Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/44

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 274-280).

CHAPITRE XLIV.


Il y a peu de gens qui restent longtemps au lit le matin de leurs noces. On raconte toutefois qu’un homme très-distrait, oubliant qu’il devait se marier le jour même, gronda en s’éveillant ses domestiques de lui avoir préparé une aussi brillante toilette.

Arthur Gride était revêtu de son habit vert-bouteille longtemps avant que madame Sliderskew, secouant un sommeil des plus lourds, eût repris le cours de ses fonctions domestiques.

— Le beau mariage ! disait-elle en rangeant dans la cuisine. Il lui faut une autre que sa vieille Peg pour avoir soin de lui. Ne m’a-t-il pas répété mille fois, pour me consoler d’être mal nourrie, mal payée, mal chauffée : Je ne vous oublierai pas dans mon testament, ma bonne, je suis garçon, je n’ai point d’amis, point de parents… Mensonges ! Et voilà qu’il m’amène une nouvelle maîtresse, une petite mijaurée, une enfant ! S’il avait besoin d’une femme, le vieux fou, pourquoi n’en prenait-il pas une qui lui convînt par l’âge, et qui fût habituée à son allure ? l’ingrat !

De son côté, Arthur Gride méditait dans sa chambre.

— Comment ce jeune homme a-t-il pu apprendre ce qu’il sait ? J’ai peut-être trop parlé. M. Nickleby me reprochait souvent de me mettre à causer avec lui avant d’être sorti de la maison de Bray. Je lui tairai une partie de ce qui s’est passé, car il me chercherait querelle, et me mettrait de mauvaise humeur pour toute la journée.

Ralph était universellement regardé par ses confrères comme un génie supérieur ; mais son caractère sévère et inflexible et ses talents consommés avaient fait sur Gride une impression si profonde qu’il avait réellement peur de lui. Lâche et rampant par nature, Arthur Gride s’humiliait dans la poussière devant Ralph Nickleby ; et quand même il n’y eût pas eu entre eux communauté d’intérêts, il se serait agenouillé aux pieds de son maître plutôt que de lui répondre et de lui opposer la moindre résistance.

Arthur se rendit chez Ralph, et lui raconta la scène de la veille en lui cachant seulement que le jeune étranger connût les motifs secrets du mariage.

— Il a essayé de vous faire peur, dit Ralph avec dédain, et vous avez eu peur, n’est-ce pas ? — Je l’ai effrayé en criant au meurtre et au voleur, et j’ai vraiment cru, un instant, qu’il en voulait à ma bourse. — Dites plutôt qu’il en voulait à votre future ; et quand vous serez marié enfermez-la, et surveillez-la avec soin. Mais, allons, l’heure de votre bonheur approche, vous allez me payer ce billet présentement, je suppose ? — Quel homme vous faites ! — Pourquoi pas ? d’ici à midi personne ne vous payera l’intérêt de l’argent, je pense. — Mais personne ne vous le payerait non plus, répondit Arthur regardant Ralph de travers avec toute la finesse dont il était capable. — Allons, si vous n’avez pas apporté l’argent, j’attendrai. Êtes-vous prêt ?

Gride répondit affirmativement, tira de son chapeau un paquet de faveurs blanches, en attacha à sa boutonnière, et décida, non sans peine, son ami à en faire autant. Ainsi accoutrés, ils montèrent dans une voiture de louage, et partirent pour la résidence de la malheureuse fiancée.

Gride, que son courage avait abandonné à mesure qu’ils approchaient de la maison, fut anéanti par le lugubre silence qui y régnait. Ils ne virent que la domestique, défigurée par les pleurs et l’insomnie. Il n’y avait personne pour les recevoir, et ils se glissèrent dans le salon, plutôt comme deux filous que comme un fiancé et son garçon d’honneur.

— On croirait, dit Ralph parlant involontairement à voix basse, qu’il y a ici un enterrement, et non pas une noce. — Hé ! hé ! hé ! vous êtes… vous êtes piquant. — Tant mieux, car nous avons besoin de nous égayer. Allons, quittez cet air maussade. — Oui, oui, mais… mais croyez-vous qu’elle paraisse bientôt ?

Ralph consulta sa montre.

— Je suppose, dit-il, qu’elle ne paraîtra que lorsqu’elle ne pourra pas faire autrement, et elle a encore une bonne demi-heure devant elle. Modérez votre impatience. — Je ne suis pas impatient, balbutia Arthur. Je ne voudrais pas la contrarier. Qu’elle prenne son temps, qu’elle prenne son temps.

En ce moment Bray lui-même entra sur la pointe du pied et la main levée.

— Silence ! dit-il à voix basse. Elle a passé une très-mauvaise nuit. Elle est habillée et pleure toute seule dans sa chambre ; mais elle va mieux, et elle se calme. — Elle est prête ? dit Ralph. — Tout à fait. — N’est-il pas à craindre qu’elle ne nous retarde par quelque faiblesse de jeune fille, par un évanouissement ? — On peut maintenant avoir confiance en elle, je lui ai parlé toute la matinée… Venez un peu par ici.

Il entraîna Ralph à l’autre extrémité du salon et lui désigna Gride, qui, pelotonné dans un coin, tourmentait les boutons de son habit. L’agitation et l’inquiétude donnaient un nouveau relief à la bassesse de sa physionomie.

— Regardez cet homme, murmura Bray ; n’est-ce pas une chose cruelle après tout ? — Quoi ? demanda Ralph aussi impassible que s’il eût réellement ignoré ce que Bray voulait dire. — Vous le savez aussi bien que moi. Ce mariage…

Ralph haussa les épaules, fronça les sourcils, et avança les lèvres comme font les hommes préparés à réfuter victorieusement une observation, mais qui attendent une occasion plus favorable, ou dédaignent de répondre à leur antagoniste.

— Ce mariage n’est-il pas cruel ? répéta Bray. — Non, dit Ralph hardiment. — Si fait, repartit Bray avec emportement, c’est une méchanceté et une perfidie.

Quand des hommes sont sur le point de commettre ou de sanctionner quelque injustice, il n’est pas rare qu’ils expriment de la pitié pour la victime, et qu’ils se croient en même temps très-vertueux, très-moraux, et immensément supérieurs à ceux qui ne témoignent pas la même sensibilité. Pour rendre justice à Ralph Nickleby, il pratiquait rarement cette sorte de dissimulation, mais il la comprenait dans autrui, et c’est pourquoi il laissa Bray répéter avec véhémence que ce mariage était affreux.

— Vous voyez, répondit enfin Ralph, comme il est vieux et usé. S’il était plus jeune, cette union serait une barbarie ; mais comme, dans l’état où il est, il n’a pas longtemps à vivre, Madeleine sera bientôt une riche veuve. Elle a consulté votre goût, la prochaine fois vous lui laisserez consulter le sien. — C’est vrai, dit Bray en se mordant les ongles. Je vous le demande, monsieur Nickleby, n’était-il pas de mon devoir de lui conseiller d’accepter ces propositions ? — Sans doute. Et je vous dirai même, Monsieur, qu’on trouverait, dans les environs, cent personnes riches qui donneraient volontiers à cette espèce de singe leurs filles et leurs oreilles pardessus le marché. — C’est ce que je lui ai dit, s’écria Bray saisissant avidement tout ce qui pouvait contribuer à sa justification. — Vous lui avez dit la vérité. Mais en même temps je vous déclare que si j’avais une fille, et que ma liberté, ma santé, ma vie, dépendissent de son mariage, j’espère que cela seul suffirait pour la faire condescendre à mes vœux.

Bray contempla Ralph comme pour voir s’il parlait sérieusement.

— Je vais monter quelques minutes pour achever ma toilette, et, quand je redescendrai, j’amènerai Madeleine. Savez-vous que j’ai eu cette nuit un songe très-étrange ? J’ai rêvé que nous étions à aujourd’hui et que je vous parlais comme tout à l’heure, je suis monté comme à présent pour m’habiller, et au moment où j’étendais la main pour saisir celle de Madeleine, le parquet a manqué sous mes pas, et tombant d’une épouvantable hauteur je ne me suis arrêté que dans un tombeau ! — Et vous vous êtes réveillé, dit Ralph, et vous vous êtes trouvé couché sur le dos, ou la tête penchée au-dehors du lit, ou tout souffrant d’une indigestion. Bah ! monsieur Bray, vous allez mener une vie de plaisirs, et étant plus occupé le jour, vous n’aurez pas le temps de songer aux rêves de la nuit.

Quand Bray fut parti, Ralph s’adressa au fiancé.

— Faites bien attention à ce que je vous dis, Arthur, vous n’aurez pas longtemps à lui payer une rente, vous avez un bonheur du diable dans vos marchés. Je veux être pendu s’il n’est pas sur le point de plier bagage.

Arthur accueillit par un ricanement cette prophétie. Ralph se jeta dans un fauteuil, et tous deux attendirent en silence. Ralph, un sourire railleur sur les lèvres, pensait à la rapidité avec laquelle l’orgueil de Bray s’était abaissé, quand son oreille exercée entendit sur l’escalier le frôlement d’une robe et les pas d’une femme.

— Ranimez-vous donc, Arthur, dit-il en frappant du pied avec impatience, les voici.

Gride se leva et se plaça à côté de Ralph Nickleby ; la porte s’ouvrit, et l’on vit entrer précipitamment, non pas Bray et sa fille, mais Nicolas et sa sœur Catherine.

Si quelque terrible apparition de l’empire des ombres se fût présentée à Ralph, il n’eût pas été plus surpris et plus foudroyé. Ses bras tombèrent sans force à ses côtés ; il chancela, recula, demeura muet, la bouche ouverte, le visage pâle de rage. Ses yeux sortaient de leurs orbites ; sa figure était si bouleversée par les passions qui le déchiraient, qu’il eût été difficile de reconnaître en lui l’homme calme et sévère du moment précédent.

— C’est celui qui est venu me voir hier au soir, murmura Gride. — J’aurais dû le deviner. Il se trouvera donc partout sur mes pas !

La pâleur du visage de Nicolas, le gonflement de ses narines, le frémissement de ses lèvres comprimées, annonçaient le violent combat que les passions se livraient dans son sein ; mais il les réprima. Et pressant doucement le bras de Catherine pour la rassurer, il se tint froidement en face de son parent.

Quand le frère et la sœur étaient l’un à côté de l’autre, il y avait entre eux une ressemblance qu’on pouvait ne pas remarquer lorsqu’on les voyait séparément. Tous deux avaient aussi une indéfinissable ressemblance avec Ralph, et jamais elle n’avait été plus appréciable, car jamais leur beauté et leur noblesse n’avaient mieux contrasté avec sa bassesse et sa laideur.

— Qui vous amène ici, imposteur ? s’écria Ralph en grinçant des dents. Retirez-vous, misérable ! — Je viens sauver votre victime si je le puis. Vos injures ne sauraient m’émouvoir, je resterai ici jusqu’à ce que ma mission soit remplie. — Jeune fille, retirez-vous, dit Ralph ; nous pouvons employer la force contre lui ; mais je ne voudrais pas vous faire du mal s’il y avait moyen de l’éviter ; retirez-vous, faible femme, et laissez-nous traiter ce drôle comme il le mérite. — Je ne m’en irai pas ! s’écria Catherine les yeux étincelants et les joues empourprées ; si vous l’attaquez, il saura se défendre. Je serais pour vous un moins dangereux adversaire ; mais si j’ai la faiblesse d’une fille, j’ai le cœur d’une femme, et ce n’est pas vous qui dans une cause comme celle-ci me détournerez de mon dessein.

— Et quel est votre dessein, haute et puissante dame ? — D’offrir un asile au malheureux objet de vos persécutions, répondit Nicolas. Si la crainte du mariage que vous lui préparez ne suffit pas pour la déterminer, j’espère qu’elle sera touchée des prières et des instances d’une personne de son sexe. En tout cas, nous essayerons : j’avouerai à son père le nom de celui qui m’envoie ; et s’il persiste, ses torts seront encore plus graves. J’attends ici le père et la fille, c’est pour eux que ma sœur et moi affrontons votre présence ; notre intention n’est ni de vous voir ni de vous parler, ainsi cessons toute conversation. — Vraiment ! dit Ralph… Eh bien ! Gride, ce garçon, voyez-vous, qu’il me répugne de nommer le fils de mon frère, est un réprouvé souillé de tous les crimes. En venant troubler une cérémonie solennelle, il a craint d’être chassé ignominieusement, et il a amené sa sœur pour lui servir de chaperon ; mais elle ne le sauvera pas. Catherine, remerciez votre frère. Gride, faites descendre Bray sans sa fille. — Ne bougez pas ! s’écria Nicolas en lui barrant le passage. — Ne l’écoutez pas, et faites descendre Bray. — Malheur à vous si vous m’approchez ! dit Nicolas.

Gride hésita. Ralph, furieux comme un tigre agacé, fit un pas vers la porte, et prit rudement le bras de Catherine ; mais Nicolas le saisit au collet. En ce moment un corps pesant tomba avec bruit sur le parquet de l’étage supérieur, et l’on entendit un cri terrible. Tous se regardèrent en silence. Les cris se succédèrent, des pas précipités ébranlèrent la maison, et plusieurs voix perçantes répétèrent :

— Il est mort !

— Laissez-moi, dit Nicolas ; si c’est ce que j’ose à peine espérer, vous voilà pris dans vos propres filets.

Il monta rapidement, se fit jour à travers la foule qui encombrait une petite chambre à coucher, et trouva Bray étendu mort sur le parquet, et sa fille le tenant embrassé.

— Comment est-ce arrivé ?

Plusieurs voix répondirent que par la porte entr’ouverte on avait aperçu Bray couché sur un fauteuil ; que, comme il ne répondait pas, on l’avait cru endormi, et qu’enfin, quelqu’un étant entré et l’ayant secoué par le bras, il était tombé lourdement à terre, et qu’on avait alors reconnu qu’il était mort.

— Quel est le propriétaire de cette maison ? demanda Nicolas.

Une dame âgée lui fut désignée. Il mit un genou en terre et détacha doucement les bras de Madeleine du cadavre autour duquel ils étaient enlacés.

— Madame, dit-il à la maîtresse de la maison, je représente les amis les plus dévoués de cette jeune personne, comme le sait sa domestique, et je dois l’arracher à cette scène affreuse. Voici ma sœur, aux soins de laquelle vous la confiez ; mon nom et mon adresse sont sur cette carte, et vous recevrez de moi tous les ordres nécessaires pour les arrangements à prendre. Écartez-vous, vous tous ; de la place et de l’air, au nom du ciel !

Tout le monde recula, non moins étonné de ce qui s’était passé que de l’impétuosité de celui qui parlait.

Nicolas prit dans ses bras Madeleine évanouie et la descendit au salon qu’il venait de quitter, suivi de sa sœur et de la fidèle servante ; il chargea celle-ci d’aller chercher une voiture pendant que Catherine et lui essayaient de rendre Madeleine à la vie.

Ralph et Gride étaient étourdis et paralysés par le fatal événement qui avait si brusquement déjoué leurs projets ; car autrement, il n’aurait peut-être produit sur eux aucune impression. Ce ne fut qu’au moment où Nicolas se préparait à enlever Madeleine que Ralph rompit le silence en déclarant qu’il ne la laisserait pas partir.

— Qui dit cela ? — Moi. — Silence ! s’écria Gride épouvanté, écoutez ce qu’il va dire. — Oui, reprit Nicolas, écoutez ce que je vais dire. Il vous a payés tous deux en payant sa dette à la nature. Le billet qui échoit aujourd’hui à midi est un chiffon de papier mutile, votre fraude sera découverte, vos projets sont connus des hommes et renversés par le ciel. — Mais, dit Ralph, cet homme réclame sa femme. — Elle ne l’est pas. — Il faut la lui rendre. — Il ne l’aura pas. — Qui l’en empêchera ? — Moi ! — De quel droit ? — Du droit que me donnent la justice, et le caractère bien connu de ceux dont je suis l’interprète. — Un mot, dit Ralph écumant de rage. — Pas un seul. Seulement recevez l’avis que je vous donne, vos jours sont passés et la nuit approche pour vous. — Malédiction sur vous, enfant ! — Qui s’inquiète de vos malédictions ? Le malheur, je vous en avertis, va s’attacher à vos pas. Tous vos artifices sont découverts. Vous êtes entouré d’espions, et aujourd’hui même une catastrophe imprévue vous a fait perdre dix mille livres. — C’est faux. — C’est vrai, et vous le reconnaîtrez. Mais ne perdons pas de temps. Écartez-vous. Catherine, passez la première.

Nicolas prit son fardeau entre ses bras, renversa Arthur Gride en passant, et sans que personne cherchât à l’arrêter, il parvint à la voiture où Catherine et la domestique l’avaient devancé. Il leur confia Madeleine, sauta à côté du cocher et s’éloigna à travers la foule que ces événements avaient attirée.