Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/46

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 285-292).

CHAPITRE XLVI.


Le cours de ces aventures exige que nous retournions à la maison où la mort avait à l’improviste planté sa sombre bannière. Ralph, les dents et les poings serrés, demeura quelques minutes immobile, puis il commença à se remuer lentement comme un homme qui sort d’un profond sommeil, fit un geste de menace du côté où Nicolas avait disparu, et se retourna pour regarder son complice, qui était encore étendu sur le carreau.

Arthur se releva en tremblant, se dirigea vers la porte, et dit timidement :

— Vous avez l’air de vouloir m’adresser des reproches, mais ce n’est pas ma faute. — Je le sais bien, je ne blâme personne si ce n’est Bray, qui aurait dû vivre une heure de plus… Où est notre voiture ? nous sommes venus en voiture.

Gride s’empressa de regarder à la fenêtre.

Ralph, faisant un violent effort pour dompter sa fureur, déchira sa chemise de la main qu’il avait placée sur sa poitrine, et murmura :

— Dix mille livres ! il a dit dix mille livres ! c’est précisément la somme que je devais toucher demain. Cette maison aurait-elle fait faillite ? et faut-il qu’il soit le premier à m’en apporter la nouvelle ?… La voiture est-elle là ? — Oui, oui. Quelle figure vous avez ! — Venez, n’ayons pas l’air d’être troublés ; allons-nous-en bras dessus, bras dessous. — Mais vous me pincez jusqu’au sang, dit Arthur se tordant de douleur.

Ralph le repoussa avec impatience, descendit d’un pas assuré, et entra dans la voiture, où Gride le suivit. Le cocher ayant demandé où il fallait les mener et Ralph ne répondant point, Gride, après un instant d’incertitude, ordonna de les conduire chez lui.

En chemin, Ralph demeura les bras croisés et ne prononça pas un mot. Le menton appuyé sur la poitrine, les yeux cachés sous les touffes épaisses de ses sourcils contractés, on eût pu le croire profondément endormi. Ce ne fut que lorsque la voiture s’arrêta qu’il leva la tête et demanda où ils étaient.

— À ma porte, répondit Arthur. — C’est vrai, je n’ai pas fait attention à la route que nous avons suivie. Je prendrais volontiers un verre d’eau ; vous en avez chez vous, je suppose. — Vous prendrez un verre de… tout ce que vous voudrez. Il est inutile de frapper ; cocher, sonnez.

Le cocher sonna à plusieurs reprises, puis frappa à ébranler la rue, ils écoutèrent à la porte, mais personne ne vint, et la maison demeura silencieuse comme la tombe.

— Peg est si sourde ! dit Gride alarmé. Sonnez encore, cocher ; elle n’entend pas, elle voit la sonnette.

L’homme sonna et frappa de nouveau. Plusieurs voisins se mirent à la fenêtre, et se crièrent les uns aux autres que la ménagère du vieux Gride devait être morte subitement. D’autres se groupèrent autour de la voiture, et se livrèrent à diverses suppositions ; les uns conjecturaient qu’elle s’était endormie, les autres qu’elle avait mis le feu à ses vêtements, d’autres qu’elle s’était grisée. Un gros réjoui prétendit qu’elle avait vu quelque chose à manger, et que, n’y étant nullement habituée, elle s’était évanouie de frayeur.

Cette saillie divertit excessivement les auditeurs, et il fut difficile de les empêcher d’enfoncer la porte de la cuisine pour s’assurer du fait.

Ce ne fut pas tout ; comme le bruit du mariage avait couru, des plaisants assurèrent que M. Ralph était la fiancée déguisée en homme, et l’on s’indigna vivement de voir une fiancée en bottes et en pantalon. Enfin les deux usuriers se réfugièrent dans la maison voisine, se procurèrent une échelle et entrèrent par-dessus le mur de la cour.

— Je ne suis pas rassuré, je l’avoue, dit Arthur lorsqu’il fut chez lui ; si nous la trouvions assassinée, nageant dans son sang ? — Qu’importe ? dit Ralph ; je voudrais que de pareils accidents fussent plus communs et plus faciles à amener. Restez ici, si vous avez peur ; moi, je monte.

Il entra dans la maison, suivi de près par Arthur. C’était toujours le même lieu sombre, les mêmes meubles poudreux, la même horloge monotone ; les armoires chancelaient toujours dans leurs coins obscurs ; l’écho des pas rendait les mêmes sons lugubres ; l’araignée à longues pattes s’arrêtait dans sa course agile, et se suspendait aux murs en contrefaisant la morte lorsqu’on passait auprès d’elle

Les deux usuriers parcoururent la maison de la cave au grenier ; mais Peg n’y était pas. Après leur perquisition, ils s’arrêtèrent pour se reposer dans la chambre que Gride habitait ordinairement.

— La pendarde, dit Ralph se préparant à partir, est allée faire les apprêts de la noce ; voyez, je vais anéantir le billet, nous n’en aurons plus besoin.

En ce moment, Gride, agenouillé devant un grand coffre, fit entendre un cri terrible.

— Qu’y a-t-il ? demanda Ralph. — Je suis volé ! je suis volé ! — De quoi ? de votre argent ? — Non ! non ! C’est bien pis ! — De quoi donc ?

Semblable à un animal qui fouille la terre, Gride éparpilla les papiers qui étaient dans le coffre.

— Oh ! mon Dieu ! j’aurais mieux aimé qu’elle me volât mon argent ; je n’en ai pas beaucoup. Ah ! quel malheur ! quel désastre ! — Que vous a-t-on donc pris ! s’écria Ralph le secouant violemment par le collet. — Des actes, des papiers ; je suis ruiné ! je suis perdu ! elle m’a vu les lire, elle m’a épié, elle m’a vu les mettre dans une boite, la boîte n’est plus dans la caisse, elle l’a emportée, damnation !

Une lumière soudaine parut éclairer Ralph, car ses yeux étincelèrent et tout son corps trembla d’agitation.

— Elle ne connaît pas la valeur de ces papiers, elle ne sait pas lire ; il n’y aurait qu’une manière d’en faire de l’argent, ce serait de les lui porter. On les lira pour Peg, et on lui dira ce qu’il faut faire ; elle et son complice toucheront les fonds, se feront un mérite d’avoir communiqué ces actes, et déposeront contre moi ! — Patience ! dit Ralph en lui serrant les bras ; écoutez la voix de la raison : Peg ne peut être loin, je vais appeler la police ; dites-moi seulement ce qu’elle vous a dérobé, et on la rattrapera facilement. — Non ! non ! dit Gride en mettant la main sur la bouche de Ralph, je ne puis… je… non ! — À l’aide ! à l’aide ! — De grâce, taisez-vous ! cria Gride en frappant la terre du pied avec la frénésie d’un insensé. — Quoi ! vous n’osez pas rendre ce vol public ? — Non ; n’en dites pas un mot, de grâce ! quoi qu’il arrive, je suis perdu ! je suis ruiné ! je suis trahi, je mourrai à Newgate !

Ces exclamations et d’autres inspirées par la crainte, la rage et la douleur se changèrent peu à peu en gémissements entrecoupés de temps à autre par un hurlement, lorsque Gride, penché sur le coffre, constatait quelque perte nouvelle.

Ralph le quitta brusquement, désappointa ceux qui étaient à la porte en leur annonçant qu’il n’était rien arrivé, monta en voiture et se fit conduire chez lui.

Une lettre était sur la table. Il n’eut pas d’abord le courage de l’ouvrir ; mais enfin il la lut, et devint d’une pâleur mortelle.

— La maison a fait faillite ! voilà dix mille livres perdues en un jour ! que d’années, que de jours de travail, que de nuits d’insomnie il m’a fallu passer pour amasser ces dix mille livres ! que de dames fardées m’auraient souri, que de jeunes gens prodigues m’auraient fêté de bouche et maudit de cœur, pendant que j’aurais changé ces dix mille livres en vingt mille ! que de discours mielleux, que de regards caressants, que de lettres polies l’on m’aurait adressés, pendant que j’aurais foulé aux pieds et exploité à mon gré ces emprunteurs nécessiteux ! On prétend que les hommes comme moi amassent leurs richesses à force de dissimulation, de perfidies et de servilité ; mais que de mensonges, que d’excuses abjectes, que de lâches démarches m’auraient valu ces dix mille livres de la part de parvenus qui sans mon argent n’auraient pour moi que du dédain ! Oh ! si j’avais doublé cette somme, il n’y eût pas eu une seule pièce de monnaie qui n’eût représenté dix mille impostures plates et grossières, et elles ne seraient pas venues de l’usurier, mais des emprunteurs, de ces gens si prodigues, si généreux, si irréfléchis !

Ralph cherchait à oublier l’amertume de ses regrets par celle de ses réflexions Las d’arpenter la chambre, il se jeta dans un fauteuil.

— Il y a eu un temps, reprit-il, où rien n’aurait pu m’émouvoir autant que la perte de cette somme considérable. Les naissances, les décès, les mariages, tous les événements humains n’avaient d’intérêt pour moi que par les pertes ou les bénéfices qui en étaient le résultat. Mais aujourd’hui, je le jure, l’idée de son triomphe se mêle à celle de ma perte ; il me semble presque qu’il en est le principal auteur, et il le serait, que je ne l’en détesterais pas davantage.

Après une longue méditation, Ralph écrivit à M. Squeers, et envoya la lettre par Newman avec ordre d’attendre la réponse si M. Squeers était à la Tête de Maure.

Squeers était arrivé le matin même, et répondit qu’il allait se rendre de suite chez M. Nickleby.

Quand il y arriva, Ralph avait repris cette impassibilité qui lui était habituelle, et à laquelle était due en grande partie son influence sur la plupart des hommes peu scrupuleux.

— Eh bien ! monsieur Squeers, comment vous portez-vous ? — Mais pas mal, Monsieur, ainsi que ma famille et mes élèves ; il court seulement parmi eux une espèce d’épidémie ; mais quand ils en sont atteints et qu’ils nous importunent de leurs plaintes, nous savons les mettre à la raison. — Vous faites très-bien… Noggs !…

Newman se présenta après avoir été appelé deux ou trois fois.

— Vous m’avez demandé ? — Oui, allez dîner. — Il n’est pas l’heure. — Votre temps m’appartient. — Pourquoi changez-vous mon heure tous les jours ? — Vous n’avez pas tant de cuisiniers, et vous pouvez aisément vous excuser de la peine que vous leur donnez. Partez, Monsieur.

Sous prétexte d’aller chercher quelques papiers dans le petit bureau, Ralph veilla à l’exécution de ses ordres ; et après le départ de Newman, il mit la barre de la porte pour l’empêcher de rentrer avec son passe-partout.

— J’ai raison de le soupçonner, dit Ralph en rentrant dans son bureau ; c’est pourquoi il est bon que je l’observe jusqu’à ce que j’aie trouvé moyen de le perdre. — Ce ne serait sans doute pas difficile, dit Squeers en ricanant. — Pas plus que de perdre beaucoup de gens de ma connaissance.

Cette allocution s’adressait évidemment à M. Squeers, qui poursuivit d’un ton moins élevé :

— J’ai quelque chose à vous dire, Monsieur, c’est que l’affaire de Snawley me dérange infiniment, et condamne pour longtemps encore madame Squeers au veuvage. J’ai certainement beaucoup de plaisir à vous obliger…

— Je n’en doute pas, dit Ralph sèchement. — Mais en même temps, reprit Squeers en se frottant les genoux, il est très-gênant de faire un voyage de soixante lieues pour venir prêter serment, sans parler des risques que je cours. — Quels risques courez-vous, monsieur Squeers ? — Je vous dis que je ne veux pas en parler. — Mais vous savez à quoi vous en tenir. Ne vous ai-je pas répété mille fois que vous ne couriez aucun risque ? Que vous demande-t-on d’affirmer par serment ? Qu’à telle ou telle époque un enfant vous a été laissé sous le nom de Smike ; qu’il est resté dans votre institution un certain nombre d’années ; que vous l’avez perdu en telle circonstance, et que vous l’avez retrouvé ; tout cela n’est-il pas vrai ? — Oui, tout cela est vrai. — Eh bien ! donc, quel risque courez-vous ? qui fait un faux serment si ce n’est Snawley, que je paie beaucoup moins cher que vous ? — Il le fait certainement à trop bon marché. — Et cependant il joue bien son rôle. Mais vous, vous n’avez rien à craindre ; les certificats sont tous authentiques. Snawley a eu un autre fils ; il a été marié deux fois. Sa première femme est morte, et son ombre seule pourrait dire qu’elle n’a pas écrit la lettre que nous présentons, et Snawley seul pourrait dire que Smike n’est pas son fils, et que son véritable fils est depuis longtemps mort et enterré. Snawley seul se parjure, et j’ai lieu de croire qu’il y est passablement habitué. Mais vous, vous ne paraissez pas plus que moi dans l’affaire.

— Vous me prouverez bientôt que c’est un avantage pour moi d’être entré dans la conspiration. — Croyez-le si vous voulez ; ce conte a été fabriqué primitivement pour tourmenter un homme qui vous a roué de coups et pour vous rendre un fugitif que vous désiriez avoir entre vos mains. Vous saviez que le meilleur moyen de punir votre ennemi était de lui enlever son protégé, n’est-ce pas ? — Je n’en disconviens pas ; mais vous aviez aussi une vengeance à exercer. — Sans cela, croyez-vous que je serais venu à votre aide ? Mais il n’y a pas égalité entre nous ; car j’ai dépensé de l’argent pour assouvir ma haine ; mais vous, vous l’avez empoché tout en assouvissant la vôtre ; vous êtes sûr en tout cas de garder ce que je vous ai donné, tandis que je puis, moi, avoir fait des frais en pure perte.

Après avoir ainsi réduit M. Squeers au silence, Ralph lui donna des détails sur le mariage projeté et les obstacles qui étaient survenus.

Il lui représenta comme certain le mariage de la jeune personne et de Nicolas.

Il ajouta qu’un testament, ou un acte quelconque, qui devait contenir le nom de ladite jeune personne, lui donnait des droits à une fortune que son mari recueillerait, et qui en ferait un ennemi formidable ;

Que cet acte pourrait être aisément reconnu parmi d’autres papiers si l’on parvenait au lieu où il était déposé ;

Qu’il avait été volé, et que lui, Ralph, connaissait la personne qui s’en était frauduleusement emparée.

M. Squeers écouta avidement ces confidences, tout en se demandant avec surprise à quel titre il en était honoré.

— Maintenant, poursuivit Ralph, voici le projet que j’ai conçu. Cet acte ne saurait être utilisé que par la jeune fille ou par son mari, je m’en suis assuré jusqu’à la dernière évidence. Je désire avoir cet acte entre les mains ; je donnerai cinquante livres en or à l’homme qui me l’apportera, et sous ses yeux je réduirai l’acte en cendres.

M. Squeers suivit du regard Ralph, qui exprimait par un geste l’action de jeter un papier au feu, et dit avec un soupir

— Bien, mais qui vous l’apportera ?

— Personne… si ce n’est vous.

Les signes de consternation que donna M. Squeers étaient de nature à faire immédiatement abandonner le projet par tout autre que Ralph. Celui-ci ne s’en inquiéta point, et, aussi tranquillement que s’il n’avait point été interrompu, il développa les parties de sa proposition sur lesquelles il jugeait à propos d’insister.

Il lui fit remarquer l’âge et la faiblesse de madame Sliderskew. D’après ses habitudes sédentaires, il était peu probable qu’elle eût un complice, et il était à présumer que son vol n’était pas le résultat d’un plan concerté, autrement elle eût cherché à emporter de l’argent. Elle se trouvait nantie de papiers dont elle ignorait entièrement la nature, et il était facile de capter sa confiance et de s’emparer de l’acte sous un prétexte quelconque. Ralph ne pouvait l’entreprendre lui-même, étant déjà connu de Peg ; mais M. Squeers pouvait s’introduire aisément chez elle à l’aide d’un déguisement, et pour un homme de son expérience c’était un jeu d’enfant de triompher d’une femme décrépite.

Ralph peignit ensuite, sous de vives couleurs, la défaite de Nicolas, qui, si l’on réussissait, s’unirait à une femme sans ressources, quand il comptait épouser une riche héritière. L’usurier fit sentir à Squeers l’importance de l’amitié d’un homme tel que lui, et lui rappela les avantages qu’il en avait déjà retirés. Il finit par lui faire entendre que la somme promise pourrait être portée à soixante-quinze et même à cent livres, en cas de très-grand succès.

M. Squeers se croisa les jambes, les écarta, se gratta la tête, se frotta l’œil, s’examina la paume de la main, se mordit les ongles, et donna plusieurs autres signes d’inquiétude et d’indécision.

— Vous avez dit cent livres ! est-ce votre dernier mot ? — Pas une obole de plus. N’y aurait-il pas moyen d’ajouter une cinquantaine de livres ? — C’est de toute impossibilité. — Soit, je tenterai l’aventure. Il faut bien faire quelque chose pour ses amis. Mais où trouver la vieille ? Voilà ce qui m’embarrasse. — Allez, il y a longtemps que j’ai pourchassé, dans cette ville, des gens qui se cachaient mieux qu’elle, et je sais des quartiers où, moyennant une, deux ou trois guinées habilement employées, on trouve, à volonté, le mot d’énigmes bien plus difficiles. J’entends mon commis qui sonne ; séparons-nous, et attendez, pour revenir, que je vous aie donné de mes nouvelles. — Bien ! mais, si nous ne la découvrons pas, vous me payerez mes dépenses à la Tête de Maure, et une légère indemnité ? — C’est convenu, décampez.

Ralph accompagna M. Squeers jusqu’à la porte. Newman entra, Squeers sortit, et Ralph se retira dans sa chambre.