Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/54
CHAPITRE XXII.
Il n’y a pas beaucoup de gens qui restent au lit trop tard, endormis plus longtemps qu’il le faut, le jour de leur noce. On cite une légende de je ne sais quel personnage très renommé pour son esprit distrait, qui, en ouvrant les yeux le matin du jour où il allait épouser une jeune femme, et ne s’en souvenant plus du tout, tança ses domestiques pour lui avoir préparé sur sa chaise les beaux habits destinés à le parer ce jour-là. Mais il est vrai qu’on cite aussi la légende d’un jeune gentleman qui, sans respect pour les canons de l’Église, dirigés justement contre de pareils méfaits, conçut une passion violente pour sa grand’mère. Voilà deux cas d’un genre bien différent, mais aussi extraordinaires l’un que l’autre, et je doute que les générations futures soient disposées à suivre volontiers ni l’un ni l’autre exemple.
Arthur Gride était déjà embelli, depuis une heure au moins, de son habillement de noce vert-bouteille, avant que Mme Sliderskew, sortie des bras de Morphée, vînt frapper à la porte de sa chambre ; et il avait déjà descendu les escaliers en grande toilette ; il s’était déjà léché les lèvres d’une petite goutte de son cordial favori, avant que cette dame, ou plutôt, que cet échantillon délicat des temps rétrospectifs eût orné la cuisine de sa présence.
« Voyez-vous ça ! disait Marguerite grommelant, tout en s’acquittant de ses fonctions domestiques, au milieu du petit tas de cendres qu’elle venait d’enlever de la grille rouillée de la cheminée. Voyez-vous ça, des noces à monsieur ! de belles noces, ma foi ! Il lui faut quelque chose de mieux que sa vieille Marguerite pour prendre soin de lui, à ce qu’il paraît, et cela après m’avoir dit mainte et mainte fois, pour me faire prendre en patience la maigre chère, les piètres gages et le feu mesquin qu’il me donnait à la maison : « Mon testament, Marguerite, mon testament ! Je suis célibataire,… pas d’amis,… pas de parents, Marguerite. » Que de mensonges ! Aujourd’hui, le voilà qui va m’amener une nouvelle maîtresse, un petit brin de fille qui sort de nourrice. S’il lui fallait une femme à ce vieux fou, pourquoi n’en prendre pas une d’un âge mieux assorti avec le sien, et qui connaisse ses habitudes ? Une femme comme moi n’était-elle pas mieux son fait ? mais non ; monsieur veut mieux que cela ; eh bien ! vous aurez un plat de mon métier, mon bel ami. »
Pendant que Mme Sliderskew, dominée par un sentiment de désappointement qui renversait tous ses rêves, et sensible peut-être au peu d’estime que son maître paraissait faire de sa personne en lui préférant une étrangère, ne se gênait pas pour exprimer ainsi ses plaintes à demi-voix au bas de l’escalier, Arthur Gride était dans le parloir à réfléchir sur le petit événement de la veille au soir.
« Je ne peux pas m’imaginer, disait-il, où il a pu prendre ce qu’il sait, à moins que je n’aie eu l’indiscrétion d’en laisser entrevoir quelque chose… à Bray, par exemple, et qu’on ne m’ait entendu. C’est possible ; je n’en serais pas étonné. M. Nickleby me grondait souvent de lui parler avant d’avoir passé le pas de la porte… Je me garderais bien d’aller conter ça, car il m’en dirait de belles ! J’en serais abasourdi toute la journée ! »
En général, Ralph était regardé et considéré, dans sa société, comme un génie supérieur ; mais Arthur Gride, en particulier, s’était fait, de son caractère morne et inflexible, ainsi que de son habileté consommée, une si haute idée, qu’il avait peur de lui. Naturellement lâche et servile au fond de l’âme, il se mettait à plat ventre devant Ralph Nickleby, et même, quand ils n’avaient pas, comme aujourd’hui des intérêts communs, il lui aurait plutôt léché les pieds, et se serait couché volontiers dans la poussière devant ses pas, plutôt que de lui rendre coup pour coup, ou de répondre à ses sarcasmes autrement que par la bassesse d’un esclave vil et rampant.
C’est chez lui qu’Arthur Gride se rendit à l’instant, selon leurs conventions, et lui raconta comment, la veille au soir, il lui était venu un jeune fanfaron qu’il n’avait jamais vu, qui s’était permis d’entrer jusque dans sa maison, et qui avait essayé de le faire renoncer, par ses menaces, aux noces projetées. Enfin, il lui fit en raccourci, le récit de tout ce qu’avait dit et fait Nicolas. Il se tut seulement, comme il se l’était promis, sur la crainte qu’il avait d’avoir laissé échapper son secret.
« Eh bien ! après ? dit Ralph.
— Oh ! voilà tout, répliqua Gride.
— Il a essayé de vous effrayer, dit Ralph, et vous, je suppose que vous vous êtes laissé effrayer, n’est-ce pas ?
— C’est bien moi, au contraire, qui l’ai effrayé en criant au voleur, à l’assassin répliqua Gride. Il y a même eu un instant où j’y allais bon jeu, bon argent, voyez-vous ; j’avais bien envie de le faire arrêter sur ma parole, comme un homme qui était venu me demander la bourse ou la vie.
— Comment donc ? dit Ralph en le regardant de travers ; vous êtes jaloux, par-dessus le marché ?
— Là ! le voilà-t-il pas ? cria Arthur en se frottant les mains et en affectant de rire.
— Pourquoi toutes ces grimaces, mon cher ? lui dit Ralph. Certainement que vous êtes jaloux, et, franchement, vous n’avez pas tort.
— Non, non, non… J’aurais tort, avouez-le, et ne pensez pas que je n’aurais pas tort, cria Arthur d’une voix émue ; n’est-ce pas ? Voyons ! parlez franchement.
— Dame ! réfléchissons un peu, répondit Ralph. Voici un vieillard qui va forcer une jeune fille à l’épouser ; survient à ce vieillard un jeune et beau garçon… Vous m’avez dit que c’était un beau garçon, n’est-ce pas ?
— Non ! répliqua Arthur Gride en grondant.
— Oh ! reprit Ralph, je croyais que si. Eh bien ! beau ou pas, il survient à ce vieillard un jeune gaillard qui le provoque de la manière la plus insultante, et lui déclare que sa maîtresse n’a pour lui que de la haine. Pourquoi vous imaginez-vous qu’il fait tout cela ? Serait-ce par pur amour de la philosophie ?
— Ce n’est toujours pas par amour pour la demoiselle, répliqua Gride ; car il a dit lui-même qu’il n’y avait pas eu entre eux une seule parole d’amour.
— Ah ! il a dit cela ! répéta Ralph avec un air de mépris. Eh bien ! il y a une chose qui me plaît dans ce garçon-là, c’est la candeur avec laquelle il vient vous donner le conseil de bien tenir votre… comment appelez-vous ça ? votre mignonne, ou votre poulette, n’importe, soigneusement sous clef. Garde à vous, Gride, garde à vous ! Certainement c’est une conquête glorieuse d’enlever cette Hélène à un jeune galant qui vous la disputait : c’est très glorieux pour un vieillard. Il ne s’agit plus après cela que de ne pas la perdre, quand une fois vous l’aurez ; voilà tout.
— Quel homme ! » cria Arthur Gride affectant, au milieu de ses angoisses réelles, de trouver toutes ces plaisanteries extrêmement divertissantes. Puis il ajouta d’un ton inquiet : « C’est cela, il ne faut pas la perdre, voilà tout. Et ce n’est pas bien difficile, n’est-ce pas ?
— Pas bien difficile ! repartit Ralph en ricanant ; comment donc ? mais il n’y a personne qui ne sache combien c’est chose facile de garder et de surveiller une femme. Mais, allons ! il est bientôt temps de célébrer votre bonheur. Voulez-vous me payer le billet ? je suppose que vous serez bien aise de vous épargner ainsi la peine de vous en occuper plus tard.
— Ah ! quel homme ! recommença Arthur avec un nouveau croassement.
— Pourquoi pas ? dit Ralph. Je suppose que personne ne vous en payera l’intérêt d’ici à midi. Qu’en pensez-vous ?
— Mais, reprit l’autre en regardant Ralph avec toute la finesse que pouvait exprimer sa physionomie sournoise, je suppose que vous êtes dans le même cas.
— Allons ! dites plutôt tout de suite, reprit Ralph en frisant sa lèvre avec un sourire moqueur, que vous n’avez pas l’argent sur vous ; que vous ne vous attendiez pas à cette proposition, sans quoi vous n’auriez pas manqué de l’apporter pour satisfaire l’homme du monde que vous êtes le plus disposé à contenter. Je connais tout cela. Nous avons l’un pour l’autre exactement le même degré de confiance. Êtes-vous prêt à partir ? »
Gride, qui pendant cette dernière tirade, n’avait fait que témoigner par des grimaces, des signes de tête et des exclamations marmottées entre ses dents, son admiration pour la perspicacité du maître fourbe, répondit qu’il était prêt, et sortit en même temps de son chapeau une paire de grands nœuds de faveur blanche, attacha l’un sur son cœur avec une épingle, et eut toutes les peines du monde à obtenir que son ami prît l’autre pour en faire autant. Puis, dans ce bel accoutrement, ils montèrent dans le fiacre que Ralph avait fait attendre à la porte, et se firent mener à la résidence de la belle et triste fiancée.
Gride, en approchant de la maison, sentait faillir son courage, mais son esprit abattu fut plus que jamais, en entrant, saisi de crainte et de frayeur, en n’y trouvant partout qu’un silence lugubre. Le seul visage qu’ils aperçurent d’abord, celui de la pauvre servante, était défiguré par les larmes et l’insomnie. Personne pour venir les recevoir et saluer leur bienvenue : ils se glissèrent furtivement le long de l’escalier jusqu’au salon d’attente, comme deux filous plutôt que comme un prétendu escorté de son garçon d’honneur.
« Ma foi ! dit Ralph parlant malgré lui à voix basse et d’un ton presque ému, on se croirait plutôt ici à un enterrement qu’à une noce.
— Hé ! hé ! répondit l’autre d’un rire forcé. Êtes-vous… amusant !
— Ce n’est pas sans besoin, répondit Ralph sèchement ; car la chose par elle-même n’a rien de récréatif. Quelle entrée triste et glaciale ! Allons ! gai, gai, monsieur l’amoureux, n’ayez donc pas l’air d’un chien noyé.
— Laissez faire, laissez faire, dit Gride, vous allez voir. Mais… mais… est-ce que vous croyez qu’elle ne va pas venir tout de suite nous recevoir ? hein ?
— Ouais, je suppose qu’elle ne viendra qu’à la dernière extrémité, répliqua Ralph en regardant à sa montre ; et il lui reste encore une bonne demi-heure à nous faire croquer le marmot. Tâchez, d’ici là, de modérer votre ardeur impatiente.
— Je… je… ne suis pas impatient, balbutia Arthur ; je ne voudrais pas la brusquer pour tout au monde. Ah ! mon Dieu ! j’en serais bien fâché. Qu’elle prenne son temps… à son aise. Son temps sera toujours le nôtre. »
Pendant que Ralph appuyait sur son compagnon tremblotant un regard perçant qui lui faisait comprendre qu’il connaissait aussi bien que lui-même la véritable raison de cette grande condescendance et de cette patience magnanime, on entendit des pas dans l’escalier. C’était Bray lui-même qui venait sur la pointe du pied, levant la main avec un geste de mystère, comme s’il y avait là quelque malade dont l’état demandait à n’être point troublé par le bruit de leurs voix.
« Chut ! dit-il tout bas ; elle a été très mal à son aise la nuit dernière. J’ai vu le moment où son cœur allait se briser. En ce moment elle s’habille et pleure amèrement dans sa chambre ; mais elle est mieux ; la voilà calmée… nous ne pouvons lui demander davantage.
— Elle est prête, n’est-ce pas ? dit Ralph.
— Oui, toute prête.
— Et il n’y a pas à craindre qu’elle nous retarde par des faiblesses de petite fille, des pâmoisons ou n’importe quoi ? dit Ralph.
— Non, on peut être tranquille à présent, répondit Bray. Je l’ai raisonnée ce matin. Tenez, venez un peu par ici. »
Il emmena Ralph Nickleby au bout de la chambre, en lui montrant Gride accroupi dans un coin, s’en prenant dans son agitation nerveuse aux boutons de son habit, et montrant dans la bassesse naturelle de ses traits une expression d’anxiété caduque dont les crispations ajoutaient une nouvelle horreur à sa décrépitude.
« Regardez-moi cet homme, dit Bray à voix basse avec un sentiment de dégoût, et dites-moi si ce n’est pas pourtant une chose bien cruelle !
— Qu’est-ce que vous voyez là de si cruel ? lui demanda Ralph d’un air aussi innocent que s’il ne comprenait rien du tout à l’observation de l’autre.
— Ce mariage, répondit Bray ; pouvez-vous me faire une pareille question ? Ne le savez-vous pas aussi bien que moi ? »
Ralph haussa les épaules, sans faire d’autre réponse à la faiblesse de Bray, releva ses sourcils, et retroussa ses lèvres, comme un homme qui aurait bien des choses à dire là-dessus, mais qui les réserve pour une meilleure occasion, ou qui ne juge pas que l’objection qu’on lui fait mérite l’honneur d’une réponse.
« Regardez-le, je vous dis, répéta Bray, n’est-ce pas bien cruel ?
— Non, répliqua Ralph sans sourciller.
— Eh bien ! moi, je vous dis que si, reprit Bray de plus en plus excité. C’est une chose cruelle, lâche et vile. »
Quand les gens sont sur le point de commettre ou d’autoriser une injustice, il n’est pas rare de les voir alors exprimer quelque pitié pour la victime ; ils croient en cela jouer un rôle de vertu et d’honnêteté qui les relève beaucoup à leurs yeux au-dessus de leurs complices insensibles. C’est une espèce de protestation morale des principes contre les œuvres qui semble les mettre en paix avec leur conscience. Il faut rendre à Ralph cette justice, que ce genre de dissimulation hypocrite n’était pas dans ses habitudes. Mais il savait entrer dans l’esprit de ceux qui la pratiquaient, et il laissa Bray dire et redire à son aise, avec la plus grande véhémence, qu’ils avaient là comploté une chose des plus cruelles, sans lui faire un mot d’objection.
Puis, quand il lui eut laissé jeter son feu : « Est-ce que vous ne voyez pas, lui dit-il, que cet homme-là n’a plus que le souffle ; est-ce que vous ne voyez pas sa peau ratatinée, sèche et flétrie ? S’il était moins vieux, je ne dis pas, ce serait peut-être cruel, mais dans l’état où il est ! Écoutez, monsieur Bray, il ne peut tarder à mourir et à faire de sa femme une veuve jeune et riche ; que Mlle Madeleine consulte aujourd’hui votre goût, demain ce sera le sien qu’elle consultera à son tour dans le choix d’un mari.
— C’est vrai, c’est vrai, dit Bray en se rongeant les ongles, et visiblement mal à son aise. Je ne pouvais rien faire de mieux pour elle que de lui donner le conseil d’accepter ces propositions, n’est-il pas vrai ? Je vous le demande, Nickleby, vous qui connaissez le monde, n’est-ce pas que je ne pouvais rien faire de mieux ?
— Assurément, répliqua Ralph. Et d’ailleurs, monsieur, ne savons-nous pas bien qu’il y a cent pères à deux lieues à la ronde, je dis des plus huppés, des gens bien placés, riches, solides, qui seraient charmés de donner leurs filles, et encore du retour par-dessus le marché, à cet homme que vous voyez là-bas avec sa mine de babouin ou de momie.
— Je le crois bien qu’il y en a ! s’écria Bray saisissant avec avidité une occasion de se justifier à lui-même sa résolution dénaturée. C’est ce que je n’ai cessé de lui répéter hier au soir et ce matin.
— Et vous lui avez dit la vérité, et vous aviez raison. Cependant, si vous voulez que je vous parle franchement, moi, si j’avais une fille, et que ma liberté, mon plaisir, bien mieux, ma santé même et ma vie dépendissent de son mariage à ma guise, j’espère bien que je n’aurais pas besoin de lui pousser des arguments pour la faire consentir à mes désirs. »
Bray regarda Ralph comme pour voir s’il parlait sérieusement, et faisant de la tête un signe ou deux d’assentiment aux paroles qu’il venait d’entendre.
« Il faut, dit-il, que je monte quelques minutes pour finir ma toilette. Quand je redescendrai, je vous amènerai Madeleine. À propos, savez-vous que j’ai eu un drôle de rêve cette nuit ; voilà que je me le rappelle à présent, pour la première fois. Figurez-vous que je croyais être déjà à ce matin ; nous venions, vous et moi, de causer ensemble, comme nous faisons en ce moment même. Je montai l’escalier, justement pour le motif qui fait que je vous quitte. Je tendis ma main à Madeleine pour prendre la sienne et l’emmener, mais voilà que le plancher manque sous mes pas, je tombe d’une hauteur incommensurable, une de ces hauteurs fabuleuses qu’on ne rencontre que dans les songes, et je me trouve au bout du compte, où cela ? dans un tombeau !
— Bon ! et puis après cela vous vous éveillez, et vous vous retrouvez, cette fois, étendu sur le dos, la tête pendante hors du lit, ou l’estomac fatigué par une mauvaise digestion, dit Ralph. Baste ! M. Bray, faites comme moi (maintenant surtout que vous allez voir s’ouvrir devant vous une nouvelle carrière de plaisirs et de jouissances sans fin), occupez-vous un peu plus pendant le jour que vous ne pouvez faire ici, et je vous réponds que vous n’aurez pas du temps de reste pour vous rappeler vos songes de la nuit. »
Ralph le suivit d’un regard assuré jusqu’à la porte, puis retournant vers le fiancé :
« Gride, lui dit-il quand ils furent seuls, écoutez-moi bien. Je vous garantis que voilà un homme à qui vous n’avez pas longtemps à payer pension. C’est toujours comme ça dans vos marchés, il faut que vous soyez né coiffé. S’il n’est pas déjà inscrit pour faire le grand voyage avant quelques mois, j’y perds mon latin. »
Arthur répondit par un gloussement de joie folâtre à cette prophétie, qui flattait si agréablement ses oreilles.
Ralph se jeta sur une chaise, et ils restèrent à attendre tous les deux dans un profond silence. Ralph en lui-même pensait, en riant du bout des lèvres, au singulier changement qu’il avait vu chez Bray, et à la facilité avec laquelle leur complicité avait abattu son orgueil et établi entre eux une familiarité inattendue, quand son oreille attentive crut entendre le frôlement d’une robe de femme dans l’escalier, et le pas d’un homme en même temps.
« Alerte ! dit-il en frappant du pied sur le parquet d’un air impatienté, réveillez-vous donc, Gride, et n’ayez pas l’air d’un homme empaillé. Les voici. Voyons ! un effort sur vos vieux os. Traînez-vous, si vous pouvez, par ici au-devant d’eux. Vite, vite ! »
Gride fit donc un effort, se leva lourdement, et se tint tout contre Ralph, faisant des grâces et des révérences pour saluer l’épousée, quand la porte s’ouvrit et donna passage à… non, ce n’était ni Bray ni sa fille, c’était Nicolas et Catherine sa sœur.
Si quelque apparition épouvantable évoquée du monde infernal s’était soudainement présentée devant lui, Ralph n’aurait pas été plus saisi qu’il ne le fut alors ; on l’aurait dit frappé de la foudre. Ses bras retombèrent sans vie à ses côtés ; il chancela en reculant d’un pas ; la bouche ouverte, la figure pâle comme un mort, il resta à les considérer dans une rage muette. Il avait les yeux hors de la tête, et les convulsions de la colère, qui défiguraient ses traits, empêchaient de reconnaître en lui cet homme impassible, maître de ses sentiments, cet homme de pierre ou de fer qui, une minute avant, paraissait insensible à toute émotion.
« Voilà l’homme qui est venu chez moi hier soir, lui dit tout bas Gride en le poussant du coude… L’homme qui est venu chez moi hier soir !
— Je vois bien, murmura l’autre. Je le savais, ce n’était pas si difficile à deviner. Je l’ai toujours dans mon chemin. Que je me tourne de çà ou de là, que j’aille ou vienne, toujours, toujours lui. »
Quant à Nicolas, sa figure pâle, ses narines gonflées, ses lèvres tremblantes, quoique fermement pressées l’une contre l’autre, montraient assez la lutte intérieure qui se livrait dans son âme. Mais il réprimait son émotion, et, serrant doucement le bras de Catherine pour la rassurer, il se tenait droit et ferme, face à face avec son indigne parent.
Debout côte à côte, le frère et la sœur, dans une attitude noble et gracieuse qui faisait valoir leur taille élégante, avaient ensemble un air de ressemblance qui aurait frappé les yeux de tout le monde, quand ils n’auraient pas été rapprochés comme en ce moment. La physionomie, le port, jusqu’au regard et à l’expression du frère, se réfléchissaient dans la sœur comme dans un miroir, mais adouci et comme raffiné, pour ne point faire tort à l’attrait élégant de ses formes délicates et de sa grâce féminine. On était encore plus saisi de retrouver dans le visage de Ralph une ressemblance indéfinissable avec ce couple fraternel. Et cependant, si les autres n’avaient jamais été plus beaux qu’en ce moment, lui il n’avait jamais été plus laid. Pendant que le frère et la sœur n’avaient jamais eu une mine plus fière, lui il n’avait jamais eu une mine plus basse. Singulier rapprochement ! C’est à l’instant que ses traits empruntaient à ses pensées haineuses leur expression dure et grossière, que cette ressemblance naturelle, en dépit du contraste, se montrait plus sensible.
« Sortez ! fut le premier mot qu’il put prononcer en grinçant des dents. Sortez ! Qu’est-ce que vous venez faire ici, menteur, coquin, lâche, voleur ?
— Je viens ici, dit Nicolas d’une voix sourde, pour sauver votre victime, si je peux. S’il y a un menteur et un coquin, c’est vous, vous n’êtes pas autre chose à toutes les heures de votre vie. Quant au vol, c’est votre état. Et pour la lâcheté, si vous n’étiez pas le plus lâche des hommes, vous ne seriez pas ici maintenant. Il n’est pas en votre pouvoir de m’effrayer avec de gros mots : je vous mets à pis faire. Je suis ici, comme vous voyez, et j’y resterai jusqu’à ce que j’aie accompli ma mission.
— Vous, petite fille, dit Ralph, retirez-vous. Avec lui nous ne craindrons pas d’employer la force, mais il m’en coûterait de vous faire de la peine, si nous pouvons faire autrement. Ainsi retirez-vous, petite sotte, et laissez là ce drôle pour que nous le traitions comme il mérite.
— Non, je ne me retirerai pas, s’écria Catherine, dont les yeux lançaient des éclairs, et dont la joue s’était enflammée d’une honnête rougeur. Essayez donc de lui faire violence, et vous allez voir comme vous en serez les bons marchands. Ah ! avec moi, à la bonne heure, vous emploieriez la force, je ne suis qu’une fille, vous n’y regardez pas de si près. Mais si je n’ai que la force d’une faible fille, j’ai le cœur d’une femme, et ce n’est pas vous qui viendrez le faire changer de résolution.
— Et quelle est, s’il vous plaît, cette résolution, ma belle dame ? dit Ralph.
— C’est d’offrir dans ce moment suprême, répliqua Nicolas, à l’objet infortuné de votre odieux complot un refuge et un abri. Si la vue du mari que vous n’avez pas honte de lui proposer ne suffit pas pour la décider, j’espère qu’elle ne résistera pas aux prières et aux supplications d’une femme comme elle. En tout cas, nous en essayerons. Moi-même, je vais faire connaître à son père de quelle part je viens et qui je représente, pour qu’il sache bien, s’il consomme ce sacrifice, toute l’horreur, toute la cruauté, toute la bassesse de sa conduite. C’est ici que je vais l’attendre avec sa fille. Voilà pourquoi vous nous voyez ma sœur et moi ; voilà ce que nous sommes venus faire. Et comme nous ne sommes pas venus pour vous voir ou vous parler, nous ne nous abaisserons pas jusqu’à vous dire un mot de plus.
— Voyez-vous ça ! dit Ralph. Et vous, madame, vous persistez à rester là, répondez ? »
Le sein de sa nièce se souleva, gonflé par l’indignation qu’elle éprouvait de son apostrophe railleuse, mais elle ne répondit pas un mot.
« À présent, Gride, faites bien attention, dit Ralph, vous voyez bien ce garnement-là ? je suis honteux de dire que c’est le fils de mon frère ; un réprouvé, un mauvais sujet, souillé de toutes les bassesses et de tous les crimes. Eh bien ! ce garçon-là vient ici aujourd’hui troubler une cérémonie solennelle. Il sait d’avance toutes les conséquences de l’audace qu’il y a à se présenter en un pareil moment dans une maison étrangère, à vouloir y rester de force, il n’y a donc plus qu’une chose à faire, c’est de le mettre à la porte à coups de pied dans le derrière, et à le traîner dans le ruisseau comme un vagabond qu’il est. Ce drôle-là, remarquez bien, n’amène ici sa sœur que pour lui servir de sauvegarde à lui-même ; il compte que nous n’aurons pas le cœur d’exposer au spectacle des outrages et des corrections qu’il mérite, et qui ne sont pas nouveaux pour lui, une jeune fille assez imbécile pour le protéger de sa présence. J’ai eu beau avertir la petite sotte de s’en aller, il la retient près de lui, comme vous voyez, et s’attache aux cordons de son tablier comme un moutard aux jupes de sa mère. Ne voilà-t-il pas un joli garçon pour faire le rodomont comme vous l’avez entendu tout à l’heure !
— Et comme je l’ai entendu hier soir, dit Arthur Gride ; comme je l’ai entendu hier soir, quand il s’est faufilé dans mon domicile et que, hé ! hé ! hé ! et qu’il s’est faufilé lestement dehors, presque mort de frayeur ! Et c’est là l’homme qui voudrait épouser Madeleine ! N’y a-t-il pas autre chose qu’on pourrait faire, monsieur pour vous être agréable, sans vous céder ma femme ? Payer vos dettes, par exemple, ou bien vous mettre dans vos meubles, ou vous donner quelques billets de banque, pour vous servir de linges à barbe, quand vous aurez de la barbe ? Hé ! hé ! hé !
— Une fois, deux fois, petite fille, dit Ralph se tournant encore vers Catherine ; persistez-vous à rester ici pour vous faire jeter à bas de l’escalier, comme une gourgandine ? car je vous jure que c’est ce que je vais faire, si vous restez plus longtemps. Vous ne répondez pas ? Eh bien ! en ce cas, ne vous en prenez qu’à votre frère de ce que vous allez voir. Gride, appelez Bray, qu’il descende sans sa fille. Qu’on la garde là-haut. »
Nicolas alla se poster devant la porte, et de cette voix comprimée dont il avait déjà parlé tout à l’heure, sans trahir d’ailleurs plus d’émotion qu’auparavant :
« Si vous tenez à votre peau, dit-il, restez où vous êtes, monsieur.
— Ne l’écoutez pas, dit Ralph ; c’est moi seul que vous devez écouter : appelez Bray, Gride.
— N’écoutez ni l’un ni l’autre, si vous voulez, reprit Nicolas ; mais écoutez votre intérêt, et vous vous tiendrez tranquille.
— Voulez-vous appeler Bray ? cria Ralph.
— Rappelez-vous, dit Nicolas, que si vous m’approchez, vous vous en repentirez. »
Gride hésitait. Pendant ce temps-là, Ralph, furieux comme un tigre qu’on irrite, fit un pas pour ouvrir la porte, et, pour écarter Catherine, lui saisit rudement le bras de sa main. Nicolas, l’œil étincelant, le saisit lui-même au collet. Au même instant, on entendit tomber à l’étage supérieur, avec une grande violence, un corps pesant, dont la chute fut suivie tout de suite d’un cri de terreur véritablement effrayant.
Ils s’arrêtèrent tous immobiles, se regardant les uns les autres. Un nouveau cri succéda au premier ; puis un bruit de pieds qui s’agitent avec empressement ; puis des voix perçantes qui s’écrient : « Il est mort ! »
« Arrière, misérables ! cria Nicolas à son tour, lâchant la bride au sentiment de colère qu’il avait contenu jusque-là. Si mon opinion ne me trompe pas, vous vous êtes pris dans vos propres filets. »
Il se précipite hors de la chambre, s’élance au haut de l’escalier, dans la direction du bruit qu’il avait entendu, perce à travers une foule de personnes qui encombraient une petite chambre à coucher, et trouve Bray raide mort sur le plancher. Sa fille était étendue sur son cadavre, qu’elle serrait dans ses bras.
« Comment cela s’est-il fait ? » cria-t-il en regardant autour de lui d’un œil égaré.
Plusieurs voix lui répondirent ensemble qu’on avait vu Bray, par la porte entr’ouverte, couché sur son fauteuil dans une position singulière et incommode ; qu’on lui avait adressé la parole à plusieurs reprises, sans obtenir de réponse ; qu’on l’avait supposé endormi, jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un l’ayant secoué par le bras, il était tombé lourdement sur le plancher : on s’était alors aperçu qu’il était mort.
« Quel est le propriétaire de cette maison ? » dit précipitamment Nicolas.
On lui montra du doigt une femme âgée.
« Madame, lui dit-il en mettant un genou en terre, pour détacher doucement les bras de Madeleine de la masse inerte et sans vie à laquelle ils se tenaient enlacés, je représente les meilleurs amis de mademoiselle : sa servante ici présente le sait bien ; il faut que je l’arrache à cette scène affreuse. Voici ma sœur, vous pouvez lui confier ce précieux dépôt. Vous verrez sur ma carte mon nom et mon adresse, et vous recevrez de moi toutes les instructions nécessaires pour les arrangements qu’il faudra faire. Voyons ! écartez-vous tous ; au nom du ciel ! donnez-nous de l’air et de l’espace. »
Tout le monde se recula, non moins étonné de la vivacité et du ton impétueux du jeune homme que de l’événement inattendu qui troublait la maison. Nicolas, prenant dans ses bras la jeune fille, privée de sentiment, l’emporta de la chambre à l’étage inférieur, dans le salon qu’il venait de quitter, suivi de la fidèle servante, qu’il envoya chercher immédiatement une voiture, pendant que Catherine et lui, courbés sur leur belle pupille, essayaient en vain de la rappeler à elle. Grâce à la diligence de la servante, la voiture fut à la porte en quelques minutes.
Ralph Nickleby et Gride, pétrifiés et comme paralysés par l’horrible accident qui venait de renverser si soudainement tous leurs plans, le seul point par lequel ils y fussent sensibles, subjugués d’ailleurs par l’énergie et la précipitation extraordinaires de Nicolas, qui ne connaissait pas d’obstacle, regardaient passer cette fantasmagorie comme un songe. Ce ne fut que lorsque tout fut prêt pour entraîner à l’instant Madeleine, que Ralph rompit le silence en déclarant qu’il ne la laisserait pas emmener.
« Qu’est-ce qui a dit cela ? cria Nicolas en se relevant des genoux de Madeleine pour le regarder en face, sans quitter la main de la jeune fille encore sans mouvement.
— Moi ! répondit Ralph d’une voix enrouée.
— Chut ! chut ! cria Gride dans son effroi, en s’accrochant toujours à son bras ; laissez-le parler.
— Oui, dit Nicolas étendant en l’air le bras qu’il avait de libre, laissez-moi parler ; laissez-moi vous dire que vos créances à tous deux sont absorbées dans celle que vient d’exiger la nature, plus puissante que vous ; que le billet payable à midi n’est plus qu’un chiffon de papier sans valeur ; que vos intrigues frauduleuses vont apparaître au grand jour ; que vos complots sont connus des hommes et condamnés de Dieu ; que vous êtes des misérables et que je me ris de votre colère.
— Voilà un homme, dit Ralph d’une voix à peine intelligible, voilà un homme qui réclame sa femme, et il l’aura.
— Cet homme qui la réclame, réclame ce qui ne lui appartient pas ; et il y aurait là cinquante hommes comme vous pour le soutenir, que je vous dis qu’il ne l’aura pas.
— Et qui l’en empêchera ?
— Moi.
— Je voudrais bien un peu savoir de quel droit ? dit Ralph, de quel droit, s’il vous plaît ?
— De quel droit ? le voici, pour que vous n’y reveniez plus : C’est que ceux dont je sers la cause, et près desquels vous avez voulu me desservir par de viles calomnies, sont ses meilleur et ses plus chers amis ; c’est en leur nom que je l’emmène : rangez-vous.
— Encore un mot ! cria Ralph, la bouche écumante.
— Pas un mot, répliqua Nicolas ; ou plutôt, écoutez bien le dernier que je vous adresse : Faites attention à vous, et rappelez-vous bien l’avertissement que je vous donne ; le jour décline pour vous, la nuit commence…
— Malédiction ! oui, ma plus mortelle malédiction sur vous, petit drôle !
— Et qui est-ce qui voudra se charger d’accomplir vos malédictions ? Malédictions ou bénédictions d’un homme comme vous, que valent-elles ? Je vous dis que la vérité se fait jour, que le malheur s’amoncelle sur votre tête, que tout l’édifice des plans odieux que vous avez élevé à grand’peine pendant toute votre vie s’écroule et tombe en poussière, que vous ne faites plus un pas qui ne soit surveillé, qu’aujourd’hui même deux cent cinquante mille francs de votre fortune mal acquise ont disparu dans une grande ruine.
— C’est faux ! s’écria Ralph reculant d’horreur.
— C’est vrai, et vous allez bien le savoir. À présent, je n’ai plus de mots à perdre avec vous. Ôtez-vous de la porte ; Catherine, sortez la première… Surtout gardez-vous de porter la main sur elle, ou sur cette jeune fille, ou sur moi ; gardez-vous d’effleurer seulement leur robe… Passez, ma sœur, vous allez voir s’il va encore bloquer la porte. »
Arthur Gride, dans son trouble ou par malice, se trouva sur le passage ; Nicolas l’écarta avec une telle violence, que l’autre se mit à pirouetter tout autour de la chambre, jusqu’à ce qu’il rencontrât un coin de la muraille qui l’étendit par terre tout de son long. Alors, prenant la jeune fille, il se précipita dehors, l’emportant dans ses bras victorieux. Personne ne témoigna l’envie de l’arrêter en route. Perçant au travers de la populace que le bruit de tous ces incidents avait amassée autour de la maison, et portant, dans son émotion, Madeleine aussi aisément qu’il eût fait d’un enfant, il arriva à la voiture où l’attendaient Catherine et la servante, leur confia la jeune fille, et sauta sur le siège près du cocher, qui toucha les chevaux et partit.