Nicole, courtisane/17

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 373-389).



XVII


Décembre. Il pleut. Embusquée derrière une fenêtre, je regarde l’avenue des Champs-Élysées, brouillés comme une aquarelle délavée ; le va-et-vient des voitures luisantes, des passants ratatinés sous l’averse qui soulève des trombes d’eau grise. N’en déplaise au poète, mon cœur ne reflète point la tristesse de la ville.

Une allégresse irraisonnée m’entraîne à chantonner le prélude de Déjanire entendu hier à l’Opéra.

Il n’y a pas six semaines que l’on enterra Julien… Le malheureux ! Que son ombre me pardonne cette indifférence : pourquoi faut-il que le souvenir de sa mort soit, pour moi, celui d’une nuit d’amour ?

J’ai eu indirectement des nouvelles de Sylvie. La pauvre petite continue à se désoler ; son père l’a envoyée en compagnie de Fraülein, passer quelques mois dans le Midi, pour dépayser sa peine. Elle doit souffrir d’autant plus, qu’à ses moments de lucidité, elle comprend sans doute le néant stupide des larmes qui pleurent un infidèle, et sent toute l’ineptie d’un désespoir quelle est impuissante à réprimer.

Si elle était laide, je dirais : « Voilà une vieille fille en perspective. »

Elle est jolie : c’est une future Nicole. Encore six mois, et son amertume l’aura cuirassée de mauvaises résolutions.

Elle prendra un amant ou elle écrira ses mémoires. Que l’indulgence humaine l’absolve du second méfait !…

Une auto ronfle devant la porte. Le concierge ouvre la grille ; et, décrivant une courbe savante, la limousine de Paul Bernard s’arrête à trois pas du perron.

Paul entre, — la figure mystérieuse, le sourire joyeux. Après m’avoir embrassée, il se recule, redresse le torse, et me regarde sans parler, avec une expression malicieuse que je ne comprends pas. À la fin, il s’écrie, impatienté :

— Tu ne vois donc pas que j’ai quelque chose de changé ?

— Ma foi… non.

— Remarque bien.

Je détaille toute sa personne avec une bonne volonté qui ne reçoit point sa récompense. Paul est le même, ce me semble : ses cheveux châtains sont partagés par une raie du côté gauche ; il n’a pas coupé sa moustache ; il porte toujours un faux-col amiral… J’ébauche un geste d’ignorance. Paul insiste :

— Voyons !… De quelle couleur est mon veston ?

J’examine attentivement l’étoffe sombre… bleu foncé… Ah ! Je m’exclame, triomphante :

— Tu as quitté le deuil !… C’est ça ? Il était malaisé de m’en apercevoir du premier coup. Les vêtements d’hommes paraissent toujours noirs ; et, à moins que tu n’eusses manifesté le bon goût d’arborer une cravate écarlate…

Paul se compose une attitude solennelle. Il pontifie, d’un air important :

— Oui, Nicole, j’ai quitté le deuil. Et je choisis le jour où j’abandonne cet insigne du veuvage pour venir t’annoncer une détermination que j’ai prise… depuis quelque temps… Nicole : je vais me remarier.

Une surprise brutale me glace instantanément ; mon cœur bat plus lentement, par saccades irrégulières qui gênent la respiration. Paul contracte une nouvelle union… Ça me choque ; ça me blesse… J’ai honte de l’avouer : ça me fait de la peine… Lorsque je l’ai connu, il était déjà marié : c’est donc moi qui ai trompé sa femme ; aujourd’hui, la situation est différente : maîtresse attitrée, il me semble qu’à mon tour, je subis une offense, un dol… Et puis, si Paul m’apprend la chose aussi tranquillement, sans rupture, c’est qu’il épouse une jeune fille qu’il n’aime pas. Alors ? Une nouvelle alliance d’argent — un alliage, plutôt ?… Il ne pourra pas dire que sa famille l’y contraint, cette fois ! Il ne se trouve donc point assez riche ?

C’eût été si gentil d’éterniser ainsi notre liaison, chacun ayant sa liberté. Une déception mouille mes cils, fait trembler mes lèvres… Paul me regarde avec attendrissement. Exaspérée, je balbutie :

— Tu es idiot, tiens !

— Merci.

Rancunière mais curieuse, j’hésite entre le silence boudeur ou l’interrogation. Je finis par demander :

— Et avec qui te maries-tu ?

— Avec toi, parbleu !

L’émotion me suffoque, m’empêche de répondre.

J’éprouve d’abord un sentiment de révolte : « Quelle proposition saugrenue : le mariage, cette corvée légale ! » pense la Nicole instinctive et sauvage. Et puis, je songe au chagrin ressenti, l’instant précédent, quand je crus Paul fiancé à une autre : la peur de le perdre m’enseigne la sagesse… Jamais une femme ne refusera d’enchaîner plus solidement son amant.

Et c’est par une sorte de fausse honte que je proteste sans conviction :

— Oh ! Paul… À quoi bon cette formalité inutile ?

— Inutile ! Mais, elle est indispensable, chère amie…

— Bourgeois ! Tu veux me faire entrer dans ton monde ?

— Au contraire : je souhaite que tu m’aides à en sortir.

— Explique-toi.

— J’ai soif de solitude, Nicole : l’Affaire Colin m’a dégoûté de mes semblables… J’ai appris à les connaître devant la débâcle, ces amis qui déjà se découvraient une myopie opportune en me rencontrant dans la rue ; et dont les rictus ironiques, qui se préparaient à railler ma défaite, se sont changés hier en plats sourires à l’annonce de mon succès… Je ne t’épouse pas pour sacrifier aux conventions, mais afin que ces pures consciences me réprouvent d’avoir légitimé ma maîtresse et que les hypocrites s’éloignent de ma maison… Excommuniés par les dédains des rigoristes, je nous rêve magnifiquement isolés.

— Paul… Tu t’illusionnes peut-être, quant à ces beaux rêves… Et nous ne serions pas moins heureux en continuant de vivre comme deux amants bien sages. Est-ce que l’on ramasse un bonnet qui est de l’autre côté du moulin pour le couvrir de fleurs d’oranger ?

— Nicole, tu es le fanfaron de l’inconduite… Tu te prétends affranchie, sans frein, sans règle, ni principes ? Qu’es-tu donc, au fond ? Une femme qui, depuis cinq ans, mène la vie la plus régulière dans le milieu le plus dissolu ; une associée fidèle qui m’a sauvé d’un désastre ; une maîtresse aimante et sincère qui n’a jamais eu qu’un amant… Tu n’as pas honte, Courtisane ? Allons, Nicole, résigne-toi à ta destinée obscure d’honnête femme. Le mariage est la conclusion naturelle de notre liaison : certes, nous avons perdu du temps en route avant d’arriver au but…

— Notre amour a fait l’école buissonnière.

— J’ai hâte qu’il rentre dans le droit chemin. Jusqu’ici, il me semble que je jouissais de toi ainsi que d’un joli usufruit dont je n’aurais pas eu la nue propriété…

— Tu en avais la propriété nue.

— Trêve de mots d’auteur, Nicole. Parlons sérieusement…

— Que veux-tu que je te dise ? Si je persistais à repousser ton offre, je me comparerais à ces impies godiches qui affectent de faire gras le Vendredi saint pour mieux affirmer leur athéisme… Je n’ai jamais songé à enfreindre — pas plus qu’à les respecter — les usages d’une religion qui n’est pas la mienne… À quoi bon les manifestations stériles ? Le mariage m’est indifférent, mais il ne me cause point d’horreur.

— Au surplus : si tu exagérais ton mépris des préjugés, ne serait-ce pas l’ériger en préjugé ?

— Une seule condition, Paul : nous nous unirons le plus brièvement possible ; dispense-moi de toute cérémonie religieuse…

— Me prends-tu pour Bouvreuil ? Je n’affiche pas d’opinions cléricales, moi. D’ailleurs, à quel propos me serais-je marié à l’église ?… Ma première épouse était juive et ma seconde femme est païenne !

Voilà donc le dénouement de mon roman ! Ô ! petites vierges qui cherchez des maris, entreprenant cette chasse infructueuse sous l’égide de vos père et mère, ne lisez pas le journal de Nicole : vous seriez induites à en tirer de trop périlleuses conclusions…

Tant que j’étais jeune fille, je ne rencontrais que des hommes qui m’offraient d’être leur maîtresse ; du jour où je passe pour la femme la plus notoirement entretenue de Paris, je reçois deux demandes en mariage à trois semaines d’intervalle !

Un libraire m’a dit : « Quand je place un livre derrière ma vitrine, à l’abri des mains indiscrètes, je suis presque sûr que sa fraîcheur dédaignée se ternira peu à peu, sous la glace qui le préserve des atteintes. Si je le pose en plein étalage, comme une amorce à la curiosité du passant, il suffit qu’un badaud s’arrête, le feuillette du doigt, pour qu’aussitôt, dix et vingt acheteurs s’en viennent le regarder par-dessus l’épaule du lecteur, tripotent le livre à leur tour ; et qu’un d’eux l’emporte sous son bras, tout débroché, tout froissé… mais préféré à l’exemplaire intact, parce que c’est le « bouquin d’étalage », celui qui a joui de la convoitise des foules… »

— À quoi penses-tu, Nicole ? demande Paul, le matin où nous sortons de la mairie, unis légalement.

(Le souvenir de… de la nuit du suicide repasse devant mes yeux.)

— Je pense que c’est du jour où tu deviens vraiment mon mari que je commence à t’aimer comme un amant.

J’habite désormais rue Spontini, sous le toit conjugal. Mon hôtel de l’avenue des Champs-Élysées a été vendu à un marchand d’automobiles qui est en train d’y faire aménager ses garages.

Paul a eu la stupeur de recevoir la décoration de la Légion d’honneur, aux promotions de janvier. Ignorant que je l’avais sollicitée pour lui, il a éprouvé un moment de surprise. Il s’est demandé par quelle mystérieuse intervention il bénéficiait de cette aubaine sans s’être astreint aux formalités d’usage. Mais, il n’a point réfléchi longtemps… car nous ne discutons les desseins de dame Fortune que lorsqu’elle nous est contraire.

Aujourd’hui, après un déjeuner délectable, Paul, voluptueusement effondré sur une pile de coussins, dans son cabinet de travail (le cabinet de travail des gens chics est généralement un lieu de repos où ils effectuent leur sieste), Paul murmure avec une jouissance béate :

— Ô Nicole !… Dire que si nous étions mariés à la manière des gens corrects, si je ne m’étais pas discrédité en t’épousant — créature de perdition ! — nous serions tenus, en ce moment, de faire et de recevoir des visites de noces ! Quelles bonnes choses que les préjugés lorsqu’ils nous débarrassent des raseurs mondains !

À peine a-t-il terminé sa phrase que le valet de chambre, entrant dans la pièce, lui tend son plateau jonché de lettres, parmi lesquelles se détache une carte de visite. Paul déchiffre le nom qui est sur la carte avec des yeux désorbités.

— Ce monsieur attend dans la serre, renseigne le domestique.

À mon tour, j’épelle, me penchant sur l’épaule de Paul :

Léon Brochard
Sénateur des Pyrénées-Occidentales.

Je réprime un éclat de rire, à cause du valet de chambre.

— Descendons, fait Paul en fourrant le paquet de lettres, pêle-mêle, dans sa poche.

Au milieu du décor exotique et verdoyant qui l’entoure d’une magnifique floraison d’agaves, de cactus, d’araucarias drus et réguliers, d’impressionnants chênes-nains du Japon tordant leurs minuscules troncs séculaires, de lianes d’Amérique enchevêtrant leurs guirlandes, l’illustre Léon Brochard profile sa fine tête blanche sur un fond couleur d’émeraude, et taquine, du bout de son gant, les fruits jaunes d’un oranger, en attendant les maîtres de céans.

Nous entrons… Et Léon Brochard s’empresse de baiser ma main : « Chère madame… » de serrer celle de Paul avec une cordialité chaleureuse :

— J’ai voulu être le premier à vous féliciter…

Paul louche vers sa boutonnière et murmure :

— Ah !… oui. Le ruban.

— Eh non ! Vous confondez, rectifie Léon Brochard d’un air modeste : à quoi bon vous complimenter parce que l’on a rendu hommage à votre mérite ?… C’est tout simple… Cette croix… J’ai fait mon possible pour l’obtenir à la date qui concordait avec votre mariage afin de la déposer, pour ainsi dire, dans la corbeille nuptiale… Car, c’est de cet heureux événement, cher monsieur, que je venais vous féliciter…

— Comment ! C’est à vous que je dois ma décoration ?

Paul reste ébahi. Une violente envie de rire agite sa moustache de tressaillements nerveux. Brochard appuie, un peu rosse :

— J’avais déjà offert un ruban à madame Bernard : elle m’a rappelé ma promesse en me priant de changer la couleur…

— Je suis confus, monsieur le ministre ! laisse échapper Paul.

— Pas encore, souligne Léon Brochard avec un sourire plein de sous-entendus.

Tiens, tiens, tiens… Va-t-il rebondir sur l’estrade, ce vieux politicien retraité ? Maintenant, la voix onctueuse, le geste papelard, l’œil attendri de douceur madrée, il nous distille son miel :

— Laissez-moi reconnaître et envier votre bonheur, cher monsieur. Vous êtes de ces heureux mortels à qui les fées accordent les meilleurs dons, et qui avancent dans la vie, possédant toujours ce qu’il y a de mieux, de parfait, de suprême… Vous avez achevé l’œuvre en sachant choisir pour compagne la plus accomplie de nos Parisiennes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand son discours s’est-il arrêté ? De quelle façon a-t-il pris congé ?… Je suis incapable de m’en souvenir. Abasourdis, nous avons laissé partir Brochard avec l’inconscience de deux somnambules. Et je me creuse la tête, cherchant le mot de l’énigme, tandis que Paul gémit, quasi affolé :

— Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça !… Est-ce Léon Brochard qui est maboul… ou moi ?

Un nouveau visiteur interrompt nos réflexions par son entrée impétueuse : Landry Colin. Un Landry Colin surprenant, imprévu, inattendu, par exemple ! Le flegmatique banquier, le financier froid et posé, s’est métamorphosé en une espèce de tourbillon qui se précipite vers nous, hurlant presque :

— Bernard !… Nicole !… Victoire : je vous apporte une nouvelle stupéfiante !

— Quoi ! Qu’est-ce qui vous arrive ?

Nous le dévisageons, à demi inquiets. Ivre de joie, exultant de triomphe, de rancune assouvie, le banquier s’exclame :

— Bouvreuil est dégommé !… À la dernière réunion du conseil d’administration de l’Agioteur, le comité d’actionnaires, se décidant enfin à constater que la fortune du journal avait périclité sous la direction actuelle, a imposé à Jules Bouvreuil l’offre de sa démission immédiate… Coulé, fini, Bouvreuil. Ah ! Je me suis démené ces derniers temps : c’est ma revanche. Car, vous ne savez pas le plus beau, mes amis : c’est au banquier Landry Colin que la direction financière de l’Agioteur est confiée désormais !… Hurrah ! Bernard, nous allons conquérir Paris, maintenant ! L’argent, la force, le pouvoir… Et la presse : cet instrument politique…

Je coupe sa tirade :

— Mais, alors… Paul ! L’attitude de Brochard s’explique… Ah ! le rusé pilote : comme il sait flairer l’orage, et louvoyer entre deux vents pour suivre toujours le bon courant !… Salut à toi, Léon Brochard, courtisan du Bonheur ! Quand on te voit dans une étable, c’est qu’il reste du lait à traire.

Landry Colin découvre une rangée de dents aiguës, et ricane :

— Je vous l’avais prédit, Nicole, que l’un de nous deux sauterait… C’est Bouvreuil qui a fait le faux pas. À présent je me sauve. Excusez-moi : le bureau directorial de l’Agioteur réclame ma présence.

J’implore, rieuse :

— Landry… Vous gardez ce pauvre monsieur Yves à la rédaction, au moins ?

— Lui ! Ah ! non, par exemple ! Je le flanque à la porte : je ne tolère pas les bavards, chez moi.

Remis de ces diverses émotions, Paul s’avise de décacheter les lettres qui bourraient ses poches : ce ne sont que cartes de congratulation de ses relations mondaines : « Monsieur et madame Hubert Haffner, avec tous leurs vœux de bonheur aux nouveaux époux. » — « Madame veuve de Brailles, avec ses sincères félicitations. » — « Monsieur et madame Jean Delaunay, vœux sincères. » — « Baron et baronne Heutzinger, souhaits sincères de bonheur. »

Bon Dieu ! Que tous ces gens-là éprouvent le besoin d’affirmer leur sincérité !

Encore une carte : « Monsieur et madame Georges Lévy prient monsieur et madame Paul Bernard de leur faire l’honneur… » — Une invitation à dîner ! C’est le comble.

Tendrement railleuse, j’épie la mine déconfite de Paul. Mon mari s’écrie drôlement :

— Eh bien ! Dire que je croyais me mettre au ban de la société, en t’épousant ! J’ai joliment réussi.

— Pauvre ami ! Moi, je me doutais de tout, va ! Tu as escompté les préjugés stupides de tes pairs, mais tu n’as pas prévu au delà… Il est une idole encore plus puissante que le respect humain. Certes, tu as perdu un peu d’honorabilité, en te remariant, mais as-tu perdu une bribe de ta fortune ? Non. Alors ?… Malgré ta déchéance, malgré ton audace, malgré… Moi, enfin !… Résigne-toi à traîner éternellement à ta suite le vil troupeau des adulateurs…

Est-ce que les hommes regardent s’il y a de la boue par terre, lorsqu’ils se prosternent devant le Veau d’Or ?


FIN