Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/22

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXII.

Nicolas, accompagné de Smike, va chercher fortune. Il fait la rencontre de M. Vincent Crummles, dont on peut voir ici la profession.

Le capital dont Nicolas se trouvait légitime propriétaire, soit en biens propres, acquêts, argent réversible, reliquat et espérances, après avoir payé son loyer et soldé le brocanteur qui lui avait loué son misérable mobilier, montait, à un sou près, à la somme totale de vingt-cinq francs. Cela ne l’empêcha pas de saluer de bon cœur l’aurore du jour où il avait résolu de quitter Londres, et de sauter à bas de son lit avec cette vivacité d’humeur et cette résolution qui sont heureusement le partage de la jeunesse, et l’aident à supporter la vie, sans quoi on ne verrait pas beaucoup de vieillards obstruer les chemins.

C’était par une matinée de printemps, froide, âpre, brumeuse. On voyait çà et là voltiger dans les rues quelques ombres vaporeuses à travers le brouillard ; ou bien se dessiner la silhouette grossière d’un fiacre retournant au logis, et, à mesure qu’il approchait, il se dandinait, versant à droite et à gauche la petite croûte de gelée blanche qui avait blanchi son impériale, puis il se perdait de nouveau dans les nuages. On entendait par intervalles le pauvre ramoneur traîner la savate, pousser son cri perçant, pendant qu’il s’en allait, tout grelottant, commencer de bonne heure sa journée : ou bien c’était le pas pesant du veilleur officiel qui se promenait lentement de long en large, maudissant les heures paresseuses qui le séparaient encore du sommeil ; ou le roulement des lourdes charrettes et des wagons ; le trot des voitures plus légères qui portaient aux différents marchés de la ville des marchands ou des chalands ; le tapage inutile des coups de marteau frappés à la porte de dormeurs obstinés. Tous ces bruits venaient frapper l’oreille de temps en temps, mais ils semblaient pourtant emmitouflés dans le brouillard, qui en amortissait la force et rendait les sons presque aussi insensibles à l’oreille que les objets étaient peu sensibles à la vue. À mesure que le jour paraissait, l’ombre inerte semblait s’épaissir à son tour, et ceux qui avaient eu le courage de se lever pour aller regarder dans la rue, derrière les rideaux de leur fenêtre, se hâtaient de regagner bien vite leurs lits à tâtons, et de s’enfoncer le nez dans leurs couvertures pour se rendormir.

Nicolas n’avait pas attendu que tous ces avant-coureurs du jour fussent réveillés dans la vie active de Londres pour se diriger vers la Cité, et pour aller se planter sous les fenêtres de la maison qu’habitait sa mère : maison triste et sombre pour tout le monde, mais pour lui pleine de lumière et de vie. Car là du moins il y avait dans ces vieilles murailles un cœur qu’il savait prêt à battre comme le sien du même sang qui coulait dans ses veines, au seul mot d’insulte ou de déshonneur.

C’était le cœur de sa sœur. Aussi traversa-t-il la rue pour lever les yeux vers la fenêtre de la chambre où il savait qu’elle reposait. Elle n’était point ouverte ni éclairée. « Pauvre fille, pensa-t-il, elle ne se doute guère que je suis à l’épier ici. »

Il regarda de nouveau, et se sentit presque contrarié que Catherine ne fût pas là pour échanger avec lui quelques mots d’adieu. Mais ce ne fut qu’un éclair, il s’en voulut après. « Bon Dieu, dit-il, que je suis enfant !

« Ne vaut-il pas mieux, continua-t-il après avoir fait encore quelques pas, pour revenir ensuite à la même place, que les choses se passent comme cela ? La première fois que je les ai quittées et que j’aurais pu leur dire au revoir plus de mille fois, si j’avais voulu, je leur ai épargné la douleur d’une séparation ; pourquoi ne pas faire de même aujourd’hui ? » Pendant qu’il se raisonnait de la sorte, il s’imagina voir remuer le rideau, et se persuada que Catherine était là, à la fenêtre ; puis, par un de ces retours étranges que nous éprouvons tous dans nos sentiments, il se retira involontairement à l’écart dans une allée pour qu’elle ne pût l’apercevoir. Il rit lui-même de sa faiblesse, appela sur elle la bénédiction du ciel, et se remit en marche d’un pas plus dégagé.

Smike l’attendait avec impatience, quand il entra dans son ancien logement, ainsi que Newman, qui avait dépensé un jour de revenu à leur payer un flacon de grog au lait et au rhum pour les réconforter contre les fatigues du voyage. Les paquets étaient ficelés : Smike n’eut plus qu’à les charger sur son épaule, et les voilà partis tous trois de compagnie. Car Newman Noggs avait insisté, la veille, pour les conduire aussi loin qu’il pourrait.

« Par où ? demanda Newman d’un air soucieux.

— Par Kingston d’abord, répondit Nicolas.

— Et puis après ? Pourquoi ne voulez-vous pas me dire où vous allez ?

— Parce que je n’en sais en vérité rien moi-même, mon bon ami, répondit Nicolas en lui mettant la main sur l’épaule ; et quand je le saurais, sans plan, sans dessein arrêté, comme je suis pour l’instant, je pourrais bien déménager vingt fois avant que vous eussiez seulement le temps de m’adresser une lettre.

— J’ai peur que vous ne méditiez quelque profond coup de tête, dit Newman d’un air de doute.

— Si profond, répliqua son jeune ami, que je ne pourrais pas moi-même en sonder la profondeur. Dans tous les cas, soyez assuré d’une chose, c’est que, quel que soit le parti que je vais prendre, je vous l’écrirai promptement.

— Ne l’oubliez pas, toujours.

— Il n’y a guère d’apparence. Je n’ai pas un si grand nombre d’amis que je puisse m’y perdre, jusqu’à en oublier le meilleur. »

Ils marchèrent bien une couple d’heures à deviser ainsi tous les deux, et ils auraient bien marché une couple de jours, si Nicolas n’avait pas fini par s’asseoir sur une borne du chemin, déclarant sa résolution bien arrêtée de ne pas faire un pas de plus, tant que Newman Noggs ne leur aurait pas tourné le dos. Newman demandait grâce. Il ne voulait plus les accompagner qu’un demi-mille, puis qu’un quart de mille, puis quelques pas seulement ; tout fut inutile, il fallut s’exécuter, et revenir à Golden-Square, après avoir échangé bien des adieux et des souhaits aussi tendres que sincères, après s’être souvent retourné sur sa route pour agiter en l’air son chapeau en dernier signe de reconnaissance aux deux voyageurs, lorsqu’ils n’apparaissaient déjà plus que comme deux points dans l’espace.

« Ah çà, Smike, écoutez-moi, dit Nicolas pendant qu’ils se remettaient bravement en route ; nous allons à Portsmouth. »

Smike approuva d’un signe de tête et sourit, sans se montrer autrement ému. Portsmouth ou Port-Royal lui était tout un, pourvu qu’ils y allassent ensemble.

« Je ne suis pas bien au fait de tout cela, reprit Nicolas, mais Portsmouth est un port de mer, et, à défaut d’autre emploi, je dois croire que nous trouverons toujours bien à nous enrôler au service de quelque bâtiment. Je suis jeune et actif, je peux me rendre utile de bien des manières ; et vous aussi.

— Je l’espère, répondit Smike. Quand j’étais à ce… vous savez ce que je veux dire.

— Oui, oui, je sais bien, dit Nicolas, vous n’avez pas besoin de nommer l’endroit.

— Eh bien ! du temps que j’y étais, reprit Smike, dont les yeux étincelaient à l’idée de mettre en œuvre ses talents, je savais traire une vache, et panser un cheval aussi bien que personne.

— Ah ! dit gravement Nicolas, j’ai bien peur que l’on n’entretienne pas beaucoup d’animaux de ce genre à bord d’un vaisseau, et, si par hasard il s’y trouve quelque cheval, je ne pense pas qu’on se donne grand mal à l’étriller. Mais vous pourrez apprendre à faire quelque autre chose, vous sentez. Avec de la bonne volonté, on va loin.

— Et j’en ai beaucoup, dit Smike ranimé par l’espérance.

— Dieu sait que vous en savez ; à la rigueur, vous n’en trouveriez pas l’emploi, que je travaillerai pour deux, ou ce sera donc bien difficile.

— Allons-nous faire toute la route aujourd’hui ? demanda Smike après un moment de silence.

— Vos jambes ont beau avoir de la bonne volonté, dit Nicolas en souriant gaiement, ce serait les mettre à une épreuve trop difficile. Non. J’ai vu dans une carte qu’on m’avait prêtée à Londres, que Godalming en est à trente et quelques milles, ce sera là notre couchée. Demain nous nous remettrons en route, car mes moyens ne nous permettent pas de perdre de temps. Laissez-moi vous soulager de ce paquet : allons ! à mon tour.

— Non, non, répondit Smike, faisant quelques pas en arrière ; ne me demandez pas cela.

— Pourquoi pas ?

— Laissez-moi faire au moins quelque chose pour vous ; je ne vous montrerai jamais autant de reconnaissance que je vous en dois. Vous ne pouvez pas vous faire une idée de tous les projets que je repasse nuit et jour dans ma tête pour trouver moyen de vous faire plaisir.

— Vous êtes un nigaud ; vous n’avez pas besoin de me dire cela ; ne le sais-je pas bien ? Il faudrait donc que j’eusse les yeux crevés ou l’esprit obtus pour ne pas le voir. Mais, pendant que j’y pense, puisque nous sommes seuls, ajouta-t-il en le regardant fixement entre les deux yeux, répondez-moi à cette question : avez-vous une bonne mémoire ?

— Je ne sais pas, dit Smike en secouant la tête d’un air triste, je crois qu’elle était bonne autrefois, mais elle est partie aussi maintenant, je n’en ai plus.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que vous en aviez autrefois ? lui demanda Nicolas, saisissant au vol cette indication qui pouvait le mettre sur la voie pour éclaircir ce qu’il voulait savoir.

— Parce que, dans mon enfance, je me rappelais bien des choses ; mais il y a longtemps, bien longtemps, si je ne me trompe. Là-bas, vous savez, d’où vous m’avez tiré, j’avais toujours la tête tournée et les idées confuses ; je ne pouvais plus rien me rappeler ; souvent même je ne comprenais plus ce qu’on me disait. Je… voyons… voyons un peu.

— Vous battez la campagne, n’est-ce pas ? dit Nicolas en lui touchant le bras pour réveiller son attention.

— Non, répondit-il avec un regard effaré, c’est que je pensais encore à… Il ne put dire ces mots sans frissonner malgré lui.

— Ne pensez plus à cette prison, c’est bien fini pour vous, vous savez, reprit Nicolas en fixant ses yeux en plein sur le visage de son compagnon de voyage, qui commençait à retomber dans ses habitudes de physionomie stupide, qu’il n’avait pas encore complètement perdues. Vous rappelez-vous le premier jour que vous êtes allé en Yorkshire ?

— Hein ! cria l’autre.

— Vous savez, c’était avant que vous eussiez commencé à perdre la mémoire, dit Nicolas avec calme. Faisait-il froid ou chaud ?

— Humide, répondit Smike, très humide. Très souvent je disais plus tard, quand il était tombé beaucoup d’eau, que c’était comme le jour de mon arrivée ; et les autres se pressaient autour de moi pour rire de me voir pleurer quand il tombait une bonne pluie. Ils me disaient que je pleurais comme un enfant, et je n’en pleurais que davantage. J’avais la chair de poule rien qu’en me rappelant comment j’étais, quand j’ai vu cette maudite porte pour la première fois.

— Vous dites comment j’étais, répéta Nicolas, sans paraître y attacher d’importance. Comment donc étiez-vous ?

— J’étais si petit, que, rien que d’y penser, on devait plutôt me plaindre et m’épargner.

— Alors vous n’y étiez pas venu tout seul ?

— Non ; oh ! non.

— Qu’est-ce qui était avec vous ?

— Un homme, un homme brun et sec. On me l’a souvent dit à l’école, mais je me le rappelais déjà bien auparavant. Je fus bien aise de le quitter, il me faisait peur ; mais les autres m’ont fait plus peur encore et m’ont encore traité plus durement que lui.

— Regardez-moi bien, lui dit Nicolas pour obtenir toute son attention. Allons, ne vous détournez pas. Vous ne vous rappelez pas quelque femme, quelque femme douce et bonne, qui se penchait quelquefois vers vous, pour baiser vos lèvres, en vous appelant mon enfant ?

— Non, dit la pauvre créature secouant la tête ; non, jamais.

— Ni d’autre maison que celle du Yorkshire ?

— Non, répondit Smike d’un air triste. Une chambre !… Je me rappelle que je couchais dans une chambre, une grande chambre isolée au haut de la maison, où il y avait une trappe dans le plafond. Combien de fois je me suis caché la tête dans les draps pour ne pas la voir, cette vilaine trappe qui me causait tant de frayeurs ! pensez, un enfant tout petit ! tout seul, la nuit. Je me demandais toujours avec inquiétude ce qu’il pouvait y avoir derrière. Il y avait aussi une horloge, dans un coin. Je me rappelle cela, par exemple : je ne l’ai jamais oublié. Souvent, quand je fais de mauvais rêves, la chambre me revient toujours présente. J’y vois des choses et des gens que je n’y ai jamais vus alors, mais la chambre est toujours la même. Pour cela, ça ne change pas.

— Voulez-vous maintenant me laisser prendre le paquet ? demanda Nicolas, changeant brusquement de conversation.

— Non, non. Allons, continuons notre route. »

En même temps, il hâtait le pas, préoccupé de l’idée qu’ils avaient perdu du temps à rester en place, pendant tout le cours de ce dialogue. Nicolas l’observait de près, et enregistrait dans sa mémoire chacun des mots qu’il avait prononcés.

Il était, en ce moment, une heure de l’après-midi, et, quoiqu’une vapeur épaisse enveloppât encore la Cité qu’ils avaient laissée derrière eux, comme si le souffle de ses habitants avides planait sur leurs spéculations intéressées, et montrait plus de sympathie pour rester dans cette région du calcul et du gain que pour remonter dans les régions plus tranquilles de l’air, cependant la campagne au contraire était claire et radieuse. Parfois seulement, dans quelques vallons, ils rencontraient des vapeurs arriérées que le soleil n’avait pas encore forcées dans leurs dernières retraites : mais elles étaient bientôt passées, et, quand ils gravissaient les collines voisines, ils prenaient plaisir à voir au-dessous d’eux cette masse brumeuse s’ébranler lourdement sous la bénigne influence du jour naissant. Un brave soleil, un vaste, un franc soleil, illuminait les verts pâturages et ridait la surface de l’eau comme sous le souffle d’une brise d’été, tout en laissant aux voyageurs la fraîcheur bienfaisante de cette saison précoce de l’année. La terre semblait rebondir sous leurs pieds ; les clochettes des agneaux étaient pour leurs oreilles une douce musique ; égayés par la marche, stimulés par l’espérance, ils marchaient en avant, vaillants et forts comme des lions.

Le jour s’avance : toutes ces couleurs éclatantes s’adoucissent et prennent une teinte plus paisible, semblable aux espérances de la jeunesse tempérées par le progrès du temps, ou bien encore à ces traits juvéniles qui finissent par se fondre dans le calme et la sérénité de l’âge. Mais, pour être déjà sur leur déclin, elles n’en étaient guère moins belles que dans leur primeur, car la nature a doté chaque âge et chaque saison de ses beautés particulières. Et du matin jusqu’au soir, du berceau jusqu’à la tombe, ce n’est qu’une suite de changements si doux et si faciles qu’on en remarque à peine la marche rapide.

Enfin ils arrivèrent à Godalming ; ils firent prix pour deux lits modestes, et dormirent comme il faut. Le lendemain, dès le matin, ils étaient debout, pas avant le soleil cependant. Et puis en route ! On n’était pas tout à fait frais et dispos comme la veille au départ, mais il restait encore assez d’espérance et d’entrain pour défier gaiement la fatigue.

La journée était plus forte que la dernière : il y avait des côtes longues et pénibles à gravir ; et les voyages, c’est comme la vie ; il y a des hauts et des bas, mais on a toujours bien plus de peine à monter qu’à descendre. Ils continuèrent donc avec persévérance, sans se laisser décourager, et la persévérance n’a pas encore trouvé en face d’elle de montagne si haute qu’elle n’en ait vu la fin.

Arrivés au bord du bol de Punch du Diable, Smike suivit avec un intérêt avide la lecture que fit Nicolas d’une inscription gravée là sur la pierre, élevée dans ce lieu sauvage, en souvenir d’un assassinat qui y avait été commis la nuit. Le gazon sur lequel ils étaient arrêtés avait donc été teint du sang de la victime ; il avait coulé goutte à goutte dans le gouffre dont la forme a fait donner à ce lieu le nom qu’il porte à présent. Le bol du Diable, se disait Nicolas penché sur l’abîme, n’a jamais reçu liqueur plus digne de Satan.

Ils reprirent leur route, toujours avec la même résolution, et finirent par se trouver dans une large et vaste étendue de dunes, entremêlées de petites collines et de petites plaines, pour varier de temps en temps l’uniformité de leur surface verdoyante. Ici s’élançait presque perpendiculairement vers le ciel une hauteur si abrupte, que les moutons et les chèvres avaient peine à s’y tenir pour brouter l’herbe de ses flancs. Là un tertre de verdure dont la pente insensible s’effilait si délicatement, qu’il était bien difficile d’en reconnaître les limites. Des coteaux arrondis les uns sur les autres, des ondulations élégantes ou grossières, lisses ou raboteuses, gracieuses ou grotesques, jetées négligemment côte à côte, bornaient la vue de tous côtés. Et de temps en temps, on entendait tout à coup un bruit inattendu, et l’on voyait s’envoler du sol une bande de corbeaux qui, après avoir croassé longtemps, et longtemps tournoyé, dans leur vol circulaire, autour des collines d’alentour, avant de se résoudre, tout à coup tendaient l’aile, plongeaient et rasaient, prompts comme l’éclair, la longue enfilade d’une vallée dont on commençait à voir dérouler l’amphithéâtre.

Petit à petit, la vue recula des deux côtés, et, après avoir été privés dans leur étroit horizon d’un paysage riche et étendu, ils se retrouvèrent bientôt en pleine campagne. En apprenant qu’ils touchaient au terme de leur journée, ils se sentirent de nouvelles forces pour avancer ; mais la route avait été laborieuse, ils avaient perdu du temps, et Smike était fatigué. Aussi, le crépuscule était tombé, quand ils s’arrêtèrent à la porte d’une auberge sur le grand chemin, encore à quatre lieues de Portsmouth.

« Quatre lieues ! dit Nicolas, les deux mains appuyées sur son bâton de voyage et regardant Smike d’un air d’hésitation.

— Quatre grandes lieues, répéta l’aubergiste.

— La route est-elle bonne ? demanda Nicolas.

— Très mauvaise, répondit l’aubergiste en véritable aubergiste qu’il était.

— J’ai pourtant besoin de continuer, dit Nicolas indécis ; je ne sais que faire.

— Je ne voudrais pas avoir l’air de chercher à vous influencer ; mais, si c’était moi, je ne continuerais pas.

— En vérité ? demanda Nicolas encore incertain.

— Certainement non, si j’avais sous la main l’occasion de passer une bonne nuit, » dit l’aubergiste.

Et, en disant cela, il retroussa son tablier, mit les mains dans ses goussets et fit un pas ou deux hors de la maison, pour regarder, avec l’air d’une parfaite indifférence, la route envahie déjà par les ténèbres sombres de la nuit.

Un coup d’œil jeté sur la figure décomposée de Smike fut ce qui détermina Nicolas ; et, à l’instant, sans autre hésitation, il se décida à s’arrêter là.

L’aubergiste le vit entrer dans la cuisine ; et, comme il y avait un bon feu :

« Il fait bien froid dehors, » dit-il.

Il aurait dit de même qu’il faisait bien chaud, s’il n’y avait pas eu de feu dans l’âtre.

« Qu’est-ce que vous avez à nous donner pour souper ? fut naturellement la première question de Nicolas.

— Mais, ce que vous voudrez, » fut naturellement aussi la réponse de l’aubergiste.

Nicolas parla de viande froide, mais il n’y avait pas de viande froide ; d’œufs sur le plat, mais il n’y avait pas d’œufs ; de côtelettes de mouton, mais il n’y avait pas une côtelette de mouton à une lieue à la ronde. Ce n’est pas comme la semaine dernière, où ils avaient tant de côtelettes de mouton, qu’ils n’en savaient que faire ; mais, par exemple, après-demain ils allaient en avoir en quantité.

« En ce cas, dit Nicolas, ce que j’ai de mieux à faire, c’est de m’en rapporter entièrement à vous, comme je voulais le faire tout de suite, si vous ne m’en aviez pas empêché.

— Écoutez, voulez-vous que je vous dise ? reprit l’aubergiste. Il y a là, dans le parloir, un monsieur qui a commandé un pudding au filet de bœuf avec des pommes de terre, pour neuf heures. Il y en a plus qu’il n’en a besoin, et je suis presque sûr que, si vous lui en demandiez la permission, vous pourriez souper avec lui. Je vais m’en assurer tout de suite.

— Non, non, dit Nicolas l’arrêtant. J’aime mieux pas. Je… au moins… baste ! Pourquoi ne vous parlerais-je pas franchement ? Tenez ! vous voyez bien que je suis un voyageur de la plus humble catégorie et que j’ai fait tout le chemin à pied pour venir ici ; il est donc plus que probable que le monsieur aimerait autant se priver de ma compagnie, et, tout poudreux que vous me voyez, je n’en ai pas moins l’âme trop fière pour me jeter à sa tête.

— Mais, mon cher monsieur, vous ne savez pas que c’est seulement M. Crummles. Je vous réponds que celui-là n’est pas formaliste.

— Non ? dit Nicolas, qui n’était pas, il faut être franc, insensible au souvenir du pudding succulent, dont l’eau lui venait à la bouche.

— Certainement, répliqua l’aubergiste. Bien au contraire, je suis sûr qu’il aimera votre franchise. Mais nous allons en avoir bientôt le cœur net. Je ne vous demande qu’une minute. »

L’aubergiste se hâta donc d’entrer dans le parloir sans attendre l’autorisation de Nicolas, qui vraiment ne fit aucun effort pour l’en empêcher, considérant sagement que, dans la circonstance, un souper de plus ou de moins n’était pas pour badiner. L’aubergiste reparut en un moment avec une physionomie conquérante.

« Enlevé ! dit-il à voix basse. J’étais sûr qu’il ne demanderait pas mieux. Vous allez voir quelque chose qui en vaut la peine, là-dedans. Peste ! comme ils se trémoussent ! »

Et, sans attendre qu’on lui demandât des explications sur ces exclamations prononcées d’un air de ravissement, l’aubergiste avait déjà ouvert la porte toute grande pour faire passer Nicolas, suivi de Smike, toujours son paquet sur l’épaule, car il ne le portait pas avec moins de vigilance que si c’eût été un sac d’écus.

Nicolas s’attendait sans doute à voir quelque chose d’étrange, mais non pas quelque chose d’aussi étrange que le spectacle qui frappa sa vue. Au bout de la chambre, il y avait deux jeunes gens, l’un très grand, l’autre très petit, tous deux en costume de matelots, c’est-à-dire de matelots de théâtre, avec boucles et ceinturons, une queue et des pistolets ; rien n’y manquait. Ils se livraient à ce qu’on appelle sur l’affiche un terrible combat, avec deux de ces sabres à garde couverte dont on se sert d’habitude sur les planches de nos boulevards. Le petit avait déjà pris l’avantage sur le grand, qui se voyait réduit à une situation critique. Ce duel à mort était surveillé par un homme gros et pesant, perché sur le coin d’une table, d’où il leur criait avec énergie de tirer plus d’étincelles du choc de leurs sabres, leur promettant, dans ce cas, de faire crouler la salle sous un tonnerre d’applaudissements à la première représentation.

« Monsieur Crummles, dit l’aubergiste avec un air d’humble déférence, voici le jeune gentleman en question. »

M. Vincent Crummles accueillit Nicolas avec un mouvement de tête qu’on pouvait prendre à volonté pour une politesse d’empereur romain ou pour un salut de chevalier de la bouteille, puis il dit à l’hôte de fermer la porte et de s’en aller.

« En voilà un tableau ! ajouta M. Crummles en faisant signe à Nicolas de ne pas bouger pour ne point déranger les combattants. Le petit le tient ! Si le grand ne le renverse pas en moins de trois secondes, je vous le donne pour un homme mort. Recommencez cela, enfants. »

Les deux champions retournent donc au temps, et se mettent à ferrailler jusqu’à ce que les sabres échauffés fassent jaillir une pluie d’étincelles, à la grande satisfaction de M. Crummles, qui paraissait considérer ce feu d’artifice comme un point capital. L’engagement commença par deux cents coups de sabre administrés par le petit et le grand matelot alternativement, sans résultat décisif ; seulement, le petit fut abattu sur un genou ; mais cela lui était bien égal, il ne s’en défendait pas moins vaillamment, dans cette position, de la main gauche, et se battait comme un lion, jusqu’à ce que le grand matelot lui eût fait tomber le sabre des mains. Oui, mais voilà-t-il pas que le petit, réduit à cette extrémité qu’on le croyait prêt à capituler tout de suite en criant merci, au lieu de cela, tire tout à coup de sa ceinture un gros pistolet dont il présente la gueule à la face du grand matelot, qui s’attendait si peu à cette surprise, qu’il donna au petit le temps de ramasser son sabre et de recommencer le combat. Alors, on se remet à ferrailler avec une variété charmante de coups de fantaisie des deux parts : des coups de la main gauche, des coups par-dessous la jambe, par-dessus l’épaule droite, par-dessus l’épaule gauche. Le petit matelot lance aux jambes du grand matelot une vigoureuse estocade qui les aurait coupées tout net, si l’autre n’avait pas sauté par-dessus le sabre fatal ; même attaque rendue au petit, qui l’esquive en sautant à son tour par-dessus le sabre de son adversaire. Alors, des feintes et des contre-feintes, tout en relevant sa culotte qui tombait faute de bretelles ; et enfin le petit matelot, qui était évidemment le rôle noble de la pièce, car il avait toujours le dessus, fit une attaque désespérée, serra le bouton au grand matelot, qui, après quelques efforts inutiles, tomba à la renverse et expira dans de cruelles tortures, pendant que le petit, lui mettant le pied sur la poitrine, le perça de part en part.

« Vous serez bissés plus d’une fois pour ce tableau-là, si vous voulez, enfants, dit M. Crummles ; mais, pour le moment, reprenez haleine et allez changer. »

Après avoir adressé ces mots aux combattants, il salua Nicolas, qui put alors observer à loisir M. Crummles. Sa figure était de taille à bien répondre au reste de sa personne ; sa lèvre inférieure était grosse et épaisse ; sa voix enrouée annonçait qu’il devait crier souvent à tue-tête ; ses cheveux noirs, rasés jusqu’au haut de la tête, lui laissaient la facilité de porter des perruques à caractères de toute forme et de tout modèle.

« Eh bien ! qu’en dites-vous ? demanda M. Crummles.

— Ma foi ! c’est fort joli, excellent, dit Nicolas.

— Vous ne verrez pas souvent des gaillards comme ceux-là, je vous en réponds. »

Nicolas n’eut garde de le contredire ; mais il eut le tort d’ajouter que « s’ils étaient mieux assortis…

— Assortis ! cria M. Crummles.

— Je veux dire que s’il n’y avait pas une si grande différence de taille…

— De taille ! répéta M. Crummles ; mais c’est là le beau du combat, c’est qu’il y ait toujours au moins un pied ou deux de différence. Comment voudriez-vous exciter l’intérêt de l’assemblée, je dis un intérêt légitime, s’il n’y a pas un tout petit homme aux prises avec un grand géant, ou même avec cinq ou six ? Mais, malheureusement, nous n’avons pas assez de sujets dans la troupe pour aller jusque-là.

— Je comprends, répliqua Nicolas. Pardon, j’étais un grand sot, je le confesse, de n’avoir pas songé à cela.

— C’est là toute l’affaire, dit M. Crummles. Après-demain, nous débutons à Portsmouth ; si vous allez par là, faites un tour au théâtre et vous m’en direz des nouvelles. »

Nicolas promit de ne pas y manquer, s’il pouvait, et, approchant sa chaise du feu, entra tout de suite en conversation avec le directeur. C’était un homme très expansif de sa nature, devenu peut-être un peu plus babillard encore par l’effet des grogs répétés qu’il savourait à longs traits, ou bien encore par la vertu du tabac, qu’il prenait en grande quantité, puisant à même dans un cornet de papier gris qu’il avait dans la poche de son gilet. Il se mit à conter ses affaires sans aucune réserve, s’étendant avec complaisance sur les mérites de sa troupe et sur les talents de sa famille : les deux combattants, les héros du duel au sabre, n’en étaient pas les moins honorables ; les autres, tant dames que messieurs, s’étaient donné, à ce qu’il paraît, rendez-vous à Portsmouth pour le lendemain, où le père et les fils allaient les rejoindre. Ce n’était plus la saison des bains ; mais M. Crummles comptait y faire une excursion profitable, après avoir rempli dernièrement un engagement au théâtre de Guilford, avec des applaudissements unanimes.

« Allez-vous par là ? demanda le directeur.

— Ou…i, dit Nicolas, oui ; c’est par là que je vais.

— Connaissez-vous un peu la ville ? demanda le directeur, qui paraissait se croire en droit d’obtenir autant de confiance qu’il en montrait lui-même.

— Non, répondit Nicolas.

— Vous n’y avez jamais été ?

— Jamais. »

M. Vincent Crummles répliqua par une petite toux sèche qui voulait dire : « Si vous êtes discret, gardez vos secrets pour vous, » et il se mit à puiser dans son cornet de papier tant de prises de tabac successives, que Nicolas se demandait avec surprise où tout cela pouvait passer.

Cependant M. Crummles considérait de temps en temps, avec un grand intérêt, Smike, qui, dès son apparition, semblait l’avoir émerveillé. Pour le moment, le compagnon de Nicolas était endormi sur sa chaise, baissant et relevant la tête tour à tour.

« Pardonnez-moi cette réflexion, dit le directeur se penchant à l’oreille de Nicolas pour lui parler à voix basse, mais vous avez là un ami qui a une figure admirable.

— Le pauvre garçon ! dit Nicolas, qui ne put s’empêcher de sourire, je la voudrais un peu plus dodue et moins hâve.

— Dodue ! s’écria le directeur avec horreur ; vous voudriez donc la gâter sans remède ?

— Comment cela ?

— Comment cela, monsieur ? mais, tel qu’il est à présent, reprit le directeur frappant sur son genoux avec expression, sans un bourrelet de graisse sur le corps, sans un grain de vermillon sur la face, cela ferait un acteur dans le genre affamé, tel qu’on n’en a jamais vu dans ce pays. Vous n’auriez qu’à lui faire endosser le costume d’apothicaire dans Roméo et Juliette, avec une pointe de rouge sur le nez, et il serait sûr d’être accueilli par une triple salve de bravos, aussitôt qu’il passerait la tête par la porte des avant-scènes, de l’autre côté du souffleur.

— Vous le jugez, dit Nicolas en riant de tout son cœur, au point de vue de l’art dramatique.

— Je crois bien, dit le directeur ; je n’ai jamais vu de jeune artiste mieux taillé pour l’emploi, depuis que je suis sur les planches, et j’y ai débuté dans les moutards, que je n’avais pas plus de dix-huit mois. »

L’apparition du pudding au filet de bœuf, qui fit son entrée en même temps que M. Vincent Crummles junior, donna un autre cours à la conversation, ou plutôt l’arrêta pour un moment. Ces deux jeunes artistes maniaient leurs couteaux et leurs fourchettes avec non moins d’adresse que leurs briquets ; et, comme toute la société avait l’appétit aussi aiguisé que ces armes terribles, on ne songea guère à parler en présence des apprêts faits pour le souper.

MM. Crummles fils n’eurent pas plutôt avalé le dernier morceau de comestible, qu’ils montrèrent, par une foule de bâillements à demi comprimés et de mouvements spasmodiques pour s’étirer les jambes, une inclination très prononcée à regagner leurs lits. Smike trahissait ce désir d’une façon bien plus vive encore ; car, pendant le souper même, il était tombé plusieurs fois de sommeil, la bouche pleine. Nicolas proposa donc une retraite générale ; mais le directeur ne voulut pas entendre de cette oreille-là, jurant qu’il s’était promis d’avoir le plaisir d’inviter sa nouvelle connaissance à prendre avec lui un bol de punch, et qu’il considèrerait son refus comme des plus désobligeants pour sa personne.

« Laissez-les aller, dit M. Vincent Crummles ; pendant ce temps-là nous allons passer tranquillement ensemble une bonne petite soirée au coin du feu. »

Nicolas ne se sentait pas très disposé d’ailleurs au sommeil. Il était si préoccupé ! Aussi, après une courte résistance, il accepta la proposition, et, après avoir échangé une poignée de main avec les jeunes Crummles, pendant que le père, de son côté, donnait cordialement la bénédiction du soir à Smike, il s’assit près du feu, vis-à-vis du gentleman directeur, pour l’aider à vider le bol annoncé qui fit bientôt son apparition, fumant d’une manière tout à fait réjouissante à voir, et exhalant le parfum le plus agréable et le plus séduisant.

Mais en dépit du punch, et même du directeur, qui ne tarissait pas en histoires divertissantes, tout en fumant sa pipe, dont il absorbait la vapeur avec une jouissance étonnante, Nicolas n’en était pas moins distrait et abattu. Ses pensées étaient ailleurs ; elles retournaient vers la maison paternelle, où il était heureux autrefois, et, quand elles revenaient vers sa condition présente, l’incertitude du lendemain l’accablait d’une tristesse invincible. Son attention errante ne l’empêchait pas d’entendre bourdonner la voix de son interlocuteur, mais elle le rendait sourd à ses paroles ; et, quand M. Vincent Crummles, à la fin du récit d’une longue aventure qu’il termina par un grand éclat de rire, lui demanda ce qu’il aurait fait en pareil cas, il fut bien obligé de s’excuser de son mieux, en confessant son entière ignorance de tout ce qu’on venait de lui raconter.

« Allez ! dit M. Crummles, je m’en étais bien aperçu ; vous n’avez pas l’esprit tranquille. Qu’est-ce que vous avez qui vous tourmente ? »

À un appel si direct, Nicolas ne put s’empêcher de sourire ; mais comment y échapper ? Il aima mieux avouer franchement qu’il avait des raisons de craindre de ne pas réussir dans le but qu’il s’était proposé en venant à Portsmouth.

« Et quel est ce but ? demanda le directeur.

— C’est de trouver quelque chose à faire pour nous faire vivre moi et mon pauvre camarade. Voilà toute la vérité ! aussi bien, il y a longtemps que vous l’aviez devinée ; je veux au moins avoir à vos yeux le mérite de vous la dire de bonne grâce.

— Qu’est-ce que vous pouvez trouver à faire à Portsmouth plutôt qu’ailleurs ? demanda M. Crummles en s’amusant à faire fondre sur le bord de sa pipe, à la chandelle, la cire dont elle était décorée et la lissant après avec le bout de son petit doigt.

— Il ne manque pas de bâtiments, je suppose, prêts à mettre à la voile. J’y trouverais toujours bien un hamac de manière ou d’autre. Il y a bien à boire et à manger là comme ailleurs.

— De la viande salée et du rhum frais ; une platée de pois secs avec du biscuit éventé, dit le directeur tirant de sa pipe une bouffée pour l’entretenir, et fondant sa cire de plus belle pour achever l’embellissement commencé.

— On peut avoir pis, dit Nicolas. Je ne serai pas le premier de mon âge et de ma condition qui aura pu s’y faire. Je ferai comme eux.

— Il faudra bien, si vous montez à bord : mais vous n’y monterez pas.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’il n’y a pas de patron ni de contre-maître qui voulût acheter vos services pour un morceau de petit salé, quand il peut se procurer au même prix un marin tout fait ; et il n’en manque pas à Portsmouth, pas plus que d’huîtres dans les rues.

— Que voulez-vous dire ? demanda Nicolas alarmé de cette prédiction décourageante, prononcée d’un ton si assuré ; on ne naît pas marin, il faut bien commencer par un apprentissage, je suppose ?

— C’est vrai, dit M. Crummles avec un signe de tête ; mais ce n’est pas à votre âge qu’on le commence, ni quand on est un jeune monsieur comme vous. »

Nicolas ne répondit rien ; mais sa physionomie exprima l’abattement, et il regardait tristement le feu sans le voir.

« Eh quoi ! ne trouvez-vous pas quelque autre profession dont un jeune homme de votre tournure et de votre mérite puisse mieux s’accommoder, et qui lui procure le moyen de voir le monde d’une manière plus avantageuse ?

— Non, dit Nicolas secouant la tête.

— Alors, c’est moi qui vais vous en enseigner une, dit M. Crummles, jetant sa pipe au feu et élevant la voix : le théâtre !

— Le théâtre ? cria Nicolas presque aussi haut que lui.

— Oui, l’art théâtral ; je professe moi-même l’art théâtral. Ma femme professe l’art théâtral. Mes enfants professent l’art théâtral. J’avais un chien qui y est entré en sevrage ; il y a vécu, il y est mort. Le petit poney de ma carriole y joue son rôle dans Tamerlan. Je vous engage, si vous voulez, vous et votre ami : vous n’avez qu’à dire un mot. Je ne serai pas fâché d’ailleurs de rafraîchir ma troupe.

— Mais, dit Nicolas, suffoqué par cette proposition si subite, je n’y entends absolument rien ; je n’ai de ma vie joué un rôle, excepté peut-être à la distribution du collège.

— C’est égal : il y a de la comédie élégante dans votre tournure et vos manières, de la tragédie passionnée dans votre œil, de la farce amusante dans votre franc rire, dit M. Vincent Crummles. Vous réussirez aussi bien du premier coup que si vous n’aviez jamais fait que cela depuis que vous êtes au monde. »

Nicolas se rappela qu’après avoir payé l’hôte, il ne lui resterait plus que quelques gros sous dans sa poche, et il se sentit ébranlé.

« Vous pouvez, dit M. Crummles, nous rendre mille petits services. Quand ce ne serait que toutes les magnifiques affiches qu’un homme bien élevé comme vous peut composer pour les devantures de boutiques !

— Pour cela, dit Nicolas, je pourrais me charger de ce département.

— Je crois bien, répliqua M. Crummles. Pour plus amples renseignements, voir les programmes détaillés, etc., vous en feriez bien un demi-volume. Et les pièces donc ! Vous seriez bien en état de nous en composer une où vous feriez figurer toute la troupe dans son éclat, chaque fois que besoin serait.

— Par exemple, reprit Nicolas, je ne suis pas aussi sûr de cela, quoique, dans l’occasion, je me sente capable de vous gribouiller de temps en temps quelque chose qui pourrait vous convenir.

— Justement il nous faut tout de suite une pièce nouvelle à grand spectacle. Laissez-moi récapituler les ressources particulières de cet établissement : un paysage splendide, tout neuf. Vous ne manquerez pas d’y introduire une vraie pompe et deux cuviers à lessive.

— Dans la pièce ?

— Oui. Je les ais achetés bon marché l’autre jour à une vente, et ils feront un effet magnifique, c’est à l’instar de Londres. Vous savez, ils se procurent quelques costumes, quelques meubles, et on compose une pièce pour les faire valoir. Il y a beaucoup de théâtres qui entretiennent un auteur ad hoc.

— Vraiment ? dit Nicolas.

— Comment donc ! dit le directeur ; mais cela se voit tous les jours. Cela fera très bien dans les affiches, en lignes séparées :

Une pompe naturelle !
Des cuviers superbes !
Grand spectacle !

Vous ne seriez pas, par hasard, un peu dessinateur ?

— Non, répondit Nicolas ; c’est un talent dont je suis tout à fait dépourvu.

— Ah ! tant pis ! que voulez-vous ? dit le directeur. Sans cela, nous aurions eu, pour les répandre, de grandes lithographies représentant la dernière scène : on y aurait vu toute la profondeur du théâtre, avec la pompe et les cuviers au milieu ; mais que voulez-vous ? puisque vous ne l’êtes pas, tant pis !

— Et qu’est-ce que tout cela pourrait me rapporter ? demanda Nicolas après quelques secondes de réflexion. Pourrais-je y gagner ma vie ?

— Gagner votre vie ! une vie de prince. Avec vos honoraires, ceux de votre ami et vos compositions, vous vous feriez… ah ! certainement, vous vous feriez bien vingt-cinq francs par semaine.

— Vous plaisantez ?

— Non, vraiment ; et, si nous avions de bonnes recettes, vous vous feriez près du double. »

Nicolas haussa les épaules ; mais quoi ! il n’avait devant lui que la misère en perspective ; et, en supposant qu’il pût trouver dans son courage la force de subir, sans se plaindre, les cruelles extrémités de la fatigue et du besoin, c’était bien la peine d’avoir arraché à son sort la victime de Squeers pour lui infliger un sort qui ne serait pas moins pénible pour lui. Et puis, il avait pu regarder comme rien une distance de vingt lieues quand il se trouvait dans la même ville que l’homme qui l’avait traité avec tant de barbarie et dont la présence réveillait en lui des pensées amères ; mais à présent il se trouvait assez loin de Catherine et de sa mère. Que serait-ce s’il allait s’embarquer pour de lointains voyages, et que, pendant ce temps-là, la mort vînt les atteindre !

Ces réflexions le décidèrent ; il s’empressa de déclarer que c’était marché fait, et le signa en tapant dans la main de M. Vincent Crummles.