Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/30
CHAPITRE XXX.
M. Crummles n’eut pas plutôt appris que Nicolas avait annoncé publiquement la probabilité de son prochain départ, qu’en songeant à la perte qu’il allait faire d’un membre si important de sa troupe, il s’abandonna au chagrin et à l’abattement. Dans l’excès de son désespoir, il alla jusqu’à faire de vagues promesses d’une augmentation prochaine, non seulement dans les honoraires fixes de l’artiste, mais aussi dans le revenu éventuel de ses droits d’auteur. Enfin, quand il eut trouvé Nicolas inflexible dans sa résolution de quitter la troupe (car il venait de s’y décider absolument, même dans le cas où il ne recevrait pas d’autres nouvelles de Newman, voulant à tout hasard se tranquilliser l’esprit en allant reconnaître à Londres la position exacte de sa sœur), M. Crummles en fut réduit à se consoler par l’espérance qu’il pouvait revenir, et à prendre des mesures promptes et énergiques pour tirer au moins de sa présence tout le parti qu’il pourrait avant son départ.
« Voyons, dit M. Crummles en ôtant sa perruque de proscrit pour avoir les idées plus fraîches dans l’examen de cette importante question, voyons : c’est aujourd’hui mercredi. La première chose que nous ferons demain matin, ce sera de mettre des affiches annonçant positivement votre dernière représentation pour l’après-midi.
— Mais, vous savez, il est bien possible que ce ne soit pas la dernière. À moins que je ne sois rappelé précipitamment, je serais fâché de vous laisser dans l’embarras en vous quittant avant la fin de la semaine.
— Tant mieux ! reprit M. Crummles ; cela fait que vous pourrez nous donner encore une dernière représentation, jeudi ; rengagé pour une soirée seulement, vendredi ; et, pour céder au désir d’un grand nombre de personnes influentes qui patronnent le théâtre et qui ont eu le désagrément de ne pouvoir se procurer des places, samedi. Voilà qui doit nous faire trois recettes très convenables.
— Alors je vais donc avoir trois dernières représentations ? demanda Nicolas en souriant.
— C’est vrai ! répliqua le directeur en se grattant la tête d’un air contrarié, cela n’en fait que trois : c’est trop peu. C’est vraiment un massacre de s’en tenir là, c’est même contre les règles ; mais enfin que voulez-vous ? on ne peut faire que ce qu’on peut, il n’y a pas à dire. Seulement il nous faudrait bien quelque petite nouveauté. Est-ce que vous ne pourriez pas nous chanter une chanson comique, à cheval sur le poney, hein ?
— Non, répondit Nicolas, je m’en sens tout à fait incapable.
— C’est dommage : cela nous a quelquefois rapporté gros, dit M. Crummles visiblement désappointé. Qu’est-ce que vous dites d’un beau feu d’artifice ?
— Ce serait un peu cher, répliqua Nicolas tout sec.
— Bah ! avec une pièce de quarante sols on en verrait la fin, dit M. Crummles. Vous, par exemple, sur une estrade de deux marches, avec le phénomène, faisant tableau ; Adieu sur un transparent par derrière ; neuf personnes sur les ailes avec un pétard dans chaque main : les dix-huit pétards partant ensemble. Ah ! ce serait tout à fait grand, un magnifique coup d’œil à voir de la salle, un vrai coup d’œil. »
Comme la solennité de cet effet merveilleux ne paraissait pas avoir converti Nicolas, qui reçut au contraire la proposition de la manière la moins respectueuse par un grand éclat de rire, M. Crummles vit bien que c’était un projet avorté, et fit seulement l’observation, d’un air triste, qu’alors il faudrait enjoliver, le mieux qu’ils pourraient, l’affiche d’annonce de combats et de bourrées écossaises ; que, pour le reste, on s’en tiendrait au drame pur.
Pressé de passer à l’exécution immédiate de son plan, le directeur se rendit sur-le-champ dans un petit cabinet de toilette voisin, où Mme Crummles était, pour le moment, occupée à échanger le costume d’une impératrice de mélodrame contre la toilette d’une matrone du xixe siècle. Et là, avec l’aide de cette dame et de l’incomparable Mme Grudden (un vrai génie pour les affiches : elle n’avait pas son pareil pour semer à grands traits les points d’exclamation ; personne ne pouvait disputer à sa longue expérience la science des grandes lettres capitales et de la place qu’elles devaient nécessairement occuper), il se mit sérieusement à l’œuvre pour composer l’affiche.
« Ouf ! » dit Nicolas avec un soupir, en se renversant dans le fauteuil du souffleur, après avoir fait jouer le télégraphe pour donner à Smike les conseils nécessaires à son rôle. Smike jouait, comme intermède, celui d’un tailleur un peu étoffé, avec un habit auquel il manquait un pan, un petit mouchoir de poche percé d’un grand trou, un bonnet de nuit en laine, le nez rouge, et les autres attributs convenus des tailleurs de théâtre. « Ouf ! que je voudrais donc que tout cela fût fini !
— Fini ! monsieur Johnson ? répéta une voix de femme derrière lui avec une espèce de surprise et d’un ton de reproche.
— L’exclamation n’est pas galante, c’est vrai, dit Nicolas reconnaissant dans son interlocuteur Mlle Snevellicci ; vous pouvez être sûre que je ne me la serais pas permise si j’avais pu croire que vous fussiez là pour l’entendre. »
Le tailleur, justement, quittait la scène à la fin de la pièce, couvert d’applaudissements.
« Quel charmant jeune homme, que ce M. Digby ! » dit Mlle Snevellicci. M. Digby était le nom de guerre de Smike.
« Je vais de ce pas lui faire part de vos sentiments ; cela lui fera plaisir, reprit Nicolas.
— Êtes-vous méchant ! répliqua Mlle Snevellicci ; ce n’est pas, après tout, qu’il me serait bien égal qu’il sût mon opinion sur son compte. Il y a telle autre personne avec laquelle ce serait… »
Mlle Snevellicci n’alla pas plus loin, dans l’espérance sans doute de provoquer quelque question ; mais la question ne fut pas faite : Nicolas avait alors des pensées plus sérieuses.
« C’est une grande bonté de votre part, reprit Mlle Snevellicci après un court silence, de rester ici à l’attendre tous les soirs, tous les soirs ; fatigué ou non, de vous donner tant de mal après lui, et toujours avec autant de plaisir et d’empressement que si cela vous rapportait des monts d’or.
— Il mérite bien toute l’affection que je peux lui montrer, et mieux encore, dit Nicolas ; c’est le cœur le plus reconnaissant, le plus loyal, le plus affectueux qui ait jamais battu dans une poitrine humaine.
— C’est égal, il est bien drôle, observa Mlle Snevellicci, n’est-ce pas ? »
Nicolas branla la tête et répondit à Mlle Snevellicci : « C’est vrai, Dieu me pardonne, et surtout à ceux qui l’ont mis dans cet état.
— C’est toujours un garçon qui est diablement boutonné, dit M. Folair qui venait d’arriver pour se mêler à la conversation. Il n’y a pas à dire que personne puisse rien tirer de lui.
— Et qu’est-ce qu’on voudrait tirer de lui ? demanda Nicolas en se tournant un peu brusquement.
— Diantre ! quelle soupe au lait ! comme vous vous emportez, monsieur Johnson, répliqua M. Folair en relevant le quartier de son chausson de danse ; je ne parlais que de la curiosité bien naturelle aux gens de savoir ce qu’il a fait toute sa vie.
— Le pauvre garçon ! je croyais qu’il n’était que trop visible qu’il n’a pas assez d’intelligence pour avoir jamais rien fait d’important, ni pour eux ni pour personne.
— À la bonne heure, répliqua l’acteur en se mirant et s’admirant dans un quinquet à réflecteur. Mais c’est là le nœud de la question, vous comprenez ?
— Quelle question ? demanda Nicolas.
— Mais qui il est ? ce qu’il est ? comment il se fait que deux personnes aussi différentes que vous l’êtes soient devenues inséparables ? répondit M. Folair enchanté de l’occasion de dire quelque chose de désagréable. Les voilà, les questions que tout le monde se fait.
— Tout le monde de la troupe, je suppose, dit Nicolas avec mépris.
— Au-dedans comme au dehors, répliqua l’acteur. Tenez, Lenville, par exemple.
— Je croyais pourtant l’avoir fait taire, dit vivement Nicolas, le rouge lui montant à la figure.
— Peut-être bien, continua l’imperturbable M. Folair ; alors c’est qu’il disait cela avant que vous l’eussiez fait taire. Lenville donc prétend que vous êtes un artiste de renom, qu’il n’y a que le mystère qui vous entoure qui ait pu vous décider à venir vous associer à notre troupe, et que Crummles vous garde le secret parce qu’il en profite. Ce n’est pas, comme dit Lenville, qu’il y ait du mal à cela, si ce n’est que vous aurez eu quelque mauvaise affaire qui vous aura forcé de vous sauver de quelque part pour avoir fait quelque chose.
— Ah ! dit Nicolas qui riait jaune.
— Voilà en partie ses suppositions, ajouta M. Folair. Je ne vous en parle qu’à titre d’ami commun et sous le sceau du secret. Je ne suis pas son homme, vous le savez ; eh bien, il veut absolument voir dans Digby plutôt un fripon qu’un imbécile. Et quant au vieux Flaggers, qui fait ici, comme vous le savez, la grosse besogne, il croit se rappeler que, du temps qu’il était commissionnaire à Covent-Garden, il y a bientôt six mois, il y avait toujours un filou qui était en mouvement pour ouvrir les portières ; qui était tout le portrait de Digby. Cela n’empêche pas, comme il le dit très bien, que ce peut bien n’être pas lui, mais seulement son frère ou quelque proche parent. »
Nicolas poussa un nouveau cri de surprise.
« Ah ! vraiment.
— Oui, dit M. Folair, toujours avec le même calme ; voilà ce qu’on dit ; j’ai pensé que vous seriez bien aise de le savoir, c’est pour cela que je vous en ai parlé. Oh ! bénédiction ! voici enfin le phénomène, mon boulet, ma croix. Ah ! que je voudrais te voir… Me voilà prêt, ma mignonne… imbécile… Vous pouvez sonner, madame Grudden. »
Ces formes de compliments si diverses n’étaient pas non plus prononcées du même ton. Il disait tout haut : ma mignonne, pour flatter la crédule enfant ; mais sa croix et son boulet faisaient partie d’un aparté dans lequel était compris Nicolas. M. Folair suivit des yeux le lever de la toile, regarda avec un rire moqueur la réception faite à Mlle Crummles, la vierge du ballet, et reculant d’une semelle ou deux pour s’avancer sur la scène de manière à produire plus d’effet, il poussa d’abord un hurlement préliminaire, puis il se mit à grincer des dents et à brandir son tomahawk de fer-blanc, en sa qualité de sauvage indien.
« Voilà un échantillon des sottes histoires qu’ils inventent sur notre compte et qu’ils font après circuler de bouche en bouche, se disait Nicolas. Qu’un homme vienne à commettre un horrible attentat contre la société dont il est membre, petit ou grand, il n’a qu’à réussir, son crime sera bien vite oublié ; mais, par exemple, on ne lui pardonnera jamais son succès.
— J’espère que vous ne faites pas attention à ce que dit cette mauvaise langue, monsieur Johnson, insinua Mlle Snevellicci de sa voix la plus douce et la plus séduisante.
— Qui ? moi ! répondit Nicolas ; si j’étais pour rester ici, je me donnerais peut-être la peine de démêler cette intrigue, mais, dans ma situation, ils peuvent bien s’enrouer à parler tant qu’ils voudront, ce n’est pas moi qui les empêcherait. Mais voici, ajouta-t-il en voyant approcher Smike, une des victimes de leurs mauvais propos. Nous allons vous souhaiter ensemble le bonsoir.
— Pas du tout, ni l’un ni l’autre vous ne me quitterez comme cela ; il faut que vous veniez chez nous voir maman, qui ne fait que d’arriver à Portsmouth aujourd’hui, et qui se meurt d’envie de vous voir. Ledrook, ma chère, je vous charge de persuader M. Johnson.
— Voilà qui est bon, répondit Mlle Ledrook avec une extrême vivacité, si vous-même vous ne l’avez pas persuadé… »
Miss Ledrook n’en dit pas davantage, mais ses rires folâtres disaient assez pour elle que, si miss Snevellicci ne réussissait pas à le persuader, c’est que personne ne pourrait le faire.
« M. et Mme Lillyvick ont loué dans notre maison et partagent notre salon pour le moment, dit Mlle Snevellicci ; j’espère que cela va vous décider.
— Vous pouvez être sûre, répondit Nicolas, qu’il n’y a rien au-dessus de votre invitation elle-même pour me décider à l’accepter.
— Oh ! je sais bien que non, » repartit miss Snevellicci. Mais Mlle Ledrook jura sa parole d’honneur que son amie savait bien que si ; et alors Mlle Snevellicci dit que Mlle Ledrook était une petite étourdie ; et alors Mlle Ledrook dit que Mlle Snevellicci n’avait pas besoin de rougir si fort pour cela ; et alors Mlle Snevellicci se mit à battre Mlle Ledrook ; et alors Mlle Ledrook le rendit à Mlle Snevellicci.
« Allons, dit Mlle Ledrook, il est grand temps que nous passions, ou nous allons faire croire à cette pauvre Mme Snevellicci que M. Johnson lui a enlevé sa fille, et, ma foi, ce serait bien une autre histoire.
— Ma chère Ledrook, lui dit Mlle Snevellicci prenant un petit air boudeur, comment pouvez-vous dire des choses comme ça ? »
Miss Ledrook, sans autre réponse, prit le bras de Smike, laissant son amie avec Nicolas les rejoindre quand cela leur plairait. Il paraît que cela leur plut tout de suite, ou au moins à Nicolas, qui ne se sentait pas de goût, dans la circonstance, pour un tête-à-tête.
Les sujets de conversation ne manquèrent pas en chemin ; d’abord il se trouva que Mlle Snevellicci avait un petit panier à emporter à la maison, et Mlle Ledrook un petit carton, tous deux contenant certains accessoires de costume théâtral, que Mmes les actrices portaient et rapportaient tous les soirs. Nicolas insista pour prendre le panier, mais miss Snevellicci résista. Elle voulait le porter elle-même. Il s’ensuivit naturellement une lutte, dans laquelle Nicolas victorieux finit par conquérir le panier et même le carton. Après cela, Nicolas s’avisa de faire le curieux. Qu’est-ce donc qu’il pouvait y avoir dans ce panier ? et il essayait d’y regarder. Mais Mlle Snevellicci poussait un cri perçant, en déclarant que pour sûr, si elle croyait qu’il eût vu quelque chose, elle allait se trouver mal. Alors Nicolas se retourna du côté du carton, dont il voulait aussi pénétrer le secret. Mais il ne trouve pas Mlle Ledrook moins alarmée que son amie, et les deux demoiselles, de concert, jurent qu’elles ne feront pas un pas de plus, sans avoir fait promettre à Nicolas de ne plus regarder ni carton ni panier. Enfin Nicolas capitule et s’engage à ne plus se montrer si curieux, et l’on se remet en route ; je vous laisse à penser si ce fut sans de continuels éclats de rire de ces dames, qui ne cessaient de protester qu’elles n’avaient jamais vu, de leur vie vivante, un si méchant homme ; jamais !
Toutes ces plaisanteries abrégèrent bien le chemin. Ils arrivèrent à la maison du tailleur en moins de rien ; la société se trouva assez nombreuse pour simuler une petite soirée, car il y avait déjà M. et Mme Lillyvick, et non seulement la maman de Mlle Snevellicci, mais aussi son papa, et quel papa ! Comme c’était un bel homme, M. Snevellicci ! un nez crochu, un grand front blanc, décoré d’une chevelure noire toute frisée, de grosse pommettes bien saillantes ; enfin, au total, une figure magnifique, n’étaient les bourgeons dont elle était couverte : et encore peut-être n’était-ce que l’effet de la boisson. Il avait une poitrine large, le papa de Mlle Snevellicci, et par-dessus, un habit bleu râpé, boutonné, bien serré avec des boutons dorés. Il n’eut pas vu plutôt entrer Nicolas dans la chambre, qu’aussitôt il passa les deux premiers doigts de sa main droite entre les boutons du milieu, et plantant avec grâce son autre bras sur sa hanche, il avait l’air de dire : « Maintenant vous voyez, mon petit damoiseau, que vous avez à qui parler. »
Tel était le papa de Mlle Snevellicci, telle était son attitude quand il reçut Nicolas ; on reconnaissait tout de suite un homme du métier. En effet, c’était un véritable enfant de la balle. Il avait commencé par jouer, dès l’âge de dix ans, les diablotins, dans les pantomimes de Noël. Il savait un peu chanter, un peu danser, un peu faire assaut, un peu jouer sur la scène, un peu tout faire, mais rien qu’un peu. Quelquefois on l’avait vu figurer dans les ballets, quelque fois dans les chœurs, sur tous les théâtres de Londres. Sa tournure lui avait toujours valu d’être toujours choisi pour jouer les militaires en visite ou les seigneurs muets (vous savez, de ces gentilshommes qui sont bien habillés, et qui viennent, bras dessus, bras dessous, avec une petite dame à l’air égrillard, aux jupons courts) ; et il jouait ces rôles avec tant de naturel, qu’on avait vu plus d’une fois le parterre faire bravo dans l’idée que c’était véritablement quelqu’un qui entrait en scène. Voilà donc le papa de Mlle Snevellicci. Il ne nous reste plus à dire que quelques petites choses pour le faire connaître ; par exemple, que ses envieux lui faisaient la réputation de rosser de temps en temps la maman de Mlle Snevellicci, qui elle-même dansait encore, avec une petite tournure assez proprette, et quelques restes de vieux attraits. Malgré tout, comme elle savait bien qu’elle était un peu vieille pour affronter l’éclat resplendissant de la rampe, elle ne dansait plus qu’au second plan, et ce soir-là même, fidèle à ses habitudes prévoyantes, elle se tenait un peu éloignée des chandelles.
Nicolas fut présenté en grande cérémonie au couple illustre ; et, après la présentation, le papa de miss Snevellicci, tout parfumé d’une forte odeur de grog au rhum, déclara qu’il était charmé de faire la connaissance d’un gentleman d’un si beau talent, et même, après s’être donné le temps de l’observer davantage, il ne fit pas difficulté d’avouer qu’il n’avait pas rencontré une si belle prestance depuis le début de son ami, M. Glavornelly, au théâtre de Cobourg.
« Vous l’avez vu sans doute, monsieur ? dit le papa Snevellicci.
— Mon Dieu, non, répondit Nicolas.
— Quoi ! vous n’avez jamais vu mon ami Glavornelly, monsieur ? dit le papa Snevellicci. Alors vous n’avez jamais rien vu. S’il vivait encore !
— Oh ! dit Nicolas, il est donc mort ?
— Il est mort, dit M. Snevellicci, et enterré, mais non pas dans l’abbaye de Westminster, et c’est une honte. C’était un… enfin n’en parlons plus. Il est parti pour ce pèlerinage d’où voyageur n’est jamais revenu. Là du moins il est apprécié ce qu’il vaut. »
Papa Snevellicci ne put pas prononcer ces mots sans se frotter le nez avec un mouchoir jaune-serin, pour faire entendre à la compagnie que ces souvenirs lui étaient toujours bien sensibles.
« Eh ! bonjour, monsieur Lillyvick, dit Nicolas, comment vous portez-vous ?
— Très bien, monsieur, répondit le percepteur ; il n’est rien tel que le mariage, voyez-vous.
— Vraiment ? dit Nicolas en riant.
— Non, monsieur, il n’y a rien de tel, répliqua M. Lillyvick d’un air solennel. Comment la trouvez-vous, lui dit-il ensuite tout en le tirant à part, comment la trouvez-vous ce soir ?
— Plus belle que jamais, répondit Nicolas jetant un coup d’œil sur Mme Lillyvick, ci-devant miss Petowker.
— Tenez ! monsieur, voyez-vous, il y a en elle quelque chose, je ne sais quel prestige, que je n’ai jamais vu ailleurs. Regardez, la voilà qui se dérange pour mettre la cafetière sur la table : hein ? n’y a-t-il pas là quelque chose qui vous fascine ?
— Allez ! vous êtes né coiffé, dit Nicolas.
— Ha ! ha ! ha ! reprit le percepteur, je ne dis pas ça ; dame ! cependant, c’est possible, je ne dis pas non.
— Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’aurais pas pu mieux rencontrer quand j’aurais été jeune, n’est-il pas vrai ? Vous-même, auriez-vous pu rencontrer mieux, hein ? dites, dites donc. » Et en même temps qu’il le pressait de questions, M. Lillyvick lui enfonçait son coude dans les côtes, riant aux éclats d’une telle force que, lorsqu’il voulut réprimer l’expression de son contentement, sa figure en était devenue toute pourpre.
Cependant, grâce aux soins réunis de toutes les dames à la fois, la nappe se trouva mise sur deux tables que l’on avait mariées ensemble ; mariage mal assorti s’il en fut jamais, car, pendant qu’une était étroite et haute, l’autre était basse et large. Il y avait des huîtres au haut bout, du saucisson à l’autre extrémité, une paire de mouchettes au milieu du service, et des pommes de terre cuites au four, qui se promenaient de place en place, selon le bon plaisir des convives. On avait apporté de la chambre à coucher deux chaises de plus. Mlle Snevellicci tenait la place d’honneur, M. Lillyvick était en face. Nicolas n’avait pas l’avantage de siéger auprès d’elle, mais il avait maman Snevellicci à sa droite et papa Snevellicci vis-à-vis. Bref, c’est lui qui fut le héros de la fête ; et, quand on eut desservi la table pour apporter un verre de punch, papa Snevellicci se leva et proposa la santé du jeune homme, la santé de Nicolas en des termes et avec des allusions si touchantes à son prochain départ, que miss Snevellicci fut obligée, pour cacher ses larmes, de se retirer dans sa chambre à coucher.
« Surtout, qu’on n’ait pas l’air d’y faire attention ! » dit Mlle Ledrook, qui l’avait accompagnée en parlant à la société, de la chambre à coucher dont elle avait entr’ouvert la porte ; vous aurez l’air de croire, quand elle va revenir, que c’est qu’elle s’est donné trop de mal à préparer la table.
Et miss Ledrook, avant de refermer la porte, accompagna cet avertissement de tant de petits signes de tête mystérieux, de tant de petites mines intelligentes, que toute la compagnie gardait un profond silence pendant que papa Snevellicci, ouvrant des yeux grands comme des portes cochères, qu’il fixait tour à tour sur chacun des convives, mais plus particulièrement sur Nicolas, ne cessait d’emplir et de vider son verre, jusqu’à ce que toutes les dames revinrent de leur chambre en un peloton avec miss Snevellicci au milieu d’elles.
« Vous n’avez pas besoin de vous tourmenter beaucoup, monsieur Snevellicci, dit Mme Lillyvick ; elle est seulement un peu faible, un peu agacée ; elle est comme cela depuis ce matin.
— Ah ! dit M. Snevellicci, voilà tout et ce n’est donc que cela ?
— Oui, ce n’est que cela : surtout pas de mauvaise plaisanterie ! » crièrent toutes les dames à la fois.
Mais ce n’était pas là exactement le genre de réponse auquel un homme de l’importance de M. Snevellicci sentait qu’il avait droit, et comme homme et comme père. Il se mit donc à entreprendre l’infortunée Mme Snevellicci, et à lui demander ce que diable elle voulait dire avec toutes ces énigmes.
« Au nom du ciel, mon cher… dit Mme Snevellicci.
— Je vous prie de ne pas m’appeler votre cher, madame, dit M. Snevellicci, s’il vous plaît.
— Papa, je vous en prie, finissez, dit Mlle Snevellicci s’interposant entre eux.
— Finir quoi, ma fille ?
— De parler comme cela.
— De parler comme cela ? reprit M. Snevellicci ; j’espère que vous ne supposez pas qu’il y ait ici personne qui puisse m’empêcher de parler comme je veux.
— Personne n’y pense, papa.
— Mais quand ils y penseraient, qui donc m’en empêcherait ? Je n’ai pas à me cacher, moi. Je m’appelle Snevellicci, on me trouve à Board-Court, rue de l’Arc, quand je suis à Londres, et quand je n’y suis pas, on n’a qu’à m’aller demander à la porte du théâtre. Je vous réponds qu’on m’y connaît, à la porte du théâtre ; il y a bien des gens qui ont vu mon portrait chez le marchand de cigares du coin. Ce n’est pas d’aujourd’hui non plus que mon nom a été imprimé dans le journal, n’est-ce pas ? Ne pas parler comme cela ! tenez, je vais vous dire : si je venais à savoir qu’un homme se fût permis de plaisanter avec les sentiments de ma fille, je ne parlerais pas ; je n’aurais pas besoin de parler pour le confondre. C’est comme cela que je suis, moi. »
Et M. Snevellicci, finissant le reste avec des gestes, donnait trois bons coups de son poing droit dans la paume de sa main gauche, dessinait en l’air un nez imaginaire, qu’il tirait entre son pouce et son index, en le pinçant bien fort, et puis il avalait d’un trait un autre verre de liquide, en répétant : « Voilà comme je suis, moi. »
Il faut dire que les hommes publics ont leurs défauts comme tous les autres ; il n’est donc pas extraordinaire que celui de M. Snevellicci fût d’être un peu adonné à la boisson. Tenez, soyons francs : il n’était presque jamais à jeun. Seulement il reconnaissait trois degrés distincts dans le progrès de l’ivresse : l’ivresse majestueuse, l’ivresse querelleuse, l’ivresse amoureuse ; mais dans les réunions particulières, il les pratiquait toutes trois, passant de l’une à l’autre avec une rapidité de transition souvent embarrassante pour ceux qui n’avaient pas l’honneur de bien le connaître.
Ainsi, M. Snevellicci n’eut pas plutôt avalé son second verre de punch, qu’oubliant presque aussitôt les symptômes qu’il venait de faire paraître de son ardeur belliqueuse, il promena sur tous les visages un sourire aimable, en proposant ce toast avec une extrême vivacité : « Les dames !… Honneur aux dames !
« Je les aime, dit M. Snevellicci promenant ses yeux tout autour de la table ; je les aime toutes.
— Pas toutes, lui dit doucement M. Lillyvick.
— Si… toutes, répéta M. Snevellicci.
— Permettez, dit M. Lillyvick, vous auriez l’air d’y comprendre les femmes mariées.
— Monsieur, je les aime comme les autres, » dit M. Snevellicci.
Le percepteur, frappé d’étonnement, promenait sur toutes les figures qui l’entouraient des yeux surpris qui semblaient dire : « En voilà un joli coco ! » et il ne se montra pas peu étonné de ne point lire dans les traits de Mme Lillyvick, les marques d’indignation et d’horreur qu’il espérait y voir.
« Oui ; mais, dit M. Snevellicci, si je les aime, elles m’aiment aussi : c’est un prêté rendu. »
Et, comme si cet aveu n’était pas déjà un attentat assez direct contre les plus saintes lois de la morale, savez-vous ce que fait M. Snevellicci ? Il se met à cligner de l’œil ouvertement et sans déguisement aucun ; il se met à cligner de l’œil droit… à l’adresse d’Henriette Lillyvick.
Le percepteur, frappé d’étonnement, en tombe à la renverse sur sa chaise. Qu’un homme se fût permis de cligner de l’œil à Henriette Petowker, c’était d’une indécence qui n’avait pas de nom ; mais à Henriette Lillyvick ! Ce n’est pas tout : pendant qu’il a encore la chair de poule, et qu’il se demande si ce n’est pas par hasard un mauvais rêve, l’autre recligne de l’œil, et boit, par signes, à la santé de Mme Lillyvick ; il s’oublie jusqu’à lui envoyer de loin un baiser. Ah ! pour le coup M. Lillyvick ne peut pas tenir sur sa chaise ; il va droit à l’autre bout de la table, et tombe (c’est le mot), il tombe sur lui sans dire gare. M. Lillyvick pesait son poids : aussi, quand il tomba sur M. Snevellicci, M. Snevellicci tomba sous la table, où M. Lillyvick le suivit à son tour. Les dames poussent un cri de détresse.
« A-t-on jamais vu ! dit Nicolas ; ils sont donc fous ? » Puis, en même temps il plonge sous la table, remorque le percepteur de vive force, et le jette sur sa chaise, plié en deux comme un chiffon. « Qu’est-ce que vous prétendiez faire ?… Qu’est-ce que vous voulez ?… Qu’avez-vous donc ? »
Ce que Nicolas venait de faire pour le percepteur, Smike, de son côté, le faisait pour M. Snevellicci, qui se mit à regarder son adversaire d’un œil stupide et aviné.
« Voyez, monsieur, dit Lillyvick à Nicolas en lui montrant son épouse abasourdie, voyez la pureté et la grâce en personne dont la sensibilité vient d’être outragée… violée, monsieur.
— Là ! dit-il assez de bêtises ! s’écria Mme Lillyvick répondant au regard de Nicolas, qui ne semblait rien comprendre à tout cela : personne ne m’a pourtant rien dit.
— Rien dit, Henriette ! cria le percepteur ; croyez-vous que je ne l’ai pas vu vous… ? » M. Lillyvick ne put pas prendre sur lui de prononcer le mot, mais il simula la chose par le mouvement de son œil droit.
« Eh bien ! après ? cria Mme Lillyvick ; est-ce que vous supposez, par hasard, que personne ne me regardera plus ? Le mariage ne laisserait pas que d’être amusant, par ma foi ! s’il fallait se condamner à ces privations-là.
— Comment ! cria le collecteur, vous n’en êtes pas plus émue que cela ?
— Émue ! répéta Mme Lillyvick avec dédain ; tenez, vous n’avez qu’une chose à faire : c’est de tomber à genoux et de demander pardon à toute la société.
— Pardon, ma chère ! dit le percepteur déconfit.
— Oui, et à moi toute la première, répliqua Mme Lillyvick, est-ce que vous croyez que ce n’est pas moi qui suis le mieux à même de juger de ce qu’on me fait de convenable ou d’indécent ?
— Elle a raison, crièrent toutes les dames ; ne croyez-vous pas que nous ne serions pas les premières à nous plaindre, s’il y avait quelque chose qui en valût la peine ?
— Ne croyez-vous pas, monsieur, qu’elles ne savent pas ce qu’elles ont à faire ? » dit le papa de Mlle Snevellicci relevant le col de sa chemise et marmottant quelques menaces de casser des margoulettes, s’il n’était pas retenu par la considération des cheveux blancs. En même temps, il regarda pendant quelques secondes M. Lillyvick d’un œil hardi et courroucé ; puis, se levant de sa chaise d’un air délibéré, il embrassa toutes les dames à la ronde, en commençant par Mme Lillyvick.
Le malheureux percepteur regardait piteusement sa femme, comme pour s’assurer s’il restait encore dans Mme Lillyvick quelque trait de miss Petowker : et, ne s’étant que trop convaincu que son malheur était consommé, il demanda pardon à toute la société avec une grande humilité, et se rassit tellement abattu, découragé, désenchanté, qu’on ne pouvait s’empêcher de le plaindre, malgré son égoïsme et ses manies.
Le papa de Mlle Snevellicci, exalté par son triomphe et par l’épreuve incontestable qu’il venait de faire de sa popularité dans le beau sexe, ne tarda pas à devenir jovial, pour ne pas dire tapageur. Tantôt c’était une chanson qu’il entonnait sans en être prié, et une chanson qui ne finissait pas ; tantôt c’étaient des prouesses de sa jeunesse, dont il régalait dans l’entracte les oreilles de la société : il racontait toutes les femmes magnifiques soupçonnées dans le public d’avoir eu un caprice pour lui ; il en citait plusieurs par leurs noms, pour leur porter une santé, et ne manquait pas l’occasion de remarquer que, s’il n’avait pas été si négligent dans ses intérêts, il roulerait, à l’heure qu’il est, dans sa voiture à quatre chevaux. Heureusement ces réminiscences ne paraissaient pas éveiller des sentiments bien douloureux dans l’âme de Mme Snevellicci, qui s’occupait tranquillement, pendant ce temps-là, à édifier Nicolas sur toutes les qualités et les mérites infinis de sa fille. La fille, de son côté, ne s’oubliait pas pour faire valoir ses moyens de séduction les plus victorieux, qui pourtant, malgré le concours des petits artifices de Mlle Ledrook, échouèrent contre l’indifférence de Nicolas. Il avait encore tout frais dans la mémoire le souvenir peu encourageant de Mlle Squeers : aussi résista-t-il avec fermeté à toutes les fascinations braquées contre son cœur, et mit une telle réserve dans toute sa conduite, que, lorsqu’il prit congé des dames, il n’y eut qu’une voix pour le proclamer un monstre d’insensibilité.
Le lendemain de bonne heure, les affiches étaient mises et le public averti, avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et des lettres de fantaisie qui figuraient, dans leurs contours, la collection complète des difformités résultant d’une déviation de l’épine dorsale, que M. Johnson aurait l’honneur de faire le soir ses adieux à la ville ; qu’on était donc invité à retenir les places de bonne heure, vu l’affluence considérable de spectateurs qui se portaient à ses représentations. Car c’est un fait curieux dans l’histoire dramatique, mais un fait trop avéré pour qu’il puisse y avoir de contestations là-dessus, qu’il faut renoncer à attirer du monde au théâtre, à moins qu’on ne commence par faire croire aux amateurs qu’ils ne pourront jamais y entrer.
Nicolas, en arrivant le soir, ne savait trop comment s’expliquer le trouble inaccoutumé et l’excitation visible qu’il remarquait dans la physionomie de toute la troupe ; mais on ne le laissa pas longtemps dans l’embarras. Avant même qu’il eût pu faire une question, M. Crummles s’approcha de lui, et, d’un ton de voix qui exprimait son trouble, l’informa qu’il y avait dans les loges un directeur de Londres.
« C’est le phénomène, voyez-vous, monsieur, disait Crummles entraînant Nicolas au petit trou du rideau, pour lui faire voir par là le directeur de Londres. Je ne fais pas le moindre doute que c’est la renommée du phénomène ; tenez, le voilà ! ce monsieur en manteau, avec une chemise sans col. Mais, Johnson, je ne la donnerai pas à moins de deux cent cinquante francs par semaine : elle ne montera pas sur la scène dans un théâtre de Londres pour un sou de moins. Et puis, qu’ils n’aillent pas s’imaginer que j’irai leur donner l’enfant, sans qu’ils prennent aussi la mère. Ils enrôleront Mme Crummles par la même occasion. Cinq cents francs la paire par semaine. À moins, je vais vous dire, qu’ils ne me comprennent aussi dans le marché avec les deux garçons, parce qu’alors je lui donnerais toute la famille pour sept cent cinquante. On ne peut pas mieux dire. Il faut bien qu’ils nous prennent tous en bloc, si pas un de nous ne veut quitter les autres. Cela se fait quelquefois à Londres, et ça va tout seul. Sept cent cinquante francs par semaine ; c’est bien bon marché, Johnson ; vraiment c’est pour rien. »
Nicolas ne contesta pas ce point, et M. Vincent Crummles, prenant coup sur coup plusieurs prises de tabac pour se calmer, se dépêcha d’aller conter à Mme Crummles qu’il venait décidément d’arrêter les seules conditions auxquelles il consentirait à traiter, et qu’il était bien résolu à ne pas en rabattre un liard.
Voilà donc tout le monde habillé ; la toile se lève, et l’excitation causée par la présence du directeur dans la salle monta à son paroxysme. Chaque artiste en particulier se trouve savoir de bonne source que c’est pour lui ou pour elle qu’il est venu voir son jeu, et tous, par conséquent, sont dans un grand trémoussement d’inquiétude et d’impatience. Ceux qui n’étaient pas sur le premier plan en scène vont bien vite prendre sur le côté une place d’où ils puissent, en tendant le cou, voir et se faire voir. D’autres vont se porter en reconnaissance dans les deux petites loges d’avant-scène réservées, pour observer de là le directeur de Londres. Il y eut un moment où l’on vit sourire le directeur de Londres : c’est en voyant le jocrisse essayer d’attraper une mouche à viande, pendant que Mme Crummles en était justement au plus beau de ses grands effets. « Très bien ; mon joli garçon, dit M. Crummles en montrant le poing au jocrisse quand il rentra dans les coulisses. Vous quitterez la troupe pas plus tard que samedi. »
Il n’y avait donc pour tous les acteurs en général et pour chacun en particulier qu’un spectateur dans la salle : c’était le directeur de Londres : la pièce ne se jouait, à vrai dire, que pour lui. Quand M. Lenville, dans un transport de colère irrésistible, appela l’empereur un mécréant, et que, par réflexion, il dit, en mordant son gant : « mais non, il faut dissimuler ; » au lieu d’abaisser d’un air sombre ses regards sur les planches, pour attendre la réplique, comme cela se fait toujours en pareil cas, il tint son œil bravement fixé sur le directeur de Londres. Quand Mlle Bravassa chanta sa charmante chansonnette à son amoureux, qui se tenait tout prêt, selon l’usage, à lui prendre la main dans l’intervalle des couplets, au lieu de se regarder l’un l’autre tendrement, qu’est-ce qu’ils regardaient ? le directeur de Londres. C’est pour lui tout seul que M. Crummles mourut en scène, et, quand les deux gardes vinrent emporter son cadavre, après une mort affreuse, son cadavre ouvrit l’œil pour lancer une œillade au directeur de Londres.
Mais malheureusement on finit par s’apercevoir que le directeur de Londres s’était endormi. Il ne tarda pas à se réveiller, et partit tout de suite, au grand désappointement de toute la troupe, qui passa sa colère sur le malheureux jocrisse, déclarant que c’était sa bouffonnerie intempestive qui avait fait tout le mal ; et M. Crummles annonça qu’il y avait longtemps qu’il hésitait à prendre ce parti, mais que décidément il ne pouvait pas patienter davantage, et qu’il lui serait donc obligé de lui faire l’amitié de chercher ailleurs un autre engagement.
Désintéressé dans la question, Nicolas n’y trouva qu’un sujet de divertissement très amusant, et surtout de satisfaction véritable, quand il vit disparaître l’illustre personnage avant qu’il eût lui-même paru sur la scène. Il joua de son mieux dans les deux dernières pièces, et, après avoir été accueilli avec une faveur unanime et des applaudissements sans exemple, pour nous servir des propres termes de l’affiche du lendemain, imprimée la veille deux heures avant la représentation, il prit Smike par le bras et s’en retourna avec lui coucher à la maison.
Le lendemain matin arriva une lettre de Newman Noggs, toute couverte de pâtés d’encre, très laconique, très petite, très sale et très mystérieuse. Il y pressait Nicolas de revenir à Londres sur-le-champ, sans perdre un instant, ce soir même, s’il était possible.
« J’y serai, dit Nicolas ; Dieu sait que, si je suis resté ici, c’était contre ma volonté : enfin, j’ai cru bien faire. Et pourvu que je n’y sois pas resté trop longtemps ! Que peut-il donc être arrivé ? Smike, mon brave garçon, tiens, prends ma bourse ; emballe nos effets ; va payer les petites dettes que nous pouvons avoir ; vite ! et nous aurons le temps d’être prêts pour prendre la diligence de ce matin. Je vais seulement leur dire en deux mots que nous partons : je suis à toi dans un moment. »
En même temps il prit son chapeau, et courut en toute hâte au logis de M. Crummles, frappa le marteau de si bon cœur qu’il éveilla le directeur, et que M. Bulph, le pilote, dans l’excès de sa surprise, faillit lâcher sa pipe, qu’il avait toujours entre les dents.
La porte s’ouvre : Nicolas enjambe les escaliers sans autre cérémonie, et, tombant comme une bombe dans le salon du premier sur le devant, dont les volets étaient encore fermés, il trouve sur pied les deux fils Crummles, qui s’étaient réveillés en sursaut et passaient leur pantalon avec une extrême vivacité, en proie à la pensée sinistre qu’il n’était encore que minuit, et que le feu était apparemment dans la maison voisine.
Avant qu’il eût eu le temps de les rassurer, M. Crummles était descendu avec son peignoir de flanelle et son bonnet de nuit. Nicolas lui expliqua rapidement qu’il était survenu des circonstances qui le rappelaient impérieusement à Londres, à l’instant même.
« Ainsi, au revoir, dit Nicolas, au revoir, au revoir. »
Il était déjà presque au bas de l’escalier, que M. Crummles, encore tout saisi, n’avait pu ouvrir la bouche que pour lui représenter que les affiches…
« Je n’y peux rien, répliqua Nicolas ; je vous laisse en dédommagement ce que vous me devez sur cette semaine, et, si ce n’est pas assez, dites-moi tout de suite ce qu’il vous faut. Surtout dépêchez-vous.
— C’est bon, nous sommes quittes, répondit Crummles ; mais, dites-moi, ne pouvez-vous pas nous donner encore ce soir ?
— Pas une heure, pas une minute, reprit Nicolas dans son impatience.
— Ne vous arrêtez-vous pas au moins le temps de dire un mot à Mme Crummles ? demanda le directeur en l’accompagnant jusque sur le pas de la porte.
— Je ne m’arrêterais pas même pour prolonger ma vie de vingt ans. Tenez, donnez-moi la main, et recevez tous mes remerciements. Mon Dieu ! je crains de m’être amusé ici trop longtemps. »
En prononçant ces mots, il frappa du pied la terre dans son impatience, s’arracha des bras du directeur, qui ne voulait pas le lâcher, et, partant comme un dard, disparut bientôt à sa vue.
« Voyez-donc, voyez-donc, dit M. Crummles toujours les yeux fixés dans la rue, sur le point où il venait de le perdre de vue ; ah ! s’il jouait seulement comme cela, qu’il ferait de l’argent ! Je suis fâché qu’il nous quitte si tôt : il m’était bien utile. Mais il ne sait pas ce qu’il veut ; c’est un jeune étourdi. Oh ! les jeunes gens, les jeunes gens, c’est si imprudent ! »
M. Crummles, une fois lancé dans les réflexions morales, n’en aurait pas fini de sitôt ; mais, en portant machinalement la main à la poche de son gilet, sa tabatière ordinaire, il ne trouva pas la moindre poche de ce côté, et se rappela tout à coup qu’il n’y avait pas plus de gilet que de poche ; puis, jetant un coup d’œil sur l’extrême simplicité de son costume, il ferma brusquement la porte et se sauva dans sa chambre.
Smike n’avait pas perdu son temps pendant l’absence de Nicolas, et, grâce à son activité, tout se trouva bientôt prêt pour leur départ. Ils se dépêchèrent de casser une croûte, et, moins d’une demi-heure après, ils étaient au bureau de la diligence, tout essoufflés de leur course rapide. Comme ils avaient encore quelques minutes devant eux, Nicolas donna des arrhes pour arrêter ses places, et se précipita chez le fripier d’à côté, pour y acheter à Smike un paletot. Le manteau aurait été un peu large pour un cent-garde, mais le fripier ayant déclaré qu’il allait à Smike comme un gant, Nicolas en fit l’emplette ; dans son impatience, il l’eût acheté tout de même, s’il avait été le double.
En arrivant à la voiture, déjà arrêtée en pleine rue et prête à partir, Nicolas fut bien étonné de se sentir tout à coup étreindre d’un embrassement amical, mais violent, qui faillit lui faire perdre l’équilibre ; et son étonnement redoubla en entendant la voix de M. Crummles s’écrier : « C’est lui ! c’est mon ami ! mon cher ami !
— Au nom du ciel ! cria Nicolas se débattant entre les bras du directeur, que venez-vous faire ? »
Le directeur, sans lui répondre, le pressait de nouveau contre son cœur en s’écriant : « Adieu ! mon noble ami ! mon vrai cœur de lion ! »
La vérité est que M. Crummles, qui ne perdait jamais l’occasion d’un coup de théâtre, était revenu tout exprès pour faire des adieux publics et solennels à Nicolas ; et, pour en augmenter l’effet, il se mit, en dépit de la répugnance de l’autre pour être le héros de cette mise en scène, à lui infliger coup sur coup de ces embrassades dramatiques dont voici la règle : l’embrasseur se pose le menton sur l’épaule de l’embrassé et ils regardent, comme Janus, chacun de leur côté. M. Crummles appliqua la règle dans toute sa pureté, fidèle au grand style du mélodrame, répandant en même temps avec profusion les formules d’adieu les plus attendrissantes qu’il pût trouver dans son répertoire. Mais ce n’était pas tout : maître Crummles, le fils aîné, faisait la même cérémonie avec Smike, et maître Percy Crummles, le fils cadet, vêtu d’un très petit manteau d’occasion en camelot, jeté tragiquement par-dessus l’épaule, se tenait près de là, debout, dans l’attitude d’un satellite du tyran attendant Oreste et Pylade pour les conduire à l’échafaud.
Les spectateurs en riaient de bon cœur ; et Nicolas, voyant que c’était encore le meilleur parti à prendre, en fit autant de son côté, aussitôt qu’il fut parvenu à se dégager ; puis, allant au secours de Smike, fort étonné de tout ceci, il grimpa derrière lui sur l’impériale, et de là envoya de la main un baiser en l’honneur de Mme Crummles absente. La voiture roulait déjà.