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Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/31

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CHAPITRE XXXI.

De Ralph Nickleby et de Newman Noggs, ainsi que de quelques précautions sages dont on verra plus tard le bon ou le mauvais succès.

Ce matin-là même, dans une heureuse ignorance du parti qu’avait pris son neveu, et ne se doutant guère que Nicolas avançait au grand trot de quatre bons chevaux vers la sphère d’activité dans laquelle il se mouvait lui-même, de sorte que chaque minute qui s’écoulait les rapprochait l’un de l’autre, Ralph Nickleby était à son bureau occupé de ses affaires comme toujours, et cependant, malgré lui, distrait de temps en temps par le souvenir de son entrevue de la veille avec Catherine, sa nièce. Chaque fois qu’il venait d’y penser, il chassait ces idées importunes en marmottant quelque interjection maussade, puis se remettait avec une nouvelle ardeur à méditer sur son grand livre ; mais, en dépit de tous ses efforts, son esprit suivait un autre cours, et toujours, toujours la même pensée venait le troubler dans ses calculs et l’arracher à l’examen sérieux des chiffres sur lesquels il fixait en vain les yeux. À la fin Ralph posa sa plume, et se renversa dans son fauteuil, comme un homme décidé à s’abandonner au courant qu’il ne pouvait remonter, et à laisser sa réflexion l’entraîner au gré de son caprice, pour voir si ce ne serait pas le moyen d’en être quitte un peu plus tôt.

« Je ne suis pas homme à me laisser émouvoir par un joli minois, murmurait Ralph en lui-même d’un air chagrin. Je sais bien ce qu’il y a dessous, un crâne qui fait la grimace ; et les gens comme moi qui ne s’amusent pas à considérer la surface des choses, aiment mieux voir le fond que la séduisante couverture. Et cependant je me sens presque de l’affection pour cette petite fille, ou du moins je m’en sentirais si son éducation ne l’avait pas faite si fière et si susceptible. Si le garçon était seulement noyé ou pendu et la mère dans la bière, ma maison deviendrait la maison de Catherine. Ma foi ! si cela leur arrivait, je n’en serais pas fâché. »

Malgré la haine mortelle que Ralph se sentait pour son neveu, et le mépris amer qu’il portait aux ridicules de la pauvre Mme Nickleby ; malgré la bassesse de sa conduite passée, présente et future, si besoin était, envers la pauvre Catherine, cependant, chose étrange ! ses pensées en ce moment prenaient un tour moins sauvage, une teinte moins sombre. Il rêvait à ce que serait la maison si Catherine y prenait place. Il la mettait en imagination là, dans ce fauteuil vide, la regardait, l’écoutait, sentait par souvenir sur son bras la pression légère de sa main tremblante ; il jonchait ses riches appartements des mille petits objets qui attestent en silence la présence ou le travail d’une femme. Alors il retombait sur son foyer sans feu, sur la triste splendeur de son salon muet, et cet aperçu rapide d’une vie meilleure, tout en traversant pour arriver à lui ses habitudes d’esprit insensibles et égoïstes, lui faisait sentir pourtant qu’on peut être riche, et cependant pauvre d’amis, pauvre d’enfants et seul au monde. L’or pour un moment perdait à ses yeux tout son lustre, puisqu’il y avait de ces trésors du cœur, les plus précieux de tous, qu’il ne pouvait donner.

Il ne fallait pas grand’chose pour bannir de pareilles réflexions de l’esprit d’un pareil homme. En promenant vaguement ses regards à travers la cour vers la fenêtre de l’autre bureau, il s’aperçut tout à coup qu’il était observé de près par Newman Noggs, qui, le bout de son nez rouge collé contre la vitre, faisait semblant de tailler sa plume avec un reste rouillé de lame de canif, mais qui, en réalité, fixant sur son patron un œil scrutateur, trahissait par l’expression de sa physionomie une attention ardente et curieuse.

En un clin d’œil Ralph quitta son attitude rêveuse pour reprendre l’air appliqué qu’il portait toujours dans l’examen de ses affaires. La figure de Newman s’évanouit et, avec elle, le train irrégulier des pensées fugitives qui assiégeaient M. Nickleby.

Au bout de quelques minutes il sonna la sonnette. Newman accourut à ses ordres, et Ralph jeta sur lui un regard furtif comme s’il craignait de lire dans ses traits un reflet de ses derniers rêves.

Mais la physionomie de Newman Noggs ne laissait rien soupçonner des secrets qu’il avait pu surprendre. Imaginez-vous un homme qui a bien deux yeux dans la tête, et tout grands ouverts, mais immobiles et sans regard, et vous avez le portrait de Newman Noggs, pendant que Ralph l’examine.

« Eh bien ! quoi ? grommela Ralph.

— Ah ! dit Newman, animant tout de suite son regard et le baissant sur son maître, je croyais que vous aviez sonné. » Et, après cette remarque laconique, il se retourne et s’en va clopinant.

« Restez. »

Newman resta sans témoigner la moindre surprise.

« Je vous ai sonné.

— Je le savais bien.

— Alors, pourquoi faites-vous mine de vous en aller, puisque vous le saviez ?

— Je croyais que vous m’aviez sonné pour le plaisir de me dire que vous ne m’aviez pas sonné, répliqua Newman ; ce n’est pas rare.

— Qui vous a donné la hardiesse de venir m’épier et me dévisager comme vous faites, drôle ? demanda Ralph.

— Dévisager ! cria Newman ; vous ! ha ! ha ! Ce fut là toute l’explication qu’il voulut bien donner.

— Faites attention, monsieur, dit Ralph en le regardant fixement ; il ne s’agit pas ici de faire l’ivrogne ou l’imbécile. Voyez-vous ce paquet ?

— Il est assez gros pour cela.

— Vous allez le porter dans la Cité, à Cross, Droad-street, où vous le déposerez. Allons vite, vous m’entendez ? »

Newman fit son signe de tête habituel d’un air hargneux, pour exprimer ce qu’il entendait, et sortit de la chambre, où il rentra quelques secondes après avec son chapeau. Après avoir tenté une d’essais infructueux pour y faire tenir dans le fond le paquet, qui pouvait bien avoir deux pieds carrés, il finit par le mettre sous son bras, ajusta ses gants sans doigts avec une précision et un soin exemplaires, toujours les yeux fixés sur Ralph Nickleby, plaça son chapeau sur sa tête avec la même précaution, vraie ou simulée, que si c’était un castor tout battant neuf, de la première qualité, et finit par partir pour sa commission.

Il s’en acquitta avec beaucoup de promptitude et de vivacité, ne s’arrêtant qu’une demi-minute devant le comptoir d’un cabaret ; encore peut-on dire que c’était son chemin d’y passer, car il entra par une porte et sortit par l’autre. Mais, en revenant, quand il fut au Strand, Newman commença à flâner, de l’air incertain d’un homme qui ne sait pas trop s’il doit avancer ou reculer. Après avoir réfléchi un moment, il prit son parti et frappa d’une main modeste deux coups de marteau, ou plutôt un coup de marteau sec et nerveux à la porte de miss la Creevy.

La porte s’ouvrit ; une espèce de bonne qui se trouva nez à nez avec le drôle de visiteur qui se présentait si matin, n’eut pas l’air d’en concevoir l’impression la plus favorable, et ne l’eut pas plutôt vu qu’elle ferma presque la porte en se plaçant de sa personne dans l’étroite ouverture, comme pour en barrer le passage, et demanda ce qu’il voulait. Mais Newman, se bornant à prononcer le monosyllabe Noggs comme un de ces mots cabalistiques qui font tomber serrures et verrous, la jeta de côté pour passer son chemin avant que la bonne, étonnée, pût seulement songer à l’en empêcher.

« Entrez, s’il vous plaît, » dit Mlle la Creevy en réponse aux petits coups donnés par Noggs avec le revers de ses doigts, et il entra.

« Bonté divine ! cria Mlle la Creevy tressaillant en voyant Newman entrer sans plus de façon ; qu’est-ce que vous voulez, monsieur ?

— Je vois bien, dit Newman avec un salut, que vous m’avez oublié, et je m’en étonne. Que ceux qui m’ont connu dans d’autres temps ne me reconnaissent plus, je trouve cela tout naturel ; mais à présent, il y a peu de gens qui m’oublient après m’avoir vu seulement une fois. Et en disant ces mots il jetait un coup d’œil sur ses habits râpés et secouait légèrement la tête.

— C’est vrai, je ne vous reconnaissais pas, dit miss la Creevy se levant pour recevoir Newman, qui avait déjà fait plus de la moitié du chemin, et j’en suis toute honteuse ; car vous êtes trop bon et trop obligeant pour qu’on doive vous oublier, monsieur Noggs. Asseyez-vous donc, vous allez me parler de Mlle Nickleby : la pauvre chère fille ! voilà plusieurs semaines que je ne l’ai pas vue.

— Comment cela se fait-il ? demanda Newman.

— Mais, monsieur Noggs, je vais vous dire la vérité : c’est que je suis allée faire un petit tour à la campagne pour la première fois depuis quinze ans.

— C’est un long bail, dit Newman ayant l’air de la plaindre.

— Oh ! oui, c’est un long bail dans la vie, quoique, de manière ou d’autre, grâce à Dieu, les jours qu’on passe dans la solitude s’écoulent aussi paisiblement et aussi doucement que les autres, répliqua l’artiste en miniature. Vous saurez donc, monsieur Noggs, que j’ai un frère, c’est mon seul parent ; et j’avais passé tout ce temps-là sans le voir. Ce n’est pas que nous ayons jamais rien eu ensemble : mais il avait débuté dans le commerce en province, il s’y était marié, et au milieu des nouveaux liens d’affection qu’il s’était formés, vous sentez bien qu’il put aisément oublier une pauvre petite femme comme moi. C’était bien naturel. Et n’allez pas croire que j’en parle ainsi pour m’en plaindre ; car je me suis toujours dit à moi-même : C’est tout simple, ce pauvre cher John est en train de faire son chemin dans le monde. Il a une femme pour lui confier ses soucis et ses peines, des enfants pour folâtrer autour de lui ; que Dieu répande sur eux toutes ses bénédictions et nous fasse la grâce de nous réunir un jour pour ne plus nous séparer ! mais ne voilà-t-il pas, monsieur Noggs, continua miss la Creevy prenant feu et battant des mains, que ce même frère, parvenu à Londres sans se donner de cesse qu’il n’ait trouvé mon adresse, ne voilà-t-il pas qu’il vient ici, s’assied dans ce fauteuil même, et se met à pleurer comme un enfant de la joie qu’il avait de me voir. Ne voilà-t-il pas qu’il insiste pour m’emmener à la campagne, chez lui (ô le bel endroit, monsieur Noggs ! un grand jardin, je ne sais combien de domaine, un homme en livrée pour servir à table, des vaches, des chevaux, des cochons, et je ne sais plus quoi), voilà-t-il pas qu’il me force d’y rester un grand mois ! Si je l’avais cru, j’y serais restée toute ma vie, oui, toute ma vie. Il m’en priait assez, et sa femme aussi, et leurs enfants aussi, ces pauvres enfants ; figurez-vous qu’ils sont quatre, dont une, la fille aînée, à laquelle ils avaient donné, croiriez-vous cela ? ils lui avaient donné, il y a huit bonnes années, mon nom de baptême, en souvenir de sa tante. Je n’ai jamais été si heureuse, non, de ma vie vivante. »

Et la digne femme se cachait la figure avec son mouchoir pour sangloter à son aise ; car elle avait le cœur trop plein, et elle saisissait la première occasion de l’épancher ainsi.

« Mais, mon Dieu ! dit miss la Creevy en s’essuyant les yeux après un moment de silence et en fourrant son mouchoir dans sa poche avec beaucoup de vivacité et de résolution, combien vous devez me trouver ridicule, monsieur Noggs ! Cependant croyez bien que je n’en aurais jamais rien dit si ce n’avait pas été pour vous expliquer comment il se fait que je n’aie pas vu depuis longtemps miss Nickleby.

— Et la vieille dame, l’avez-vous vue ? demanda Newman.

— Qui ? Mme Nickleby, dit miss la Creevy. À propos, voulez-vous que je vous dise, monsieur Noggs ? si vous voulez rester dans ses petits papiers, vous ferez bien de ne plus l’appeler la vieille dame, car j’ai dans l’idée qu’elle n’aurait pas grand plaisir à vous entendre lui donner ce titre. Oui, je l’ai vue ; j’y suis allée avant-hier soir ; mais elle était montée sur des échasses ; elle avait pris des airs si grands, si mystérieux, que je n’en ai rien pu tirer. Il est vrai, voyez-vous, qu’en la trouvant si mal montée, je me suis mis aussi dans la tête de garder mon décorum, et nous nous sommes quittées en grande cérémonie. J’avais pensé qu’elle reviendrait me voir ; mais je ne l’ai pas revue.

— Quant à Mlle Nickleby ?… dit Newman.

— Elle est venue deux fois me voir pendant que je n’y étais pas, répondit miss la Creevy. J’avais peur qu’elle n’eût pas grand plaisir à recevoir ma visite chez sa grande dame, sur la place de… je ne me rappelle plus le nom ; c’est ce qui fait que j’ai attendu un jour ou deux, bien décidée à lui écrire si je ne la revoyais pas.

— Ah ! s’écria Newman en faisant craquer ses doigts.

— Mais vous, dit miss la Creevy, j’espère bien que vous allez me donner des nouvelles de tout le monde ; et d’abord comment va ce vieux grigou, votre loup-garou de Golden-square ? Je parie qu’il va bien ; ces gens-là ne sont jamais malades. Aussi ce n’est pas de sa santé que je m’inquiète, je voudrais seulement vous demander ce qu’il fait, comment il se conduit.

— Malédiction ! cria Newman en lançant par terre son chapeau chéri, il se conduit comme un chien d’animal.

— Dieu de Dieu ! monsieur Noggs, je vous assure que vous me faites trembler, s’écria miss la Creevy pâlissant.

— Je lui aurais volontiers mis la figure en compote avant-hier soir si j’en avais eu le cœur, dit Newman, qui ne pouvait rester en place et qui montrait le poing par méprise à un innocent portrait de M. Canning accroché sur la cheminée. Il ne s’en est pas fallu de beaucoup ; j’ai été obligé, pour me contraindre, de mettre mes mains dans mes poches et de les y tenir emprisonnées ; mais bah ! je finirai quelque jour par lui faire son affaire dans le petit parloir sur le derrière, je suis sûr que je finirai par là. Il y a déjà longtemps que ce serait fait si je n’avais pas eu peur d’empirer encore les choses : mais patience, un beau matin je m’enfermerai avec lui à double tour, et il faudra qu’il me passe par les mains avant que je m’en aille, c’est sûr.

— Remettez-vous donc, monsieur Noggs, dit miss la Creevy, ou je vais crier comme une folle ; je sens que je ne pourrais pas m’en empêcher.

— C’est égal, répondit Newman en continuant de se promener à grands pas de long en large. Il arrive ce soir, je lui ai écrit. Il ne se doute guère que je sais tout ; il ne se doute guère que je l’épie ; le fourbe ! le brigand ! il ne s’en doute guère, bien sûr, bien sûr, mais c’est égal. Il aura affaire à moi, moi, Newman Noggs. Ho ! ho ! le gredin ! »

Une fois emporté par cet accès extravagant d’une fureur trop légitime, Newman Noggs s’agita dans la chambre en prenant les postures les plus excentriques qu’on puisse donner au corps humain ; tantôt il se mettait en garde pour boxer avec les petites miniatures rangées le long du mur, tantôt il s’assénait à lui-même de violents coups de poing sur la tête, comme pour ajouter à l’illusion, jusqu’à ce qu’enfin il se rassit sur le siège qu’il occupait d’abord, épuisé et haletant.

« Là ! là ! dit-il en ramassant son chapeau, cela m’a fait du bien ; maintenant que je me sens mieux, je vais tout vous dire. »

Miss la Creevy ne se rassura pas tout de suite complètement, tant elle avait été mise hors d’elle par les transports violents de son visiteur. Mais, une fois que ce fut fini, Newman lui fit un récit fidèle de tout ce qui s’était passé dans l’entrevue de Catherine et de son oncle, n’oubliant pas, en tête de sa narration, les soupçons antérieurs qu’il avait conçus à cet égard, et pourquoi. Enfin, il réserva, pour terminer sa narration, la confidence du parti qu’il avait pris d’écrire secrètement à Nicolas.

Si l’indignation de la petite demoiselle la Creevy ne se répandait pas en manifestations extérieures, aussi singulières que celles de Newman, elle n’y perdait rien, à l’intérieur, en violence et en intensité. Je n’aurais pas voulu pour Ralph que quelque hasard l’amenât là dans sa chambre en ce moment. Il n’est pas sûr qu’il n’eût pas trouvé dans miss la Creevy une ennemie plus dangereuse que Newman Noggs lui-même.

« Dieu me pardonne ! dit miss la Creevy (c’était une précaution qu’elle prenait toujours pour mettre à l’aise sa colère). En vérité je crois que, si je le pouvais, je lui planterais cela avec plaisir dans le cœur. »

Ce n’était pas une arme bien redoutable que celle dont miss la Creevy menaçait Ralph : ce n’était réellement, ni plus ni moins, qu’un crayon de mine de plomb qu’elle tenait à la main ; mais quand elle reconnut son erreur, la petite exaspérée l’échangea contre un canif de nacre, dont elle dessina dans l’air un coup désespéré qui aurait été dans le cas de déranger la mie de pain d’une petite flûte de deux sous.

« À partir de ce soir, dit Newman, elle ne restera pas là où elle est. C’est une consolation.

— Rester là ! cria miss la Creevy ; il y a longtemps qu’elle devrait en être sortie.

— Ah ! si nous avions su ! répliqua Newman ; mais nous ne le savions pas : et puis personne n’avait le droit d’intervenir que son frère. La mère est bien peu de chose, la pauvre femme ! Quant à ce cher jeune homme, il sera ici ce soir.

— Ah ! mon Dieu ! cria miss la Creevy ; mais il va faire quelque mauvais coup, monsieur Noggs, si vous allez lui dire tout à son arrivée. »

À cette réflexion, Newman cessa de se frotter les mains et prit un air sérieux.

« Vous pouvez compter là-dessus, dit miss la Creevy avec vivacité. Si vous ne mettez pas beaucoup de prudence dans les confidences que vous allez lui faire, il se portera à quelque violence contre son oncle ou contre un de ces hommes-là, sans calculer les calamités terribles qu’il peut attirer sur sa tête, ou la peine et le chagrin qu’il peut donner aux autres.

— Et moi qui n’avais pas pensé à cela ! reprit Newman de plus en plus déconcerté ; j’étais venu seulement vous prier de recevoir sa sœur, dans le cas où il l’amènerait ici ; mais…

— Mais, dit miss la Creevy en l’interrompant, ce dont je vous parle est bien plus important ; il aurait mieux valu y penser tout de suite, car personne ne peut dire comment tout ceci finira, si l’on n’y met beaucoup de prudence et de discrétion.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? cria Newman en se grattant la tête d’un air très perplexe et très contrarié. S’il venait pourtant me parler d’aller leur brûler la cervelle, je serais bien obligé de lui dire en conscience : Bravo, Nicolas ! et ne les manquez pas. »

Miss la Creevy ne put pas retenir un petit cri en entendant cette déclaration et, sur-le-champ, elle exigea de Newman une promesse solennelle de faire tous ses efforts pour calmer la colère de Nicolas. Elle eut de la peine, mais enfin elle la lui arracha ; puis après ils délibérèrent en commun sur le moyen le plus sûr et le moins périlleux de lui faire connaître les circonstances qui avaient rendu sa présence nécessaire.

« Il faut d’abord lui laisser le temps de refroidir un peu sa tête avant de pouvoir rien faire, dit miss la Creevy : c’est de la plus grande importance ; il ne faut pas qu’il en sache rien avant ce soir, et bien tard.

— Mais, répliqua Newman, il va être à Londres entre six et sept heures. Comment voulez-vous que je ne réponde pas à ses questions ?

— Alors il ne faut pas rester chez vous, dit miss la Creevy. Rien ne vous est plus facile que d’avoir été retenu dehors par des affaires, et de ne pas pouvoir revenir chez vous avant minuit, au plus tôt.

— Alors il va venir ici tout droit ?

— Cela pourrait bien être, dit miss la Creevy ; mais il ne me trouvera pas à la maison, car aussitôt que vous allez me quitter, j’irai de ce pas à la Cité m’entendre avec Mme Nickleby pour l’emmener au spectacle de manière qu’il ne puisse pas même savoir où demeure sa sœur. »

Après quelques débats, ce plan parut en effet le plus sûr et le plus praticable ; on finit donc par s’y arrêter, et Newman, muni de quelques conseils et des quelques instructions supplémentaires, que miss la Creevy ne lui épargna pas, prit congé d’elle, et se remit à trotter du côté de Golden-square, ruminant tout le long du chemin une foule infinie de probabilités pour ou contre, qui se livraient bataille dans son cerveau et qui toutes prenaient leur origine dans la conversation qu’il venait d’avoir avec l’amie de Nicolas.