. — Ainsi, reprit Ralph, quel sujet vous amène ? — Voyez, s’écria Gride, le souvenir même du vieux temps ne peut lui faire oublier les affaires. — Vous ne parleriez pas du passé, dit Ralph, si vous n’aviez quelque projet en vue pour le présent. — Il se méfie même de moi dit le vieil Arthur en se levant. Non, il n’y a personne au monde qui approche de monsieur Nickleby ; c’est un géant au milieu de pygmées.

Ralph regarda le vieux fripon avec un sourire tranquille ; et Newman Noggs sentit son cœur faillir en voyant s’éloigner la perspective de son dîner.

— Enfin, reprit le vieil Arthur, il faut bien me conformer à son humeur, puisqu’il veut parler d’affaires, et ne point lui faire perdre son temps. Le temps est de l’argent. — C’est vrai, dit Ralph, surtout quand on s’en sert pour calculer les intérêts ; non-seulement le temps est de l’argent, mais encore il coûte de l’argent, et il a coûté gros à certaines gens que nous pourrions nommer, ou j’ai oublié mon métier.

Le vieil Arthur répondit à cette saillie par des éclats de rire et des exclamations d’enthousiasme. Puis il rapprocha sa chaise basse, et reprit en ces termes :

— Que diriez-vous si je vous apprenais que je vais me marier ? — Je dirais, répondit froidement Ralph, que je ne sais à quelle intention vous mentez, que ce n’est pas la première fois, et que ce ne sera pas la dernière. — Mais je vous parle très-sérieusement. — Et moi, je vous répète très-sérieusement ce que je viens de vous dire. — Je ne veux pas vous tromper, je ne le pourrais pas ; moi, tromper monsieur Nickleby, ce serait impossible ! Je vous demande donc encore ce que vous diriez si je vous apprenais que je vais me marier ? — À quelque vieille sorcière ? — Pas du tout ; cette fois vous êtes dans l’erreur. À une jeune fille charmante, fraîche, aimable. — Comment s’appelle-t-elle ? — Quel homme ! s’écria le vieil Arthur ; il sait que j’ai besoin de son appui, il sait qu’il peut me l’accorder, il sait que tout peut tourner à son avantage, il sait déjà toute l’affaire !… elle s’appelle… Personne ne peut-il nous entendre ? — Eh ! nous sommes seuls, repartit Ralph.

Arthur Gride alla regarder à la porte, et la referma avec soin.

— On pourrait, dit-il, passer dans l’escalier, ou votre commis, tenté par la curiosité, pourrait revenir et s’arrêter à la porte, et je serais fâché que M. Noggs… Elle s’appelle… — Eh bien ! dit Ralph irrité de ce que le vieil Arthur s’arrêtait encore, comment ? — Madeleine Bray.

Arthur Gride semblait s’être attendu à ce que ce nom produirait un effet quelconque sur Ralph. Néanmoins celui-ci ne donna aucun signe extérieur d’étonnement ; mais il répéta ce nom plusieurs fois, comme occupé à chercher dans quelles circonstances il l’avait déjà entendu.

— J’ai connu un jeune Bray, dit-il, mais il n’a jamais eu de fille. — Vous ne vous rappelez pas Bray ? demanda Arthur Gride. — Non. — Walter Bray, l’homme à la mode qui rendait sa femme si malheureuse. Bray qui est maintenant détenu pour dettes ; vous ne pouvez l’avoir oublié ; nous avons fait tous deux des affaires avec lui ; il vous doit même de l’argent. — Ah ! je sais de qui vous voulez parler. Et votre future est sa fille ? — Oui ; je savais bien que vous n’aviez pu l’oublier. — Vous aviez raison, répondit Ralph ; mais Arthur Gride et le mariage sont deux mots qui hurlent de se trouver accouplés. Ce qui est plus incroyable encore, c’est que le vieil Arthur Gride épouse la fille d’un homme ruiné et détenu pour dettes. Vous êtes venu réclamer mon concours, ce motif seul vous amène chez moi ; expliquez-vous donc catégoriquement. Et surtout ne me parlez pas de l’avantage que je dois retirer de vos projets, car je sais que vous y trouverez aussi le vôtre ; autrement vous ne mettriez pas la main à la pâte.

Ces paroles étaient assez acerbes et sarcastiques pour échauffer même le sang glacé du vieil usurier ; cependant Arthur ne témoigna point de colère, et se contenta de s’écrier comme devant :

— Ah ! quel homme ! quel homme ! Puis, voyant sur les traits de Ralph un avide désir d’éclaircissement, il entra dans les détails nécessaires.

Il établit d’abord que Madeleine Bray était l’esclave des moindres désirs de son père, dont elle était l’unique appui. Ralph répondit qu’il en avait déjà entendu parler, et que ce dévouement insensé prouvait qu’elle ne connaissait pas le monde.

Il s’étendit ensuite sur le caractère du père, et posa en fait que, s’il accordait à sa fille toute l’affection dont il était capable, il en avait néanmoins beaucoup plus pour lui-même. Ralph répliqua que c’était assez naturel et très-probable.

En troisième lieu, le vieil Arthur déclara que Madeleine était une charmante fille, et qu’il avait réellement envie de la prendre pour femme.

Ralph ne daigna répondre que par un sourire railleur.

— Maintenant, dit Gride, venons au plan que j’ai conçu. Je ne me suis pas encore présenté au père à titre de futur époux. Il y a six mois que j’ai vu pour la première fois la fille, et c’est moi qui fais détenir M. Bray pour la somme de dix-sept cents livres. — Vous parlez comme si vous étiez le seul créancier, dit Ralph exhibant son portefeuille. Je le suis aussi pour la somme de neuf cent soixante-quinze livres quatre shillings trois pence. — Nous sommes les seuls créanciers, dit Arthur avec empressement, nous seuls payons les frais de sa détention, et ils sont assez considérables, je vous le garantis. Maintenant, je me propose pour gendre à Walter Bray ; je m’engage à le faire mettre en liberté immédiatement après mon mariage, et à lui faire une pension qu’il ira manger de l’autre côté de la Manche. (Si j’en crois le médecin que j’ai consulté, il est impossible qu’il vive longtemps.) Si je lui présente convenablement les avantages d’un pareil arrangement, pensez-vous qu’il puisse me résister ? et s’il ne peut me résister, pensez-vous que sa fille puisse lui opposer la moindre résistance ? — Poursuivez, dit Ralph, dont la froideur étudiée présentait un étrange contraste avec le ravissement auquel son ami s’était par degrés laissé entraîner, poursuivez ; vous n’êtes pas venu ici pour m’adresser cette question. — Non sans doute ; j’en conviens volontiers. Je suis venu demander combien, si je réussissais auprès du père, vous réclameriez de moi pour ce qu’il vous doit. Est-ce vingt-cinq, trente, cinquante pour cent ? Vous êtes mon ami, et nous avons toujours été bien ensemble, aussi irai-je jusqu’à cinquante pour cent ; mais vous ne serez pas assez dur pour les exiger, je le sais. — Vous ne dites pas tout, reprit Ralph toujours calme et impassible comme un roc. — Vous ne m’en donnez pas le temps. J’ai besoin dans cette affaire d’un homme qui me soutienne, parle pour moi, plaide ma cause, me représente, et vous vous en acquitterez à merveille. Or, si vous recouvrez, grâce à moi, une partie d’une créance que vous regardiez depuis longtemps comme perdue, ne me viendrez-vous pas en aide ? — Vous avez encore autre chose en vue ? — Non, vraiment. — Si, vraiment, je vous le dis. — Oh ! reprit Arthur feignant d’être éclairé tout à coup, vous pensez que j’ai pour épouser Madeleine d’autres motifs ; faut-il vous les faire connaître ? — Je vous le conseille, dit Ralph sèchement. — Je ne voulais pas vous en parler, parce que je croyais que vous cesseriez de vous inquiéter de cette affaire dès qu’on vous aurait désintéressé. Mais, puisque vous avez la bonté de m’interroger sur mes intentions, admettons que j’aie connaissance d’un patrimoine modique, très-modique, auquel cette fille a des droits, et que son mari pourrait empocher s’il était instruit comme moi de ce fait ignoré de tout autre. Ceci vous expliquera… — Toute votre conduite, interrompit Ralph brusquement. Maintenant, laissez-moi éclaircir la chose, et examiner à quelles conditions je dois contribuer à votre succès. — Mais ne soyez pas trop dur pour moi, s’écria le vieil Arthur d’une voix tremblante et en élevant les mains avec un geste suppliant. C’est un patrimoine très-médiocre, en vérité. Réglons à cinquante pour cent, et concluons le marché. C’est plus que je ne devrais donner, mais vous êtes si bon !…

Ne prenant pas garde à ces prières, Ralph réfléchit pendant quelques minutes et alla droit au fait sans aucune circonlocution.

— Si vous épousez cette fille sans mon concours, dit Ralph, vous serez obligé d’acquitter la totalité de la dette, autrement vous ne sauriez mettre le père en liberté. Il est donc évident qu’il me faut la somme entière claire et nette de toute déduction ; sans cela, j’aurais perdu à être honoré de votre confidence au lieu d’y gagner. Voilà le premier article du traité. Passons au second. Pour le mal que me donnera cette négociation, je veux cinq cents livres sterling… C’est peu de chose parce que vous aurez pour vous cette femme. Pour le troisième et dernier article, j’exige que vous me fassiez un billet par lequel vous vous engagerez à me payer ces deux sommes le jour de votre mariage avec Madeleine Bray avant midi. Telles sont mes conditions ; acceptez-les si vous voulez, ou mariez-vous sans moi si vous pouvez.

Ralph fut sourd à toutes les protestations d’Arthur Gride, et repoussa tout amendement aux trois articles proposés. Pendant qu’Arthur se récriait contre l’énormité des demandes, il y accédait peu à peu. Ralph demeura silencieux, et examina tranquillement les notes de son portefeuille. Enfin, Arthur Gride, qui s’était préparé avant sa visite à un résultat analogue, consentit au traité et signa le billet en soupirant ; mais il requit Nickleby de l’accompagner immédiatement chez Bray et d’entamer la négociation si les circonstances paraissaient favorables à leur projet.

Les deux usuriers sortirent bientôt après, et Newman Noggs, sa bouteille à la main, s’empressa de quitter son placard.

— Je n’ai plus faim maintenant, dit Newman, j’ai dîné. Je ne connais pas cette jeune personne, mais je la plains de tout mon cœur. Je ne puis la secourir, pas plus que les malheureuses victimes d’autres complots non moins vils que celui-ci. Quand j’ai connaissance de ces lâches trames, ça ne sert qu’à me tourmenter inutilement. Gride et Nickleby, quel couple ! Ô friponnerie ! friponnerie !

Après ces exclamations, accompagnées de violents coups de poing sur le sommet de son infortunée coiffure, Newman Noggs, dont la cervelle était légèrement troublée par l’absorption du contenu de sa bouteille, alla chercher des consolations chez un restaurateur voisin.

Cependant les deux complices s’étaient rendus à la maison où Nicolas avait paru pour la première fois, quelques jours auparavant. Ils avaient obtenu accès auprès de M. Bray, qui était seul, et étaient arrivés par d’habiles détours au véritable objet de leur visite. M. Bray, très-surpris au premier abord, s’était renversé dans sa chaise longue, et promenait ses regards d’Arthur Gride à Ralph Nickleby.

— Pouvez-vous, disait ce dernier, lui reprocher votre détention ? J’en suis moi-même la cause, il faut vivre, voyez-vous. Vous connaissez trop bien le monde pour ne pas juger sainement les choses. Nous vous offrons la meilleure réparation qui soit en notre pouvoir. Que dis-je, une réparation ! nous vous offrons un parti que plus d’un père titré souhaiterait pour sa fille : monsieur Arthur Gride, avec une fortune de prince ! — Monsieur, répondit fièrement Bray, ma fille, avec l’éducation que je lui ai donnée, indemniserait largement l’homme qui lui apporterait la fortune la plus considérable en échange de sa main. — C’est précisément ce que je vous disais, reprit l’artificieux Ralph Nickleby ; c’est précisément ce qui me fait considérer notre proposition comme aisément acceptable. Les époux n’auront point d’obligations l’un à l’autre. De votre côté, Arthur, est l’argent ; du côté de miss Madeleine est le mérite. Elle est jeune sans avoir d’argent ; vous avez de l’argent sans être jeune ; vous troquerez ensemble ; c’est un mariage écrit au ciel. — Oui, ajouta Arthur Gride en fixant ses yeux louches sur le beau-père qu’il désirait, le ciel nous a faits l’un pour l’autre.

Ralph s’empressa de substituer à cet argument des considérations plus terrestres.

— Et puis, songez, monsieur Bray. Vous pouvez encore être l’ornement de la société ; vous avez encore devant vous plusieurs années d’existence, en admettant que vous soyez libre, sous un ciel plus clément ; vous êtes fait pour la société, où vous avez déjà figuré avec éclat. En France, avec un revenu qui vous mettra dans l’aisance, vous renouvellerez votre bail de vie. Londres a retenti autrefois du bruit de vos somptueux plaisirs ; et, instruit par l’expérience, vivant un peu aux dépens des autres, au lieu de les laisser vivre à vos dépens, vous pourrez briller encore sur une scène nouvelle. Dans le cas contraire, qu’arrivera-t-il ? une captivité plus ou moins longue, une fosse dans le cimetière voisin, peut-être dans deux ans, peut-être dans vingt ans d’ici, voilà le sort qui vous attend.

M. Bray appuya son coude sur le bras de sa chaise, et se cacha la figure avec la main.

— Je parle franchement, dit Ralph, parce que je sens fortement. Il est de mon intérêt que mon ami Arthur Gride épouse votre fille, parce qu’alors il me payera. Je ne le cache point. Mais quel intérêt vous avez vous-même à la décider à cette union ! Songez-y ; elle fera des difficultés, des objections ; elle dira qu’il est trop vieux, et qu’il la rendrait malheureuse ; mais qu’est-elle maintenant, et qu’a-t-elle chance de devenir ? Si vous mourez, les gens que vous détestez la rendraient heureuse ; mais pouvez-vous en supporter la pensée ? — Non, reprit Bray poussé par un ressentiment qu’il ne put réprimer. — Je le savais… Si elle profite de la mort de quelqu’un, ajouta Ralph plus bas, que ce soit de celle de son mari ; qu’elle n’ait pas à considérer la vôtre comme l’événement à partir duquel elle doit dater une vie plus heureuse. Que nous objecterait-on ? Que son futur est trop vieux ; mais combien de fois des hommes riches et puissants, qui n’ont pas votre excuse, marient, pour assouvir leur ambition, leurs filles à des vieillards, ou, qui pis est, à des jeunes gens sans tête et sans cœur ! Décidez pour elle, Monsieur, décidez pour elle. Vous savez ce qui lui convient ; elle vivra pour vous remercier. — Silence ! s’écria M. Bray se levant brusquement et couvrant d’une main tremblante la bouche de Ralph, silence ! je l’entends venir.

Il y avait une lueur de conscience dans la honte et la terreur de M. Bray. Cette action précipitée enleva momentanément la mince enveloppe de mensonges spécieux qui cachaient de honteux projets, et les exposa au grand jour dans toute leur bassesse et leur laideur. Le père tomba pâle et tremblant sur sa chaise ; Arthur Gride prit et fit tourner entre ses doigts son chapeau sans oser lever les yeux ; et Ralph lui-même, humble comme un chien battu, fut terrifié par la présence d’une innocente jeune fille.

Cet effet fut aussi bref que subit. Ralph fut le premier à se remettre ; et voyant que Madeleine avait l’air alarmée, il la pria de se rassurer en lui affirmant qu’il n’y avait rien à craindre.

— C’est un spasme, dit-il en désignant M. Bray ; le voici qui reprend ses sens.

Il y avait de quoi toucher le cœur insensible d’un homme du monde à voir cette jeune fille, dont on venait de tramer le malheur, sauter au cou de son père, et lui prodiguer les paroles de tendresse les plus douces qu’un père puisse entendre. Mais Ralph contempla froidement ce spectacle. M. Bray attira sa fille vers lui et l’embrassa tendrement. Ralph, qui l’avait constamment suivie des yeux, se dirigea vers la porte, et fit signe à Gride de sortir, et il lui dit :

— J’ai surpris des larmes dans les yeux de Madeleine ; elle aura bientôt d’autres motifs pour en répandre. Oh ! nous pouvons attendre avec confiance la fin de la semaine.