Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/46
CHAPITRE XIV.
Après avoir mûrement réfléchi à la position pénible et embarrassante dans laquelle il se trouvait placé, Nicolas se décida à s’en ouvrir franchement aux bons frères sans perdre de temps. Il profita donc de la première occasion qu’il rencontra de se trouver seul avec M. Charles Cheeryble, le lendemain soir, pour lui raconter la petite histoire de Smike et pour lui exprimer, d’un ton modeste, mais assuré, l’espérance que son excellent protecteur voudrait bien, en raison des circonstances, approuver le parti extrême qu’il avait pris de s’interposer entre le père et le fils et même de soutenir le dernier dans sa désobéissance, quelle que fût la couleur qu’on ne manquerait pas de donner à l’horreur et à la crainte qu’il paraissait éprouver de son père ; car il n’ignorait pas que de pareils sentiments étaient en apparence assez odieux, assez contraires aux lois de la nature pour exposer ceux qui passeraient pour les encourager à devenir les objets de la haine et de la réprobation générale.
« En vérité, disait Nicolas, la répugnance qu’il éprouve pour cet homme paraît si profonde que j’ai peine à croire qu’il soit réellement son fils ; il semble que la nature ne lui a pas mis dans le cœur le moindre sentiment d’affection pour lui, et certainement la nature ne peut jamais se tromper.
— Mon cher monsieur, répliqua le frère Charles, je vois que vous partagez une erreur bien commune en imputant à la nature des choses avec lesquelles elle n’a pas le moindre rapport et dont elle n’est nullement responsable. En parlant de la nature comme d’une abstraction, on perd de vue la nature elle-même. Voici un pauvre garçon qui n’a jamais su par expérience ce que c’est que la tendresse d’un père, qui n’a guère connu toute sa vie que souffrances et chagrins ; le voici présenté à un homme qu’on lui dit être son père et qui commence l’exercice de sa paternité par lui signifier son intention de mettre fin à son bonheur, encore si court et si récent, pour le plonger de nouveau dans ses misères passées et l’enlever au seul ami qu’il ait jamais eu, car vous avez été le premier et le seul. Supposez, dans ce cas, que la nature eût mis au cœur de ce jeune homme une secrète attraction vers son père qui l’éloignerait de son ami ; la nature jouerait alors le rôle d’un imposteur et d’un idiot. »
Nicolas fut charmé de voir le vieux gentleman parler avec tant de chaleur, et, pour le laisser s’étendre davantage sur ce sujet, il ne répondit rien.
« Tous les jours, dit le frère Charles, sous une forme ou sous une autre, j’ai quelque preuve nouvelle de ces sortes de méprises. Ce sont des parents qui n’ont jamais montré d’amour à leurs enfants et qui se plaignent de les voir manquer à l’affection naturelle qu’ils leur doivent. Ce sont des enfants qui n’ont jamais rempli leurs devoirs envers leurs parents et qui se plaignent que leurs parents n’ont pas pour eux d’affection naturelle. Ce sont des législateurs qui, les trouvant également à plaindre les uns et les autres de n’avoir jamais pu épanouir au soleil de la vie leurs affections réciproques, en prennent occasion de sermonner bien haut et les parents et les enfants tout ensemble, et de crier que les liens même de la nature ne sont plus respectés. Les affections et les instincts naturels, mon cher monsieur, sont bien, sans contredit, le chef-d’œuvre de la puissance divine ; mais, comme tous les autres chefs-d’œuvre, ils ont besoin qu’on les soigne et qu’on les cultive, ou bien il n’est pas moins dans la nature qu’ils s’effacent alors complètement pour faire place à d’autres sentiments ; c’est ainsi qu’on voit les fruits les plus doux de la terre, lorsqu’on en néglige la culture, périr étouffés sous le chiendent et les ronces. Voilà les réflexions que je voudrais qu’on fît plus souvent ; et il vaudrait mieux se rappeler plus à propos les obligations que la nature impose, et en parler un peu moins à tort et à travers. »
Après cela, le frère Charles, qui s’était fort échauffé dans ce monologue, s’arrêta pour se calmer un peu, puis il continua en ces termes :
« Vous êtes sans doute surpris, mon cher monsieur, que je n’aie pas montré plus d’étonnement en entendant votre récit tout à l’heure ; cela s’explique aisément : votre oncle est venu ici ce matin. »
Nicolas rougit et fit un pas ou deux en arrière.
« Oui, dit le vieux gentleman frappant, avec vivacité, sur son bureau, il est venu ici, dans cette chambre même ; il est resté sourd à la raison, aux sentiments de famille, à la justice ; mais frère Ned ne l’a pas ménagé, frère Ned, monsieur, aurait tiré des larmes d’une pierre.
— Et il était venu pour… ? dit Nicolas.
— Pour se plaindre de vous, répondit le frère Charles ; pour verser dans nos oreilles le poison du mensonge et de la calomnie ; mais il en a été pour ses frais et n’y a gagné que quelques bonnes vérités qu’on lui a dites. Frère Ned, mon cher monsieur Nickleby, frère Ned est un vrai lion, et Tim Linkinwater aussi. Certainement Timothée est un vrai lion ; nous avions commencé par le faire venir pour lui tenir tête, et en effet il lui a sauté sur le corps dès le premier signal.
— Comment pourrais-je, dit Nicolas, reconnaître jamais toutes les obligations que vos bontés m’imposent chaque jour ?
— En gardant sur ce sujet, mon cher monsieur, un silence absolu, répliqua frère Charles. On vous rendra justice, ou du moins on ne vous fera pas de mal, ni à vous ni aux vôtres, comptez là-dessus ; on ne vous arrachera pas un cheveu de la tête, ni à votre jeune ami, ni à votre mère, ni à votre sœur ; je l’ai déclaré ; frère Ned l’a déclaré et Tim Linkinwater l’a déclaré comme nous ; nous tous, nous l’avons déclaré et nous tiendrons tous notre parole. J’ai vu le père, si c’est vraiment le père, et je ne vois pas de raison pour qu’il ne le soit pas ; c’est un barbare et un hypocrite, monsieur Nickleby ; je ne le lui ai pas envoyé dire : « Monsieur, lui ai-je dit, vous êtes un barbare ; » oui, ma foi, je le lui ai dit comme cela : « Vous êtes un barbare, monsieur ! » et vraiment j’en suis charmé ; je suis charmé de lui avoir dit que c’était un barbare, cela me fait plaisir d’y penser. »
Pendant tout ce temps-là, frère Charles avait été tellement entraîné par son indignation, que Nicolas, croyant le moment favorable, allait risquer de dire un mot de sa reconnaissance ; puis M. Cheeryble lui mit doucement la main sur le bras, lui fit signe de s’asseoir et s’essuyant la figure :
« C’est une affaire finie pour le moment, continua-t-il, n’en dites plus un mot ; j’ai à vous parler sur un autre sujet, un sujet confidentiel, monsieur Nickleby ; il faut nous remettre, calmons-nous. »
Il fit deux ou trois tours dans la chambre, reprit sa chaise et, l’approchant plus près de Nicolas :
« Je vais, lui dit-il, mon cher monsieur, vous charger d’une mission de confiance dans une affaire très délicate.
— Vous n’aurez pas de peine, monsieur, dit Nicolas, à trouver quelque messager plus habile, mais j’ose dire que vous n’en trouverez pas un qui soit plus disposé à justifier votre confiance par son zèle.
— Pour cela, j’en suis bien sûr, reprit le frère Charles, j’en suis bien sûr ; vous n’aurez pas de peine à croire que je pense comme vous à cet égard, quand je vous dirai que l’objet de cette mission est une jeune demoiselle.
— Une jeune demoiselle, monsieur ! cria Nicolas tremblant d’émotion et avide d’entendre la suite.
— Une très belle demoiselle, dit M. Cheeryble gravement.
— Après, monsieur, s’il vous plaît, répliqua Nicolas.
— Je réfléchis, continua le frère Charles d’un air triste, à ce qu’il semblait à Nicolas, et avec une expression pénible, au moyen de vous mettre au courant. Le hasard vous a fait rencontrer ici dans ce cabinet, un matin, mon cher monsieur, une demoiselle qui se trouvait mal ; vous le rappelez-vous ? Vous avez peut-être oublié ?…
— Non, non, répliqua Nicolas vivement ; je… je me le rappelle très bien, au contraire.
— Eh bien ! c’est elle qui est la demoiselle dont je parle, » dit le frère Charles.
Comme le fameux perroquet de la foire, Nicolas ne put prononcer un mot, mais il n’en pensait pas moins.
« C’est la fille, dit M. Cheeryble, d’une dame que j’ai connue elle-même jeune, belle et demoiselle ; elle avait quelques années de plus que moi, et je vous avouerai que je… c’est un mot qui me coûte à prononcer aujourd’hui… je l’aimais tendrement : cela va peut-être vous faire rire d’entendre une tête grise comme moi parler d’amour, mais je ne m’en fâcherai pas ; je sais bien que lorsque j’avais votre âge j’en aurais fait autant.
— Je n’en ai point du tout envie, croyez-le bien, dit Nicolas.
— Elle avait une sœur, continua M. Cheeryble, qui allait épouser, quand elle mourut, mon cher frère Ned ; elle aussi, elle est morte maintenant comme sa sœur, et voilà bien des années. Celle dont je vous parle se maria… par inclination, et Dieu sait que si mes prières avaient eu auprès de lui quelque pouvoir, la vie de la pauvre femme aurait été une vie de bonheur. »
Il y eut ici un court silence que respecta Nicolas. Le vieux gentleman reprit avec calme :
« S’il avait suffi des vœux et des espérances que je formais sincèrement du plus profond de mon cœur pour épargner à mon rival préféré les épreuves de l’adversité, lui aussi il n’aurait eu qu’une vie de paix et de bonheur ; mais qu’il vous suffise de savoir qu’il en fut tout autrement… Hélas ! non, elle ne fut pas heureuse… Ils tombèrent bientôt dans des embarras d’affaires et des difficultés sans nombre. Un an avant sa mort, elle se vit réduite à venir faire un appel à mon ancienne amitié ; elle était bien changée, cruellement changée, abattue par la souffrance et les mauvais traitements ; l’âme brisée comme le corps par le chagrin. Il s’empara de l’argent que, pour procurer à sa femme une heure de tranquillité d’esprit, j’aurais prodigué sans ménagement. Que dis-je, il l’envoya souvent en rechercher encore après ; et, tout en le gaspillant pour ses plaisirs, il faisait, du succès même des prières que sa femme m’adressait, un sujet de plaisanteries cruelles et de reproches amers ; il savait bien, disait-il, qu’elle se repentait cruellement du choix qu’elle avait fait ; qu’au fond elle ne l’avait épousé que par des motifs d’intérêt et de vanité (c’était dans sa jeunesse, au moment où elle le prit pour époux, un gai viveur lancé dans le grand monde), et il cherchait à rejeter sur elle de la manière la plus injuste et la plus dure les causes de cette ruine et de cette décadence dont sa mauvaise conduite était seule coupable. À l’époque dont je vous parle, la demoiselle en question n’était encore qu’une toute petite fille, et je ne la revis plus jusqu’au jour où vous l’avez rencontrée ici vous-même ; mais mon neveu Frank… »
Nicolas tressaillit, s’excusa, en balbutiant, de cette émotion involontaire et pria son patron de continuer.
« Mon neveu Frank, disais-je donc, reprit M. Cheeryble, la rencontra aussi par hasard et la perdit de vue, une minute après, pendant les deux jours qui suivirent son retour en Angleterre ; son père alla cacher sa vie dans un coin obscur pour échapper à ses créanciers. Malade, pauvre, aux portes du tombeau, elle, pendant ce temps-là, cette enfant digne d’un meilleur père (Dieu nous pardonne ce souhait qui semble accuser sa sagesse !) ne recula devant aucune privation, bravant la honte et la misère, tout ce qu’il y a de plus effrayant pour un jeune cœur si pur et si délicat, afin de pouvoir le soutenir, n’ayant au milieu de ses peines d’autre auxiliaire dans l’accomplissement de ses devoirs pénibles qu’une fidèle servante autrefois aide de cuisine dans la maison, maintenant leur unique domestique, mais bien digne par sa loyauté et son dévouement d’être, oui, monsieur, d’être la femme de quelque Tim Linkinwater. »
Après cet éloge fait en l’honneur de la pauvre servante avec une énergie et une complaisance impossibles à décrire, frère Charles se renversa sur sa chaise et continua jusqu’à la fin son récit avec plus de sang-froid.
En voici la substance : résistant avec une noble fierté à toutes les offres de secours et de pension que pouvaient lui faire les amis de feu sa mère, parce qu’il y mettaient pour condition de quitter le misérable qui était après tout son père, et serait resté par là sans ressources et sans amis ; renonçant même par un instinct de délicatesse à vouloir intéresser en leur faveur le cœur noble et loyal que détestait son père et dont il avait outragé les intentions nobles et généreuses par des interprétations calomnieuses, la jeune fille avait lutté seule et sans appui pour le nourrir du fruit de son travail. Au sein de la pauvreté et de l’affliction dont elle était accablée, ses mains infatigables n’avaient jamais quitté sa tâche incessante. Jamais les fantaisies bourrues d’un malade qui n’avait pour se soutenir ni les souvenirs consolants du passé ni l’espérance de l’avenir n’avaient lassé sa patience. Jamais elle n’avait regretté l’existence plus douce qu’on lui avait offerte et qu’elle avait refusée. Jamais elle ne s’était plainte de la destinée pénible qu’elle avait volontairement acceptée. Tous les petits talents qu’elle avait pu acquérir dans des jours plus heureux, elle les avait mis à contribution et pratiqué dans un seul but, celui de soutenir son père, et cela pendant deux années entières, travaillant tout le jour, souvent aussi la nuit ; maniant tour à tour l’aiguille, la plume et le pinceau ; ne craignant pas, en qualité d’institutrice à domicile, de s’exposer à tous les caprices, à toutes les indignités que des femmes (et pourtant elles ont aussi des filles) se permettent trop souvent avec les personnes de leur sexe qui remplissent ce rôle dans leur maison. Car il semble qu’elles veuillent ainsi venger leur jalousie d’une intelligence dont elles sont obligées de reconnaître la supériorité, et c’est pour cela que le plus souvent elles font leurs victimes des maîtresses de leurs enfants, leurs supérieures sans aucun doute et sans aucune comparaison par la culture de l’esprit, et qu’elles leur font souffrir plus de vexations que l’escroc le plus effronté n’en peut faire endurer à son laquais. Elle avait dévoré toutes ces amertumes pendant deux grandes années, et puis, après avoir essayé son courage, sans l’épuiser jamais, dans toutes ces industries successives, elle avait reconnu qu’elle était impuissante à atteindre le but unique de ses efforts et de sa vie tout entière. Vaincue par des déceptions continuelles, des difficultés toujours renaissantes, elle s’était vue obligée de revenir chercher l’ancien ami de sa mère et de finir par décharger dans son âme le secret des peines dont son cœur était oppressé.
« Eussé-je été pauvre, dit le frère Charles les yeux étincelants, eussé-je été pauvre, monsieur Nickleby, mon cher monsieur, et, Dieu merci ! je ne le suis pas, je me serais refusé (d’ailleurs tout le monde l’aurait fait comme moi), les choses les plus nécessaires à la vie pour lui venir en aide ; et pourtant, même avec notre fortune, il ne nous est pas facile de la secourir comme nous voudrions. Si son père était mort, il n’y aurait rien de plus aisé ; elle viendrait chez nous partager et égayer notre heureux logis ; elle deviendrait comme notre enfant ou notre sœur, mais il vit toujours et personne ne peut le tirer d’affaire. On l’a déjà essayé en vain bien des fois, et ce n’est pas sans de bonnes raisons que tout le monde a fini par l’abandonner.
— Mais ne pourrait-on pas persuader cette demoiselle… dit Nicolas, qui s’arrêta dans la crainte d’en avoir déjà trop dit.
— Quoi ? de le laisser là ? dit le frère Charles. Qu’est-ce qui aurait le courage d’engager un enfant à délaisser son père ? On lui avait déjà proposé de consentir seulement à ne le voir que par occasion (ce n’est pas moi pourtant), mais toujours sans succès.
— Au moins, est-il bon pour elle ? dit Nicolas ; sait-il reconnaître son affection ?
— La bonté, la vraie bonté, celle qui rend dévouement pour dévouement, n’est pas dans sa nature, répondit M. Cheeryble du reste, il a pour elle toute la bonté que peut avoir un homme comme lui ; la mère avait beau être la plus aimante, la plus confiante des femmes, cela ne l’a pas empêchée d’être, depuis son mariage jusqu’à sa mort, victime de sa légèreté lâche et cruelle, et cela ne l’a pas empêchée non plus de l’aimer toujours. À son lit de mort, c’est elle encore qui l’a recommandé aux soins de sa fille, et sa fille ne l’a jamais oublié, elle ne l’oubliera jamais.
— N’avez-vous donc aucune influence sur lui ? demanda Nicolas.
— Moi ! mon cher monsieur, je serais le dernier à en avoir ; il a contre moi une haine et une jalousie si aveugles que, s’il venait à apprendre que sa fille m’a ouvert son cœur, il ne cesserait de lui rendre la vie malheureuse par ses reproches. Et pourtant,… voyez quel est ce caractère vain et égoïste !… Quand il viendrait à savoir que c’est de moi qu’elle tient jusqu’au dernier sou qu’elle lui rapporte, il ne renoncerait pas pour cela à satisfaire, aux dépens de la bourse épuisée de sa fille, la moindre de ses fantaisies.
— Quel gredin ! il n’a donc pas d’âme ? dit Nicolas indigné.
— N’employons pas les gros mots, dit frère Charles avec douceur ; il faut nous plier nous-même aux circonstances où cette jeune demoiselle se trouve placée. Les secours que j’ai pu lui faire accepter, j’ai été obligé, sur ses propres instances, de les diviser par petites portions, de peur que, s’il venait à s’apercevoir qu’elle pût se procurer trop aisément de l’argent, il ne le prodiguât encore en folles dépenses avec plus d’ardeur. Elle a donc fait bien des allées et venues secrètement, le soir, pour venir recevoir notre offrande ; mais cela ne peut plus durer comme cela, monsieur Nickleby, j’en suis honteux moi-même. »
Puis, petit à petit, il expliqua comment son frère et lui avaient médité dans leur cerveau bien des plans et de projets pour venir au secours de cette jeune fille de la manière la plus prudente et la plus délicate, sans que son père soupçonnât la source de leur petit bien-être ; comment ils avaient fini par trouver qu’ils ne pouvaient rien faire de mieux que de faire semblant de lui acheter à un prix assez élevé les petits dessins et les jolis travaux d’aiguille qu’elle pouvait faire, en ayant soin de lui faire toujours des commandes. C’était pour les aider dans ce but, car ils étaient obligés de se faire représenter dans ce commerce par quelque intermédiaire, qu’après mûre délibération, ils s’étaient décidés à charger Nicolas de cette mission délicate.
« Le père me connaît, dit frère Charles ; il connaît aussi mon frère Ned : ainsi nous ne pouvons nous présenter ni l’un ni l’autre. Frank est un excellent garçon, un brave garçon, mais nous avons peur de le trouver un peu volage et un peu léger dans une question qui exige tant de ménagements ; et puis, qui sait, il pourrait prendre feu un peu trop vite, car la demoiselle est bien belle, monsieur, tout le portrait de sa pauvre mère, et, s’il venait à s’éprendre d’elle avant de s’en être bien rendu compte lui-même, il ne ferait que porter le trouble et le chagrin dans un cœur innocent où nous nous trouverions heureux, au contraire, de pouvoir ramener par degrés le bonheur et la paix. Avec cela, il avait déjà pris un intérêt extraordinaire à son sort la première fois qu’il la rencontra, car, si les renseignements que nous avons pris sont exacts, c’était pour elle qu’il avait fait tout ce tapage qui a été l’occasion de votre première connaissance. »
Nicolas balbutia qu’il s’était déjà douté que cela pouvait bien être, et, pour justifier cette supposition qu’il avait faite, il raconta où et quand il avait vu lui-même la jeune personne.
« Eh bien ! vous voyez, continua frère Charles, que lui non plus ne pourrait pas convenir. Quant à Tim Linkinwater, il n’en faut pas parler ; car Timothée, monsieur, est un gaillard si terrible, que rien ne pourrait l’empêcher d’en venir aux gros mots avec le père en moins de cinq minutes d’entrevue. Vous ne connaissez pas Timothée, monsieur : vous ne pouvez pas vous le figurer lorsqu’il est excité par quelque circonstance qui agit fortement sur sa sensibilité ; alors, monsieur, il devient effrayant, Tim Linkinwater,… tout à fait effrayant ! C’est donc sur vous que nous reposerons toute notre confiance ; nous avons trouvé en vous, ou plutôt j’ai trouvé en vous, mais cela revient au même, car mon frère Ned et moi, c’est la même chose, si ce n’est qu’il est bien le meilleur homme de la terre, et qu’il n’a pas, qu’il n’aura jamais son pareil dans le monde… Je répète donc que nous avons trouvé en vous les vertus et les affections domestiques unies à une grande délicatesse de sentiment qui vous rendent tout à fait propre à une telle mission ; c’est donc vous, monsieur, qui ferez l’affaire.
— Et la demoiselle, monsieur, dit Nicolas, si embarrassé qu’il ne savait trop que dire, a-t-elle… se prête-t-elle à cette ruse innocente ?
— Oui, oui, répondit M. Cheeryble ; du moins elle sait que vous venez de notre part ; seulement elle ne sait pas l’emploi que nous ferons de ces petits objets que vous irez lui acheter pour nous de temps en temps. Peut-être même, à force d’habileté,… mais il en faudrait beaucoup… peut-être pourriez-vous lui laisser croire que nous gagnons sur elle… Eh ! eh ! »
Cette supposition innocente et naïve rendait le frère Charles si heureux, il trouvait tant de plaisir à penser qu’il ne serait pas impossible d’amener la jeune personne à supposer qu’elle ne leur avait pas d’obligation, que Nicolas ne voulut pas troubler son bonheur en élevant le moindre doute à cet égard.
Mais, par exemple, pendant toute cette conversation, il avait toujours eu sur le bout des lèvres un aveu prêt à s’échapper. Il ne s’en fallut de rien qu’il déclarât à M. Cheeryble que les objections qui le faisaient renoncer à employer son neveu pour cette commission ne s’appliquaient pas avec moins de force et de justice à lui-même. Vingt fois il fut sur le point d’ouvrir son cœur tout entier et de demander grâce ; mais chaque fois aussi ce premier mouvement fut suivi d’un autre instinct plus fort, qui venait modérer sa candeur et retenait sur sa langue son secret prêt à s’envoler. « Et pourquoi, se disait Nicolas, irais-je semer des difficultés dans l’exécution de ce dessein si bienveillant et si généreux ? Avec l’amour et le respect que j’ai pour cette bonne et charmante jeune fille, il me conviendrait bien d’aller jouer le personnage d’un fat et d’un freluquet qui voudrait lui épargner le danger de s’amouracher de sa personne ! Et puis, ne suis-je donc pas sûr de moi ? L’honneur ne me fait-il pas un devoir de réprimer ma passion ? Cet excellent homme, qui m’a choisi dans cette affaire, n’a-t-il pas droit d’attendre de moi tous les services du plus entier dévouement, et seraient-ce de misérables considérations personnelles qui pourraient m’empêcher de les lui rendre ? »
À chacune des questions que Nicolas se posait ainsi en lui-même, une voix intérieure répondait aussi avec la plus grande énergie : « Non ! » Il finit même par se regarder comme un glorieux martyr de son devoir, et se résigna noblement à tous les sacrifices. Mais pour peu qu’il se fût examiné de plus près, il aurait facilement découvert qu’il ne faisait qu’obéir à ses plus chers désirs. C’est toujours comme cela ; nous sommes d’habiles escamoteurs avec nos propres sentiments, et nous savons, en un tour de main, changer nos faiblesses mêmes en vertus héroïques et magnanimes.
M. Cheeryble, naturellement, ne se doutait guère des réflexions qui se présentaient alors à son jeune ami ; il se mit donc à lui donner les pouvoirs et les instructions nécessaires pour faire sa première visite dès le lendemain matin ; puis, quand tous les préliminaires eurent été bien réglés et le secret le plus absolu recommandé, Nicolas retourna chez lui, le soir, en proie à une foule de pensées.
L’endroit où l’avait adressé M. Cheeryble formait une rangée de maisons sans élégance et même sans propreté, située dans les limites privilégiées de la prison du banc du roi, à quelques centaines de pas de l’obélisque de Saint-Georges-des-Champs. Ces limites privilégiées forment comme un asile auprès de la prison ; elles comprennent une douzaine de rues où les débiteurs qui peuvent se procurer de l’argent pour payer des droits assez considérables dont leurs créanciers ne retireront aucun profit, sont autorisés à résider en toute sûreté, grâce à la sagesse de ces lois éclairées qui laissent le débiteur sans argent mourir de faim dans un cachot, sans même lui fournir la nourriture, les vêtements, le logement et le chauffage qu’elles ne refusent pas aux criminels convaincus des plus noirs forfaits, à la honte du genre humain. Pour moi, je trouve que de toutes les plaisantes fictions qui représentent la loi toujours occupée à bien équilibrer sa balance, il n’y en a pas de plus plaisante ni de plus amusante pour l’observateur, dans la pratique, que celle qui suppose tout homme égal devant son impartialité, et toutes ses grâces également accessibles à tout individu, sans tenir le moindre compte de la monnaie qui garnit son gousset.
C’est vers cette rangée de maisons que Nicolas dirigea ses pas, suivant les indications de M. Charles Cheeryble, sans se troubler la cervelle de la moindre réflexion sur la balance de Thémis, et c’est à cette rangée de maisons qu’il arriva enfin, le cœur palpitant, après avoir eu à traverser d’abord un faubourg sale et poudreux qui, en faits d’objets intéressants, présente partout aux yeux des théâtres de marionnettes, des huîtres, des crabes et de homards, du gingerbeer, des voitures de déménagements, des boutiques de fruitières, des étalages de fripiers.
Devant chacune de ces maisons, étaient des jardinets complètement négligés sous tous les autres rapports, mais qui formaient comme autant de petits magasins de poussière, qui attendaient là que le vent tournât le coin de la rue pour venir la balayer sur la route. Nicolas s’arrêta devant l’une d’elles, ouvrit la grille mal assurée qui pendillait sur ses gonds brisés, s’entrebâillant devant les visiteurs, mais pas assez pour les laisser passer. Il y passa pourtant, et frappa à la porte d’entrée d’une main tremblante.
La maison, à l’intérieur, offrait une assez pauvre apparence : une fenêtre sombre, au parloir, garnie de jalousies mal peintes et de rideaux de mousseline malpropres, croisant au bas des vitres à l’aide de cordons lâches et mous ; mais, après avoir ouvert la porte, on ne trouvait pas que l’intérieur répondait mal au dehors. L’escalier était garni d’un tapis passé ; le corridor d’une toile cirée qui n’avait pas souffert moins d’avaries ; pour plus d’agrément, on voyait, en passant dans le parloir et sur le devant, fumer (quoiqu’il ne fût pas encore midi), un de ces messieurs les privilégiés du banc du roi, pendant que la dame de la maison était activement occupée à mastiquer avec de l’encaustique les pieds disjoints d’un bois de lit à la porte de l’arrière-salle, sans doute pour recevoir quelque nouveau locataire qui avait eu le bonheur de la louer pour son domicile.
Nicolas eut tout le temps de faire ces observations, pendant que le petit saute-ruisseau chargé de faire les commissions des locataires de la maison, descendait quatre à quatre l’escalier de la cuisine pour crier après la domestique de Mlle Bray. La servante, en effet, ne se fit pas attendre ; elle sortit d’une espèce de cave éloignée, pour faire son apparition au grand jour, et pria Nicolas de la suivre, sans faire attention aux symptômes d’agitation nerveuse et de malaise fiévreux que trahissait toute la personne du jeune étranger, et cela tout bonnement pour avoir demandé à voir la jeune demoiselle.
Il monta néanmoins, fut introduit dans une pièce sur le devant où il vit, assise près de la fenêtre, à une petite table fournie de tous les ustensiles nécessaires pour les dessins ébauchés, la belle jeune fille qui occupait sa pensée, et qui, dans ce moment même, entourée de tout le prestige nouveau dont le récit du frère Charles avait embelli son histoire aux yeux de Nicolas, lui semblait mille fois plus belle encore qu’il ne l’avait jamais supposée.
Mais ce furent surtout les petites décorations pleines de grâce et d’élégance répandues autour de cette chambre si pauvrement meublée, qui allèrent au cœur de Nicolas : des fleurs, des plantes, des oiseaux, la harpe, le vieux piano dont les touches avaient rendu sous ses doigts des sons plus joyeux au temps jadis. Par combien de peines et d’efforts avait-elle pu réussir à conserver aujourd’hui ces deux derniers anneaux de la chaîne brisée, qui la rattachaient, par le souvenir, à la maison maternelle où elle n’était plus ? Il n’y avait pas de si mince ornement qui ne fût un témoin de son courage et de sa patience ; elle y avait consacré ses heures de loisir ; elle y avait répandu cette grâce charmante dont la main d’une femme sait embellir avec goût tous les petits objets qu’elle touche ; elle y avait laissé comme l’empreinte des soins délicats qu’elle en avait pris. Nicolas croyait voir la petite chambre animée d’un sourire céleste ; il lui semblait que le dévouement éclatant d’une si faible et si jeune créature, avait illuminé d’un de ses rayons les objets inanimés dont il était entouré, pour les rendre aussi éclatants que lui-même ; il lui semblait voir l’auréole dont les anciens peintres environnent la tête des anges et des séraphins dans un monde d’innocence et de pureté, se jouer autour d’un ange comme eux. L’illusion était complète ; la lumière de l’auréole était visible à ses yeux.
Et cependant Nicolas était dans les limites de la prison du banc du roi ! Encore, si la scène s’était passée en Italie, au coucher du soleil, sur quelque terrasse splendide ! Mais, qu’importe ? n’y a-t-il pas un ciel vaste qui couvre le monde entier ? Qu’il soit bleu d’azur ou chargé de nuages, n’y a-t-il pas derrière ce premier ciel un ciel qui se révèle aussi brillant à tous les cœurs ? C’est celui-là sans doute que voyait Nicolas, et dont ses pensées avaient emprunté l’éclat radieux.
Il ne faudrait pas croire qu’il eût tout aperçu d’un coup d’œil ; au contraire, il ne s’était pas même douté jusque-là de la présence d’un malade étendu dans un fauteuil, la tête soutenue sur des oreillers, et qui, à force de se mouvoir sans cesse et sans repos dans son impatience, finit par attirer son attention.
C’était un homme qui avait à peine cinquante ans, mais que sa maigreur faisait paraître beaucoup plus âgé. Ses traits présentaient les restes d’une belle figure, quoique les traces de l’âge n’eussent pu dissimuler l’ardeur des passions impétueuses et violentes, au lieu d’y reproduire l’expression d’émotions plus douces, qui donnent souvent plus d’attraits à des visages moins favorisés de la nature. Il avait le regard effaré ; son corps et ses membres étaient usés jusqu’aux os, mais on voyait encore dans son grand œil, au fond de son orbite, quelque chose de l’ancienne flamme qui l’animait. Elle semblait même se raviver encore pendant qu’il frappait, à coups redoublés, le parquet d’un gros bâton sur lequel il s’appuyait dans son fauteuil, et qu’il appelait, avec impatience, sa fille par son nom.
« Madeleine, qui est-ce ? Nous n’avons besoin de personne ici. Qui est-ce qui a laissé entrer un étranger ? De quoi s’agit-il ?
— Je crois…, dit la jeune demoiselle en s’inclinant, non sans quelque confusion, pour répondre au salut de Nicolas.
— Vous croyez toujours, répondit son père avec pétulance ; de quoi s’agit-il ? »
Pendant ce temps-là, Nicolas avait retrouvé assez de présence d’esprit pour s’expliquer lui-même. Il s’annonça, ainsi qu’il avait été convenu d’avance, comme envoyé pour commander une paire de petits écrans et du velours peint pour couvrir une ottomane. On désirait que ces articles fussent du dessin le plus élégant : on ne tenait pas au temps ni à la dépense. Il était aussi chargé de payer les deux dessins déjà livrés ; et, s’avançant vers la petite table avec de grands remerciements, il y déposa un billet de banque plié sous enveloppe et cacheté.
— Madeleine, dit le père, regardez si le compte y est ; ouvrez l’enveloppe, ma chère amie.
— Je sais bien que le compte y est, papa, j’en suis sûre.
— Donnez-moi cela, dit M. Bray tendant la main, dont il ouvrait et fermait les doigts osseux avec une impatience nerveuse. Voyons !… J’en suis sûre ! j’en suis sûre ! c’est toujours comme cela ; comment pouvez-vous en être sûre sans y voir ? Cent vingt cinq francs, est-ce bien le compte ?
— Tout à fait, » dit Madeleine en se penchant sur lui. Elle mit tant d’empressement à ranger les coussins sous la tête de son père que Nicolas ne put voir sa figure ; mais, au moment où elle s’était baissée, il avait cru surprendre une larme dans ses yeux.
« Tirez la sonnette ; tirez donc la sonnette ! dit le malade avec la même vivacité maladive et montrant le cordon de sa main tremblante qui froissait en l’air le billet de banque ; dites à la bonne d’aller le changer… d’aller me chercher un journal… de m’acheter du raisin… qu’elle apporte encore une bouteille du même vin que la semaine dernière… et puis… et puis, je ne me rappelle plus la moitié de ce qu’il me faut, mais elle retournera, qu’elle commence toujours par là… qu’elle commence par là ! Allons, Madeleine, ma chère fille, vite, vite qu’on se dépêche ! mon Dieu que vous êtes donc lente ! »
« Il se rappelle bien ce qu’il lui faut, pensa Nicolas ; mais elle, il ne songe pas même si elle a besoin de quelque chose. » Peut-être laissa-t-il transpirer sa pensée dans sa physionomie, car le malade, se tournant de son côté d’un air très bourru, lui demanda si c’est qu’il attendait un reçu.
« Oh ! cela ne fait rien du tout, dit Nicolas.
— Rien du tout ? Qu’entendez-vous par là, monsieur ? répondit le père avec aigreur ; est-ce que par hasard, avec votre méchant billet de banque, vous croiriez nous faire une faveur ou un cadeau, quand il ne s’agit ici que d’une affaire commerciale où vous payez pour valeur reçue ? Diable ! monsieur, si vous ne savez pas apprécier le temps qu’ont coûté ces marchandises dont vous trafiquez et le mérite particulier de leur confection, il ne faut pas vous imaginer pour cela que ce soit de l’argent perdu. Savez-vous, monsieur, que vous parlez à un gentleman qui avait autrefois le moyen d’acheter cinquante individus comme vous et tout ce que vous possédez par-dessus le marché ?… que voulez-vous dire par là ?
— Je veux dire simplement que je compte faire plus d’une affaire avec mademoiselle, et que, si elle veut bien le permettre, je lui épargnerai la peine de remplir ces formalités.
— Eh bien ! moi, je veux dire, s’il vous plaît, repartit le père, que nous remplirons toutes les formalités qu’il faudra. Ma fille, monsieur, ne demande de ménagements ni à vous ni à personne ; ayez la bonté de vous en tenir strictement au détail de votre commerce et de n’en plus sortir. Voilà-t-il pas maintenant que tous les petits commerçants vont se mettre à la protéger de leur pitié ! jour de Dieu, il ne manquerait plus que cela ! Madeleine, ma fille, donnez-lui un reçu, et, à l’avenir, n’y manquez jamais. »
Pendant qu’elle faisait semblant d’écrire et que Nicolas réfléchissait sur ce caractère qui, pour être étrange, n’en est pas moins assez commun, le malade, qui paraissait de temps en temps tourmenté par des douleurs vives, s’affaissa dans son fauteuil gémissant et murmurant tout ensemble d’une voix faible qu’il y avait une heure que la bonne était partie et que tout le monde conspirait pour le pousser à bout.
« Quand est-ce, dit Nicolas en prenant la quittance supposée, quand est-ce que je… dois repasser ? »
C’est à la demoiselle même qu’il adressait cette question, mais ce fut le père qui y répondit immédiatement.
« Quand on vous dira de revenir, monsieur, et pas avant. Il ne s’agit pas de nous ennuyer et de nous persécuter. Ma chère Madeleine, quand est-ce que ce monsieur doit revenir ?
— Oh ! pas de longtemps, pas avant trois ou quatre semaines : ce n’est pas nécessaire, je puis m’en passer, dit la jeune dame avec beaucoup de vivacité.
— Comment, nous pouvons nous en passer, lui dit tout bas son père avec insistance, trois ou quatre semaines, Madeleine, mais vous n’y pensez pas, trois ou quatre semaines !
— Alors, plus tôt, plus tôt, si vous voulez, dit la demoiselle se tournant du côté de Nicolas.
— Trois ou quatre semaines ! marmottait toujours le père ; mais Madeleine, en vérité ! Ne rien gagner pendant trois ou quatre semaines !
— C’est bien long, madame, dit Nicolas.
— Ah ! vous trouvez ? reprit le père avec colère. Si j’avais la fantaisie de mendier des secours et de m’incliner seulement pour demander l’aide de gens que je méprise, ce n’est pas trois ou quatre mois, monsieur, que je pourrais attendre sans que ce fût trop long, c’est trois ou quatre ans que je n’aurais pas besoin de votre argent. Il faudrait seulement, monsieur, que je voulusse me résoudre à sacrifier mon indépendance, mais, comme je ne le veux pas, repassez dans huit jours. »
Nicolas fit une salutation profonde à la demoiselle et se retira en réfléchissant aux singulières idées que M. Bray se faisait de l’indépendance, et en souhaitant ardemment que Dieu n’envoyât que rarement ces caractères indépendants habiter l’humble argile dont il a pétri le corps humain.
En descendant les escaliers, il entendit au-dessus de lui un pas léger et vit, en se retournant, la jeune fille sur le palier jetant sur lui un regard timide et ne sachant si elle devait le rappeler ou non. Le moyen le plus sûr de trancher la question c’était de remonter quelques marches ; c’est ce que fit Nicolas.
« Je ne sais pas, monsieur, lui dit précipitamment Madeleine, si je fais bien de vous adresser cette prière, mais, je vous en supplie, ne dites rien aux chers amis de ma pauvre mère de ce qui s’est passé là devant vous. Voyez-vous, il a souffert beaucoup cette nuit, c’est ce qui le met de mauvaise humeur ce matin. Je vous le demande, monsieur, comme une grâce, comme une faveur pour moi. »
Nicolas répliqua avec chaleur qu’il suffirait que ce fût de sa part un simple désir pour qu’il fût bien aise de le satisfaire au péril même de sa vie.
« Vous parlez là un peu vite, monsieur.
— Je parle dans la sincérité de mon âme, répondit Nicolas, dont les lèvres tremblaient en même temps ; jamais homme n’a parlé plus sérieusement. Je n’ai pas l’habitude de déguiser mes sentiments, et d’ailleurs, je ne pourrais pas vous cacher mon cœur tout entier, chère madame, aussi vrai que je sais toute votre histoire et que je nourris pour vous les mêmes sentiments que tout homme ou tout ange doit éprouver en vous voyant, et en entendant le récit de vos peines. Je vous prie d’être persuadée que je donnerais volontiers ma vie pour vous servir. »
La demoiselle détourna la tête sans pouvoir cacher ses larmes.
« Pardonnez-moi, dit Nicolas avec une ardeur dont l’empressement n’ôtait rien à son respect, pardonnez-moi de paraître vous en avoir trop dit, ou d’avoir l’air de me prévaloir des secrètes confidences que j’ai reçues, mais je n’ai pu me résoudre à vous quitter comme si l’intérêt et la sympathie que j’éprouve pour vous expiraient avec la commission dont je suis chargé aujourd’hui. Non, ce n’est point une affection passagère que vous m’avez inspirée. À partir de ce moment, je suis votre serviteur à toujours, votre humble mais dévoué serviteur : et ni vous, ni celui qui m’a donné sa confiance, vous n’aurez à rougir de ce dévouement fidèle et loyal, fondé sur l’honneur même ; car, si vous pouviez lire au fond de ce pur sentiment de mon cœur, vous n’y trouveriez que le respect le plus profond pour votre personne. Si j’étais capable de donner un autre sens à mes paroles, je serais indigne de l’estime de celui qui m’a donné la sienne, je trahirais la nature même qui a mis sur mes lèvres ces paroles honnêtes, en les déshonorant par un mensonge. »
Elle lui fit signe de la main qu’il était temps de partir, mais ne dit pas un mot. Nicolas de son côté garda le silence et se retira. Ainsi finit sa première entrevue avec Madeleine Bray.