Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/26
CHAPITRE XXVI.
Nous sommes transportés dans une longue file de pièces magnifiques d’un appartement de Regent-street. Pour les classes tristes et laborieuses, il est déjà trois heures de l’après-midi ; pour les oisifs et les gens de plaisir, le matin se lève à peine. Les personnages sont lord Frédérick Verisopht et son ami sir Mulberry Hawk.
Ces beaux fils étaient étendus nonchalamment, chacun sur un sofa, et séparés seulement l’un de l’autre par une table sur laquelle on voyait servis, dans une riche confusion, les éléments d’un déjeuner encore intact. Des journaux jonchaient la chambre ; mais, comme les mets qui décoraient la table, ils étaient restés là sans qu’on y eût seulement touché : et cependant, ce n’était pas l’entraînement de la conversation qui pouvait nuire aux séductions des feuilles publiques, car les deux convives n’échangeaient pas un mot ensemble, pas un son ne se faisait entendre, excepté peut-être le bruit d’un mouvement que faisait l’un ou l’autre pour accommoder le coussin sur lequel il reposait, aux besoins de sa tête appesantie : alors une exclamation d’impatience qui trahissait son malaise semblait réveiller chez son compagnon un sentiment analogue.
On en voyait assez déjà pour comprendre les excès de débauche auxquels ils s’étaient livrés la veille ; mais il y avait encore bien d’autres signes des divers amusements dans lesquels ils avaient passé la soirée précédente. Des billes de billard sales et gluantes, deux chapeaux bossués, une bouteille de vin de Champagne avec un gant malpropre tortillé autour du goulot pour être plus ferme dans la main de celui qui voudrait s’en faire une arme offensive, une canne en morceaux, une boîte à jeu sans couvercle, une bourse vide, un chaîne de montre arrachée, une poignée d’argent pêle-mêle avec des fragments de cigares à demi fumés, dans des cendres de tabac réduit en poussière, témoignaient, avec bien d’autres traces non moins évidentes, du trouble et du désordre nés des orgies élégantes de la nuit précédente.
Lord Frédérick Verisopht fut le premier à ouvrir la bouche. Laissant tomber ses pieds chaussés de pantoufles sur le parquet et poussant un long bâillement, il fit des efforts pour se mettre sur son séant, et tourna ses yeux pleins d’une triste langueur vers son ami, en l’appelant d’une voix avinée.
« Hallo ! répondit sir Mulberry en se retournant.
— Est-ce que nous allons rester là toute la journée ? dit le lord.
— Ma foi ! je ne sais pas si nous sommes capables de faire autre chose, au moins pour un bout de temps, répliqua sir Mulberry ; pour moi, je n’ai pas pour deux liards de vie dans le corps ce matin.
— La vie ! cria lord Verisopht ; eh bien ! moi, il me semble qu’il ne pourrait rien m’arriver de meilleur et de plus agréable que de mourir tout de suite.
— Alors, qui vous empêche de mourir ? » dit sir Mulberry.
Et là-dessus, il se retourna de l’autre côté, comme un homme qui veut encore essayer de faire un somme.
L’élève distingué d’un maître aussi fameux approcha sa chaise de la table pour tâter de quelques mets, mais son appétit s’y refusa ; il se traîna jusqu’à la fenêtre, fit quelques tours dans la chambre en portant les mains à sa tête où bouillonnait la fièvre, et finalement se jeta encore sur son sofa, appelant de nouveau son compagnon endormi.
« Que diable me voulez-vous ? » grommela sir Mulberry se redressant sur son coude.
Malgré la mauvaise humeur bien visible dont il prononça ces paroles, sans doute il ne se crut pas tout à fait maître de rester ainsi en silence, car, après s’être étendu bien des fois, après avoir déclaré en frissonnant qu’il faisait un froid infernal, il essaya à son tour de goûter au déjeuner, et se trouvant moins de répugnance pour y faire honneur que son ami moins robuste, il s’installa à la table.
« Dites donc ! commença-t-il en tenant un morceau à la pointe de sa fourchette ; si nous en revenions à cette amour de Nickleby ?
— Quel amour de Nickleby ? l’usurier ou la fille ? demanda Verisopht.
— Vous savez bien ce que je veux dire, répliqua sir Mulberry ; la fille, parbleu !
— Vous m’aviez promis de me la trouver, dit lord Verisopht.
— C’est vrai ; mais j’y ai réfléchi depuis, vous aviez l’air de vous défier de moi ; en ce cas, cherchez-la vous-même.
— No… on.
— Eh bien ! moi, je vous dis que si ; vous la chercherez vous-même. Je ne veux pas pour cela vous laisser dans l’embarras ; je sais bien que, si je ne m’en mêlais pas, vous chercheriez longtemps ; ce n’est pas ça. Vous la chercherez et vous la trouverez, car je vous mettrai sur la voie.
— Eh bien ! le diable m’emporte, si vous n’êtes pas de la tête aux pieds un réel, un véritable, un franc ami, dit le jeune lord, que les dernières paroles avaient tout à fait réveillé.
— Tenez ! je vais vous dire tout, reprit sir Mulberry, la petite était une amorce à votre intention, le jour du dîner.
— Non, cria le jeune lord ; que diable !…
— C’était une amorce à votre intention, répéta son ami ; je le tiens du vieux Nickleby lui-même.
— Vieux renard, va ! s’écria lord Verisopht, fameux coquin !
— Oui, continua sir Mulberry, il s’est dit que cette petite créature, étant assez gentille…
— Gentille, dit en l’interrompant le jeune lord ; sur mon âme, Hawk, c’est une beauté parfaite… un… un tableau, une statue… une… une… oui, sur mon âme, c’est comme cela que je la juge.
— Bon ! répliqua sir Mulberry en haussant les épaules comme désintéressé dans l’affaire, chacun a son goût ; si le mien ne s’accorde pas avec le vôtre, tant mieux !
— Chien de rusé ! répondit le lord, avec tout cela vous l’aviez joliment accaparée, l’autre jour.
— C’est à peine si j’ai pu lui dire un mot ; c’est bon pour un caprice, répliqua sir Mulberry, pas plus ; elle n’en vaut pas la peine. Si vous avez sérieusement du goût pour la nièce, vous n’avez qu’à dire à l’oncle que vous voulez savoir où elle demeure, avec qui et chez qui, ou que vous lui retirez votre pratique. N’ayez pas peur qu’il vous fasse attendre.
— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela plus tôt, demanda lord Verisopht ; au lieu de me laisser brûler, consumer, faire du mauvais sang pendant un siècle ?
— Ma foi ! la première raison, dit négligemment sir Mulberry, c’est que je n’y ai pas pensé ; la seconde, c’est que je ne vous croyais pas si amoureux. »
Mais la vérité, c’est que, depuis le dîner chez Ralph Nickleby, sir Mulberry Hawk avait essayé secrètement tous les moyens en son pouvoir pour découvrir d’où Catherine était venue et où elle était retournée le jour de cette apparition et de cette disparition subites. Or, ne pouvant s’adresser à Ralph, avec qui il n’avait eu aucune relation depuis qu’ils s’étaient séparés assez mal à cette occasion, tous ses efforts échouèrent complètement, et c’est ce qui l’avait déterminé à confier en substance au jeune lord l’aveu qui était échappé à l’honorable usurier. Il y fut encouragé par plusieurs considérations, et en particulier par le désir de s’assurer adroitement de tout ce que le jeune homme pouvait avoir appris lui-même. À la vérité, le désir de se retrouver avec la nièce de Nickleby, de faire feu de toutes ses batteries pour réduire son orgueil et se venger de son mépris, dominait en lui toute autre pensée. Mais c’était de sa part une tactique habile et qui ne pouvait tourner qu’à son avantage sous tous les rapports, que cette circonstance d’avoir arraché à Ralph Nickleby l’aveu de son intention secrète en appelant sa nièce en pareille société, rapprochée du désintéressement manifeste avec lequel il en faisait franchement confidence à son ami. Cela ne pouvait que servir puissamment ses intérêts de ce côté, et par conséquent faciliter de plus en plus le passage déjà fréquent et rapide de l’argent de lord Frédérick Verisopht des poches de ce jeune fou dans celles de sir Mulberry Hawk.
Ce n’était pas mal raisonner, et, par suite de ce raisonnement, son ami et lui furent bientôt prêts à se rendre chez Ralph Nickleby pour y exécuter un plan d’opérations de l’invention de sir Mulberry lui-même, destiné en apparence à servir la passion du lord, mais en réalité à satisfaire la sienne.
Ils trouvèrent Ralph chez lui et seul. En les faisant entrer dans le salon, le souvenir de la scène qui s’y était passé sembla lui revenir dans la pensée, car il jeta sur sir Mulberry un regard singulier auquel l’autre ne répondit que par un sourire des plus insignifiants.
Ils commencèrent par un court entretien sur leurs affaires d’argent ; après quoi, fidèle aux instructions de son ami, le jeune lord pria Ralph, avec un peu d’embarras, de lui donner quelques moments d’entretien particulier.
« Ah ! s’écria sir Mulberry simulant la surprise, vous voulez être seuls ; très-bien ! très-bien ! je m’en vais passer dans la chambre voisine : seulement ne me laissez pas là trop longtemps. »
Sir Mulberry mit son chapeau et disparut, en fredonnant un couplet, par la porte de communication entre les deux salons, et la ferma derrière lui.
« Eh bien ! milord, dit Ralph, qu’avez-vous à me dire ?
— Nickleby, lui dit son client se couchant tout de son long sur le sofa où il était seulement assis auparavant, pour approcher de plus près ses lèvres de l’oreille du vieux grigou, quelle jolie nièce vous avez !
— Vous trouvez, milord ? répondit Ralph ; c’est possible, c’est possible ; je ne me tourmente pas beaucoup l’esprit de ces choses-là.
— Oh ! vous savez bien que c’est la plus jolie petite fille ; vous ne pouvez pas dire que vous ne le savez pas, Nickleby ; allons ! allons ! convenez-en.
— Dame ! je crois qu’en effet elle en a la réputation, et peut-être qu’elle la mérite. Mais je ne le croirais pas, que je m’en rapporterais encore à vous là-dessus, car votre goût, milord, fait loi. »
Il n’y avait que le jeune homme à qui ces mots étaient adressés qui pût s’y méprendre ; mais lui, il n’avait ni oreilles pour entendre le ton moqueur du rire qui les accompagnait, ni yeux pour voir le regard de mépris que Nickleby ne cherchait pas à dissimuler. Au lieu d’en être offensé, il prit le compliment au sérieux.
« À la bonne heure ! cela peut être, Nickleby ; mais passons là-dessus… Je veux savoir encore où demeure cette beauté, pour me donner encore le plaisir de la voir.
— En vérité ! continua Ralph toujours sur le même ton.
— Ne parlez pas si haut, lui dit l’autre jouant son rôle jusqu’au bout dans la perfection, je ne veux pas que Hawk nous entende.
— Vous savez que c’est votre rival, n’est-ce pas ? dit Ralph en le regardant d’un air sérieux.
— Lui, ne l’est-il pas toujours ? le diable d’homme ! raison de plus pour que je me cache de lui. Ha ! ha ! ha !… Il va me faire une jolie scène, pour vous avoir parlé en tête-à-tête sans lui. Voyons, Nickleby, décidément, où demeure-t-elle ? je ne vous demande que cela ; dites-moi où elle demeure.
— Le voilà qui mord à l’hameçon, se dit Ralph ; cela va bien.
— Eh bien, Nickleby, où demeure-t-elle ?
— Écoutez, milord, dit Ralph en se frottant lentement les mains l’une dans l’autre ; réellement j’ai besoin d’y réfléchir avant de vous le dire.
— Non pas ! de par le diable, Nickleby, pas la moindre réflexion : où est-ce ?
— Elle n’a rien à gagner à votre connaissance, répliqua Ralph : elle a reçu une éducation honnête et vertueuse, c’est une bonne petite fille sans protection… Pauvre fille, va ! »
Ralph murmura ce court résumé de la situation de Catherine, comme en passant, et sans avoir l’intention d’en parler à d’autres qu’à lui-même. Mais en même temps, le regard sournois qu’il adressait au jeune lord trahissait son indigne tricherie.
« Puisque je vous dis que je veux seulement la voir, cria son client : on peut regarder une jolie femme sans qu’il y ait du mal à cela, n’est-ce pas ? Ainsi, où demeure-t-elle ? Vous savez, Nickleby, que vous faites de l’argent gros comme vous avec moi : eh bien ! je vous donne ma parole que je n’en irai jamais trouver d’autres que vous, si vous voulez seulement me dire cela.
— Puisque vous me le promettez, milord, dit Ralph ayant l’air de vaincre avec peine sa répugnance, comme je n’ai rien de plus à cœur que de vous obliger, et qu’il n’y a pas de mal à cela (vous me l’assurez), je vais vous le dire ; mais vous ferez bien de le garder pour vous, pour vous seul, vous m’entendez ? » Et en même temps il montrait la chambre voisine avec un signe de tête expressif.
Le jeune lord ayant l’air de ne pas sentir moins que lui la nécessité de cette précaution, Ralph lui révéla la demeure et la situation de sa nièce chez Mme Wititterly, en lui faisant observer que, d’après ce qu’il avait entendu dire de cette maison, on y était très avide de connaissances du beau monde, et qu’un lord ne trouverait sans doute pas beaucoup de difficultés à s’y introduire, s’il y était disposé.
« Comme vous n’avez pas d’autre but que de la revoir, ce serait pour vous, en tout cas, un moyen d’y réussir. »
Lord Verisopht, pour reconnaître le service que lui rendait Ralph, secoua amicalement, à plusieurs reprises, sa main rude et calleuse, en lui disant tout bas qu’il ferait bien d’en rester là pour aujourd’hui, et cria à sir Mulberry-Hawk qu’il pouvait rentrer.
« Je croyais que vous aviez mis votre bonnet de nuit, dit sir Mulberry, qui reparut d’un air assez maussade.
— Je suis fâché de vous avoir retenu si longtemps, lui dit sa dupe, mais Nickleby a été si terriblement amusant, que je ne pouvais pas m’arracher de là.
— Non, non, dit Ralph, c’était bien Votre Seigneurie ; vous connaissez l’esprit, la gaieté, l’élégance, le mérite de lord Frédérick … Prenez garde au pas, milord… Sir Mulberry, laissez passer, je vous prie. »
Avec force révérences bien humbles, force politesses de ce genre, et toujours avec le même ricanement sur la face, Ralph se mit en devoir de reconduire ses visiteurs jusqu’au bas de l’escalier. Et pendant tout le temps, rien qu’un léger mouvement de dédain caché dans le coin de ses lèvres ne pouvait faire croire qu’il eût remarqué l’air étonné dont sir Mulberry Hawk semblait le complimenter de l’assurance et de l’habileté avec laquelle il soutenait son personnage en coquin achevé.
Avant de se séparer, ils avaient entendu sonner à la porte, et Noggs venait d’ouvrir au moment où ils arrivaient dans le vestibule. En toute autre circonstance, Newman Noggs se serait contenté de recevoir le nouveau venu en silence, ou l’aurait prié seulement de se ranger pour laisser passer la société. Mais il n’eût pas plutôt vu qui c’était, que, pour des raisons à lui connues, il se départit hardiment de la règle établie dans la maison de Ralph pendant les heures d’affaires, pour crier, d’une voix claire et sonore, en regardant venir le respectable trio : « Mme Nickleby !
— Mme Nickleby ! » cria sir Mulberry Hawk, pendant que son ami se retournait pour le regarder en face d’un air étonné.
En effet, c’était bien la bonne dame qui, toujours obligeante, venait, tout essoufflée, apporter sans retard à M. Nickleby la proposition d’un locataire qui s’était présenté pour louer la maison vacante qu’elle occupait dans la Cité.
« C’est quelqu’un que vous ne connaissez pas, dit Ralph. Entrez au bureau, ma… ma chère ; je suis à vous à l’instant.
— Quelqu’un que je ne connais pas ! cria sir Mulberry faisant un pas vers la dame, surprise de cette démarche. N’est-ce pas Mme Nickleby, la mère de Mlle Nickleby, cette délicieuse personne que j’ai eu le bonheur de voir ici la dernière fois que j’y ai dîné ? Mais non, je me trompe, ajouta sir Mulberry s’interrompant ; non, cela ne peut pas être : ce sont bien les mêmes traits, le même air incomparable de… Mais non, non, madame est trop jeune pour cela.
— Il me semble, mon beau-frère, dit Mme Nickleby en répondant au compliment par une salutation pleine de grâce, que vous pourriez dire à monsieur, s’il tient à le savoir, que Catherine Nickleby est bien ma fille.
— Sa fille ! milord, cria sir Mulberry en se tournant vers son ami ; la fille de madame, milord !
— Milord ! se dit en elle-même Mme Nickleby. Eh bien ! voici la première fois que…
— En ce cas, milord, dit sir Mulberry, madame a bien fait de se marier ; si elle n’avait pas eu cette obligeance, nous ne lui devrions pas le bonheur de connaître sa fille, la charmante Mlle Nickleby. Remarquez-vous, milord, quelle ressemblance extraordinaire ? Nickleby, présentez-nous donc. »
Ralph le fit à contre-cœur.
« Sur mon honneur, je suis enchanté de cette occasion, dit lord Frédérick passant devant sir Mulberry ; comment vous portez-vous ? »
Mme Nickleby était trop émue de ces salutations si amicales et si imprévues (que n’avait-elle pu les prévoir : elle eût mis au moins son autre chapeau !), qu’elle ne sut que répondre sur le moment ; elle se contenta de saluer et de sourire, avec une agitation visible dans toute sa personne.
« Eh bien ! comment va Mlle Nickleby ? dit lord Frédérick ; j’espère qu’elle est en bonne santé.
— Très bien, je vous remercie, milord, répondit Mme Nickleby commençant à se remettre, très bien. Elle a été assez mal pendant quelques jours après le dîner chez son oncle, et j’ai dans l’idée qu’elle aura attrapé un rhume dans ce fiacre, en revenant à la maison. Les fiacres, milord, sont si désagréables, qu’il vaut encore mieux, je crois, aller à pied. Par exemple, je me suis laissé dire qu’on peut faire condamner un cocher de fiacre à la transportation perpétuelle, quand il a un carreau cassé ; eh bien ! ils sont si négligents, qu’ils ont presque tous des carreaux cassés. J’ai eu une fois la figure enflée par une fluxion pendant six semaines, milord, pour avoir été en fiacre. Je crois bien que c’était un fiacre, ajouta-t-elle en réfléchissant ; cependant, je n’en suis pas sûre : ce pourrait bien être un petit coupé. Tout ce que je sais, c’est qu’il était vert-bouteille, avec un grand numéro qui commençait par un zéro et finissait par un neuf. Non, au contraire, il commençait par un neuf et finissait par un zéro ; bien, c’est cela ! Et par conséquent, on pourrait tout de suite savoir au timbre, pour peu qu’on voulût s’en informer, si c’était un fiacre ou un petit coupé. Enfin, toujours est-il qu’il y avait un carreau cassé, et que j’en ai eu la figure enflée pendant six semaines. Je crois que, depuis, c’est le même fiacre que nous avons trouvé avec la capote rabattue pendant tout le temps ; nous n’y aurions même pas fait attention, si on ne nous avait pas fait payer pour cela un franc vingt-cinq centimes en sus par heure, car tel est le règlement, à moins qu’il n’ait changé, et, en vérité, c’est un règlement odieux. Je ne m’y connais pas, c’est vrai, mais je crois pouvoir dire que la loi des céréales n’est rien auprès de cet acte inique du parlement. »
Après cette excursion un peu longue, tout d’une haleine, Mme Nickleby s’arrêta brusquement comme elle avait commencé, pour répéter que Catherine se portait très bien. « Et même, ajouta-t-elle, je crois qu’elle ne s’est jamais mieux portée depuis sa coqueluche, qu’elle a eu en même temps que la fièvre scarlatine et la rougeole, c’est bien la vérité.
— La lettre que vous avez là est-elle pour moi ? demanda Ralph d’un ton bourru, en montrant le petit paquet que Mme Nickleby tenait à la main.
— Oui, mon beau-frère, répondit Mme Nickleby ; et j’ai fait tout le chemin à pied pour vous l’apporter.
— Tout le chemin à pied ! cria sir Mulberry saisissant l’occasion qui se présentait de découvrir sa demeure ; il y a une chienne de trotte. Combien comptez-vous de distance ?
— De distance ? voyons : il y a plus d’un grand kilomètre de la porte de notre maison à Old-Bailey.
— Non, non, pas tant, reprit sir Mulberry.
— Oh ! que si, dit Mme Nickleby ; je m’en rapporte à milord.
— Moi, je suis de l’avis de Mme Nickleby, dit lord Frédérick d’un air solennel ; je crois qu’il y a plus d’un grand kilomètre.
— C’est bien le compte, à un mètre près, dit Mme Nickleby. Voyez donc : Newgate-street tout du long, puis Cheapside, jusqu’à Lombard-street, Gracechurch-street tout du long, Thomas-street, jusqu’au quai de Spigwiffin. Oh ! certainement, il y a plus d’un grand kilomètre.
— C’est vrai ; en y réfléchissant, je commence à le croire, répliqua sir Mulberry. Mais vous ne vous proposez pas, sans doute, de retourner à pied.
— Oh ! non, je prendrai un omnibus. Ah ! mon beau-frère, du vivant de mon pauvre cher Nicolas, je n’ai jamais pris d’omnibus, mais, que voulez-vous ? à présent il faut bien…
— C’est bon, c’est bon, reprit Ralph impatienté ; je crois, en effet, que vous feriez bien de vous en retourner avant qu’il fasse nuit.
— Merci, mon beau-frère, vous avez raison. Je pense comme vous, et je vais tout de suite vous souhaiter le bonsoir.
— Vous ne voulez pas rester à… vous reposer ? dit Ralph, qui n’offrait jamais un verre d’eau que lorsqu’il prévoyait pouvoir y gagner quelque chose.
— Ah ! bon Dieu ! non, répondit Mme Nickleby en jetant un coup d’œil sur la pendule.
— Lord Frédérick, dit sir Mulberry, nous allons du côté de Mme Nickleby ; si vous voulez, nous la mettrons dans l’omnibus.
— C’est cela, ou…i.
— Ah ! vraiment je crains de vous gêner, » dit Mme Nickleby.
Mais sir Mulberry Hawk et lord Verisopht ne voulurent pas entendre parler de la laisser aller seule, et, prenant congé de Ralph, qui paraissait croire, avec raison, qu’il n’avait rien de mieux à faire, pour ne pas ajouter au ridicule de sa situation, que de rester simple spectateur de leur combat de politesse, ils quittèrent la maison en mettant entre eux deux Mme Nickleby. Quant à la bonne dame, rien ne pourrait dépeindre dans quelle extase de satisfaction l’avaient mise les attentions des deux gentlemen titrés, et la conviction que Catherine n’avait plus qu’à se baisser et en prendre, avec le choix entre deux fortunes brillantes et deux maris des mieux qualifiés.
Pendant qu’elle se berçait à plaisir dans le cours irrésistible de ses pensées ambitieuses, et qu’elle lisait dans l’avenir la grandeur future de sa fille, sir Mulberry Hawk et son ami échangeaient des regards moqueurs par-dessus son chapeau, ce chapeau qu’elle avait tant de regret de n’avoir pas laissé chez elle, et ne tarissaient pas en admiration respectueuse sur les perfections infinies de Mlle Nickleby.
« Quelles jouissances, quelles consolations, quel bonheur vous devez trouver dans la société de cette aimable personne ! disait sir Mulberry en donnant à sa voix l’accent de la plus tendre émotion.
— C’est vrai, monsieur, répondit Mme Nickleby, c’est bien la meilleure créature, le cœur le plus dévoué, l’esprit le plus…
— Oui, elle a l’air d’en avoir beaucoup, de l’esprit, dit lord Verisopht avec l’air d’un connaisseur en fait d’esprit.
— Pour cela, je puis vous en répondre, milord, continua Mme Nickleby. Quand elle était à sa pension, en Devonshire, on la regardait généralement comme celle qui en avait le plus, sans exception, et, certainement, il n’en manquait pas d’autres qui en avaient beaucoup aussi, vous pouvez croire. Vingt-cinq demoiselles, toutes payant douze cent cinquante francs par an, non compris les mémoires, avec les deux demoiselles Dowdles, les plus charmantes femmes, les plus élégantes, les plus séduisantes… Mon Dieu ! ajoutait Mme Nickleby, je n’oublierai jamais la satisfaction qu’elle nous donnait, à son pauvre cher père et à moi, quand elle était à sa pension ; jamais je n’oublierai la jolie lettre qu’elle nous écrivait tous les six mois pour nous dire qu’elle était la première de tout l’établissement, et celle qui avait fait le plus de progrès. Rien que d’y penser, j’en suis encore tout émue. Les pensionnaires écrivaient toutes leurs lettres elles-mêmes. Le maître d’écriture n’avait plus qu’à les retoucher au verre grossissant, avec une plume d’argent. Du moins, je crois bien que les demoiselles les écrivaient elles-mêmes, bien que Catherine ne s’en soit jamais expliquée bien clairement, parce que, disait-elle, elle ne reconnaissait plus là son écriture. Mais, dans tous les cas, je sais qu’elles copiaient toutes cette circulaire qu’on leur donnait pour écrire à leurs parents, qui, naturellement, étaient bien enchantés de la recevoir, bien enchantés. »
Tels étaient les souvenirs qui servirent à Mme Nickleby à charmer les ennuis du chemin jusqu’à la station de l’omnibus. Là, l’extrême politesse de ses nouveaux amis ne leur permit pas de la laisser seule jusqu’au départ. Alors seulement ils lui tirèrent leur chapeau avec la plus respectueuse déférence, et lui envoyèrent des baisers d’adieu avec leurs gants de chevreau jaune-paille, jusqu’à ce qu’elle et l’omnibus eurent entièrement disparu à leurs yeux.
Mme Nickleby alla s’enfoncer dans un coin de la voiture, ferma les yeux et se livra à son aise à une foule de suppositions, toutes plus agréables les unes que les autres. Catherine ne lui avait jamais dit un mot de la rencontre qu’elle avait faite de ces gentlemen, ce qui prouvait bien, selon elle, qu’elle avait une forte inclination pour l’un d’eux. Mais lequel ? voilà la question. Le lord était plus jeune que l’autre, et son titre supérieur. Mais Catherine n’était pas fille à se laisser séduire par de si pauvres considérations. « Je ne contrarierai jamais ses inclinations, se disait Mme Nickleby ; mais, si c’était moi, je ne ferais aucune comparaison entre Sa Seigneurie et sir Mulberry. Sir Mulberry est un gentleman si plein d’attentions délicates, il a de si belles manières, un si belle tournure : il a tout pour lui ! J’espère que c’est sir Mulberry qu’elle a distingué ; oui, ce doit être lui. » Et alors voilà ses pensées qui s’envolent et l’emportent vers ses anciennes prophéties, un temps où elle avait prédit tant de fois que Catherine sans fortune ferait un plus beau mariage que bien des demoiselles fières de leurs dots superbes ; et repassant dans son imagination, avec toute la vivacité de la tendresse d’une mère, la beauté, la grâce de la pauvre fille qui avait accepté si vaillamment la lutte cruelle de sa vie d’épreuves laborieuses, son cœur débordait en un ruisseau de larmes qui inondait ses joues.
Pendant ce temps-là, Ralph se promenait de long en large dans son arrière-cabinet, l’esprit troublé de ce qui venait de se passer. Dire que Ralph aimait quelqu’un, ou même qu’il s’intéressait dans l’acception la plus ordinaire du mot, à quelqu’une des créatures du bon Dieu, ce serait la fiction la plus extravagante. Et cependant, sans le vouloir, de temps en temps il se surprenait à penser à sa nièce avec une ombre de compassion et de pitié. À travers l’épais nuage de dégoût ou d’indifférence dans lequel il confondait hommes, femmes et enfants, Catherine lui apparaissait comme une faible lueur, un petit rayon pâle et débile, qui perçait pourtant ces ténèbres, et la montrait à ses yeux plus pure et plus lumineuse que tous les visages humains qui eussent jamais occupé un de ses regards.
« Je suis fâché, se disait-il, de ce que j’ai fait. Cependant c’était un moyen de m’assurer ce jeune fou jusqu’à ce que je l’aie mis à sec. Vendre une jeune fille, l’exposer à la séduction, à l’insulte, à des propos grossiers ! avec tout cela voilà déjà cinquante mille francs que cela m’a rapporté. Bah ! les mères qui marient leurs filles en font autant tous les jours. »
Il s’assit et calcula sur ses doigts les chances pour et contre.
« Quand je ne les aurais pas mis aujourd’hui sur la piste, cette sotte femme l’aurait toujours fait. Si sa fille est aussi sûre d’elle qu’elle doit l’être, qu’a-t-elle à craindre ? Elle en sera quitte pour un peu de tracas, d’humiliation, au pis pour quelques larmes. Ma foi ! dit Ralph à haute voix en se parlant à lui-même, c’est à elle à se tirer de là, c’est à elle de se tirer de là. » Et là-dessus il ferma à clef son coffre-fort.