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Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/25

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 1p. 341-356).

CHAPITRE XXV.

Concernant une demoiselle qui vient de Londres rejoindre la compagnie avec un vieil amateur qu’elle traîne à sa suite : cérémonie touchante qui s’ensuit.

Comme la pièce nouvelle était décidément un succès, elle fut annoncée pour tous les soirs de spectacle jusqu’à nouvel ordre, et l’on réduisit de trois à deux les jours de relâche par semaine. Nicolas toucha des témoignages plus solides encore de la faveur publique, car, dès le samedi suivant, il empochait, par l’intermédiaire de l’infatigable Mme Grudden, la somme de trente-sept francs cinquante. Cette rémunération, qui n’était pas à dédaigner, n’était rien encore en comparaison de l’honneur et de la réputation qui s’attachèrent à sa personne. M. Curdle lui fit hommage d’une brochure de sa façon, dédiée au théâtre, avec un autographe de sa main (trésor inestimable déjà par lui-même), qu’il consigna sur la couverture, le tout accompagné d’une lettre pleine d’expressions de son estime et de l’assurance spontanée qu’il serait heureux de lire avec lui Shakespeare pendant trois heures tous les matins, avant le déjeuner, tout le temps de son séjour à Portsmouth.

« Encore du nouveau, Johnson, dit un matin M. Crummles dans un accès de joie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nicolas ; le poney ?

— Non, non, on n’en vient jamais au poney que quand on est à bout de ressources ; et j’espère bien que nous n’aurons pas besoin d’y recourir du tout cette saison. Non, non, il ne s’agit pas du poney.

— Un garçon phénoménal, peut-être ?

— Non, monsieur, répondit Crummles d’un air sérieux, il n’y a qu’un phénomène, et ce n’est pas un garçon, c’est une fille.

— C’est vrai, dit Nicolas ; je vous demande pardon de cette plaisanterie. Mais alors je n’y suis plus du tout.

— Qu’est-ce que vous diriez, s’il nous venait une demoiselle de Londres ? Mlle une telle, du théâtre royal de Drury Lane ?

— Je dirais qu’elle ferait merveille sur l’affiche.

— Vous avez mis le doigt dessus, dit M. Crummles, mais vous pourriez ajouter qu’elle ne fera pas moins d’effet sur la scène, sans craindre de vous tromper. Tenez, regardez-moi cela, et vous m’en direz votre façon de penser. »

En même temps il déploya aux yeux de Nicolas une affiche rouge, une affiche bleue, une affiche jaune, en tête desquelles on voyait en caractères gigantesques l’annonce suivante : « Début de l’incomparable miss Petowker, du théâtre royal de Drury Lane. »

« Tiens ! dit Nicolas, mais je connais cette dame-là.

— En ce cas, vous pouvez vous flatter de connaître le plus beau talent qu’ait jamais possédé une jeune personne, repartit M. Crummles roulant les affiches ; un talent cependant d’un certain genre… d’un certain genre. La goule ou la buveuse de sang, ajouta M. Crummles avec un soupir prophétique, la goule n’aura qu’un temps, elle ne survivra pas à Mlle Petowker. C’est la première sylphide à moi connue que j’aie vue se tenir droite sur une jambe en jouant du tambourin de l’autre genou, une vraie sylphide.

— Et quand l’attendez-vous ? demanda Nicolas.

— Aujourd’hui même. C’est une vieille amie de Mme Crummles. Mme Crummles l’a devinée de bonne heure, il n’y a personne comme elle pour cela. C’est elle qui lui a appris presque tout ce qu’elle sait. C’est Mme Crummles qui a été la première buveuse de sang.

— Comment, en vérité ?

— Certainement, mais elle a été obligée d’y renoncer.

— Elle s’en est lassée ?

— Non, c’est le public. Personne ne pouvait y résister, elle faisait frémir. Ah ! vous ne connaissez pas encore sa capacité. »

Nicolas se hasarda à dire qu’il la connaissait bien.

« Non, non, c’est impossible, dit M. Crummles ; c’est impossible, voyez-vous. Son pays ne la connaîtra que quand elle ne sera plus. Chaque année de sa vie fait éclater quelque talent nouveau chez cette femme étonnante. Voyez : mère de six enfants, dont trois vivants, tous artistes dramatiques.

— C’est extraordinaire, cria Nicolas.

— Ah ! oui, c’est extraordinaire, allez ! répliqua M. Crummles prenant avec complaisance une prise de tabac et secouant la tête d’un air grave. Si je vous disais que moi-même j’ignorais qu’elle sût danser, jusqu’à son dernier jour de bénéfice, où elle a joué Juliette et Hélène Mac-Gregor, ce qui ne l’a pas empêchée de danser dans les entr’actes la bourrée écossaise sur la corde roide. La première fois que j’ai vu cette femme admirable, Johnson, continua M. Crummles en approchant sa chaise pour lui parler de plus près sur le ton d’une confiante amitié, elle se tenait toute droite sur la tête au bout d’une pique, entourée de feux d’artifice.

— Vous m’étonnez, dit Nicolas.

— Je crois bien, elle m’a étonné moi-même, ajouta M. Crummles de l’air le plus sérieux du monde ; tant de grâce et tant de dignité tout ensemble ! À partir de ce moment là, je suis devenu son adorateur. »

L’arrivée de l’objet de ces éloges mérités vint brusquement mettre un terme au panégyrique de M. Crummles ; presque aussitôt après, maître Percy Crummles entra avec une lettre venue par la poste, et adressée à sa gracieuse mère. Mme Crummles n’eut besoin que d’en voir la suscription pour s’écrier aussitôt : « D’Henriette Petowker, sur ma parole ! » et en même temps elle se plongea dans cette lecture intéressante.

« Eh bien ! et… ? demanda M. Crummles.

— Oui, oui, tout va à merveille, répondit-elle avant d’avoir laissé M. Crummles achever sa question. J’en suis bien contente pour elle.

— C’est bien en effet la plus heureuse aventure que j’aie jamais vue, dit M. Crummles. » Et alors M. Crummles, Mme Crummles, et maître Percy Crummles tombèrent tous les trois dans un fou rire. Nicolas les laissa s’en donner à cœur joie et retourna chez lui, sans se rendre compte du rapport mystérieux qu’il pouvait y avoir entre Mlle Petowker et cet accès de gaieté, et songeant à l’extrême surprise de cette demoiselle quand elle apprendrait son enrôlement soudain dans une profession dont elle était elle-même une des glorieuses colonnes.

Mais, à cet égard, il était dans une profonde erreur. En effet, soit que M. Vincent Crummles eût préparé la voie, ou que Mlle Petowker eût quelque raison particulière de le traiter encore avec plus d’amabilité qu’à l’ordinaire, leur entrevue le lendemain au théâtre eut plutôt l’air de la rencontre d’une paire d’amis intimes, qui ne se sont jamais quittés depuis leur enfance, que d’une reconnaissance passagère entre un monsieur et une dame qui se sont vus seulement une douzaine de fois, et encore par pur hasard. Miss Petowker, bien au contraire, commença par lui dire à l’oreille qu’elle n’avait pas dit un mot de Kenwigs à la famille Crummles, et qu’elle avait fait remonter leur connaissance réciproque à leur fréquentation respective des cercles les plus distingués et les plus à la mode : et, comme elle voyait Nicolas accueillir cette confidence avec une surprise qui n’était pas jouée, elle ajouta, avec un coup d’œil des plus aimables, qu’elle avait voulu se créer ainsi des titres à son obligeance, et qu’elle comptait la mettre à contribution avant peu.

Nicolas eut l’honneur, le soir même, de jouer dans une petite pièce avec miss Petowker ; il ne put s’empêcher de remarquer qu’elle n’était guère applaudie avec chaleur que par un parapluie obstiné des secondes loges. Il remarqua bien aussi que l’enchanteresse lançait de temps en temps un regard fascinateur du côté même d’où partaient les bravos, et, à chaque coup d’œil nouveau, le parapluie répondait par un nouveau trémoussement. Il y eut même un moment où il crut voir, dans le coin qui était le point de mire des yeux de Mlle Petowker, une forme de chapeau qui ne lui était pas tout à fait inconnue ; mais occupé qu’il était de son rôle dans la pièce, il ne fit plus attention à ce détail et l’avait même complètement oublié quand il rentra chez lui.

Il venait de se mettre à table pour souper avec Smike, quand une personne de la maison frappa à sa porte et lui annonça qu’il y avait en bas un monsieur qui désirait parler à M. Johnson.

« Eh bien ! en ce cas, il n’a qu’à monter : ce n’est pas plus difficile que cela, répliqua Nicolas. Sans doute un camarade qui a faim, Smike. »

Smike regarda le morceau de bœuf froid, calculant, sans rien dire, ce qu’il en fallait garder pour le dîner du lendemain, et remit dans l’assiette une tranche qu’il avait déjà coupée pour lui, pour réparer la brèche que le visiteur allait sans doute faire à leur propriété.

« Il faut que ce soit quelqu’un qui n’est pas encore venu ici, dit Nicolas, car je l’entends trébucher à chaque marche. Entrez, entrez !… Il n’est pas Dieu possible : M. Lillyvick ! »

C’était lui, c’était le percepteur des taxes aquatiques qui, regardant Nicolas d’un œil fixe et d’un air impassible, lui donna une poignée de main avec la majesté la plus solennelle, et prit un siège au coin du feu.

« Eh ! dit Nicolas, vous ici ? et depuis quand ?

— Depuis ce matin, monsieur.

— Ah ! je comprends, alors vous étiez au théâtre ce soir, et c’était votre par…

— Mon parapluie ; le voici en personne. » Et M. Lillyvick présentait un gros parapluie de coton dont la pointe en fer était bien avariée. « Qu’est-ce que vous dites du spectacle ?

— Autant qu’on en peut juger de la scène, il me semble qu’il a été très agréable.

— Agréable ! cria le percepteur ; vous pouvez dire hardiment, monsieur, qu’il était délicieux. »

M. Lillyvick, en même temps, se pencha en avant pour prononcer le dernier mot avec plus d’énergie ; puis il se redressa, fronçant le sourcil et remuant la tête.

« Ah ! dit Nicolas, un peu surpris de ces symptômes d’approbation délirante ; oui, c’est une habile femme.

— C’est une divinité, répliqua M. Lillyvick en donnant du bout de son susdit parapluie un toc toc de percepteur sur le plancher. Vous pouvez croire, monsieur, que j’ai déjà connu plus d’une actrice divine ; c’était moi qui allais percevoir, c’est-à-dire qui allais voir, qui allais souvent voir si je pouvais percevoir le montant de la taxe chez une dame actrice qui a demeuré plus de quatre ans dans ma circonscription ; mais jamais, non, monsieur, jamais, de toutes ces divines créatures, actrices ou non, je n’en ai vu de plus divine que miss Henriette Petowker. »

Nicolas eut bien de la peine à s’empêcher de rire ; il se garda bien de dire un mot. Il se contenta, pour toute réponse, de rendre chaque fois à M. Lillyvick ses signes de tête, et resta silencieux.

« Je voudrais vous dire un mot en particulier, » dit M. Lillyvick.

Nicolas regarda Smike, qui comprit son désir et disparut.

« Ce n’est pas grand’chose qu’un célibataire, dit M. Lillyvick.

— Vraiment ? répondit Nicolas.

— Certainement, reprit le percepteur. Voici bientôt soixante ans que je suis de ce monde, et je dois savoir ce qui en est.

— Qu’il doive le savoir, pensa Nicolas, c’est positif, mais qu’il le sache, c’est une autre question.

— Si un célibataire a eu le bonheur de mettre de côté un peu d’argent, dit M. Lillyvick, ses frères et sœurs, neveux et nièces pensent à cet argent beaucoup plus qu’à lui, fût-il même, en raison de son caractère public, le chef de la famille et pour ainsi dire le grand canal où débouchent tous les petits tuyaux. Ils ne font que souhaiter sa mort tout le temps, et rien n’égale leur découragement quand ils le voient en bonne santé. Et tout cela, parce qu’ils brûlent d’hériter de son petit bien ! Cela ne vous étonne pas, n’est-ce pas ?

— Oh ! c’est vrai, trop vrai ! répliqua Nicolas.

— La grande raison pour ne pas se marier, c’est que l’on craint la dépense, et c’est là ce qui m’a retenu. Autrement, parbleu ! dit M. Lillyvick en faisant claquer ses doigts, j’aurais pu avoir cinquante femmes.

— De belles femmes ? demanda Nicolas.

— Oui, monsieur, de belles femmes. Je ne dis pas d’aussi belles femmes qu’Henriette Petowker, celle-là n’est pas un modèle ordinaire, mais des femmes enfin telles que tout le monde ne peut pas se flatter d’en rencontrer tous les jours sur son chemin. Maintenant, supposez qu’un homme épouse une fortune, non pas précisément avec sa femme, mais dans sa femme même…

— Diantre ! Mais alors, répliqua Nicolas, cet homme-là n’est pas à plaindre.

— C’est justement ce que je me dis, répliqua le percepteur en lui caressant par amitié la tête avec le manche de son parapluie ; c’est justement ce que je me dis. Henriette Petowker, la fameuse Henriette Petowker a par elle-même une fortune dans son talent, et je vais…

— En faire Mme Lillyvick ? dit Nicolas.

— Non, monsieur, non, pas Mme Lillyvick, repartit le percepteur : une actrice garde toujours son nom, c’est la règle mais enfin je vais l’épouser, et pas plus tard qu’après-demain.

— Je vous en fais mon compliment, monsieur, dit Nicolas.

— Merci, monsieur, continua le percepteur en boutonnant son gilet. Je toucherai ses honoraires, naturellement, et j’espère, après tout, que la vie n’est guère plus chère pour deux que pour un : c’est toujours une consolation.

— Une consolation ! vous n’avez aucun besoin de consolation dans un pareil moment.

— Non, reprit M. Lillyvick secouant la tête avec vivacité, non, vous avez raison.

— Mais qu’êtes-vous venus faire ici tous les deux, si vous êtes sur le point de vous marier, monsieur Lillyvick ? demanda Nicolas.

— Voilà justement ce que je venais vous expliquer : la vérité est que nous avons jugé à propos de cacher notre mariage à la famille.

— La famille ? dit Nicolas ; quelle famille ?

— Vous savez bien, les Kenwigs. Si par malheur ma nièce ou ses enfants en avaient entendu souffler le mot avant mon départ, je les aurais vu tomber du haut mal à mes pieds, et je ne m’en serais jamais tiré avant de m’engager par serment à ne jamais épouser personne. Sans cela, qui sait s’ils n’auraient pas fait nommer une commission d’enquête pour me faire interdire. Le percepteur, à ces mots, tremblait encore de tous ses membres en songeant à toutes les horribles choses qu’on aurait pu lui faire.

— C’est vrai, dit Nicolas, ils auraient été jaloux, ce n’est pas douteux.

— C’est pour éviter tout cela qu’Henriette Petowker et moi nous sommes convenus entre nous qu’elle viendrait ici, chez ses amis les Crummles, sous prétexte de s’enrôler dans leur troupe, et que moi, je quitterais Londres le lendemain pour aller la rejoindre à Guildford, dans la diligence. C’est ce que j’ai fait, et nous sommes arrivés ensemble de Guildford hier au soir. À présent, si nous avons pensé à vous faire confidence de notre secret, c’est dans la crainte qu’en écrivant à M. Noggs vous n’allassiez lui parler de nous. Nous partirons de chez les Crummles pour la célébration du mariage, et nous serons charmé de vous voir, soit avant la cérémonie à l’église, soit après, au déjeuner, à votre choix. Vous sentez, continua le percepteur qui tenait à éviter toute méprise sur ce point, que nous n’avons pas fait de folies : quelques rôties et du café, avec des crevettes peut-être, ou quelque chose comme cela pour se régaler, voilà tout.

— Bon, bon, je comprends, dit Nicolas ; je serais très heureux d’aller vous voir ; j’accepte votre invitation avec le plus grand plaisir. Où reste madame ? chez les Crummles ?

— Non pas, ils n’auraient pu la loger convenablement la nuit ; elle a préféré descendre chez une de ses connaissances qui déjà avec une autre demoiselle, toutes deux artistes dramatiques.

— C’est sans doute miss Snevellicci ?

— Précisément, c’est là son nom.

— Et ce sont ces demoiselles, je suppose, qui seront ses filles d’honneur ?

— Si c’était tout, dit le percepteur d’un air contrarié ; mais on veut lui en donner quatre. J’ai peur qu’on ne vise un peu trop à la mise en scène.

— Oh que non ! répliqua Nicolas, qui avait toutes les peines du monde à déguiser son envie de rire sous une toux peu naturelle. Et quelles seront les quatre ?

— D’abord miss Snevellicci, cela va sans dire ; miss Ledrook, puis le… le… phénomène, dit en grognant le percepteur.

— Ha ! ha ! cria Nicolas ; excusez-moi, je ne sais pas ce que j’ai à rire comme cela ce soir. Ma foi, ce sera très joli : le phénomène, et puis après ?

— Une autre demoiselle, je ne sais pas qui, répondit le percepteur levant le siège, quelque autre amie d’Henriette Petowker ; à propos, je vous recommande bien de n’en rien dire à personne, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, répondit Nicolas ; c’est convenu. Ne voudriez-vous pas avant de partir accepter quelque chose ?

— Non, dit le percepteur ; je n’ai pas d’appétit. J’ai dans l’idée que ce doit être quelque chose de bien amusant que d’être marié, hein ?

— Cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute, répondit Nicolas.

— Certainement, reprit le percepteur, certainement… oui, oui, sans aucun doute. Bonsoir. »

Là-dessus, M. Lillyvick, qui, pendant tout le cours de son entrevue, avait montré dans ses manières le mélange le plus extraordinaire de précipitation, d’hésitation, de confiance, de doute, d’entraînement, de déception, d’abattement, de présomption, descendit l’escalier et laissa Nicolas rire tout seul à son aise, tant qu’il voudrait.

Sans nous arrêter à rechercher si le jour suivant parut à Nicolas exactement composé du même nombre d’heures et de la même longueur qu’à l’ordinaire, nous demanderons la permission de remarquer au moins que les personnes qui avaient un intérêt plus direct dans la prochaine cérémonie trouvèrent qu’il s’écoula avec une rapidité prodigieuse. Ainsi, quand miss Petowker s’éveilla le lendemain matin dans la chambre de Mlle Snevellicci, elle ne voulut jamais croire qu’elle en fût déjà réellement au jour qui devait éclairer un si grand changement dans sa condition.

« Non, je ne le croirai jamais, dit-elle ; réellement ce n’est pas possible ; vous aurez beau dire, je ne pourrai jamais me décider à consommer un pareil sacrifice. »

À ces mots, Mlle Snevellicci et Mlle Ledrook, qui savaient parfaitement qu’il y avait déjà trois ou quatre ans que leur belle amie était décidée à faire de gaieté de cœur, aussitôt qu’on voudrait, ce terrible sacrifice, et qu’il ne lui avait manqué que la rencontre d’un monsieur un peu sortable pour le consommer, se mirent à lui prêcher le courage et la fermeté ; à lui faire sentir combien elle devait être fière de se voir à même de faire à tout jamais le bonheur d’un objet digne de son choix ; combien il était nécessaire à la béatitude de l’espèce humaine en général, que les femmes, en pareille occasion, s’armassent de courage et de résignation ; elles-mêmes, et toutes persuadées qu’elles étaient que la véritable félicité consistait dans le célibat, qu’elles ne voudraient pas changer pour tout l’or du monde, cependant, grâce à Dieu, si jamais elles devaient en venir là à leur tour, elles avaient l’espérance de connaître trop bien alors leur devoir pour s’y soustraire ; elles ne s’en soumettraient qu’avec plus de douceur et d’humilité de cœur à une destinée que la Providence leur aurait visiblement imposée pour le contentement et la récompense de leurs frères et de leurs semblables.

« Ce serait, dit Mlle Snevellicci, un coup terrible pour moi, je l’avoue, de me voir obligée à rompre mes vieilles relations et tout ce que vous voudrez dans ce genre-là ; mais je me soumettrais, ma chère, vous pouvez en être sûre.

— Et moi aussi, dit Mlle Ledrook. Je bénirais plutôt le joug conjugal que je ne le maudirais ; j’ai déjà tant fait de malheureux, que j’en suis toute triste : c’est affreux, voyez-vous, de songer à cela.

— Certainement, dit Mlle Snevellicci ; mais, voyez-vous, ma chère petite, nous n’avons que le temps de l’apprêter, ou vous verrez que nous serons en retard. »

Grâce à ce sermon pieux, et peut-être aussi à la crainte de se mettre en retard, la fiancée put supporter sans trop d’émoi la cérémonie de sa toilette de mariée. Après quoi, pour affermir ses membres délicats et lui donner une démarche plus assurée, on lui administra, par doses alternatives, quelques tasses de thé fort et quelques petits verres d’eau-de-vie.

« Eh bien ! vous trouvez-vous un peu mieux, ma bonne amie ? demanda Mlle Snevellicci.

— Oh ! Lillyvick, cria la fiancée, si vous saviez toute la grandeur du sacrifice que je vais faire pour vous !

— Va, va, ma chère, il le sait bien, et il ne l’oubliera pas, dit Mlle Ledrook.

— En êtes-vous bien sûre ? criait toujours Mlle Petowker, qui montrait réellement de grandes dispositions pour jouer la comédie, en êtes-vous bien sûre ? croyez-vous que Lillyvick se le rappellera toujours… toujours… toujours… toujours ?… »

Personne ne peut dire où se serait arrêté ce transport de sensibilité, si Mlle Snevellicci n’avait pas annoncé au moment même l’arrivée d’une citadine. La fiancée fut tellement étourdie de cette nouvelle, qu’elle réprima immédiatement divers symptômes alarmants qui continuaient d’être très violents, courut à la glace pour donner à sa toilette un dernier coup d’œil, et déclara avec calme qu’elle était prête à marcher au sacrifice.

En conséquence, on la porta plutôt qu’on ne la conduisit jusqu’à la voiture ; et là on la soutint, comme disait Mlle Snevellicci, en lui faisant continuellement respirer un flacon de sels volatils, et continuellement déguster un flacon de cognac avec quelques autres stimulants de même nature ; tant qu’enfin elles arrivèrent à la porte du directeur, déjà ouverte par les deux jeunes Crummles, qui portaient des cocardes blanches et qui s’étaient parés des gilets les plus distingués et les plus resplendissants de toute la garde-robe théâtrale. Les efforts combinés de ces deux messieurs et des filles d’honneur, assistés par le cocher, finirent par déposer miss Petowker, dans un état d’épuisement inquiétant, sur le palier du premier étage ; mais là, elle n’eut pas plutôt rencontré les yeux de son jeune fiancé, qu’elle se trouva mal, comme le voulait le décorum de la circonstance.

« Henriette Petowker ! dit le percepteur, allons, remettez-vous, ma belle amie. »

Miss Petowker eut la force de se cramponner à la main du percepteur ; mais elle n’eut pas la force de dire un mot : elle était trop émue.

« Quoi ! je vous fais donc bien peur, Henriette Petowker, dit le percepteur.

— Oh ! non, non, non, répondit la fiancée ; mais tous les amis, les chers petits amis des jours de ma jeunesse, les abandonner tous ; quel coup terrible ! »

Après ces expressions générales de chagrin, miss Petowker se mit à compter un par un les chers petits amis des jours de sa jeunesse, en invitant chacun de ceux qui étaient présents, à son tour, à venir l’embrasser. Ce n’était pas tout ; elle se ressouvint ensuite que Mme Crummles avait été pour elle plus qu’une mère ; après cela, que M. Crummles avait été pour elle plus qu’un père ; après cela, que les petits MM. Crummles et Mlle Nina Crummles avaient été pour elle plus que des frères et sœurs. Tous ces souvenirs variés, avec accompagnement d’embrassades, ne laissèrent pas de durer longtemps ; il fallut ensuite qu’on les menât bon train à l’église pour réparer le temps perdu.

La file de voiture se composait de deux citadines. Dans la première était Mlle Bravassa, la quatrième fille d’honneur, Mme Crummles, le percepteur et M. Folair, qu’il avait pris pour témoin dans cette occasion ; l’autre voiture possédait la fiancée, M. Crummles, Mlle Snevellicci, Mlle Ledrook et le phénomène. Les costumes étaient magnifiques : les filles d’honneur étaient toutes couvertes de fleurs artificielles, et le phénomène, en particulier, disparaissait presque tout entier sous le bosquet portatif dans lequel elle était enchâssée. Mlle Ledrook, qui avait une tournure d’esprit un peu romanesque, portait sur le sein la miniature d’un officier général inconnu, qu’elle avait achetée à bon marché quelques jours avant. Les autres dames étalaient des articles éblouissants de bijouterie d’imitation, mais une imitation qu’on aurait jurée vraie ; quant à Mme Crummles, elle posait dans tout l’éclat de sa majesté tragique, qui attirait l’admiration de tous les passants.

Cependant je ne sais pas si la mine de M. Crummles n’avait pas encore quelque chose de plus frappant et de mieux approprié à la circonstance, que tous les autres membres de la compagnie. M. Crummles, qui représentait le père de la fiancée, avait eu l’idée heureuse et originale de se composer pour son rôle un costume particulier. Il s’était d’abord affublé d’une perruque de théâtre dans le style et sur le modèle de celle que l’on connaît généralement sous le nom de perruque de M. Pigeon, en harmonie avec un habillement complet de drap tabac du siècle précédent, des bas de soie gris et des souliers à boucles. Pour mieux entrer dans l’esprit de son rôle, il avait pris le parti de se montrer très affecté ; et, par conséquent, lorsque le cortège passa sous le porche de l’Église, les sanglots de ce père sensible fendaient si bien le cœur, que le bedeau lui proposa de se retirer un moment dans la sacristie, pour se remettre en buvant un verre d’eau avant le commencement de la cérémonie. Ce fut un beau spectacle de voir la procession se développer pour aller au chœur, la fiancée et ses quatre filles d’honneur formant un groupe convenu et répété d’avance ; le percepteur suivi de son témoin, qui modelait sur lui sa démarche et ses gestes, de manière à faire mourir de rire quelques artistes de ses amis placés dans la galerie. M. Crummles marchait d’un pas faible et débile ; Mme Crummles, au contraire, avançait de ce pas de théâtre composé d’une grande enjambée et d’une halte alternative. Jamais vous ne vîtes spectacle où il y eût plus d’ensemble. La cérémonie ne fut pas longue, et quand toutes les personnes présentes eurent signé le registre, ce que M. Crummles ne put faire à son tour sans commencer par essuyer avec soin, avant de se la mettre sur le nez, une immense paire de lunettes, on revint déjeuner avec ardeur. Là, on retrouva Nicolas, qui attendait le retour.

« Allons vite ! dit Crummles qui avait donné un coup de main à Mme Grudden pour le service, et, par parenthèse, il avait fait plus de frais que ne s’y attendait le percepteur, qui n’en était pas plus content ; déjeunons ! déjeunons. »

Il n’y eut pas besoin de le dire deux fois : la société s’étouffa à se presser contre la table du mieux qu’elle put, et se mit à l’œuvre sans tarder, Mlle Petowker rougissant toutes les fois qu’on la regardait, et mangeant à mort toutes les fois qu’on ne la regardait pas. Quant à Lillyvick, il travaillait avec la froide résolution d’un homme qui s’est dit que, puisque c’est lui qui payera toutes ces bonnes choses, il est de son devoir d’en laisser le moins possible de reste pour les Crummles.

« N’est-ce pas que c’est bientôt fait ? dit M. Folair au percepteur en se mettant les coudes sur la table pour lui adresser cette question.

— Qu’est-ce qui est bientôt fait, monsieur ? demanda M. Lillyvick.

— Ce nœud-là, ce nœud qui vous rive à une femme, répondit M. Folair ; ce n’est pas long, hein ?

— Non, monsieur, répondit M. Lillyvick rouge de colère, ce n’est pas long ; eh bien, après ?

— Oh ! rien, dit l’acteur, si ce n’est que ce n’est pas plus long que de se pendre ; ha ! ha ! ha ! »

M. Lillyvick posa sur la table son couteau et sa fourchette, et promena autour de lui sur les convives un regard d’indignation et d’étonnement.

« Se pendre ! » répéta M. Lillyvick.

Profond silence… pétrification générale, en voyant l’inexprimable dignité de M. Lillyvick.

« Se pendre ! cria encore une fois M. Lillyvick. Serait-ce un parallèle que vous entendriez établir ici entre le mariage et la pendaison ?

— Le nœud coulant, vous savez, dit M. Folair un peu dans ses petits souliers.

— Le nœud coulant, monsieur ! reprit M. Lillyvick ; qu’est-ce qui ose me parler de nœud coulant et d’Henriette Peto…

— Lillyvick, Lillyvick, lui souffla M. Crummles.

— Et d’Henriette Lillyvick à côté l’un de l’autre ? dit le percepteur. Quoi ! c’est dans cette maison, en présence de M. et de Mme Crummles, qui ont élevé une famille, modèle de talents et de vertus, pour en faire des anges et des phénomènes, qu’on viendra nous parler de nœuds coulants !

— Folair, dit M. Crummles, croyant qu’il était dans la décence de son rôle de se montrer touché de cette allusion à sa personne et à celle de son épouse, je ne m’attendais pas à cela de votre part.

— Tiens ! vous aussi, dit l’acteur infortuné. Ah çà, qu’ai-je donc fait ?

— Ce que vous avez fait, monsieur ! cria M. Lillyvick, vous avez visé la société au cœur.

— Et vous avez du même coup blessé les meilleurs et les plus tendres sentiments, ajouta Crummles, fidèle à son personnage de père noble.

— Et les liens les plus importants et les plus estimables de l’ordre social, dit le percepteur. Nœud coulant ! comme si le mariage était un piège où l’on se fait prendre, attraper, lier par la patte, au lieu d’en faire un engagement réciproque, libre et glorieux.

— Mon intention n’était pas de vous dire que vous aviez été pris au piège, attrapé et lié à la patte, répondit l’acteur ; j’en suis fâché, que voulez-vous que je vous dise ?

— Et vous avez raison de l’être, monsieur, continua Lillyvick ; et je suis charmé de voir qu’il vous reste encore assez de bons sentiments pour cela. »

Cette réplique dut devoir terminer la querelle. Mais Mme Lillyvick avait réfléchi qu’elle ne pouvait pas trouver une meilleure occasion (maintenant que l’attention de la compagnie n’avait plus d’autre objet) pour verser des torrents de larmes, et réclamer les soins des quatre filles d’honneur, qui coururent en effet à son secours ; seulement ce ne fut pas sans quelque confusion, car la chambre étant très petite et la nappe très longue, le premier mouvement de ces dames entraîna un régiment d’assiettes de la table au parquet. Cependant, sans tenir compte de cette circonstance, Mme Lillyvick se refusa à rien entendre avant qu’on eût fait jurer aux deux champions que les choses n’iraient pas plus loin, ce qu’ils consentirent à faire après une défense honorable ; et, à partir de ce moment, M. Folair resta à bouder sur sa chaise, se contentant de pincer Nicolas à la jambe toutes les fois que l’autre disait quelque chose. C’était une manière d’exprimer son mépris, et pour la personne et pour les sentiments de l’orateur.

Il y eut ensuite un grand nombre de discours prononcés, les uns par Nicolas, les autres par Crummles, d’autres par le percepteur, chacun des fils Crummles fit le sien par forme de remerciements. Le phénomène, au nom des filles d’honneur, en adressa un aussi à la mariée, et c’est celui-là qui fit verser des larmes à Mme Crummles. On chanta un peu. Mlle Ledrook et Mlle Bravassa se livrèrent à cet exercice, et vraisemblablement on ne s’en serait pas tenu là, si le cocher de la citadine, qui attendait à la porte pour emporter l’heureux couple à l’endroit où il devait prendre le bateau à vapeur de Ryde, n’avait pas fini par envoyer un message péremptoire déclarant que, s’ils ne venaient pas tout de suite, il ne manquerait pas d’exiger un franc quatre-vingt centimes en sus du prix convenu.

Cette menace effrayante fut le signal de la séparation. Après les adieux les plus pathétiques, M. Lillyvick et son épouse partirent pour Ryde où ils devaient passer le lendemain et le surlendemain, dans une retraite absolue, accompagnés seulement de l’enfant phénoménal qui avait été choisie, sur la demande expresse de M. Lillyvick, en qualité de fille d’honneur accompagnadour. La vérité est que M. Lillyvick s’était assuré, en la demandant de préférence à toute autre, que les gens du bateau à vapeur, trompés par sa petite taille, ne lui feraient payer que demi-place.

Comme c’était un jour de relâche, M. Crummles manifesta l’intention de ne pas quitter la place que l’on n’eût eu raison de tout ce qui restait à boire ; mais Nicolas, qui avait à jouer le lendemain soir le rôle de Roméo pour la première fois, réussit à s’esquiver dans un moment de confusion déterminée par le développement inattendu des symptômes d’ivresse les moins équivoques de la part de Mme Grudden.

En désertant ainsi le poste, il ne céda pas seulement à son goût, mais il n’était pas sans inquiétude sur le compte de Smike qui avait à remplir le rôle de l’apothicaire, et qui n’avait encore pu réussir à se mettre rien dans la tête de cette création de Shakespeare, si ce n’est l’idée générale et vague qu’il avait bien faim. Quant à cela, il l’avait appris avec une merveilleuse facilité, grâce sans doute aux vieux souvenirs de Dotheboys-Hall.

« Je ne sais plus que faire, Smike, dit Nicolas posant là le livre ; j’ai peur, mon pauvre garçon, que vous ne puissiez jamais l’apprendre par cœur.

— J’en ai bien peur aussi, dit Smike en secouant la tête. Je crois pourtant que si vous… mais ce serait bien ennuyeux pour vous.

— Quoi ? demanda Nicolas ; ne vous inquiétez pas de moi.

— Je crois, dit Smike, que si vous vous donniez la peine de me le dire par petits morceaux en me le répétant bien des fois, à force de l’entendre de votre bouche, je finirais par être capable de m’en souvenir.

— Croyez-vous ? s’écria Nicolas. Eh bien ! voyons qui se lassera le premier, ce ne sera pas moi, Smike, je vous en avertis. Commençons donc : Qui est-ce qui m’appelle si haut là-bas ?

Qui est-ce qui m’appelle si haut là-bas ? dit Smike.

Qui est-ce qui m’appelle si haut là-bas ? répéta Nicolas.

Qui est-ce qui m’appelle si haut là-bas ? » cria Smike.

Et ils continuèrent ainsi bien des fois à se demander qui est-ce qui les appelait si haut là-bas, tant qu’enfin Smike ayant appris cette phrase par cœur, Nicolas passa à une autre ; puis il se hasarda à en dire deux à la fois, puis trois, et ainsi de suite jusqu’à ce que le pauvre Smike, à minuit, découvrit avec une joie inexprimable qu’il commençait réellement à se rappeler quelque chose de son auteur.

Le lendemain matin, de bonne heure, ils recommencèrent sur nouveaux frais, et Smike, rendu plus confiant par les progrès qu’il avait déjà faits, en fit de plus rapides encore et travailla de meilleur cœur. À mesure qu’il commençait à retenir assez fidèlement les mots, Nicolas lui montrait les gestes ; il lui apprenait à entrer sur la scène, les deux mains étalées sur son estomac, et à le frotter de temps en temps, conformément à la tradition suivie dans les pantomimes des théâtres, pour indiquer au public qu’on voudrait bien avoir quelque chose à manger. Après la répétition du matin, ils se mirent encore à l’ouvrage, sans s’arrêter, excepté pour dîner sur le pouce, jusqu’à l’heure de la représentation. Jamais maître n’eut d’élève plus appliqué, plus humble, plus docile ; jamais élève n’eut de maître plus patient, plus infatigable, plus sérieux et plus bienveillant.

Au théâtre, quand ils furent costumés, Nicolas recommença ses instructions et les renouvela chaque fois qu’il n’était pas en scène. Il ne perdit pas ses peines, car, si Roméo fut accueilli par des applaudissements chaleureux, et honoré d’une faveur universelle, Smike aussi, de son côté, fut déclaré un vrai prodige par les acteurs aussi bien que par les auditeurs, qui le proclamèrent tout d’une voix le prince des apothicaires.