Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/45

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CHAPITRE XIII.

Contenant des choses surprenantes.

« Comme nous nous en allons de Londres demain soir, et que je ne crois pas avoir été jamais si heureux de ma vie ni de mes jours, monsieur Nickleby, ma foi ! je veux boire encore un coup à votre santé et au plaisir de notre prochaine rencontre. »

Ainsi parlait John Browdie en se frottant les mains avec de grandes démonstrations de joie et en regardant autour de lui avec sa bonne face rougeaude, sur laquelle brillait une expression en parfaite harmonie avec la déclaration qu’il venait de faire.

Quant au temps précis où John se trouvait dans ces heureuses dispositions, c’était le même soir dont il était question dans le dernier chapitre : la scène se passait dans le cottage, et les personnages se composaient de Nicolas, Mme Nickleby, Mme Browdie, Catherine Nickleby et Smike.

Quelle bonne soirée ils avaient passée là ! Mme Nickleby connaissant les obligations que son fils avait à l’honnête villageois du Yorkshire, avait consenti, après s’être fait un peu prier, à inviter M. et Mme Browdie à venir prendre le thé chez elle. Cela n’allait pas tout seul ; il y eut bien des difficultés et des protocoles ; elle n’avait pas eu l’occasion de commencer par rendre visite à Mme Browdie, car Mme Nickleby avait beau dire et redire avec complaisance, comme le font presque toujours les gens pointilleux, qu’elle n’avait pas l’ombre d’amour-propre et qu’elle ne tenait pas le moins du monde à l’étiquette, il n’y avait pas en réalité de partisan plus fidèle des formes et des cérémonies ; et comme il était évident qu’avant de s’être fait visite, elle était censée, poliment parlant et selon toutes les lois de la société, ne pas même savoir qu’il y eût une Mme Browdie au monde, elle se trouvait, selon elle, dans une situation particulièrement pénible et délicate.

« C’est de moi, mon cher, disait Mme Nickleby, que doit venir la première visite, cela ne peut pas se passer autrement ; le fait est qu’il doit y avoir de ma part une espèce d’avance polie qui montre à cette jeune dame que je désire faire sa connaissance. Eh bien ! il y a un jeune homme qui a l’air très respectable, ajouta Mme Nickleby après quelques moments de réflexion : c’est le conducteur d’un des omnibus qui passent par ici ; il porte un chapeau verni, votre sœur et moi nous l’avons souvent remarqué ; il a aussi une verrue sur le nez, n’est-ce pas, Catherine ? tout à fait comme un domestique de maison bourgeoise.

— Est-ce que tous les domestiques de maison bourgeoise, ma mère, ont une verrue sur le nez ? demanda Nicolas.

— Mon cher Nicolas, quelle absurdité vous me faites dire ! répondit-elle. Ne voyez-vous pas bien que c’est son chapeau verni qui le fait ressembler à un domestique de maison bourgeoise, et non pas sa verrue sur le nez ? Quoique ce ne fût pourtant pas encore une chose aussi ridicule qu’on pourrait le croire, car nous avons eu une fois un valet de chambre qui avait non seulement une verrue, mais aussi une loupe, et une grosse loupe encore. Je me rappelle même qu’il nous demanda d’augmenter ses gages en conséquence, parce que cette loupe était pour lui d’un gros entretien. Mais, voyons ! où en étais-je ? Ah ! bon, m’y voici ; ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de charger ce jeune homme (je suis sûre qu’on en serait quitte pour une bouteille de bière) de remettre ma carte et de présenter mes compliments aux deux Têtes de Sarrasin. Ma foi ! si le garçon de l’auberge allait le prendre pour un domestique de maison bourgeoise, tant mieux ! alors Mme Browdie n’aurait plus qu’à m’envoyer aussi sa carte par le porteur, qui n’aurait qu’à nous avertir lui-même, en passant, par un double coup de marteau à la porte, et tout serait fini.

— Mais, ma chère mère, dit Nicolas, je ne suppose pas que des gens naïfs et primitifs comme ceux-là sachent ce que c’est que d’avoir seulement une carte.

— Oh ! alors, mon cher Nicolas, cela change bien la thèse, répliqua Mme Nickleby ; si vous mettez la question sur ce terrain, vous sentez que je n’ai plus rien à dire, si ce n’est que je ne mets point du tout en doute que ce ne soient de braves gens et que je ne m’oppose point du tout à ce qu’ils viennent prendre avec nous le thé si cela leur fait plaisir, et qu’enfin je ferai mon possible pour être très civile avec eux dans ce cas. »

Ce fut donc une affaire réglée, et Mme Nickleby, prenant ainsi le rôle de protection et de condescendance qui convenait à son rang et à sa longue expérience matrimoniale, invita M. et Mme Browdie, qui acceptèrent sans façon ; et, comme ils se montrèrent pleins de déférence pour Mme Nickleby, qu’ils parurent apprécier à son gré ses grandes manières, qu’enfin ils trouvèrent tout à merveille, la bonne dame daigna plus d’une fois, dans la soirée, glisser un mot en leur faveur dans l’oreille de Catherine, disant qu’elle n’avait jamais vu de plus honnêtes gens, ni qui eussent une meilleure tenue.

Et c’est comme cela que John Browdie en était venu à déclarer dans la salle à manger, après le souper, c’est-à-dire à onze heures moins vingt après midi, qu’il n’avait jamais été si heureux de sa vie ni de ses jours.

Mme Browdie, de son côté, ne témoignait pas moins de contentement ; car cette jeune ménagère, dont la beauté rustique faisait un contraste piquant avec les charmes plus délicats de Catherine, sans qu’elles eussent l’une ni l’autre à souffrir de ce contraste qui servait plutôt à les faire valoir toutes les deux, ne pouvait se lasser d’admirer les manières douces et séduisantes de la jeune demoiselle ainsi que l’affabilité obligeante de la vieille dame. Et puis Catherine avait eu l’adresse de tourner la conversation sur des sujets où une demoiselle de la campagne un peu timide et désorientée dans une autre compagnie pouvait reprendre ses avantages et se sentir plus à l’aise. Quant à Mme Nickleby, si elle ne fut pas toujours aussi heureuse dans le choix de ses sujets de conversation ; si elle se montra, selon l’expression de Mme Browdie, un peu élevée pour elle dans son langage et dans ses idées, elle se fit pourtant aussi bienveillante que possible, et, dans son intérêt sympathique pour le jeune couple, elle alla jusqu’à se donner obligeamment la peine d’occuper les oreilles avides de Mme Browdie de très longues leçons sur la tenue du ménage, avec force explications dont les exemples divers étaient toujours tirés de l’économie domestique en usage dans son cottage. Et pourtant, il faut le dire, comme c’était Catherine qui en avait exclusivement le soin, la bonne dame avait autant de droits de s’en attribuer l’honneur en pratique ou en théorie que pourrait le faire quelque statue des douze apôtres qui servent à l’embellissement de l’extérieur de la cathédrale de Saint-Paul.

« M. Browdie, disait Catherine à sa jeune femme, est bien le meilleur homme, le plus cordial, le plus gai que j’aie jamais vu ; je suis sûre que, si j’étais accablée par le poids de je ne sais combien de chagrins, je n’aurais qu’à le regarder pour être heureuse.

— Vous avez raison, Catherine, dit Mme Nickleby, il a l’air d’un excellent homme, et je vous assure, madame, que ce sera toujours avec plaisir, réellement avec plaisir à présent, que je vous verrai venir nous rendre visite comme cela sans gêne et sans cérémonie. Nous ne ferons rien d’extraordinaire, ajouta-t-elle d’un ton à laisser croire que ce n’était pas faute de pouvoir en faire au besoin ; pas d’embarras, pas de préparatifs, je ne le souffrirai pas. Je vous avais bien dit, ma chère Catherine, que vous ne feriez que gêner Mme Browdie autrement, et que ce serait de notre part une folie et un mauvais procédé.

— Je vous ai, madame, la plus grande obligation, répondit Mme Browdie avec reconnaissance. Allons, John, voilà qu’il est près de onze heures. J’ai peur, madame, que nous ne vous fassions coucher trop tard.

— Trop tard ! cria Mme Nickleby avec un mince filet d’éclat de rire et une petite toux au bout, comme on met un point d’exclamation après une interjection admirative ; c’est au contraire de bonne heure pour nous. Si vous saviez jusqu’à quelle heure nous avions l’habitude de veiller ! Minuit, une heure, deux et trois heures du matin, ce n’était rien pour nous. Les bals, les dîners, les parties de cartes… ; les gens que nous avions l’habitude de voir étaient de vrais roués. Quand j’y pense encore quelquefois, je me demande avec étonnement comment nous pouvions y résister, et véritablement c’est l’inconvénient d’avoir de grandes relations sociales et d’être trop recherché par le monde. Aussi je recommande bien aux jeunes ménages d’avoir le courage de ne pas s’y laisser entraîner ; mais, au reste, heureusement, comme de raison, qu’il y a très peu de jeunes ménages qui soient en position d’avoir à lutter contre de semblables tentations. Nous avions surtout une famille qui demeurait à un quart de lieue de chez nous, pas précisément sur la route, mais en tournant tout de suite à gauche à cette barrière où la malle de Plymouth a passé sur le corps d’un âne, une famille composée des gens les plus extraordinaires pour faire tous les jours des parties extravagantes. C’est là, par exemple, qu’on ne ménageait ni le champagne ni les fleurs artificielles, ni les verres de couleur, ni enfin toutes les délicatesses en vins, viandes et liqueurs, que le gastronome le plus éprouvé puisse souhaiter. Je ne crois pas que jamais ils aient leurs pareils, les Peltirogus. Vous vous rappelez, Catherine, les Peltirogus ?

Catherine vit bien que, dans l’intérêt des visiteurs, il était temps d’arrêter ce flux de réminiscences. Aussi répondit-elle à l’instant qu’elle avait conservé des Peltirogus un souvenir présent et vivant ; puis elle se hâta d’ajouter que M. Browdie avait à moitié promis, au commencement de la soirée, de chanter à la société une chanson du Yorkshire, et qu’elle le sommait de remplir sa promesse, persuadée que sa mère aurait à l’entendre un plaisir inexprimable. Mme Nickleby soutint sa fille de la meilleure grâce du monde, d’autant plus qu’il y avait là-dedans deux choses qui la flattaient secrètement : une espèce de patronage et de protection d’abord à exercer sur les Browdie, et puis la reconnaissance implicite de son goût supérieur, et comme une réputation de connaisseur en pareille matière. John Browdie commença donc à chercher dans sa tête les mots d’une chansonnette du Nord, et à s’aider de la mémoire de sa femme, puis il se livra, sur sa chaise, à divers mouvements et balancements qui n’eurent pas l’effet désiré de mieux le mettre sur la voie.

Alors il choisit pour point de mire le plafond, afin de mieux fixer ses souvenirs, une mouche en particulier au milieu de toutes ses camarades endormies, et se mit à chanter d’une voix de tonnerre une romance sentimentale dont l’auteur avait mis les paroles dans la bouche d’un berger mélancolique qui se mourait de désespoir et d’amour. Il avait à peine fini le premier couplet, car c’était comme un fait exprès, qu’il fut brusquement interrompu par un coup de marteau si violent et si fort à la porte de la rue que les dames en tressaillirent, et que John Browdie s’arrêta tout court.

« Ce ne peut être qu’une méprise, dit Nicolas sans y attacher d’importance, nous ne connaissons personne qui puisse nous rendre visite à cette heure de la nuit. »

Cependant Mme Nickleby n’était pas aussi tranquille : elle fit une foule de suppositions en un moment. Peut-être que la maison Cheeryble venait d’être incendiée ; peut-être que les bons frères avaient envoyé prévenir Nicolas qu’ils leur donnaient un intérêt dans leur société (jugez comme l’heure était bien choisie pour lui faire cette communication !) ; ou peut-être encore que M. Linkinwater s’était sauvé avec la caisse, ou peut-être que miss la Creevy était malade, ou peut-être que…

Mais elle fut arrêtée dans ses conjectures par une exclamation subite de Catherine, et par l’apparition de Ralph Nickleby, qui entra dans la chambre.

« Restez, » dit Ralph à Nicolas, qui se leva brusquement, et à Catherine, qui s’avançait vers son frère pour s’attacher à son bras. « Avant que ce garçon-là dise un mot, écoutez-moi. »

Nicolas se mordit les lèvres et secoua la tête d’un air menaçant, mais il lui fut impossible pour le moment d’articuler une syllabe. Catherine se serra contre lui, Smike se réfugia derrière eux, et John Browdie, qui, d’après ce qu’il avait entendu dire de Ralph, ne parut pas avoir grande difficulté à le reconnaître, se tint entre son jeune ami et le vieil usurier avec l’intention de les empêcher, l’un ou l’autre, d’avancer un pas de plus.

« Écoutez-moi, vous dis-je, répéta Ralph, et ne l’écoutez pas.

— Alors, reprit John, dépêchez-vous, monsieur, de dire ce que vous avez à dire, et tâchez de ne pas vous échauffer le sang, vous ferez mieux de vous le rafraîchir.

— Oh ! vous, dit Ralph, je vous reconnaîtrais à votre langue, comme lui (en montrant Smike) à sa mine.

— Ne lui parlez pas, dit Nicolas recouvrant la parole, je ne souffrirai pas cela ; je ne veux pas l’entendre, je ne connais pas cet homme-là, je ne peux pas respirer l’air qu’il corrompt par sa présence ; sa présence elle-même est une insulte pour ma sœur ; je suis honteux de le voir ici, je ne souffrirai pas que…

— Tenez-vous tranquille, cria John en lui appuyant sa large main sur la poitrine.

— Alors qu’il se retire à l’instant, dit Nicolas se débattant, qu’il se retire, s’il ne veut pas que je porte la main sur lui ; je ne lui permettrai pas de rester ici. John — John Browdie — suis-je ici chez moi ? — me prenez-vous pour un enfant ? Rien que de le voir là, cria Nicolas enflammé de colère, regarder avec tant de calme des gens qui connaissent trop la noirceur et la lâcheté de son cœur, je deviendrai fou. »

John Browdie ne répondit pas un mot à toutes ces exclamations, mais il retint toujours Nicolas sans lâcher prise, le laissa parler et reprit à son tour :

« Il y a là quelque chose à dire et quelque chose à entendre. Vous y avez plus d’intérêt que vous ne croyez. Quand je vous dis que je me doute déjà de quelque chose ! tenez, qu’est-ce que c’est donc que cette ombre que je vois là-bas, derrière la porte ?… Eh ! le maître d’école ! montre-toi donc, mon homme, ne sois pas comme cela tout honteux ; et vous, le vieux monsieur, allons, faites donc entrer le maître d’école. »

En s’entendant apostropher, M. Squeers, qui était resté en arrière, dans le corridor, à attendre le moment où son apparition serait utile pour faire son entrée avec plus d’effet, se vit obligé de ne pas la différer davantage, et se présenta comme un intrus, d’un pas timide et d’un air piteux. John ne put s’empêcher d’en rire d’une gaieté si franche et si divertissante que Catherine elle-même, au milieu de cette scène de surprise et d’inquiétude pénible, eut bien de la peine à ne pas faire comme lui, tout en roulant des larmes dans ses yeux.

« Quand vous aurez fini de vous amuser, monsieur…, dit Ralph impatienté.

— C’est à peu près fini pour le quart d’heure, répliqua John.

— Ne vous gênez pas, monsieur, j’ai le temps. »

Et, en effet, Ralph attendit qu’il y eût un parfait silence ; puis, se tournant du côté de Mme Nickleby, mais sans quitter des yeux le visage de Catherine, parce qu’il tenait beaucoup à surveiller l’effet qu’il produisait sur elle :

« Maintenant, madame, dit-il, écoutez-moi : je n’imagine pas que vous soyez pour rien dans une très belle tartine que m’a adressée ce petit jeune homme, votre fils ; je ne sais que trop que, soumise à sa volonté, vous n’êtes pas libre de faire la vôtre ; que vos conseils, votre opinion, vos désirs, tout ce qui devrait avoir, selon la nature et la raison, quelque influence sur lui (car autrement à quoi pourrait servir votre haute expérience ?), ne sont absolument d’aucun poids et ne comptent pour rien dans ses décisions. »

Mme Nickleby secoua la tête en soupirant ; elle semblait dire : « il y a du bon dans ce qu’il dit, certainement. »

« C’est pour cette raison, en partie, et aussi parce que je n’ai pas envie de me laisser déshonorer par les actes d’un petit drôle que moi je me suis vu obligé de renier et qui, après cela, dans sa majesté risible, fait semblant,… ah ! ah ! de me renier lui-même, que je me présente ici ce soir. Ma visite a encore un autre motif, un motif d’humanité : je viens ici, ajouta-t-il promenant ses regards autour de lui avec un sourire provoquant et victorieux, traînant et pesant sur les mots comme s’il ne voulait rien perdre du plaisir de les prononcer ; je viens rendre un fils à son père, un fils égaré, entraîné, dérobé, peut-être, et séquestré par vos soins, dans l’intention odieuse de lui voler quelque jour la malheureuse petite portion d’héritage qui pourrait lui revenir.

— Pour ce qui est de cela, vous savez que vous mentez, dit Nicolas fièrement.

— Pour ce qui est de cela, je sais que je dis la vérité ; nous avons ici son père.

— Ici même, dit M. Squeers ricanant et faisant un pas en avant ; vous entendez bien ? Ici. Est-ce que je ne vous avais pas bien dit de prendre garde que son père ne vînt vous le reprendre pour me le renvoyer ? Eh bien ! il se trouve justement que son père est mon ami : ainsi, je vais le ravoir et tout de suite. Hein ! que dites-vous de cela ? Je suis sûr que vous regrettez de vous être donné tant de mal pour si peu de profit, n’est-ce pas ?

— Ce n’est toujours pas pour rien, dit Nicolas en détournant la tête ; car vous portez sur le corps certaines marques bien réelles dont vous m’êtes redevable et qui vous démangeront longtemps. Vous ne risquez rien de les frotter à votre aise quelques mois encore pour les faire disparaître, monsieur Squeers. »

Piqué de cette réponse, l’estimable instituteur porta un coup d’œil rapide sur la table comme s’il y cherchait un cruchon ou une bouteille pour les jeter à la tête de Nicolas ; mais, s’il en eut un instant la pensée, il en fut bientôt détourné par Ralph, qui, le prenant par le coude, lui rappela qu’il était temps de faire entrer le père pour réclamer son enfant.

Ravi d’être choisi pour cette mission toute d’affection paternelle, M. Squeers se hâta de sortir, et revint presque aussitôt escortant un personnage luisant, à la figure huileuse, qui, s’échappant aussitôt de ses bras et présentant à la compagnie les traits et la tournure de M. Snawley, se précipita sur Smike, et, fourrant sous son bras la tête du pauvre garçon, en manière d’embrassement un peu rude, éleva bien haut dans le vide de l’air son chapeau à larges bords en signe de reconnaissance profonde pour le ciel qui lui rendait l’objet de son amour et s’écriant en même temps : « Ah ! qui m’aurait dit la dernière fois que je l’ai vu que c’est ici que j’aurais le bonheur de le retrouver encore ! j’étais bien loin de le penser.

— Tranquillisez-vous, monsieur, dit Ralph avec une expression de sympathie qui jurait avec son ton habituel, à présent vous le tenez bien.

— Je le tiens ; ah ! n’est-ce pas que je le tiens enfin ? c’est donc bien vrai que je le tiens ! cria M. Snawley, qui ne voulait pas en croire son bonheur ; oui, c’est bien lui, c’est lui en chair et en os !

— Les os je ne dis pas, reprit John Browdie, mais la chair, il n’y en a guère. »

M. Snawley, absorbé dans les mouvements de sa sensibilité paternelle, ne releva pas cette remarque inconvenante, et, pour mieux s’assurer que son fils lui était bien rendu, il lui fourrait encore sous son bras la tête qu’il tenait prisonnière.

« Qu’est-ce qui faisait, dit Snawley, que je pris tout de suite à lui un si grand intérêt quand ce digne instituteur me l’a ramené dernièrement chez moi ? qu’est-ce qui faisait que je brûlais du désir de le châtier sévèrement pour s’être ainsi dérobé par la fuite aux soins de ses meilleurs amis, ses maîtres et ses pasteurs ?

— C’était l’instinct paternel, monsieur, dit Squeers.

— Vous l’avez dit, monsieur, répliqua Snawley, c’était ce sentiment élevé que l’on trouve partout, soit dans l’antiquité, chez les Romains et les Grecs, soit aujourd’hui même chez les bêtes qui courent les champs comme chez les oiseaux qui volent dans l’air ! excepté pourtant chez les lapins et les matous, qui dévorent quelquefois leur progéniture. Comme mon cœur soupirait après lui ! je l’aurais… je ne sais pas ce que je ne lui aurais pas fait pour soulager la colère paternelle que m’avait inspirée sa fuite.

— C’est ce qui fait bien voir, monsieur, ce que c’est que la nature, dit M. Squeers ; c’est une bien drôle de chose, allez, que la nature !

— Oui, c’est une sainte chose, monsieur, reprit Snawley.

— Je crois bien, ajouta M. Squeers avec un soupir de componction ; je voudrais bien savoir comment nous ferions sans elle. La nature, dit M. Squeers d’un ton solennel, elle est plus facile à concevoir qu’à décrire ; ah ! monsieur, quel bonheur si on restait toujours dans l’état de naturel. »

Pendant ce dialogue philosophique, les assistants étaient restés dans une espèce de stupeur : Nicolas n’en revenait pas ; il promenait ses yeux perçants de Snawley à Squeers, de Squeers à Ralph, partagé entre le dégoût, le doute et la surprise ; Smike profita de ce moment de repos pour échapper à son père et se réfugier près de Nicolas, le suppliant, dans les termes les plus émouvants, de ne jamais l’abandonner, de le laisser vivre et mourir près de lui.

« S’il est vrai que vous soyez le père de ce jeune homme, dit Nicolas, regardez le triste état où il est, et dites-moi si vous avez, en effet, l’intention de le renvoyer dans ce repaire honteux d’où je l’ai tiré ?

— Encore des calomnies ! cria Squeers ; vous vous rappellerez cela ; vous ne valez pas la poudre et le plomb d’un coup de pistolet, mais vous me le payerez d’une manière ou d’une autre.

— Arrêtez, dit Ralph interrompant cette scène au moment où Snawley allait reprendre la parole ; allons au fait au lieu de nous disputer avec des vauriens sans cervelle. Voici votre fils, et vous êtes prêt à en donner la preuve ?… Et vous, monsieur Squeers, vous reconnaissez bien ce garçon pour être le même que vous avez gardé chez vous depuis nombre d’années sous le nom de Smike, n’est-ce pas ?

— Si je le reconnais, répondit Squeers, par exemple !

— Bien, dit Ralph ; quelques mots suffiront pour tout expliquer ; n’aviez-vous pas, monsieur Snawley, un fils de votre première femme ?

— Oui, monsieur, et c’est celui que vous voyez devant vous.

— C’est ce que nous allons faire voir, dit Ralph. N’étiez-vous pas séparé de votre femme, et n’avait-elle pas emmené avec elle son enfant quand il n’avait encore qu’un an ? Un an et demi après votre séparation, n’avez-vous pas reçu d’elle la nouvelle que l’enfant était mort, et ne l’avez-vous pas cru ?

— Certainement, je l’ai cru, répliqua Snawley ; aussi ma joie de…

— Soyez raisonnable, monsieur, je vous en prie, dit Ralph ; ne mêlons pas la sensibilité aux affaires. Votre femme donc est morte, il y a à peu près dix-huit mois, dans un petit endroit où elle était femme de charge dans une famille ; est-ce bien cela ?

— C’est bien cela, répondit Snawley.

— À son lit de mort elle vous écrivit une lettre d’aveu qui, ne portant d’autre suscription que votre nom sans adresse, a mis nécessairement beaucoup de temps avant de vous parvenir : vous ne l’avez reçue qu’il y a peu de jours ?

— Tout cela, monsieur, dit Snawley, est d’une parfaite exactitude : il n’y a pas un détail inexact.

— Or, reprit Ralph, elle vous confessait, dans cette lettre, que la mort de son fils, dont elle vous avait entretenu, n’était qu’une invention de sa part pour blesser vos sentiments, car il semble que vous en étiez venus ensemble à vous jouer tous les plus mauvais tours que vous pouviez. Or, cet enfant, prétendu mort, était réellement vivant, quoique d’une intelligence faible et bornée. Elle l’avait fait placer, par une personne de confiance, dans une pension à bon marché du Yorkshire. Elle avait payé les frais de son éducation pendant quelques années ; puis, se voyant pauvre et partant pour un long voyage qui la séparait de lui, elle l’avait petit à petit abandonné. Elle finissait par vous demander pardon de tous ses torts ? »

Snawley répondait par un petit signe de tête et par de grands soupirs en s’essuyant les yeux.

« Cette pension, continua Ralph, c’était celle de M. Squeers : l’enfant lui avait été confié sous le nom de Smike. Toutes les explications ont été satisfaisantes ; les dates correspondent exactement avec les livres de M. Squeers, qui est en ce moment domicilié chez vous. Vous avez deux autres enfants dans sa pension ; vous lui avez communiqué les dernières déclarations de votre femme mourante : il vous a amené vers moi comme vers l’homme dont la recommandation lui avait fait recevoir chez lui le futur ravisseur de votre fils, et moi je vous amène ici à mon tour. N’est-ce pas cela ?

— Vous parlez, monsieur, répliqua Snawley, comme un livre ; mais comme un bon livre qui ne dit rien que de vrai.

— Voici votre portefeuille, dit Ralph qui en tira un de la poche de son habit ; il contient, n’est-il pas vrai, les certificats de votre premier mariage et de la naissance de l’enfant ; deux lettres de votre femme et plusieurs autres papiers qui peuvent servir directement ou indirectement à confirmer ces faits ?

— Tout y est, monsieur.

— Et vous ne vous opposez pas à ce qu’on en prenne ici connaissance de manière à bien établir, aux yeux de ces gens-là, vos titres en droit et en raison à réclamer votre fils, pour exercer sur lui, sans délai, votre autorité ? C’est du moins ce que j’ai cru comprendre.

— C’est bien en effet mon intention ; je ne l’aurais pas expliqué mieux que vous ne faites, monsieur.

— Eh bien ! donc, dit Ralph en plaçant le portefeuille sur la table, ils n’ont qu’à les examiner si cela leur fait plaisir. Seulement, comme ce sont les pièces originales, je vous recommanderai de ne pas vous éloigner pendant qu’on les examine, pour être sûr de ne pas les perdre. »

À ces mots, Ralph prit un siège sans qu’on lui en eût fait la politesse, et, serrant les lèvres jusque-là légèrement séparées par un sourire diabolique, se croisa les bras et regarda son neveu pour la première fois.

Sensible à l’insulte grossière que contenaient ses dernières paroles, Nicolas jeta sur lui un regard indigné ; cependant il prit sur lui de son mieux d’examiner de près les documents en question, avec l’aide de John Browdie. Ils étaient irréprochables ; les certificats étaient des extraits réguliers des registres de paroisse, avec signatures authentiques ; la première lettre de la femme avait bien l’air d’avoir été écrite et conservée depuis plusieurs années ; elle concordait exactement, pour l’écriture, avec la seconde, en tenant compte pour celle-ci de ce qu’elle avait été écrite par une personne in extremis ; enfin, il y avait plusieurs autres chiffons de papier d’enregistrement et des notes qui paraissaient également à l’abri de tout soupçon.

« Cher Nicolas, lui dit Catherine à l’oreille, après avoir suivi avec inquiétude la lecture de ces pièces par-dessus son épaule, est-ce donc bien vrai ? faut-il les croire ?

— J’en ai peur, dit Nicolas ; et vous, John, qu’en dites-vous ? »

John se gratta la tête, la secoua, mais ne dit rien du tout.

« Vous remarquerez, madame, dit Ralph en s’adressant à Mme Nickleby, que ce jeune garçon étant encore mineur et d’une intelligence bornée, nous aurions pu venir ici, armés de tous les pouvoirs de la loi, et soutenus d’une troupe de satellites de la justice : et je n’y aurais pas manqué, madame, si je n’avais voulu ménager votre sensibilité et celle de votre fille.

— Vous avez déjà bien montré ce que vous savez faire pour ménager sa sensibilité, dit Nicolas serrant sa sœur contre lui.

— Merci, répliqua Ralph ; je suis on ne peut plus sensible à vos éloges.

— Eh bien ! dit Squeers, à présent, qu’est-ce que nous faisons là ? Les chevaux de fiacre vont attraper un rhume, si nous les laissons là sans bouger. Il y en a déjà un qui éternue d’une force ! Il vient d’en ouvrir la porte toute grande. Quel est l’ordre et la marche ?… Hein ! n’emmenons-nous pas avec nous le jeune Snawley ?

— Non, non ! répliqua Smike en reculant, et se cramponnant après Nicolas ; non, je vous en prie, non ! Je ne veux pas vous quitter pour aller avec lui, non, non !

— Voilà qui est bien cruel ! dit Snawley regardant ses amis, comme pour implorer leur appui. Je vous demande si c’est pour ça que les parents mettent des enfants au monde ?

— Je vous demande si c’est pour ça (montrant du doigt M. Squeers) que les parents mettent des enfants au monde, dit John Browdie tout crûment.

— Ne faites pas attention, repartit M. Squeers en se tapant le bout du nez pour se moquer de John.

— Ne faites pas attention, dit John ; non, c’est vrai, ni moi ni d’autres, vous voudriez bien qu’on ne fît pas attention à vous, maître d’école. C’est ce qu’il vous faut, qu’on ne regarde pas de trop près à des gens de votre trempe. Voyons, où est-ce que vous allez maintenant ? Surtout ne me marchez pas sur les pieds, dites donc. »

En effet, Squeers s’avançait pour s’emparer de Smike ; mais John, qui ne badinait pas, lui avait allongé dans la poitrine un coup de coude si habilement dirigé, que l’instituteur chancelant tourna sur ses talons et se renversa sur Ralph Nickleby. Dans ses efforts impuissants pour reprendre son équilibre, il le poussa sur sa chaise et tomba sur lui lourdement.

Cette circonstance accidentelle devint le signal d’une attaque décisive. Au milieu d’un grand tapage, occasionné par les prières et les supplications de Smike, les cris et les exclamations des femmes, l’altercation véhémente des hommes, les nouveaux venus firent mine d’enlever l’enfant prodigue de vive force ; déjà même Squeers était en effet parvenu à mettre sur lui la main pour l’entraîner dehors, lorsque Nicolas, jusque-là irrésolu, se décida enfin, saisit notre homme par le collet, et le secouant de manière que toutes les dents lui branlaient dans la tête, le conduisit ainsi poliment jusqu’à la porte de la chambre, qu’il ferma sur lui après l’avoir jeté dans le corridor.

« À présent, dit Nicolas aux deux autres, ayez, s’il vous plaît, la complaisance de suivre votre ami.

— Je veux mon fils, dit Snawley.

— Votre fils, répliqua Nicolas, est libre dans son choix. Il veut rester, qu’il reste.

— Vous ne voulez pas me le donner ? dit Snawley.

— Non, je ne vous le donnerais pas malgré lui, pour en faire la victime des brutalités auxquelles vous voulez l’abandonner, quand ce ne serait qu’un chien ou un chat.

— Prenez un chandelier pour frapper ce misérable Nickleby et le jeter par terre, criait Squeers par le trou de la serrure, et surtout n’oubliez pas de m’apporter mon chapeau, quelqu’un de vous, si vous ne voulez pas qu’il me le vole.

— Je suis désolée, assurément, disait Mme Nickleby qui était restée tout ce temps-là dans un coin avec Mme Browdie à pleurer et à se mordre les doigts, pendant que Catherine, pâle, mais calme, s’était tenue le plus près possible de son frère, je suis désolée de tout ceci. Je ne vois pas quel parti prendre, je vous assure. Nicolas doit savoir ce qu’il a à faire, et je m’en rapporte à lui. Mais vraiment c’est aussi une terrible responsabilité à prendre que de garder les enfants des autres : quoique je sois obligée de convenir que le jeune M. Snawley est certainement aussi serviable et aussi complaisant qu’on peut l’être, mais est-ce qu’on ne pourrait pas arranger cela à l’amiable ? Qui empêcherait, par exemple, le père de M. Snawley de nous payer une petite pension pour son fils ? On pourrait convenir de lui donner du poisson deux fois la semaine, deux fois du pudding, ou du baba, ou quelque chose comme cela ; il me semble que tout le monde trouverait son compte à cet arrangement. »

Ce mezzo-termine, malgré les larmes et les soupirs dont il était accompagné, était trop raisonnable pour avoir le moindre succès. Personne n’y fit seulement attention, et la pauvre Mme Nickleby en fut quitte pour développer à Mme Browdie les avantages de ce plan incompris, et tous les malheurs qui avaient résulté dans mainte et mainte occasion de ce qu’on n’avait pas suivi ses avis.

« Vous, monsieur, dit Snawley s’adressant à Smike, qui tremblait de tous ses membres, vous êtes un fils ingrat, dénaturé, méchant. Vous ne voulez pas que je vous aime d’un amour qui ferait mon bonheur. Voulez-vous venir à la maison ?

— Non, non, cria Smike, reculant de plus belle.

— Il n’a jamais aimé personne, braillait Squeers, toujours par le trou de la serrure.

« Il ne m’a jamais aimé moi-même ; il n’a jamais aimé Wackford, un vrai chérubin. Comment voulez-vous après cela qu’il aime son père ? Il ne l’aimera jamais son père : jamais. Est-ce qu’il sait seulement ce que c’est que d’avoir un père ? Est-ce qu’il peut comprendre cela ? Il est trop bouché. »

M. Snawley regarda fixement son fils pendant une bonne minute, puis se couvrant les yeux d’une main et levant son chapeau de l’autre vers le ciel, parut tout entier à sa douleur de voir une si noire ingratitude. Enfin, essuyant ses yeux sur sa manche, il ramassa le chapeau de M. Squeers, le mit sous son bras, le sien sous l’autre, et sortit d’un pas lent et mélancolique.

Ralph ne resta qu’un instant après lui pour dire à Nicolas : « Vous voyez, dans tous les cas, monsieur, que votre roman est tombé dans l’eau. Il ne s’agit plus ici d’un inconnu : ce n’est plus le fils persécuté d’un grand personnage. C’est tout bonnement le fils idiot, imbécile, d’un pauvre petit commerçant. Nous verrons ce que va devenir votre haute sympathie devant une découverte aussi commune.

— Vous le verrez, dit Nicolas, en lui montrant la porte.

— Je veux que vous sachiez bien, monsieur, ajouta Ralph, que je n’ai jamais assez compté sur votre bon sens pour croire que vous le rendriez ce soir. Vous avez pour cela trop d’orgueil, d’entêtement ; vous tenez trop à vous faire une réputation de beaux sentiments. Tout cela, monsieur, on l’abattra, on l’écrasera, on le foulera aux pieds, et avant peu. Vous allez apprendre à connaître à vos dépens ce que c’est que les poursuites fatigantes et ruineuses de la justice dans ses formalités les plus oppressives ; vous allez connaître ses tortures de toutes les heures, ses jours sans repos, ses nuits sans sommeil. Voilà les épreuves que je vous prépare pour briser ce cœur hautain, si confiant dans sa force. Et, quand vous aurez fait de cette maison un enfer, quand vous aurez appelé sur ce malheureux-là et sur tous ceux qui se plaisent à voir en vous un héros en herbe les cruelles conséquences de votre obstination, alors nous règlerons le vieux compte que nous avons ensemble : nous verrons qui est-ce qui aura le dernier, et qui s’en tirera le plus avantageusement, même aux yeux du monde. »

Ralph Nickleby se retira ; mais M. Squeers, qui avait entendu une partie de ces adieux du bon oncle, et qui se sentait alors dans un paroxysme de méchanceté impuissante, ne put s’empêcher de retourner à la porte de la salle à manger pour y battre une douzaine d’entrechats avec accompagnement de contorsions sauvages et de grimaces hideuses, emblèmes figuratifs de sa confiance triomphante dans la chute prochaine et la défaite assurée de Nicolas.

Après avoir exécuté cette danse guerrière, où son pantalon court et ses grandes bottes jouèrent un rôle important, M. Squeers suivit ses amis, pendant que la famille se livrait à ses réflexions sur ce qui venait de se passer.