Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/45

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 280-285).

CHAPITRE XLV.


Madame Nickleby avait été préparée à recevoir Madeleine dans sa maison, mais ce n’avait pas été sans de nombreuses difficultés.

— Mais, Catherine, disait-elle, si messieurs Cheeryble aiment tant cette demoiselle, pourquoi ne l’épousent-ils pas eux-mêmes ? et pourquoi Nicolas se mêle-t-il d’empêcher les gens de se marier ? Qu’importe que cette demoiselle épouse un homme plus vieux qu’elle ? Votre pauvre père était plus vieux que moi de quatre ans et demi. Jane Dibabs… c’étaient les Dibabs qui demeuraient dans cette charmante petite maison blanche, couverte de lierre et de plantes grimpantes, dont la porte était garnie de chèvrefeuille, et où les chauves-souris et les grenouilles étaient si nombreuses le soir… Jane Dibabs épousa un homme qui était beaucoup plus âgé qu’elle ; et personne ne put l’en détourner, car elle l’aimait à la folie. Cette Madeleine n’est donc pas à plaindre.

Malgré les explications de Catherine, madame Nickleby demeura d’assez mauvaise humeur jusqu’au retour de l’expédition. Alors, intéressée par la jeunesse et les malheurs de Madeleine, elle lui témoigna la plus tendre sollicitude, et même se donna les gants de la conduite de son fils, en déclarant à plusieurs reprises que sans sa sagesse et ses encouragements on n’eût pas obtenu un résultat aussi inespéré.

Sans examiner la part que madame Nickleby avait prise à cette affaire, il est hors de doute qu’elle eût de puissant motifs pour se réjouir ; car les frères Cheeryble, à leur retour, accablèrent Nicolas de tant de félicitations, qu’elle considéra dès lors comme faite la fortune de la famille, et s’abandonna à d’heureuses visions de richesse et de grandeur.

La santé de Madeleine avait été altérée par le choc qu’elle avait essuyé. Quand les forces physiques cèdent enfin après avoir été artificiellement augmentées par une énergique résolution, leur degré de prostration est ordinairement proportionné à l’effort qui les a soutenues précédemment. C’est ce qui explique comment la maladie de Madeleine ne fut pas une indisposition passagère, mais menaça sa raison et sa vie.

Qui n’aurait été ému des attentions tendres et multipliées d’une garde aussi affectueuse que Catherine ? Qui plus que Madeleine aurait été sensible à ces soins délicats, à l’accomplissement calme, silencieux, enjoué de ces mille petits services, dont nous sommes si vivement touchés quand nous sommes malades, et que nous oublions si légèrement quand nous nous portons bien ? Sur qui auraient-ils pu faire plus d’impression que sur une jeune fille pure et candide, qui ne jugeait que d’après ses propres instincts la bonté et le dévouement de son sexe, sur une jeune fille sevrée depuis l’enfance de toute affection, de toute sympathie ? L’amitié qui les unit bientôt n’a donc rien d’étonnant. Pendant sa convalescence, Madeleine donnait une approbation de plus en plus douce et explicite aux éloges prodigués par Catherine à son frère, quand celle-ci parlait d’un passé qui leur semblait déjà si loin. Ces éloges se gravaient dans le cœur de Madeleine, et l’image de Nicolas se confondait tellement avec celle de sa sœur, qu’il était presque impossible de les séparer. Madeleine éprouvait une égale difficulté à distinguer les sentiments qu’elle éprouvait pour chacun d’eux, et elle avait imperceptiblement mêlé à sa reconnaissance pour Nicolas un peu du sentiment plus vif qu’elle croyait accorder à Catherine.

— Ma chère enfant, disait madame Nickleby à Madeleine, j’espère que vous allez mieux.

Et elle entrait dans la chambre avec une précaution non moins propre à calmer les nerfs d’un malade que la marche d’un régiment de cavalerie.

— Elle est presque rétablie, répondait Catherine déposant son ouvrage et prenant la main de Madeleine. — Catherine, ne parlez pas si fort ! disait madame Nickleby d’un ton de reproche.

La digne dame parlait elle-même d’une voix qui eût glacé le sang de l’homme le plus robuste.

— Mon fils Nicolas vient de rentrer, ajoutait-elle, et il m’envoie savoir de vos nouvelles. — Il est aujourd’hui en retard, répondait parfois Madeleine. — Eh bien ! je ne m’en serais pas doutée, et je ne sais comment vous faites pour calculer le temps avec une aussi grande précision. M. Nickleby… c’est de votre père que je parle, Catherine… M. Nickleby disait ordinairement que l’appétit était la meilleure horloge du monde ; mais quant à vous, miss Bray, vous n’avez pas d’appétit. Je voudrais vous en voir, et vous devriez faire quelque chose pour vous en procurer. On prétend que deux ou trois douzaines d’huîtres donnent de l’appétit ; mais j’en doute, car il faut déjà avoir de l’appétit pour les manger. Quoi qu’il en soit, je ne sais comment vous êtes parvenue à deviner que Nicolas était en retard d’une demi-heure.

— C’est que nous parlions de lui tout à l’heure, ma mère. — Vous parlez toujours de lui, n’avez-vous rien de plus divertissant à dire à miss Bray ? Comme je le répète sans cesse au docteur, je ne sais vraiment ce qu’elle deviendrait si je n’étais là pour la divertir.

Là-dessus madame Nickleby prenait une chaise et causait d’une foule de sujets jusqu’à l’heure du souper de Nicolas. Après lui avoir annoncé que décidément elle regardait la malade comme plus mal, elle lui racontait que miss Bray était triste et abattue parce que Catherine ne l’entretenait que de lui. Quand elle avait relevé le moral de Nicolas par ces observations consolantes, elle discourait sur les pénibles devoirs qu’elle avait accomplis pendant la journée.

— Ah ! disait-elle émue jusqu’aux larmes, s’il m’arrivait un malheur, je ne sais ce que la famille deviendrait sans moi.

D’autres fois, Nicolas rentrait accompagné de M. Frank Cheeryble. Madame Nickleby soupçonnait avec quelque raison que M. Frank venait plutôt pour voir Catherine que pour demander des nouvelles de Madeleine, et elle employait divers moyens pour s’en assurer. Tantôt elle était affable, tantôt froide et réservée : quelquefois, quand elle était seule avec Frank, elle lui annonçait vaguement l’intention d’envoyer Catherine en France, pour trois ou quatre ans, ou en Écosse, pour rétablir sa santé altérée, ou de lui faire entreprendre tout autre voyage qui les séparerait pour longtemps. Croyant de son devoir de détruire des espérances naissantes, elle alla même jusqu’à faire allusion aux amours de sa fille et du fils d’un de leurs anciens voisins, un certain Horace Peltirogus, jeune homme qui pouvait avoir quatre ans à l’époque de ces amours. Elle représenta leur union comme une chose arrangée entre les deux familles et prête à recevoir la sanction de l’Église à la satisfaction générale. Ce fut après avoir fait jouer cette dernière mine avec un succès extraordinaire que madame Nickleby, se trouvant un soir seule avec son fils, entreprit de le sonder sur le sujet qui occupait ses pensées, elle débuta par divers éloges de l’amabilité de M. Frank.

— Vous avez raison, ma mère, c’est un excellent garçon. — Et il a une jolie figure. — Assurément. — Quel genre de nez lui trouvez-vous ? — Comment ? — Oui, si je puis m’exprimer ainsi, de quel ordre d’architecture est son nez, est-il grec ou roman ? — Ni l’un ni l’autre, dit en riant Nicolas ; c’est plutôt un nez d’ordre composite. Au reste, je n’y ai jamais fait grande attention ; mais, si vous le désirez, je l’examinerai de plus près. — Vous me ferez plaisir. — Savez-vous, mon fils, que M. Frank a beaucoup d’attachement pour vous ? — Je suis charmé de l’apprendre et de savoir qu’il vous en a fait confidence. — Ah ! il y a bien d’autres choses dont il aurait besoin de me faire confidence. Il est extraordinaire, Nicolas, que vous n’ayez rien remarqué. Il est vrai que ce qui est évident pour les femmes échappe très-souvent aux hommes.

Nicolas moucha la chandelle, mit ses mains dans ses poches, et prit un air de douloureuse résignation.

— Je crois de mon devoir, poursuivit sa mère, de vous dire ce que je sais, non-seulement parce que vous avez le droit d’être informé de tout ce qui concerne la famille, mais encore parce que vous pouvez nous être d’un grand secours. Il y a beaucoup de choses que vous pouvez faire : telles que vous promener ou feindre de vous endormir, ou sortir avec M. Smike. Si vous étiez amoureux, vous sentiriez tout le prix d’un tête-à-tête que l’on vous ménagerait. Bien entendu qu’il ne faudrait pas avoir l’air de sortir exprès, et qu’en rentrant il importerait de tousser dans le corridor ; car les jeunes gens n’aiment pas à être brusquement interrompus dans leurs entretiens confidentiels.

Sans être déconcertée par le profond étonnement de son fils, madame Nickleby termina une harangue diffuse en établissant d’une manière positive que M. Frank Cheeryble était épris de Catherine.

— De qui ? — De Catherine. — Quoi ! de ma sœur, de votre Catherine ? — Mon Dieu, Nicolas, quelle Catherine serait-ce si ce n’était pas la nôtre, m’en inquiéterais-je s’il ne s’agissait de votre sœur ? — C’est impossible, ma mère. — Attendez et vous verrez, répondit madame Nickleby avec confiance. — Il est des circonstances qui tendraient à confirmer ce que vous avancez, ma mère, dit Nicolas après un moment de réflexion, cependant je souhaite que vous soyez dans l’erreur. — Je ne conçois pas pourquoi vous formez ce vœu. — Catherine serait-elle disposée à répondre à cette passion ? — C’est un point que je n’ai pas encore éclairci. Durant cette maladie, Catherine est constamment restée auprès de Madeleine, et à vrai dire, je n’ai pas cherché à l’en détourner ; car l’ennui de ne pas voir celle qu’il aime irrite l’amour d’un jeune homme…

Bien qu’il fût pénible à Nicolas de déranger les projets de sa mère, il sentit qu’il n’avait qu’un seul parti à prendre.

— Ma mère, dit-il, si M. Frank avait une inclination réelle pour Catherine, ne voyez-vous pas que nous ne saurions l’encourager sans déshonneur et sans ingratitude ? Vous n’avez pas réfléchi ; mais rappelez-vous que nous sommes pauvres… — Hélas ! la pauvreté n’est pas un crime. — Sans doute, et c’est pour cette raison que la pauvreté, loin de nous entraîner à des actions coupables, doit nous inspirer une noble fierté. Songez à ce que nous devons aux deux frères : serait-il juste de reconnaître leurs services en laissant épouser une jeune fille pauvre à leur neveu, leur seul parent, leur fils adoptif, pour lequel ils ont sans doute formé le projet d’un riche établissement ? ne seraient-ils pas en droit de croire que c’est de notre part une spéculation ?

Madame Nickleby murmura que M. Frank demanderait préalablement le consentement de ses oncles.

— Sans doute ; mais notre position resterait la même, et les avantages que nous procurerait cette union donneraient toujours lieu aux mêmes soupçons. D’ailleurs, en ces circonstances, je crois que nous comptons sans notre hôte. S’il en est autrement, j’ai assez de confiance en Catherine et en vous pour être sûr que vous vous rangerez à mon avis.

Après bien des représentations, Nicolas obtint de sa mère qu’elle ne favoriserait pas les internions présumées de M. Frank. Il résolut de ne pas s’expliquer avec Catherine sans nécessité, et d’observer lui-même la conduite de Frank ; mais une nouvelle source d’alarmes l’empêcha de mettre ce plan à exécution.

Smike devint dangereusement malade. Il était si faible, qu’il fallait l’aider à marcher, et si maigre, qu’il faisait peine à voir. Le médecin déclara qu’il était indispensable de l’éloigner de Londres, et désigna comme un lieu salubre la partie du Devonshire où Nicolas avait été élevé ; mais il avertit en même temps que celui qui accompagnerait le malade devait s’attendre à le perdre, et que la consomption était arrivée à son plus haut degré.

Le jour même de cette consultation, M. Charles appela Nicolas dans son cabinet.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, il n’y a pas de temps à perdre. Ce jeune homme ne mourra pas s’il est encore en notre pouvoir de le sauver ; emmenez-le demain, donnez-lui tous les soins nécessaires à sa situation, et ne le quittez que lorsqu’il n’y aura plus de danger immédiat. Tim a été ce soir vous porter quelque chose de notre part. Mon cher Edwin, M. Nickleby va vous faire ses adieux ; il ne sera pas longtemps absent. Il confiera ce pauvre garçon à quelque paysan, et il ira le voir de temps en temps. Il n’y a pas encore lieu de se décourager.

Le lendemain, Nicolas et son faible compagnon commencèrent leur voyage. Qui pourrait exprimer la douleur de ces tristes adieux, excepté celui dont les seuls amis, les seuls protecteurs étaient les personnes qui l’environnaient à son départ ?

— Voyez ! s’écria Nicolas mettant la tête à la portière, ils sont encore au coin du sentier, et voici Catherine, la pauvre Catherine, à laquelle vous pensiez n’avoir pas la force de dire adieu ; elle agile son mouchoir : partirez-vous sans répondre aux signes qu’elle vous adresse ?

Smike trembla, s’enfonça dans la voiture et se couvrit les yeux.

— Je ne le puis, dit-il ; la voyez-vous encore ? est-elle encore là ? — Oui, elle agite encore la main ; je lui ai répondu pour vous, et maintenant nous les avons perdus de vue. Ne vous désolez pas, mon cher ami ; vous les reverrez tous un jour.

Celui qu’il encourageait ainsi leva ses mains flétries et les joignit avec ferveur.

— Au ciel ! je le demande en grâce à Dieu ! au ciel !

C’était comme la prière d’un cœur brisé.