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Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/53

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 301-320).

CHAPITRE XXI.

Le complot de MM. Ralph Nickleby et Arthur Gride suit son cours.

Animé d’une de ces résolutions vigoureuses et déterminées que des circonstances exceptionnelles inspirent quelquefois aux natures même les plus indolentes, l’adorateur de Madeleine Bray, qui était au contraire tout feu et tout ardeur, en voyant poindre le jour, sauta à bas de sa couche agitée, que le sommeil n’avait pas visitée de toute la nuit, et se prépara à la dernière tentative sur laquelle reposait le dernier espoir, espoir faible et fragile, d’un heureux succès.

Il est possible que, pour les esprits inquiets et ardents, le matin soit l’heure naturelle de l’énergie et de l’activité ; cependant ce n’est pas le moment où l’espérance est la plus vive, ni le courage le plus entreprenant et le plus spontané. Dans les positions critiques et périlleuses, l’habitude de les envisager, un examen consciencieux des difficultés qui nous entourent, en nous familiarisant avec le danger, diminuent par degrés nos appréhensions, et produisent une indifférence relative, quelquefois même une vague et mystérieuse confiance dans quelque secours inconnu, dont nous serions bien embarrassés d’avoir à expliquer la nature ou la force. Mais quand nous abordons ces réflexions, le matin, à tête reposée, après avoir traversé cette sombre et silencieuse lacune qui sépare déjà le jour d’aujourd’hui du jour d’hier ; quand il nous faut river de nouveau chacun de ces anneaux dont se compose la brillante chaîne de l’espérance ; quand notre enthousiasme s’est calmé pour faire place à la calme et froide raison, le doute et les appréhensions renaissent. Quand le voyageur reprend sa route, au grand jour, il voit se développer devant lui les montagnes escarpées et les plaines inconnues que les ténèbres de la nuit avaient complaisamment dérobées à sa vue, pour ne point abattre son courage ; il en est de même du pèlerin de la vie humaine : les rayons du soleil levant lui montrent chaque jour quelque nouvel obstacle à surmonter, quelque pic à atteindre. Lui aussi, il voit s’étendre devant lui un horizon qu’il ne soupçonnait pas la veille au soir ; et la lumière qui vient dorer gaiement tous les spectacles de la nature, semble se faire un jeu de mettre en relief tous ces tristes obstacles qui s’élèvent entre la tombe et lui.

C’est dans ces dispositions que Nicolas, avec l’impatience naturelle qui tenait à sa situation, sortit doucement de chez lui de bonne heure. Pourquoi de si bonne heure ? il n’en savait trop rien. Au contraire, il n’ignorait pas qu’il avait encore à passer bien des heures avant de pouvoir parler à Madeleine, et qu’il n’y avait rien à faire dans l’intervalle que de laisser couler le temps ; mais c’est égal, il lui semblait que ce serait gaspiller ce temps précieux que de le perdre à rester au lit ; il aimait mieux le perdre à errer dans Londres, comme s’il suffisait de se lever et de remuer pour arriver plus tôt au but.

Et cependant, à mesure qu’il arpentait les rues, et qu’il y voyait, d’un œil distrait, le jour ramener, par degrés, le tracas et le bruit, tout semblait lui présenter quelque nouveau sujet de découragement. La veille au soir, il trouvait si monstrueux le sacrifice d’une femme jeune, aimante et belle au misérable qu’on lui destinait pour époux, qu’il ne pouvait y croire, et, plus il s’échauffait sur cette idée, plus il restait convaincu qu’il se déclarerait quelque secours inattendu qui viendrait l’arracher de ses griffes. Mais le matin, en pensant à la marche régulière des choses, jour par jour, heure par heure, réglées comme un cadran ; en pensant à la jeunesse qui meurt ainsi que la beauté, pendant que l’âge hideux de l’avarice et de la rapine continue doucement son chemin ; comment la cupidité rusée s’enrichit, pendant qu’il y a tant de cœurs honnêtes que leur vertu n’empêche pas d’être pauvres et tristes ; combien il y a peu de mortels fortunés qui occupent les riches hôtels, pendant qu’il y en a tant d’autres qui habitent des trous infects ; combien même qui se lèvent chaque matin, se couchent chaque soir, vivent et meurent, de père en fils, de mère en fille, de race en race, de génération en génération, sans avoir un chez-eux pour abriter leur tête, sans voir un seul homme mettre au service de leur misère l’énergie charitable de ses efforts et de son caractère ; combien de femmes et d’enfants, poursuivant, non pas le luxe ni les splendeurs de la vie opulente, mais simplement le moyen de soutenir leur misérable et chiche existence, divisés par classes dans cette même ville, comptés, numérotés dans le recensement de la police avec autant d’exactitude que les grandes familles et les personnages de haut rang le sont sur le livre de la noblesse, s’en distinguaient seulement par cette légère différence qu’ils étaient dressés, prédestinés, dès leur enfance, à faire les métiers les plus criminels et les plus odieux ; comment l’ignorance trouvait partout des juges pour la punir, nulle part des maîtres pour l’instruire ; comment la geôle s’ouvrait toujours, comment la potence était toujours en exercice pour des milliers de malheureux nés dans une situation qui les a fait coupables dès le berceau, sans quoi ils gagneraient aujourd’hui leur pain honnêtement, et vivraient en paix ; combien étaient déjà morts dans l’âme, sans espérance de la voir revivre jamais ; combien d’autres, que leur éducation et leur fortune ont mis si bien sur la voie qu’ils ne pourraient s’égarer, en dépit de leurs vices, détournent avec mépris leurs yeux du malheureux frappé fatalement par la loi, quand il ne pouvait guère faire autre chose, et qu’on aurait dû plutôt s’étonner de lui voir faire quelque chose de bien, qu’à eux quelque chose de mal ; combien il y avait d’injustice, de misère, d’iniquité, ce qui n’empêchait pas le monde d’aller son petit train d’un bout de l’année à l’autre ; avec la même indifférence et la même insouciance, sans que personne songeât à guérir ou à réformer le mal. En pensant à tout cela, et en isolant de la masse le petit cas particulier qui occupait toutes ses pensées, Nicolas sentit bien qu’il n’y avait guère lieu d’espérer, et ne vit point de raison raisonnable pour que son sort ne formât pas un des atomes perdus dans l’ensemble infini des chagrins et des peines enchaînées l’une à l’autre, pour qu’il n’apportât pas au grand total le petit tribut de son humble et mesquine unité.

Mais si la jeunesse a le privilège d’évoquer à volonté les plus tristes tableaux sous les couleurs les plus sombres, elle a heureusement aussi le privilège de ne point s’y arrêter longtemps. À force de réfléchir à ce qu’il avait à faire, et de rappeler, petit à petit, ses dispositions de la veille, interrompues par la nuit, Nicolas reprit insensiblement toute son énergie, et, quand la matinée fut assez avancée pour ce qu’il voulait faire, il ne pensa plus qu’à en tirer le meilleur parti possible. Après un déjeuner précipité et l’expédition de quelques affaires urgentes, il dirigea ses pas vers la demeure de Madeleine Bray, et ne resta pas longtemps en route.

Il avait prévu qu’il était très possible qu’on ne lui laissât pas voir la demoiselle, quoiqu’on n’en eût jamais fait difficulté, et il réfléchissait au moyen le plus sûr de pénétrer jusqu’à elle dans cette supposition, lorsqu’en arrivant à la porte de la maison, il la trouva entre-bâillée. La négligence de la personne qui ne l’avait point fermée en sortant lui offrait une occasion d’entrer sans cérémonie ; il en profita pour monter et frapper à la chambre où on avait coutume de le recevoir : une voix lui cria d’entrer ; il ne se fit pas prier.

Bray était seul avec sa fille. Depuis trois semaines que Nicolas ne l’avait vue, il s’était opéré dans les traits de cette charmante demoiselle un changement qui ne témoignait que trop visiblement de toute la souffrance morale qu’elle avait eue à endurer et à comprimer pendant ce court intervalle. Il n’y a pas de mots pour exprimer, pas de comparaison pour représenter la pâleur effrayante, la blancheur claire et transparente du beau visage qui se tourna vers lui quand il entra. Ses cheveux magnifiques, d’un brun foncé, voilaient sa face et retombaient sur son cou, dont la blancheur les faisait paraître noirs comme la plume d’un corbeau. Son œil sombre avait quelque chose d’inquiet et d’égaré, mais toujours la même patience dans le regard, la même expression de douleur douce et résignée qu’il lui avait toujours connue, sans aucune trace de larmes. Sa beauté, plus saisissante peut-être que jamais, avait pris un caractère grave et triste, qui lui parut plus pénible et plus attendrissant que l’agonie d’un chagrin violent. Le sien était calme et contenu, mais il était empreint et gravé dans sa physionomie comme si l’effort violent qui avait réussi à lui donner cette contrainte discrète sous les yeux de son père, en dominant l’amertume de ses pensées, avait buriné au passage l’expression rapide de la douleur dans ses traits, pour y laisser une marque toujours vivante de son triomphe.

Le père était assis vis-à-vis d’elle. Il ne la regardait pas précisément en face, mais seulement de côté, et causait d’un air de bonne humeur qui déguisait mal les pensées pénibles dont il était agité. Les crayons, les pinceaux, n’étaient pas à leur place accoutumée sur la table. En général, tous les autres témoins de ses occupations ordinaires avaient également disparu. Les petits vases que Nicolas avait toujours vus remplis de fleurs fraîches étaient vides ou ne contenaient plus que quelques tiges flétries comme leurs feuilles. La serge qui couvrait pendant la nuit la cage du serin n’avait pas encore été retirée ; le pauvre oiseau avait été oublié par sa maîtresse.

Il y a des moments où l’esprit, plus vivement excité par ses peines intérieures à recevoir des impressions vives, voit beaucoup d’un seul coup d’œil ; aussi, Nicolas n’avait eu que la peine d’ouvrir les yeux pour se rendre compte de tout, lorsque M. Bray accueillit sa visite par ces mots prononcés d’un ton impatient :

« Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous voulez ? dites tout de suite, s’il vous plaît, la commission dont vous êtes chargé, car ma fille et moi nous sommes occupés d’affaires bien autrement importantes que celle qui vous amène ; ainsi, monsieur, dépêchez-vous de nous expliquer la vôtre sans phrases. »

Il était facile à Nicolas de voir que l’impatience nerveuse témoignée par M. Bray dans ses paroles n’était pas réelle, et qu’au fond du cœur il était, au contraire, ravi d’une interruption qui devait avoir pour effet de donner le change à l’attention de sa fille. Involontairement il porta les yeux sur lui pendant qu’il parlait, et remarqua son embarras, car Bray rougissait et détournait la tête.

Cependant, s’il avait en effet le désir de distraire les pensées de Madeleine en la forçant de prendre part à l’entretien, il ne fut pas trompé dans son attente, car elle se leva, fit quelques pas vers Nicolas, et tendit la main comme pour recevoir la lettre qu’on lui apportait sans doute.

« Madeleine, lui dit son père d’un air maussade, que faites-vous là, ma chère amie ?

— C’est que sans doute Mlle Bray s’attendait à recevoir un billet, dit Nicolas parlant très distinctement et appelant l’attention de Madeleine sur le sens mystérieux de ses paroles par l’énergie avec laquelle il appuyait sur chaque mot ; mais mon patron n’est pas en Angleterre, sans quoi, je me serais présenté avec une lettre. J’espère que mademoiselle voudra bien me donner du temps… un peu de temps ; je ne demande qu’un très court délai.

— Si vous n’êtes venu que pour cela, monsieur, dit M. Bray, vous n’avez pas besoin de vous tourmenter. Chère Madeleine, je ne savais pas que ce monsieur fût votre débiteur.

— Oh ! pour une bagatelle, je crois, répondit Madeleine d’une voix abattue.

— Vous vous imaginez peut-être, dit Bray en retournant sa chaise pour regarder en face Nicolas, que, sans les misérables sommes que vous apportez de temps en temps pour indemniser ma fille de l’emploi qu’elle veut bien faire de ses loisirs, nous n’aurions qu’à mourir de faim ?

— Je n’ai jamais eu de pareilles idées, répliqua Nicolas.

— Ah ! vous n’avez pas eu de pareilles idées, reprit le malade en ricanant ; vous savez bien que si. Ces idées-là, non-seulement vous les avez eues, mais vous les avez toujours chaque fois que vous venez ici. Croyez-vous, jeune homme, que je ne connaisse pas bien ces petits commerçants et l’orgueil qu’ils puisent dans leur bourse lorsque, par une heureuse circonstance, ils mettent un jour ou deux le grappin… ou croient le mettre… sur un gentleman.

— Ce n’est pas avec un gentleman, dit Nicolas respectueusement, c’est avec une demoiselle que mon commerce me met en rapport.

— C’est avec la fille d’un gentleman, monsieur, répondit le malade. Ce n’est donc pas la peine d’avocasser ; mais voyons, vous avez sans doute des commandes ? N’avez-vous pas de nouvelles commandes pour ma fille, monsieur ? »

Nicolas ne se trompa pas sur les motifs de ce ton victorieux dont M. Bray lui faisait subir un interrogatoire ; mais il se rappela la nécessité de garder jusqu’au bout le rôle dont il s’était chargé, et présenta un morceau de papier qui était censé contenir une liste de quelques dessins dont son patron demandait l’exécution et qu’il avait prise sur lui dans la prévision qu’elle pourrait lui servir.

« Ah ! dit M. Bray, voilà les commandes, n’est-ce pas ?

— Si vous tenez à vous servir de ce mot,… oui, monsieur, répliqua Nicolas.

— Eh bien ! vous pouvez dire à votre maître, reprit Bray en repoussant le papier avec un sourire triomphant, que ma fille, Mlle Madeleine Bray, ne daigne plus désormais se livrer à de pareils travaux ; qu’elle n’est pas à sa discrétion et à ses ordres comme il paraît le croire ; que nous n’avons pas besoin de son argent pour vivre, comme il s’en flatte ; qu’il n’a qu’à donner ce qu’il peut nous devoir au premier mendiant qui passera devant sa boutique, si mieux il n’aime en faire un item à la colonne de ses profits, la première fois qu’il relèvera ses comptes ; enfin qu’il peut aller au diable, je ne l’en empêche pas. Voilà, monsieur, comment je reçois ses commandes.

— Et voilà, se dit en lui-même Nicolas, comme l’homme qui vend sa fille, malgré ses larmes, entend l’indépendance ! »

Heureusement, le père était trop enivré des grandes destinées qui s’ouvraient encore devant lui, pour remarquer l’air de mépris qu’il aurait pu lire sur la figure de Nicolas ; car le jeune homme indigné n’aurait pu s’empêcher de le faire paraître, même au milieu des tortures.

« Là ! continua-t-il après un moment de silence ; vous avez maintenant la réponse, vous n’avez plus qu’à vous retirer, à moins que vous n’ayez encore des… ha ! ha !… des commandes.

— Je n’en ai pas, dit Nicolas, et vous me rendrez la justice que, par considération pour votre ancienne situation dans le monde, je ne me suis pas servi de ce terme, ni d’aucun autre qui, bien innocent en lui-même, aurait pu être interprété comme une prétention de ma part ou comme une dépendance de la vôtre. Non, je n’ai pas de commandes, je n’ai que des craintes… des craintes que je suis venu vous exprimer, au risque de vous déplaire… Je crains donc que vous ne condamniez cette jeune demoiselle à un pire supplice que de soutenir votre existence par le travail de ses mains, dût-elle y perdre la santé et la vie. Voilà ce que je crains, et c’est sur votre propre conduite, sur votre ton railleur avec moi, que je fonde ces craintes. Je laisse à votre conscience, monsieur, le soin de vous dire si elles sont vraies ou mensongères.

— Au nom du ciel ! cria Madeleine se jetant toute tremblante au travers de leur conversation ; n’oubliez pas, monsieur, qu’il est malade.

— Malade ! cria l’autre suffoqué et respirant à peine ; malade ! malade ! Un méchant calicot viendra m’insulter à mon nez et à ma barbe, et elle le prie, par pitié pour moi, de ne pas oublier que je suis malade ! »

Aussitôt son mal lui reprend avec une telle violence que Nicolas craignit un moment pour sa vie ; mais l’ayant vu revenir de sa syncope, il se retira après avoir fait comprendre par un signe à la demoiselle qu’il avait quelque chose d’important à lui communiquer, et qu’il allait l’attendre sur le palier. De là il put entendre le père rependre connaissance petit à petit, sans pourtant faire la moindre allusion à la scène qui venait de se passer, comme s’il n’en avait qu’un souvenir confus. Il finit par demander qu’on le laissât seul.

« Ah ! se dit Nicolas ; si cette faible chance qui se présente pouvait au moins n’être pas perdue ! Si je pouvais réussir à obtenir d’elle huit jours seulement de réflexion !

— Vous avez, sans doute, quelque commission pour moi ? dit Madeleine en venant le retrouver dans un état de grande agitation ; mais, je vous en prie, je vous en supplie, veuillez la remettre de quelques jours : après-demain… vous pourrez venir.

— Ce sera trop tard… trop tard pour ce que j’ai à vous dire, répondit Nicolas ; et d’ailleurs, vous ne serez plus ici. Ah ! madame, pour peu que vous croyiez devoir une pensée à celui qui m’a envoyé près de vous ; pour peu que vous n’ayez pas sacrifié tout à fait la paix de votre esprit et la tranquillité de votre âme, je vous demande, au nom de Dieu, de vouloir bien m’entendre un moment. »

Elle voulut rentrer, mais Nicolas la retint doucement comme elle passait devant lui.

« Veuillez m’entendre, dit Nicolas, ou plutôt, ce n’est pas moi que je vous prie d’entendre, c’est surtout l’homme au nom duquel je vous parle, qui est en ce moment loin de vous, et ne peut pas savoir le danger où vous êtes. Au nom du ciel ! écoutez-moi. »

La pauvre servante se tenait là debout, les yeux gonflés et rougis par ses larmes, et Nicolas l’implora dans des termes si pathétiques, qu’elle ouvrit une porte voisine par où elle conduisit, en la soutenant, sa maîtresse défaillante, dans la chambre d’à côté, en faisant signe à Nicolas de l’y suivre.

« Laissez-moi, monsieur, je vous prie, dit la demoiselle.

— Je ne veux pas, je ne veux pas vous laisser ainsi, dit Nicolas. J’ai un devoir à remplir, et, si ce n’est pas ici, ce sera dans la chambre que nous venons de quitter, aux risques et périls de M. Bray, qu’il faut que je vous supplie de réfléchir encore au parti funeste dans lequel on vous précipite.

— De quel péril voulez-vous parler, monsieur, et qui m’y a précipitée ? demanda la demoiselle, faisant tout ce qu’elle pouvait pour prendre un air de dignité offensée.

— Je parle de ce mariage, répondit Nicolas, de ce mariage fixé à demain par un homme qu’on est sûr de rencontrer partout où il y a un mauvais coup à faire, et jamais où il s’agit de faire quelque bien, de ce mariage dont l’histoire m’est connue mieux qu’à vous, beaucoup mieux. Je sais les trames qu’on tisse autour de vous ; je sais les ouvriers habiles qui les ont ourdies : on vous trahit, on vous vend… pour un peu d’or, pour quelques pièces de monnaie rouillées par les larmes, et peut-être rougies par le sang des débiteurs ruinés qui, dans leur désespoir, ont porté sur eux-mêmes leurs mains meurtrières.

— Vous avez, dites-vous, un devoir à remplir, répliqua Madeleine, vous n’êtes pas le seul ; moi aussi, j’en ai un, et je le remplirai avec l’aide de Dieu.

— Dites plutôt avec l’aide des démons, répliqua Nicolas, avec l’aide de gens, sans en excepter votre futur mari, qui sont…

— Arrêtez, je ne dois pas entendre ces choses-là, cria Madeleine en faisant de vains efforts pour réprimer un frisson que la moindre allusion au nom d’Arthur Gride semblait avoir provoqué ; si c’est un mal, c’est un mal dont je ne dois me prendre qu’à moi ; je ne suis précipitée dans ce parti par personne, je le prends de moi-même, librement et de mon choix. Vous voyez qu’il ne s’agit ici ni de force, ni de contrainte : dites-le bien à mon cher et bien-aimé protecteur ; portez-lui mes souhaits et mes remerciements, dont je vous dois une part, et laissez-moi pour toujours.

— Non, il faut que je vous supplie encore avec toute l’ardeur dont je me sens animé, cria Nicolas, de reculer ce mariage d’une semaine seulement ; non, il faut que je vous supplie encore de songer, plus sérieusement que vous ne l’avez pu faire sous l’influence qui vous domine, à la résolution que vous allez prendre. Il est possible que vous ne connaissiez pas pleinement toute la turpitude de l’homme à qui vous allez donner votre main, mais vous n’êtes pas sans en connaître quelque chose. Vous l’avez entendu parler, vous avez vu son visage ; réfléchissez, réfléchissez encore, avant qu’il soit trop tard, à l’engagement sacrilège qu’on va exiger de vous à l’autel ; à la foi que vous allez lui jurer, sans consulter votre cœur ; aux paroles solennelles que vous allez prononcer en sentant que la nature et la raison se révoltent contre elles ; à la chute que vous allez faire dans votre propre estime et qui s’aggravera de plus en plus tous les jours à mesure que son odieux caractère se révèlera davantage. Évitez avec horreur la société dégoûtante de ce misérable, comme vous voudriez éviter la contagion et la peste ; subissez, s’il le faut, le travail et la peine ; mais lui, fuyez-le, fuyez-le dans l’intérêt de votre bonheur ; car, croyez-moi, ce n’est pas un vain mot, la pauvreté la plus abjecte, la condition la plus malheureuse dans ce monde soutenue par une conscience droite et pure, ce serait du bonheur au prix de la destinée à laquelle vous allez vous condamner en devenant la femme d’un homme pareil. »

Longtemps avant que Nicolas eût cessé de parler, la demoiselle s’était caché la face dans ses mains et donnait un libre cours à ses larmes. Pourtant elle finit par s’adresser à lui d’une voix troublée d’abord par l’émotion, mais qui se raffermit graduellement à mesure qu’elle avança dans sa réponse.

« Je ne vous dissimulerai pas, monsieur…, quoique ce fût peut-être mon devoir… que j’ai eu de grandes peines d’esprit, le cœur brisé pour mieux dire, depuis que je vous ai vu. Non, je n’aime pas ce gentleman. La différence de nos âges, de nos goûts, de nos habitudes s’y oppose ; il le sait, et cela ne l’empêche pas de m’offrir sa main. En l’acceptant, j’accepte le moyen, le seul qui me reste, de rendre la liberté à mon père, qui se meurt dans ce lieu d’exil. Je prolonge sa vie peut-être de quelques années ; je lui rends de l’aisance… je pourrais mieux dire, plus que de l’aisance… et je soulage son cœur généreux d’un fardeau bien pénible, en ne lui laissant plus le soin d’assister un homme qui, permettez-moi de le dire avec douleur, ne sympathise pas avec son noble cœur ; mais n’allez pas m’estimer assez peu pour me croire capable de feindre un amour que je ne ressens pas. N’allez pas me faire cette réputation : je sens mon cœur faillir à cette seule pensée. Mais si la raison ou la nature ne me permet pas d’aimer l’homme qui paye si cher le mince honneur d’obtenir ma main, je puis toujours remplir avec lui mes devoirs de femme, je puis lui donner tout ce qu’il attend de moi, et je le ferai. Il consent à me prendre telle que je suis, je lui ai donné ma parole ; c’est le moment de m’en réjouir plutôt que d’en pleurer, j’y suis résolue. L’intérêt que vous prenez au sort désespéré d’une fille sans appui comme moi, la délicatesse avec laquelle vous avez répondu à la confiance de vos amis, la discrétion fidèle que vous avez mise à remplir vos promesses envers moi méritent mes remerciements les plus chaleureux, et vous pouvez voir que j’y suis sensible jusqu’aux larmes ; mais il ne faut pas croire que je me repente ni que je sois malheureuse ; je suis heureuse, au contraire, de penser à tout le bonheur que je puis répandre autour de moi par un si léger sacrifice, et je suis sûre que je le serai encore davantage plus tard, quand j’y reviendrai par la pensée et que tout sera fini.

— Vous ne pouvez pas vous-même parler de votre bonheur sans que vos pleurs redoublent, dit Nicolas, et vous fuyez en vain le spectacle de l’avenir lugubre qui vous apparaît chargé de tant de maux. Remettez ce mariage d’une semaine, rien que d’une semaine !

— Il me parlait justement, quand vous êtes entré, avec une gaieté qui me rappelle déjà des temps bien éloignés, car il y a bien longtemps de cela, de la liberté qu’il allait recouvrer demain, dit Madeleine avec une fermeté passagère ; de cet heureux changement, de l’air pur qu’il allait enfin respirer, de tous les objets, de tous les tableaux nouveaux qui allaient rajeunir sa constitution épuisée. Comme son œil brillait, comme son visage resplendissait, rien que d’y penser ! Oh ! non, je ne remettrai pas son bonheur d’une minute.

— Tout cela, ce n’est qu’artifice et que ruse pour peser sur votre volonté, cria Nicolas.

— Je ne veux plus, dit Madeleine précipitamment, rien entendre là-dessus, je n’en ai déjà que trop entendu, plus que je n’aurais dû sans doute. Tout ce que je viens de vous dire, monsieur, je vous l’ai dit comme au représentant de l’ami bien cher auquel j’espère que vous voudrez bien le répéter fidèlement. Dans quelque temps d’ici, quand je me sentirai plus calme et que je me serai fait à mon nouveau genre de vie, si je dois vivre assez longtemps pour cela, je lui écrirai. En attendant, je prie tous les saints anges de verser leurs bénédictions sur sa tête et de veiller sur son bonheur. »

Elle se hâtait de quitter Nicolas, lorsqu’il se jeta au-devant d’elle en la suppliant de réfléchir une fois encore au sort au-devant duquel elle courait avec tant d’empressement.

« Songez-y, disait Nicolas avec des prières déchirantes ; il n’y aura plus à s’en dédire après. Une fois le mal fait, plus de remède, tout regret devient superflu et n’en reste que plus profond et plus amer. Mon Dieu ! qu’est-ce que je pourrais donc dire pour vous arrêter sur le bord de l’abîme ? Qu’est-ce que je pourrais donc faire pour vous sauver ?

— Rien ! répliqua-t-elle d’un air égaré. Dieu merci ! voici ma dernière épreuve, c’était la plus cruelle. Prenez pitié de moi, monsieur, je vous en prie, ne me percez pas le cœur par vos prières pressantes ; je… je l’entends qui m’appelle. Je… je ne dois pas, je ne veux pas rester ici un instant de plus.

— Mais, reprit Nicolas toujours avec la même vivacité et la même rapidité de langage, si c’était un complot, un complot dont je ne tiens pas encore le fil, mais que je puis pénétrer avec le temps ; si vous aviez, sans le savoir, des titres à une fortune qui vous fût due et dont le recouvrement vous procurât les mêmes avantages que vous recherchez dans ce mariage, est-ce que vous ne vous rétracteriez pas ?

— Non, non, non, c’est impossible, c’est une illusion, et, d’ailleurs, différer, ce serait lui donner la mort. Le voilà qui m’appelle encore !

— C’est peut-être, dit Nicolas, la dernière fois que nous nous reverrons sur la terre ; il est à souhaiter pour moi que je ne vous revoie plus jamais !

— Pour moi aussi ! pour moi aussi ! répliqua Madeleine sans faire attention à ce qu’elle disait ; il viendra un temps où le seul souvenir de cet entretien avec vous pourra me rendre folle ; mais ne manquez pas de leur dire que vous m’avez laissée calme et heureuse, et recevez pour vous mes vœux au ciel et les bénédictions de mon cœur reconnaissant. »

Elle était partie. Nicolas sortit en chancelant de la maison, poursuivi par le tableau dont il venait de voir le dénouement, comme par le fantôme de quelque rêve délirant. Le jour passa ; le soir, après avoir réussi à mettre un peu d’ordre dans ses pensées, il sortit de nouveau.

Ce soir-là, le dernier soir du célibat d’Arthur Gride, le trouva comme de raison ivre de joie et d’une humeur charmante. L’habit vert-bouteille avait reçu un bon coup de brosse et pendait là tout prêt pour le lendemain matin. Peg Sliderskew avait rendu ses comptes ; l’emploi des trente-six sous qu’on lui donnait pour la dépense deux fois au plus par jour, sans jamais lui donner plus à la fois, avait été par elle soigneusement justifié. Tous les préparatifs étaient faits pour le prochain régal. Un autre qu’Arthur serait peut-être resté plongé dans des rêves de bonheur ; mais, lui, il préféra s’asseoir à son bureau pour faire le relevé de ses recettes sur un vieux et sale registre de parchemin, dont le fermoir était rouillé.

« Pauvre petit ! dit-il en riant dans sa gorge et tombant à genoux devant un coffre-fort fixé dans le parquet par de bons écrous et dans lequel il plongea son bras presque jusqu’à l’épaule pour en tirer doucement le volume aux pages graisseuses. Pauvre petit ! je n’ai pourtant pas d’autre bibliothèque, je n’ai qu’un livre en tout ; mais il est vrai de dire que c’est bien un des plus amusants qu’on ait jamais écrits. Oh ! le bon livre, où il n’y a rien que de réel et de vrai ! C’est ce qui m’en plaît. Vrai comme la banque d’Angleterre, et réel comme sa monnaie d’or et d’argent ; Arthur Gride fecit. Hé ! hé ! hé ! trouvez-moi donc un de vos romanciers qui vous fasse un aussi bon livre que cela ; un livre composé pour l’usage d’une seule personne, tiré à un exemplaire seulement ; un livre qui n’est destiné à être lu que par moi, et pas par d’autres. Hi ! hi ! hi ! »

En marmottant ce monologue entre ses dents, Arthur porta sur la table son précieux bouquin, le plaça avec soin sur un pupitre poudreux, prit ses lunettes et se mit à plonger dans les feuillets du registre.

« C’est une bien grosse somme, dit-il d’une voix plaintive, que j’ai à payer à M. Nickleby. La dette entière à acquitter : vingt-quatre mille trois cent quatre-vingt-deux francs soixante quinze centimes, pour demain midi précis. Je sais bien que ma petite poulette m’apporte un dédommagement, mais, avec tout cela, reste toujours à savoir si je n’aurais pas pu faire mes affaires moi-même. Jamais poltron n’eut belle amie. Je m’en veux d’avoir été si poltron ; est-ce que je ne pouvais pas hardiment aller faire mes offres à Bray moi-même, et gagner d’un seul coup trente-six mille huit cent quarante-deux francs soixante-quinze centimes ? »

Le vieil usurier fut si accablé par ces réflexions déchirantes, qu’il poussa du fond de sa poitrine deux ou trois grognements douloureux et déclara, les mains levées vers le ciel, que décidément il mourrait sur la paille ! Cependant, après mûre réflexion, en supputant que, dans tous les cas, il lui aurait fallu payer tout entière, ou peu s’en faut, la dette de Ralph, et qu’il n’était pas bien sûr qu’il eût réussi dans son entreprise, à lui tout seul, il reprit son assiette et, pour se consoler, parcourut, en remuant les lèvres, une foule d’items de la nature la plus satisfaisante, jusqu’au moment Peg, en entrant, interrompit cette occupation réjouissante.

« Ah ! Marguerite ! dit Arthur. Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a, Marguerite ?

— C’est la volaille, répliqua Marguerite tenant à la main une assiette sur laquelle se pavanait une petite, toute petite volaille ; un phénomène de volaille microscopique, et si maigre, si décharnée !…

— Voilà une belle pièce ! dit Arthur après s’être au préalable informé du prix, qu’il n’avait pas trouvé exagéré pour le volume de l’animal. Avec une tranche de jambon, un œuf pour faire la sauce, des pommes de terre, des choux verts, un chausson de pommes et un petit morceau de fromage, nous aurons un dîner impérial ; et nous ne serons que deux pour tout cela : elle et moi, et vous aussi, Marguerite, cela va sans dire, après nous.

— N’allez pas, après cela, vous plaindre qu’on dépense trop, toujours, dit Mme Sliderskew en faisant la mine.

— J’ai peur, reprit Arthur en gémissant, que nous ne soyons obligés de vivre un peu somptueusement la première semaine ; mais il faudra nous rattraper après. Je suis bien décidé à ne pas manger plus que mon appétit, et je sais que vous aimez trop votre vieux maître pour manger plus que votre appétit non plus, n’est-ce pas, Marguerite ?

— Que je quoi ? dit Peg.

— Que vous aimez trop votre vieux maître…

— Ah bien, oui ! ne comptez pas là-dessus.

— Ah ! quelle patience ! Au diable la vieille sorcière ! cria M. Gride. Que vous l’aimez trop pour manger plus que votre appétit, aux dépens de sa bourse.

— Aux quoi ?

— Morbleu ! c’est toujours le mot important qu’elle ne veut pas entendre ; n’ayez pas peur qu’elle fasse répéter les autres. Aux dépens de sa bourse, chameau ! »

Comme la dernière épithète, peu flatteuse pour les charmes de Mme Sliderskew, ne fut prononcée qu’à voix basse, Marguerite n’en fut point offensée et se contenta de répondre à la question principale par un grognement sourd qui coïncida justement avec un coup de sonnette à la porte d’entrée.

« Voilà la sonnette, dit Arthur en la lui montrant.

— Oui, oui, je le sais bien, répliqua Marguerite.

— Alors, pourquoi n’y allez-vous pas ? brailla Arthur.

— Aller où ? Je ne fais pas de mal ici, à ce qu’il me semble ? »

Arthur Gride se mit à répéter le mot sonnette de toutes les forces de ses poumons, et Mme Sliderskew, malgré la dureté de son oreille, ayant fini par comprendre son maître, dont les mains, par une pantomime expressive, imitaient les gestes d’un homme qui tire le cordon de la porte, Marguerite se mit en route, après avoir demandé avec aigreur pourquoi il n’avait pas commencé par là, au lieu de lui faire un tas d’histoires sur des sujets qui n’avaient aucun rapport avec la chose, et de la retenir là, pendant qu’elle avait son demi-litre de bière qui l’attendait sur les marches de l’escalier.

« Madame Marguerite, dit Arthur en lui-même en la suivant des yeux, vous commencez à n’être plus la même ; d’où vient ce changement, je n’en sais rien ; mais si cela dure, nous ne vivrons pas longtemps d’accord, à ce que je vois. Vous devenez maussade, ce me semble ; en ce cas, madame Marguerite, vous ferez aussi bien de quitter la place de vous-même, si vous ne voulez pas qu’on vous la fasse quitter de force ; et pour moi, c’est tout un. » Tout en disant ces mots, il retournait les feuillets de son registre et bientôt tomba sur un article qui attira son attention et lui fit oublier, en présence de l’intérêt puissant qu’il paraissait y mettre, tout au monde, y compris Peg Sliderskew.

Il n’y avait pas dans la chambre d’autre lumière que celle d’une lampe sombre et crasseuse dont la mèche charbonnée, obscurcie encore par un abat-jour épais, concentrait ses faibles rayons sur un très petit espace, laissant tout le reste dans une ombre lugubre. Cette lampe, l’usurier l’avait tellement rapprochée de lui, qu’il n’en était séparé que par la place strictement nécessaire pour y mettre le registre sur lequel il s’était penché. Dans l’attitude où il était, les coudes sur son bureau, ses pommettes saillantes appuyées sur ses mains, la lampe jetait toujours assez d’éclat pour faire mieux ressortir la laideur de ses traits encadrés dans la petite table sur laquelle il était accoudé, laissant tout le reste de la chambre enseveli dans les ténèbres. En levant les yeux pour les porter machinalement devant lui pendant qu’il faisait un calcul mental, Arthur Gride rencontra tout à coup le regard d’un homme fixé sur lui.

« Au voleur ! au voleur ! cria l’usurier se levant vivement et serrant son registre contre sa poitrine. Au meurtre ! à l’assassin !

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit la figure en s’avançant.

— Retirez-vous ! s’écria le misérable tout tremblant. Est-ce un homme ou un… un… ?

— Et qui voulez-vous donc que je sois, si je ne suis pas un homme ?

— Certainement, certainement, cria Arthur Gride en ombrageant ses yeux de sa main pour mieux voir ; c’est bien un homme, ce n’est pas un esprit. Au voleur ! au voleur !

— Et pourquoi donc pousser ces cris ? Serait-ce par hasard que vous savez qui je suis et que vous voulez m’effrayer par là ? dit l’étranger en se rapprochant de lui. Vous voyez bien que je ne suis pas un voleur.

— Alors, cria Gride quelque peu rassuré, mais reculant toujours devant son visiteur, comment vous trouvez-vous là, comment vous appelez-vous ? que me voulez-vous ?

— Vous n’avez pas besoin de savoir comment je m’appelle : je me trouve là parce que j’y ai été amené par votre servante ; je vous ai interpellé deux ou trois fois, mais vous étiez absorbé trop profondément dans la lecture de votre registre pour m’entendre, et j’ai été obligé d’attendre en silence que vous fussiez moins occupé. Quant à ce que je veux, je vais vous le dire, maintenant que vous êtes assez remis pour m’écouter et me comprendre. »

Arthur Gride s’étant risqué à regarder avec plus d’attention l’inconnu, et voyant que c’était un jeune homme de bonne mine et de figure honnête, revint prendre son siège en marmottant pour excuse qu’on n’était entouré que de mauvais sujets ; qu’il avait déjà eu à défendre sa maison contre des entreprises de ce genre, et que c’était là ce qui l’avait rendu plus circonspect et plus craintif ; il fit à son visiteur la politesse de le prier de s’asseoir ; politesse que l’autre n’accepta pas.

Ce refus donna à penser à Gride qui fit un geste d’inquiétude. « Mon Dieu ! dit Nicolas, car c’était lui, rassurez-vous ; si je reste debout, ce n’est pas pour me ménager les moyens de vous attaquer avec plus d’avantage ; écoutez-moi : vous vous mariez demain matin ?

— N…on, répondit Gride ; qui est-ce qui vous a dit que je me mariais ? d’où savez-vous cela ?

— N’importe où, répliqua Nicolas, je le sais. La demoiselle dont vous allez recevoir la main vous hait et vous méprise. Son sang se fige rien qu’en entendant prononcer votre nom. Le vautour et l’agneau, le rat et la colombe feraient des couples mieux assortis que le vôtre : vous voyez si je vous connais. »

Gride le regarda comme pétrifié d’étonnement, mais sans dire un mot ; il ne s’en sentait pas la force.

« C’est un complot, poursuivit Nicolas, que vous avez ourdi avec un autre, Ralph Nickleby, pour ne pas le nommer. Vous le payez pour la peine qu’il se donne à obtenir la vente qu’on vous fait de Madeleine Bray. Ne le niez pas ; je vois d’ici un mensonge qui tremble sur vos lèvres. »

Il s’arrêta, mais voyant qu’Arthur ne faisait pas de réponse, il continua :

« Au reste, vous ne vous oubliez pas non plus ; vous la dépouillez à votre profit. Comment cela, par quel moyen ? je ne veux pas souiller l’honnêteté de ma cause en vous trompant par une fausseté, je n’en sais rien. Je n’en sais rien quant à présent ; mais je ne suis pas le seul qui m’intéresse à cette affaire. Si l’énergie suffit pour espérer de découvrir un jour votre fraude et votre perfidie avant votre mort ; si la richesse, la vengeance, un ressentiment légitime peuvent donner la force de suivre à la trace vos démarches tortueuses et de vous poursuivre jusqu’au bout, vous aurez un terrible compte à nous rendre. Nous sommes déjà sur la piste ; vous qui savez ce que nous ne savons pas encore, vous pouvez juger seul si nous en avons encore pour longtemps avant de vous tenir. »

Il s’arrêta encore une fois, et Arthur Gride continua de l’observer en silence, d’un œil étincelant.

— Si vous étiez un homme dont on pût avoir l’espérance d’invoquer avec succès la compassion ou l’humanité, dit Nicolas, je vous rappellerais l’abandon où vit cette demoiselle sans appui, son innocence, sa jeunesse, son mérite, sa beauté, sa piété filiale si exemplaire, et je finirais par en appeler plus directement, comme elle l’a fait elle-même, à votre pitié, à votre humanité ; mais non, je veux vous prendre par où l’on peut seulement prendre les hommes comme vous, et je vous demande quelle est la somme que vous voulez pour vous indemniser. Rappelez-vous le danger auquel vous vous trouvez exposé ; vous voyez que j’en sais assez pour pouvoir en savoir bientôt davantage. Débattez en vous-même le gain auquel vous pouvez prétendre et le risque que vous courez sans cela, et dites-moi votre prix. »

Le vieil Arthur Gride remua les lèvres ; mais elles ne firent qu’ébaucher au coin de sa bouche un sourire qui le rendit encore plus laid, et reprirent leur immobilité sans avoir prononcé une parole.

« Si vous croyez, dit Nicolas, qu’on ne vous payerait pas, sachez que miss Bray a des amis opulents qui prodigueront volontiers leur or et leur sang, s’il le faut, pour la sauver dans sa détresse. Dites-moi seulement votre prix ; différez vos noces de quelques jours, et vous verrez s’ils refuseront de vous payer. Vous m’entendez ? »

Lorsque Nicolas avait commencé de parler, l’impression d’Arthur Gride avait été que Ralph Nickleby l’avait trahi ; mais à mesure qu’il l’écouta, il se convainquit davantage que, de quelque manière qu’il eût réussi à pénétrer ce secret, ce jeune homme agissait franchement pour lui-même, sans avoir rien à démêler avec Ralph. Il n’y avait qu’une chose qu’il parût savoir avec certitude, c’est que lui, Gride, payait à Ralph la dette de Bray ; mais c’était une circonstance qui n’avait rien d’extraordinaire pour personne, quand on connaissait l’état misérable du débiteur, et Ralph lui-même n’en avait pas fait mystère. Quant à la fraude dont Madeleine devait être la victime, l’inconnu en savait si peu la nature et l’étendue, qu’on devait croire que c’était plutôt chez lui un soupçon en l’air ou une inspiration heureuse du hasard ; en tout cas, il n’avait évidemment pas la clef de l’énigme et n’était pas en état de lui nuire, tant qu’il saurait la garder précieusement cachée dans son sein. L’allusion à des amis puissants, l’offre d’une somme d’argent, n’avait aucune consistance aux yeux de Gride, qui ne voyait là-dedans que des moyens dilatoires ; « et d’ailleurs, se disait-il en jetant un coup d’œil sur Nicolas dont la hardiesse et l’audace le faisaient trembler de colère, quand vous m’offririez de l’argent gros comme vous, monsieur le freluquet, cela ne m’empêcherait pas de prendre cette jolie poulette pour femme, et de vous passer la plume sous le nez, petit blanc-bec. »

La longue habitude qu’avait Gride de peser le pour et le contre de tout ce que lui disaient ses clients, de balancer dans son esprit les chances contraires, de lire sur leur figure pour aider à ses calculs, sans avoir l’air le moins du monde d’y faire attention, lui avait donné la faculté de se décider promptement et de tirer des déductions très habiles des prémisses les plus embarrassantes, les plus embrouillées, souvent même les plus contradictoires ; aussi, pendant que Nicolas continuait de lui parler, il l’avait suivi pas à pas dans tous ses arguments et ses suppositions, et se trouva à la fin aussi bien préparé que s’il avait réfléchi là-dessus depuis quinze jours.

« Si je vous entends ! cria-t-il en se levant brusquement de son siège, ouvrant les volets de la fenêtre et enlevant le store ; vous allez voir : Au secours ! au secours !

— Que faites-vous ? dit Nicolas en le saisissant par le bras.

— Ce que je fais ? je vais crier au voleur, au meurtre, à l’assassin ; je vais jeter l’alarme dans tout le voisinage ; me colleter avec vous, me barbouiller d’un peu de sang, et prêter serment devant le juge que vous êtes venu pour me voler, si vous ne sortez pas à l’instant même… Voilà ! répliqua Gride, retirant la tête de la fenêtre avec une grimace horrible à voir ; voilà ce que je vais faire.

— Misérable ! cria Nicolas.

— Ah ! vous viendrez ici me menacer, dit Gride que sa jalousie contre Nicolas et l’assurance de son triomphe avaient changé en un véritable démon ; vous, l’amant supplanté et désappointé ! hi ! hi ! hi ! … Mais c’est égal, vous ne l’aurez pas, pas plus qu’elle ne vous aura. Elle est ma femme, mon amour de petite femme. Ne croyez-vous pas qu’elle va vous regretter ? ne croyez-vous pas qu’elle va pleurer ? Au fait, j’aimerais assez à la voir pleurer… Je m’en moque pas mal. Elle n’en doit être que plus jolie à voir pleurer !

— Monstre abominable ! dit Nicolas étouffant de colère.

— Encore une minute, cria Arthur Gride, et je vais mettre sur pied toute la rue en poussant de tels cris, qu’ils seraient capables de m’éveiller moi-même dans les bras de la charmante Madeleine.

— Lâche gredin ! dit Nicolas ; si vous étiez seulement un peu plus jeune…

— Pour cela, c’est vrai, dit Arthur Gride en ricanant ; si j’étais seulement un peu plus jeune, ce serait moins humiliant pour vous, mais dire que je suis laid et vieux, et que c’est à moi que la petite Madeleine vous sacrifie !

— Écoutez, dit Nicolas, et rendez grâce à Dieu de ce que j’ai assez d’empire sur moi-même pour ne pas vous jeter par la fenêtre, ce que vous ne pourriez pas éviter si je vous empoignais une bonne fois. Vous vous trompez ; je ne suis point l’amant de cette demoiselle. Jamais il n’y a eu entre nous ni engagements ni conventions, ni même un mot d’amour ; elle ne sait seulement pas mon nom.

— Eh bien, je lui demanderai tout cela… je le lui demanderai en lui appliquant de tendres baisers, dit Arthur Gride ; et alors elle me le dira ; elle me les rendra à son tour, et nous rirons à gorge déployée, et nous nous embrasserons, et nous ferons un tas de folie en pensant au pauvre jeune homme qui aurait bien voulu l’avoir, mais qui n’a pas pu, parce que c’est à moi qu’elle était promise. »

En entendant ces provocations insultantes, la figure de Nicolas prit une expression qui fit craindre à Arthur Gride de lui voir mettre à exécution sa menace de le flanquer par la fenêtre ; car il avança la tête dans la rue en se cramponnant après la croisée avec ses deux mains, et jeta les hauts cris ; mais Nicolas, ne jugeant pas nécessaire de se trouver mêlé à la bagarre, lui lança en partant un défi méprisant, et sortit de la chambre, puis après de la maison, d’un pas ferme et assuré. Arthur Gride le vit traverser la rue, et aussitôt, retirant la tête, barricada la fenêtre en dedans, et alla s’asseoir pour respirer un peu.

« Si jamais elle s’avise de devenir maussade ou grognon, voilà de quoi la remettre en place, dit-il quand il se sentit mieux. Elle sera bien étonnée de voir que je connais ce godelureau, et si je m’y prends bien, j’aurai là un bon moyen de lui rabattre le caquet et de la faire marcher droit. Je ne suis pas fâché après tout, qu’il ne soit venu personne au secours ; j’ai bien fait de ne pas crier trop haut. Comprend-on cette audace, d’entrer dans ma maison, de pénétrer jusqu’à moi !… Mais bah ! je vais joliment triompher demain pendant qu’il se rongera les ongles ; à moins qu’il n’aille se jeter à l’eau ou se couper la gorge : pourquoi pas ? Ma foi, il ne manquerait plus que cela ; mon bonheur serait complet. »

Quand il fut rentré dans son assiette en réfléchissant ainsi à son prochain triomphe, Arthur Gride mit de côté son registre, ferma le coffre avec une grande précaution, descendit à la cuisine pour avertir Peg Sliderskew d’aller se coucher, et la gronda d’avoir laissé entrer ainsi un étranger.

Mais il trouva l’innocente Marguerite incapable de comprendre le tort qu’elle pouvait avoir eu d’introduire un visiteur, et lui fit prendre la chandelle pour l’éclairer, pendant qu’il allait faire son tour accoutumé dans la maison, vérifier que tout était bien fermé, et tourner de ses propres mains la clef de la porte d’entrée.

Tout en mettant les verrous, il disait entre ses dents : « Le verrou est mis en haut, le verrou est mis en bas… la chaîne… la barre… le double tour, et j’emporte la clef pour la mettre sous mon oreiller. À présent, s’il vient quelque amoureux éconduit, il faudra donc qu’il passe par le trou de la serrure. Maintenant, allons nous coucher jusqu’à cinq heures et demie ; car c’est l’heure à laquelle il faut que je me lève pour aller me marier, Marguerite. » Là-dessus, il donna une petite tape d’amitié à Mme Sliderskew sous le menton. Il sembla même un moment disposé à célébrer les funérailles de son célibat en imprimant un baiser sur les lèvres ratatinées de la vieille, mais il se ravisa, se contenta de lui donner encore une petite tape sur la joue au lieu de cette autre familiarité moins innocente, et, se dérobant au danger, prit modestement le chemin de sa chambre à coucher.