Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/43

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 264-274).

CHAPITRE XLIII.


À la pointe du jour, Nicolas, qui n’avait pu fermer l’œil, s’élança hors du lit avec cette résolution qu’inspirent souvent les circonstances graves, et se prépara à tenter la seule chance de salut qui lui restât.

Il lui semblait que rester couché était perdre un temps précieux, et que l’exercice le rapprocherait du but qu’il désirait atteindre. Il erra dans les rues de Londres au hasard, en proie à de tristes réflexions. La veille, le sacrifice d’une femme aussi charmante à un pareil misérable lui paraissait une monstruosité trop révoltante pour s’accomplir ; mais l’aspect du mouvement de la population au réveil lui inspirait un sombre découragement.

— Avec quelle régularité, se disait-il, tout reprend chaque jour son cours invariable ! Toujours les avares et les fripons s’enrichissent, tandis que les honnêtes gens sont pauvres et malheureux ; toujours un petit nombre de privilégiés habitent de magnifiques hôtels, tandis que de génération en génération la majorité des hommes est sans abri et sans secours. Le dénûment pousse au crime des familles entières ; l’ignorance est punie sans avoir été éclairée ; les prisons engloutissent des milliers de malheureux prédestinés au mal dès le berceau. Que de misères, que d’injustices, que de souffrances ! et cependant le monde va toujours, et personne ne cherche un remède aux douleurs de l’humanité !

Mais la jeunesse ne contemple pas longtemps le côté sombre d’un tableau. Bientôt Nicolas recouvra son énergie, et, l’heure étant assez avancée, il déjeuna à la hâte et se rendit chez Madeleine Bray.

Il eut le bonheur de trouver la porte de la rue entr’ouverte, monta doucement, et se présenta. Bray et sa fille étaient seuls. Le changement opéré dans les traits de la jeune fille depuis trois semaines dénotait ses souffrances. Rien ne saurait se comparer à la pâleur diaphane, à la blancheur mate et glacée du visage qui se tourna vers Nicolas quand il entra. Il y avait dans son œil quelque chose d’inquiet et de hagard, mais en même temps une teinte de patience et de douce tristesse sans aucune trace de larmes. Son maintien n’était pas seulement calme et assuré, mais encore fixe et roide. La contrainte que lui avait imposée la présence de son père avait maîtrisé toutes ses pensées, mais en rendant ineffaçable l’expression qu’elles avaient communiquée aux traits.

Son père était assis en face d’elle, la regardant de côté, et causant avec une gaîté qui déguisait mal ses angoisses. Les pinceaux et les crayons n’étaient pas sur la table accoutumée ; les vases, que Nicolas avait vus remplis de fleurs nouvelles, étaient vides ou garnis seulement de quelques bouquets flétris. L’oiseau était silencieux ; le drap qui couvrait sa cage le soir n’avait pas été enlevé : sa maîtresse l’avait oublié.

Il y a des moments où l’esprit est si fatalement impressionnable, qu’il perçoit d’un coup d’œil une foule de sensations. Ainsi Nicolas avait tout observé, quand M. Bray lui adressa la parole.

— Eh bien ! Monsieur, que voulez-vous ? Parlez vite, s’il vous plaît, car ma fille et moi sommes occupés d’affaires plus importantes que celles qui vous amènent.

Nicolas s’aperçut que cette impatience était feinte, et que Bray était intérieurement charmé d’une visite propre à distraire sa fille. Celle-ci se leva, s’avança vers Nicolas.

— Madeleine, dit son père, que faites-vous ? — Miss Bray attend sans doute une lettre ; mais malheureusement mon patron est absent d’Angleterre. J’espère qu’elle voudra bien m’accorder un peu de temps. — Si c’est pour cela que vous venez, Monsieur, vous n’avez pas besoin de vous gêner. Ma chère Madeleine, je ne savais pas que Monsieur fût votre débiteur. — Oh ! d’une… d’une bagatelle.

Bray fit tourner sa chaise, et contemplant en face Nicolas :

— Je suppose, Monsieur, dit-il, que vous vous imaginez que nous péririons de faim sans les misérables sommes que vous nous apportez, parce que ma fille veut bien employer son temps de la manière dont elle l’emploie. — Je n’y ai jamais pensé. — Vous n’y avez jamais pensé ! C’est au contraire l’idée que vous vous faites toutes les fois que vous venez ici. Croyez-vous, jeune homme, que je ne connaisse pas l’humeur de ces petits marchands, fiers de leur bourse, quand ils ont ou s’imaginent avoir un moment un galant homme à leur merci ? — Je n’ai affaire qu’à une dame, dit respectueusement Nicolas. — C’est la fille d’un galant homme, Monsieur. Vous apportez peut-être des commandes ? Avez-vous de nouvelles commandes pour ma fille, Monsieur ?

Nicolas comprit le ton de triomphe et de raillerie avec lequel cette question lui était adressée ; mais comme il l’avait prévue, et se rappelait la nécessité de jouer son rôle, il présenta une note de quelques sujets de dessins que son patron désirait être exécutés.

— Voilà vos commandes, n’est-ce pas ? — Oui, Monsieur, puisque vous tenez à ce mot. — Eh bien ! Monsieur, vous pouvez dire à votre maître que ma fille, miss Madeleine Bray, ne daigne plus s’occuper de travaux de cette espèce ; qu’elle ne lui est plus subordonnée comme il le pense ; que nous n’avons pas besoin de son argent pour vivre, comme il s’en flatte ; qu’il peut donner celui qu’il nous doit au premier mendiant qui passera devant sa boutique, ou l’ajouter à la somme de ses profits la première fois qu’il les calculera. Voilà ma réponse à ses ordres, Monsieur. — Il vend sa fille, pensa Nicolas indigné, et il se croit le droit de se dire indépendant.

M. Bray était trop absorbé dans son triomphe pour remarquer un regard de mépris que Nicolas ne put réprimer.

— Maintenant vous avez rempli votre commission, et vous pouvez vous retirer, à moins que vous n’ayez encore… des ordres à nous donner. — Je n’en ai point, dit sévèrement Nicolas, et par égard pour le rang que vous avez jadis occupé, je me suis abstenu de cette expression et de toute autre qui, inoffensive en elle-même, eût pu impliquer quelque autorité de ma part et quelque indépendance de la vôtre. Je n’ai point d’ordres, mais j’ai des craintes que je ne puis m’empêcher d’exprimer ; j’ai peur que vous ne condamniez cette jeune personne à une condition pire que celle du travail manuel le plus pénible. C’est votre conduite qui m’inspire des craintes, et votre conscience, Monsieur, vous dira si elles sont fondées. — Au nom du ciel ! s’écria Madeleine alarmée, rappelez-vous qu’il est malade. — Malade ! malade ! je suis raillé par un courtaud de boutique, et elle le prie d’avoir pitié de moi et de se rappeler que je suis malade !

M. Bray eut une syncope si violente, que Nicolas craignit un moment pour si vie ; mais, le voyant se remettre, il se retira après avoir fait signe à Madeleine qu’il avait quelque chose à lui communiquer, et qu’il l’attendrait. Le malade revint lentement à lui, et, sans paraître se souvenir distinctement de ce qui s’était passé, il pria sa fille de le laisser seul.

— Oh ! pensa Nicolas, puisse cette faible chance ne pas m’échapper, et puissé-je obtenir d’elle au moins une semaine de délai et de réflexion ! — Vous êtes chargé d’un message pour moi, Monsieur, dit Madeleine en reconduisant Nicolas, ne m’en parlez pas maintenant, je vous en conjure, revenez après-demain. — Il sera trop tard, trop tard pour ce que j’ai à vous dire, et vous ne serez plus ici. Ah ! Madame, si vous avez la moindre affection pour celui qui m’a envoyé, le moindre souci de votre tranquillité, je vous supplie de m’accorder un entretien.

Elle essaya de rentrer, mais Nicolas la retint doucement.

— Je ne vous demande que de m’entendre, non pas moi seul, mais celui au nom duquel je parle, qui est absent et ignore votre danger.

La domestique était là, les yeux gonflés de larmes, et Nicolas l’implora en termes si passionnés, qu’elle ouvrit une porte dérobée, conduisit sa maîtresse dans une chambre voisine et fit signe à Nicolas de les suivre.

— De grâce ! laissez-moi, Monsieur. — Je ne puis vous quitter ainsi, j’ai un devoir à accomplir, et je dois vous conjurer de réfléchir sur le funeste parti qu’on vous fait prendre. — Quel parti, Monsieur, me fait-on prendre ? dit Catherine en s’efforçant de montrer de la fierté. — Je parle de ce mariage fixé à demain par un homme qui n’a jamais refusé son concours à une méchante action, de ce mariage dont l’histoire m’est beaucoup plus connue qu’à vous-même ; je sais quel piège on vous tend, je connais les deux complices, vous êtes trahie, vendue pour de l’or. — Vous avez, dites-vous, un devoir à accomplir, répondit Madeleine avec fermeté ; et moi aussi, j’en ai un que j’accomplirai avec l’aide du ciel. Si cette union est un malheur, c’est moi qui l’ai cherchée ; on ne me fait point prendre ce parti ; j’agis librement et sans contrainte ; rapportez cela à mon cher bienfaiteur, recevez ainsi que lui mes remercîments, et quittez-moi pour jamais. — Non, pas avant de vous avoir conjurée avec toute l’ardeur dont je suis animé de différer ce mariage d’une semaine. Non, pas avant de vous avoir conjurée de réfléchir plus mûrement à ce que vous allez faire. Vous ne sauriez concevoir toute la perversité de l’homme auquel vous allez donner votre main ; mais vous connaissez quelques-unes de ses actions ; vous l’avez vu, vous l’avez entendu parler ; songez, avant qu’il soit trop tard, au rôle que vous allez jouer. Pouvez-vous lui jurer à l’autel une foi que votre cœur lui refuse, pouvez-vous prononcer des paroles solennelles contre lesquelles se révoltent la nature et la raison, sans vous dégrader à vos propres yeux ? Les regrets que vous vous préparez n’augmenteront-ils pas à mesure que vous connaîtrez mieux son détestable caractère ? Ne vous engagez point à ce misérable ; endurez, si vous voulez, les fatigues d’un travail journalier, mais fuyez cet homme, fuyez-le comme la peste. Car, croyez-moi, je dis la vérité, la pauvreté la plus abjecte serait du bonheur comparativement au sort qui attend l’épouse d’un pareil homme !

Longtemps avant que Nicolas eût cessé de parler, Madeleine avait caché sa figure dans ses mains et donnait un libre cours à ses larmes.

— Monsieur, répondit-elle d’une voix d’abord entrecoupée, mais qui reprit par degrés la force que lui ôtait l’émotion, je ne vous cacherai point… je le devrais peut-être… que j’ai beaucoup souffert depuis la dernière fois que je vous ai vu. Je n’aime point cet homme ; la différence de nos âges, de nos goûts, de nos habitudes s’y oppose. Il le sait, et pourtant il s’obstine à m’offrir sa main. En l’acceptant, je puis rendre la liberté à mon père qui se meurt, prolonger son existence de quelques années peut-être, lui assurer de l’aisance, et épargner à un ami généreux le soin de secourir un homme par lequel, je l’avoue avec peine, son noble cœur n’est point compris. N’ayez point assez mauvaise opinion de moi pour me croire capable de feindre un amour que je n’éprouve point. Si la raison et la nature me défendent de l’aimer, je puis du moins remplir les devoirs d’une épouse, et me soumettre à tout ce qu’il exigera de moi. Il veut bien me prendre telle que je suis ; j’ai donné ma parole, et je devrais me réjouir au lieu de pleurer. L’intérêt que vous prenez à une jeune fille abandonnée comme moi, la délicatesse avec laquelle vous vous êtes acquitté de votre mission, méritent toute ma reconnaissance, et, en vous l’exprimant, je suis émue jusqu’aux larmes, comme vous le voyez ; mais, loin de me repentir, je suis heureuse d’acheter à ce prix la délivrance de mon père. — Vos pleurs tombent plus vite quand vous parlez de bonheur, dit Nicolas, et vous évitez de contempler le sombre avenir qui vous est réservé. Retardez ce mariage d’une semaine seulement. — Au moment où vous êtes arrivé, il parlait, en souriant comme autrefois, et comme je ne l’ai pas vu sourire depuis longtemps, de la liberté qui allait venir demain, de l’heureux changement de son état, de l’air frais, des tableaux variés qui redonneraient la vie à son corps épuisé ; son œil brillait, sa figure s’animait… je ne différerai pas d’une heure. — Ce sont des manœuvres employées pour vous décider. — Je n’en écouterai pas davantage, j’en ai déjà trop entendu. Ce que je vous ai dit, Monsieur, je l’ai adressé à l’ami auquel j’espère que vous le répéterez fidèlement. Je lui écrirai dans quelque temps d’ici, quand je serai plus calme, et accoutumée à mon nouveau genre de vie ; en attendant, que tous les anges le conservent ! — Encore un mot. Vos regrets seraient aussi amers qu’inutiles. Mais que puis-je dire pour vous engager à vous arrêter à ce moment suprême ? que puis-je faire pour vous sauver ? — Rien : voici la plus cruelle épreuve que j’aie subie ! ayez pitié de moi, Monsieur, et ne me percez pas le cœur par vos supplications. Je… l’entends qui appelle, je ne dois pas, je ne veux pas rester un instant de plus. — Mais si c’était un complot dont il me fût possible d’avoir la clef plus tard ; si vous aviez, sans le savoir, des droits à une fortune qui en vous échéant aurait pour votre père les mêmes effets que votre mariage ? — Non, c’est une chimère, c’est un conte d’enfant. Il appelle encore. — C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons sur la terre ; mieux vaudrait pour moi ne plus nous revoir jamais. — Pour tous deux, répondit Madeleine sans savoir ce qu’elle disait ; un temps viendra où le seul souvenir de cette entrevue pourrait me rendre folle. Dites-leur que vous m’avez laissée calme et heureuse ; et que Dieu vous garde, Monsieur !

Elle disparut, et Nicolas s’éloigna poursuivi par cette scène comme par un songe horrible.

Le soir de ce jour était le dernier du célibat d’Arthur Gride. L’habit vert-bouteille avait été brossé. Peg Sliderskew avait rendu ses comptes en qualité de femme de charge, et Arthur aurait pu songer à son bonheur ; mais il aimait mieux examiner les écritures d’un sale registre qu’il avait tiré d’un coffre solidement fixé au plancher.

— Voilà, dit-il, toute ma bibliothèque, c’est un des livres les plus intéressants qu’on ait jamais écrits ; j’en suis l’auteur, et il n’y a pas de romancier capable d’en faire un meilleur, je vous le garantis ; il est vrai comme la banque d’Angleterre, et sûr comme l’or et l’argent, mais il n’est pas destiné au public ; il est rédigé pour mon usage particulier. Hé ! hé ! hé ! hé !

Une note inscrite sur ce précieux registre arracha à Gride un soupir douloureux.

— Il faut payer une forte somme à M. Nickleby ; la dette de Bray tout entière, neuf cent soixante-quinze livres quatre shillings trois pence, et un billet de cinq cents livres, total mille quatre cent soixante-quinze livres quatre shillings trois pence : le tout pour demain à midi. D’un autre côté, je m’indemniserai par le moyen de ma femme ; mais reste à savoir si je n’aurais pas pu arranger l’affaire moi-même. Pourquoi n’ai-je pas eu le courage nécessaire ? pourquoi ne me suis-je pas expliqué hardiment avec Bray, ce qui m’eût épargné mille quatre cent soixante livres quatre shillings trois pence ? Ah ! je mourrai dans un dépôt de mendicité.

Cependant Arthur réfléchit qu’en tout état de choses il eût été obligé de payer la créance de Ralph, et que seul il eût fort bien pu ne pas réussir. Il reprit sa tranquillité d’âme, et feuilleta son livre de compte jusqu’à l’arrivée de Peg Sliderskew.

— Voilà le poulet, dit Peg en présentant sur une assiette un poulet microscopique un vrai phénomène de poulet, tant il était chétif et osseux. — Le bel oiseau ! dit Arthur après avoir demandé le prix, qui se trouva proportionné à la taille du volatile ; avec une tranche de jambon, des pommes de terre, des légumes, un pudding aux pommes et un petit morceau de fromage, nous aurons un festin de Balthazar. Il n’y aura qu’elle et moi, et vous, Peg, quand nous aurons fini. — Ne venez pas ensuite vous plaindre de la dépense, dit madame Sliderskew d’un ton bourru. — J’ai peur que la nourriture nous coûte cher la première semaine, reprit Arthur en gémissant, mais j’aurai soin de ne manger que suffisamment, et, pour ne pas en faire autant, je sais que vous aimez trop votre vieux maître. — Que savez-vous ? — Que vous aimez trop votre vieux maître. — Il n’y a pas d’excès. — Je dis que vous l’aimez trop pour vous régaler à ses dépens. — À ses quoi ? — Ô mon Dieu ! elle ne peut jamais entendre le mot le plus important, et elle entend tous les autres ! À ses dépens, vieille toue à écorcher !

Ce dernier hommage rendu aux charmes de madame Sliderskew ayant été prononcé à voix basse, cette dame approuva le reste du discours par un sourd grognement qui fut accompagné du bruit de la sonnette.

— On sonne, dit Arthur. — Oui, oui, je sais cela. — Alors, pourquoi ne partez-vous pas ? — Pourquoi partirais-je ? je ne fais pas de mal ici. — On sonne ! répéta Arthur Gride à tue-tête, en exprimant par une pantomime l’action de sonner à une porte. — Eh bien ! il fallait me le dire tout de suite, au lieu de parler de toutes sortes de choses qui n’ont aucun rapport avec ça. C’est sans doute la bière qu’on apporte. — Votre caractère change, madame Peg, dit Arthur en la suivant des yeux, je ne sais ce que cela signifie ; mais, si ça continue, nous ne nous accorderons pas longtemps.

À ces mots, il se remit à considérer son registre.

La chambre n’était éclairée que par une lampe, sombre et enfumée, dont les faibles rayons n’étaient projetés que sur un très-petit espace. L’usurier avait mis cette lampe si près de lui, qu’il n’y avait entre elle et lui que la place du registre ; et, comme il avait les coudes sur le bureau et les pommettes de ses joues sur ses mains, la clarté ne servait qu’à faire ressortir ses traits hideux, blanchissait une partie du bureau, et laissait tout le reste de la chambre dans une profonde obscurité. En levant les yeux et en regardant dans l’ombre, Arthur rencontra tout à coup le regard d’un homme.

— Au voleur ! au voleur ! s’écria Arthur se levant et serrant son registre contre son sein. — Qu’y a-t-il ? dit l’inconnu. — Retirez-vous ! Êtes-vous un homme, ou ?… — Pour qui me prenez-vous donc ? — Oui, oui, s’écria Arthur ombrageant ses yeux de sa main, c’est un homme, et non un esprit. Au voleur ! au voleur ! — Pourquoi crier ainsi ? vous vous méprenez sur mes intentions, dit l’étranger en se rapprochant. — Alors, comment êtes-vous venu ici ? que voulez-vous ? quel est votre nom ? — Mon nom ? vous n’avez pas besoin de le savoir. C’est votre domestique qui m’a ouvert la porte. Je vous ai adressé deux ou trois fois la parole ; mais vous étiez trop occupé pour m’entendre, et j’ai attendu en silence que vous fussiez moins absorbé. Quant à ce que je veux, je vous le dirai lorsque vous aurez assez de courage pour m’écouter.

Arthur Gride se hasarda à examiner plus attentivement le visiteur, et, remarquant que c’était un jeune homme de bonne mine, il s’assit en murmurant :

— C’est qu’il y a des gens malintentionnés qui rôdent par ici, et qu’on a déjà essayé de me voler ; ce qui me rend craintif. Donnez-vous la peine de vous asseoir.

Nicolas (car c’était lui) refusa, et voyant renaître les alarmes de Gride :

— Mon Dieu ! dit-il, je ne reste pas debout pour avoir sur vous l’avantage de la position. Écoutez-moi. Vous allez vous marier demain matin ? — Non… n… non. Qui vous l’a dit ? comment le savez-vous ? — N’importe, je le sais. La jeune personne qui va vous donner sa main vous hait et vous méprise. Son sang se glace quand on prononce votre nom devant elle. Le vautour et la colombe ne sauraient être plus mal assortis qu’elle et vous. Vous voyez que je la connais. Gride parut pétrifié d’étonnement ; mais il ne parla pas, peut-être par impuissance.

— Vous et un autre, qui s’appelle Ralph Nickleby, avez tramé ce complot. Vous lui donnez un bénéfice dans la vente de Madeleine Bray. Un mensonge erre sur vos lèvres, je le vois.

Il s’arrêta ; mais Arthur ne répondit pas.

— Vous vous promettez de la dépouiller ; comment, par quels moyens, je l’ignore, et je l’avoue franchement, car je dédaigne de souiller sa cause par la fourberie. Je l’ignore présentement ; mais je ne suis pas seul et sans amis dans cette affaire. Nous sommes déjà sur la piste, et si l’énergie d’hommes déterminés peut amener la découverte de votre trahison, si une haine légitime soutenue par de la fortune peut déjouer vos infâmes menées, vous en rendrez un jour un compte sévère.

Il s’arrêta encore, et Arthur Gride le contempla en silence.

— Si j’avais quelque espoir d’émouvoir votre compassion ou votre humanité, je vous montrerais l’innocence, la détresse, la jeunesse de cette dame, son mérite, sa beauté, son amour filial ; je vous rappellerais enfin l’appel qu’elle a fait à vos sentiments, mais il n’y a qu’une question à traiter avec les hommes comme vous. Dites-moi donc combien vous demandez ? Pesez les dangers auxquels vous êtes exposé. Vous voyez que j’en sais assez pour apprendre bientôt le reste. Établissez une balance entre le bénéfice et les risques, et fixez une somme.

Le vieux Gride ne répondit que par un hideux sourire.

— Vous croyez qu’on ne vous payerait pas ? Mais miss Bray a des amis riches et sur la solvabilité desquels vous pourriez compter.

Quand Nicolas avait commencé, Arthur Gride s’était figuré que Ralph l’avait trahi ; mais il fut bientôt convaincu que son complice était entièrement étranger à la démarche du jeune homme. Tout ce que celui-ci semblait savoir était que Gride payait la dette de Ralph ; mais c’était une circonstance connue de tous ceux qui étaient instruits de la détention de Bray. Quant au but secret du mariage, l’étranger avait pu le deviner ou en accuser Gride pour le sonder ; mais il n’en avait évidemment aucune idée exacte. Les promesses des prétendus amis de miss Bray étaient trop vagues pour qu’on s’y arrêtât. Telles furent les conclusions auxquelles arriva Gride. Avec cette facilité de calcul mental que lui avait donnée l’habitude, il suivit Nicolas pas à pas, démolissant intérieurement ses arguments sans avoir l’air de s’en occuper, et, à la fin du discours, il se trouva aussi déterminé que s’il eût délibéré une quinzaine.

— Je vous entends, s’écria-t-il en allant ouvrir les volets. Au secours ! au secours ! au secours ! — Que faites-vous ? dit Nicolas en lui prenant le bras.

Gride recula tout effrayé.

— Si vous ne sortez à l’instant même, je vais crier au voleur, au meurtre, à l’assassin ; je me débattrai, je me blesserai, et je jurerai que vous êtes venu ici pour me voler. — Scélérat ! — Une minute de plus, et je vais faire retentir la rue de clameurs telles, que, poussées par un autre que moi, elles me réveilleraient même dans les bras de la jolie Madeleine. — Infâme ! si vous étiez plus jeune… — Ah ! oui, dit Arthur Gride d’un ton railleur, si j’étais plus jeune, ce serait moins humiliant ; mais être trahi par la petite Madeleine, pour moi qui suis si vieux et si laid ! — Écoutez-moi, dit Nicolas, et rendez grâce au ciel de ce que j’ai assez d’empire sur moi-même pour ne pas vous jeter par la fenêtre, ce qu’aucune puissance ne m’empêcherait de faire une fois que je vous aurais empoigné. Je n’ai jamais été l’amant de cette dame ; il n’y a eu entre nous ni contrat, ni engagement, ni parole d’amour, elle ne sait même pas mon nom… — J’aurai avec elle une explication là-dessus, dit Arthur Gride, et nous rirons ensemble en songeant au pauvre jeune homme qui voulait l’avoir, et qu’on a éconduit parce qu’elle m’était promise.

Ce sarcasme fit naître sur la figure de Nicolas une expression si terrible, qu’Arthur Gride le crut sur le point de mettre sa menace à exécution. L’usurier avança la tête en-dehors, se cramponna à deux mains à la fenêtre, et poussa des cris lugubres. Ne jugeant pas à propos d’attendre le résultat de ce vacarme, Nicolas se retira ; et ce ne fut qu’après l’avoir vu s’éloigner dans la rue que Gride ferma la croisée, et s’assit pour reprendre haleine.

— Si jamais elle est maussade, se dit-il, j’aurai une arme contre elle. Elle ne se doute pas que je connais l’existence de cet amant ; et en utilisant à propos ce que je viens d’apprendre, je la ferai obéir au doigt et à l’œil. Je suis content que personne ne soit venu ; j’ai eu soin de ne pas crier trop fort. Quelle audace d’entrer dans ma maison et de me faire une scène à domicile ! Mais demain est le jour de ma victoire, et l’amoureux se mordra les doigts, se jettera à l’eau peut-être, ou se coupera la gorge… je n’en serais pas étonné ! eh bien ! ça complètera mon triomphe.

Là-dessus Arthur mit son livre de côté, ferma son coffre, et descendit dans la cuisine pour reprocher à Pegs Sliderskew d’avoir si facilement laissé entrer un étranger.

Peg ne comprenant pas l’étendue de la faute qu’elle avait commise, il lui dit de tenir la lumière et de l’accompagner, et alla fermer lui-même la porte de la rue.

— Le verrou d’en haut, le verrou d’en bas, la barre, un double tour et la clef sous mon oreiller. Bon ! si quelque admirateur repoussé se présente, il sera obligé de passer par le trou de la serrure. Et maintenant, Peg, au lit jusqu’à cinq heures et demie, et puis nous songerons à la noce.

À ces mots, il frappa gaiement madame Sliderskew sous le menton et parut un moment disposé à célébrer la clôture de son célibat en imprimant un baiser sur les lèvres de la vieille ; mais, après plus ample réflexion, il lui donna une autre tape sous le menton, et il alla se coucher.