Nicole, courtisane/9

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Calmann-Lévy (p. 204-227).



IX


— Ma pauvre gosse !… Tu vas t’abîmer les yeux, à force de pleurer…

J’ai trouvé le meilleur argument qui puisse tarir les larmes d’une femme, viendrait-elle de perdre tous les membres de sa famille et son amant, par-dessus le marché. Nadine Ziska cesse de sangloter du coup.

La mignonne danseuse passe sa visite à me confier ses craintes, au sujet de l’Affaire Colin. La débâcle financière de Landry la fait pâlir d’angoisse : elle appréhende que sa propre situation ne s’en ressente. Elle m’explique :

— Tu comprends, Landry est mon seul ami. Je ne sais plus de quel côté me tourner.

Elle semble se reprocher sa fidélité comme une imprévoyance. Pourtant, ce n’est pas sa faute : la jalousie du banquier la contraignait à une constance si regrettable !

Je savoure la naïve immoralité de la jolie créature. Nadine continue :

— Tu as de la veine, toi ! Tout ce que tu possèdes est placé à ton nom. Landry s’est toujours méfié de moi : des petits cadeaux, des générosités superflues, mais jamais de choses sérieuses.

— Oui, tu n’avais que l’usufruit de ses largesses. Que veux-tu, ma pauvre Nadine : dans la vie, les uns offrent un coupé de maître, et les autres une voiture au mois.

— Qu’est-ce que je vais devenir, si ça dure encore longtemps ? Je n’arriverai pas à payer le loyer de mon petit hôtel de la rue Jouffroy… Je serai obligée de sortir, vêtue en pauvresse… Finies, les stations rue de la Paix…

Elle se désole comiquement. Toute fluette, son petit corps de statuette dressé contre le fond d’une tenture à ramages, Nadine, grâce à sa robe droite, à ses bandeaux bruns que fixent des épingles d’or, à son teint mat et à ses yeux de ténèbres, évoque l’ombre d’une fine, d’une précieuse vierge byzantine. Et c’est très amusant d’entendre cette fleur d’Orient se lamenter de ne plus pouvoir s’habiller rue de la Paix. Je veux la consoler :

— Réjouis-toi, Nadine ! Les couturiers t’attifaient à la manière de n’importe quelle poupée de Paris. Ta personnalité se dégagera bien mieux d’une robe sans chic. Sais-tu quelle est celle de tes toilettes qui t’avantage le plus ?… Ton costume de danseuse, dans Aphrodite : ce costume qui se compose d’une ceinture sans chasteté et d’un collier de cuivre rouge… Tant que tu auras la possibilité de le porter, ne te préoccupe point des autres…

À l’idée de se promener par les rues, vêtue seulement d’une ceinture et d’un collier, Nadine est prise de fou rire. La tête renversée, la bouche largement ouverte, elle s’esclaffe, oubliant ses larmes, ses anxiétés ; j’aperçois le fond de sa gorge, son palais rose, un point d’or qui brille au creux d’une molaire… Rassérénée, elle se dispose à partir. Je l’accompagne jusqu’au perron. Dehors, des camelots crient : « L’Agioteur !… Troisième édition… Demandez l’Agioteur ! » J’enfonce mes dents en pleine chair, jusqu’à faire saigner la lèvre…

Des jours passent. J’ai revu deux fois Sylvie. Notre amitié devient de l’affection ; et mon affection devient je ne sais quoi…

Un après-midi, Julien Dangel se fait annoncer.

Il a pâli, aminci. Ses yeux me semblent plus clairs et ses lèvres mieux dessinées sous la mousse d’or des longues moustaches. Pourquoi le trouvé-je à son avantage, aujourd’hui ?… Parbleu, il est embelli par le charme invisible qui marque les hommes aimés. L’ombre de Sylvie flotte autour de lui, l’auréole de gloire. Il sourit joyeusement, et me baise le poignet en guignant le pli blanc qui se creuse au gras du bras, sous la manche de mon peignoir. Il commence :

— Excusez-moi si je suis resté si longtemps sans vous faire visite…

(Il n’y a que les raseurs, pour imaginer ces phrases-là !) Puis annonce :

— Mais, je viens vous apprendre une bonne nouvelle.

Je fronce les sourcils ; mes yeux scrutent la physionomie satisfaite de mon amoureux. Je réplique :

— Mon cher, je joue de malheur depuis quelque temps, avec les bonnes nouvelles. Une amie à moi — que vous ne connaissez pas — m’a accueillie l’autre jour par une parole identique… Et, finalement, elle m’a mise au courant d’un événement fâcheux qui m’a chagrinée… beaucoup… étant pour elle une source de chagrins.

Julien ne comprend pas, bien entendu. Il poursuit, rayonnant :

— Oh ! moi, je suis certain que ma nouvelle ne vous mécontentera point. Écoutez plutôt : je suis retourné chez mon beau-père, je veux dire chez le père de Sylvie — malgré votre défense… Nicole, n’interrompez pas. Vous savez bien que je ne l’aime plus. D’abord mes efforts restèrent inutiles : il est très fermé sur ce qui concerne ses instructions, le vieux magistrat ! Je m’abstins d’aller vous voir, ne voulant me présenter ici que le jour où j’aurais à vous informer d’une chose sérieuse. Ce jour est arrivé. À force d’intriguer, d’insister, je suis parvenu à obtenir de mon futur beau-père la mise en liberté provisoire de Landry Colin ! J’ai eu un peu de mal. Le juge l’avait déjà refusée une fois…

Julien paraît déçu : je persiste à me taire ! Dame ! Moi, je ne saisis pas bien l’intérêt de Paul dans cette circonstance, et je me soucie peu que Landry soit chez lui plutôt qu’en prison, du moment que l’affaire reste la même : c’est le sort de Paul qui m’occupe, non celui de Landry. Et puis, je pense à Sylvie.

Julien fait une figure si désolée, que je finis par dire :

— Je suis très sensible au dévouement que vous me témoignez…

Il me regarde profondément, et répond en prenant ma main :

— Ce n’est rien, Nicole. Le dévouement compte, lorsque celui qui en est l’objet ne trouve pas les mots qui disent : merci… Mon impuissance à vous obliger comme je le souhaite, vous empêche de sentir la volonté qui m’anime… Quelle dérision !… Dès que l’on aime, on se figure qu’on va pouvoir accomplir des choses extraordinaires pour Elle ; on rêve de catastrophes : incendie, noyade, guet-apens, où l’on se voit jouant un rôle héroïque. On se croit capable de sauver la bien-aimée des plus grands dangers. On se découvre l’invincible force de Samson… Mais, un jour, arrive l’accident de l’existence courante, beaucoup plus simple que nos imaginations dramatiques ; nous nous élançons, certains du succès, pour défendre celle que nous aimons… Et voici que, devant l’obstacle infime qui se dresse sur sa route, Samson s’aperçoit tout à coup que la Réalité lui a coupé ses cheveux.

— Vous êtes jeune !

J’ai à peine prononcé cette phrase que je me rappelle… Un jour, — il y a bien longtemps, — elle me fut dite textuellement par le premier homme que j’aimai, par Jean Claudières, cinglant mon enthousiasme juvénile d’alors… Aujourd’hui — comme c’est drôle ! — c’est moi qui la laisse tomber à mon tour, sur le même ton désabusé. La vie est une grande route où s’échelonnent les âges de l’homme : à chaque étape, nous retrouvons les relais de nos aînés ; et c’est à ce moment seulement que nous comprenons ce qu’ils étaient. Moi, j’ai rattrapé déjà les distances sans avoir atteint leurs années : j’ai dû courir plus vite…

— Quelquefois, continue Julien, ma folle cervelle d’auteur échafaude une tragédie… Vous êtes attaquée devant moi par un ennemi, un jaloux dont le revolver se braque sur votre poitrine ; je me vois me jetant entre vous et l’agresseur ; je sens, presque réelle, l’atroce et divine sensation de la balle qui me frappe comme un coup de fouet et traverse mes chairs brûlées en déchirant les muscles… Je crois mourir pour vous. Alors… je me réveille, et je suis navré de constater que « cela n’est pas arrivé »…

— Mais c’est du sadisme sentimental, ça, mon cher…

— Nicole, je vous parle tout bêtement avec mon cœur, et c’est votre esprit qui me répond.

— Mon esprit fait la grimace les jours de migraine, et j’ai mal à la tête, ce soir.

— C’est vrai, vous êtes pâle.

Julien se penche sur moi sous prétexte d’examiner le cerne de mes yeux ; ses prunelles luisent, sa bouche tremble ; son visage est trop près du mien ; ses narines vibrantes m’envoient un souffle chaud qui me déplaît ; ses mains insidieuses descendent le long de ma robe… Et comme je me sens réellement indisposée, sa fausse sollicitude m’irrite doublement. Voilà bien où s’éprouve la véritable affection. À sa place, Paul s’inquiéterait, voudrait me soigner : celui-là ne songe qu’à son plaisir. Je dis brutalement :

— Laissez-moi, vous m’embêtez !

— Nicole !

— Je ne vous comprends pas. Ces rêvasseries exaltées ne s’accordent guère avec vos actes. Votre sensiblerie amoureuse vous pousse à souhaiter recevoir d’inutiles, d’illusoires coups de revolver : elle ne vous inspire donc aucune pitié envers la pauvre enfant que vous trompez si vilainement ?

— C’est prodigieux : ce que ma fiancée vous intéresse ! Il n’y a que les femmes pour s’occuper ainsi de gens qu’elles ne connaissent pas. Nicole !… Vous n’avez jamais aimé, si vous n’admettez point le charme qui hyperesthésie nos facultés en faveur d’un seul être, et nous laisse froid devant les plus grands désastres, pour nous émouvoir à l’extrême d’une larme coulant des paupières adorées… Je pense infiniment plus, en ce moment, à Landry Colin — qui m’est indifférent — à Paul Bernard — que je déteste — et cela, parce que leur parti est le vôtre, qu’à cette Sylvie que vous me jetez tout le temps à la tête !

— Je vous montre le chemin de votre avenir. À quoi bon vous acharner ici ? Ma vie est faite ailleurs.

— Vous jouez un jeu de coquette. Pourquoi m’avoir encouragé ?

— J’étais méchante à ces instants-là ; aujourd’hui, je m’efforce de parler comme je dois. Oh ! Julien, comment parviendriez-vous à discerner les raisons incohérentes qui se heurtent dans ma tête et me guident à tort et à travers : je ne m’y retrouve pas moi-même. Je songe trop aux choses… La seule minute où une femme est capable de se comporter avec logique, c’est lorsqu’elle agit sans réfléchir. Je désire à la fois vous éloigner d’elle, parce qu’elle serait malheureuse avec vous, et vous ramener sincèrement auprès d’elle, puisqu’elle se désole quand vous n’êtes pas là…

— Encore un coup, que signifie cette sollicitude étrange pour une inconnue ?

— Ma répulsion à vous voir accepter si légèrement une situation fausse… et malhonnête…

— Puis-je me juger : je ne pense qu’à vous. Peu m’importe ma conduite à l’égard des autres.

— Mauvaise excuse. Savez-vous ce que j’arrive à supposer, Julien ?

(Je toise ce blondin sec dont la passion détonne, exprimée par ces lèvres pincées ; il a le regard d’acier des arrivistes, le front dur de l’ambitieux.)

— Je suppose, monsieur Dangel, que la dupe de votre comédie n’est peut-être pas cette petite Sylvie… mais, au contraire, votre humble servante.

— Que voulez-vous dire, Nicole ?

— Que l’on voit souvent des jeunes gens parfaitement avisés courtiser la Chèvre-Aventure, cependant qu’ils regardent mûrir dans leur potager le chou confortable du beau mariage.

— Nicole ! êtes-vous aveugle pour vous méprendre à ce point-là ? Méfiante ! Vous cherchez un calcul dans ma folie même. Mon amour m’a fait commettre des sottises, et ces sottises vous paraissent astucieuses. Vous ne sentez donc pas que j’aime pour la première fois et que je me suis livré à jamais ? Depuis que vous m’êtes apparue, je n’ai pu approcher une femme sans répulsion, fût-elle belle comme vous-même.

— Et il y a plus de trois mois que vous me connaissez ?… Je vous plains.

— S’il vous déplaît que j’aie renoué mes relations avec la famille T…, consolez-vous : Sylvie doit partir bientôt pour Trouville. Nous voici donc séparés, puisque je passe l’été à Paris…

Julien s’interrompt subitement. Un domestique vient d’ouvrir la porte du petit salon, et annonce avec cette voix neutre des subalternes impassibles, qui n’expriment jamais leur curiosité :

— Monsieur Landry Colin.

Le banquier entre, le visage un peu pâle ; mais soigné, lustré, vêtu de neuf. Je crie malgré moi :

— Comment… Déjà ?

Landry Colin me lance un regard inexprimable. Il répète sur un autre ton :

— Déjà !… On voit bien que vous ne sortez pas de la Santé, chère amie. Le temps vous a paru moins long…

— Pardon, vous ne saisissez pas : je m’étonnais que vous fussiez ici, aussi tôt. Comment vous portez-vous ?

Le banquier s’aperçoit seulement de la présence de Julien, resté dans la pénombre. Il salue, d’un air embarrassé, ce jeune homme qu’il se rappelle vaguement avoir rencontré chez moi ou au New-music-hall. Julien se lève, prend congé, avec ces gestes empruntés des visiteurs qui se sentent de trop. Je ne le reconduis pas.

Après son départ, Landry questionne d’une voix bourrue :

— Vous ne pouviez pas me dire qu’il y avait quelqu’un ?

— Bah ! Cela n’a aucune importance : c’est le futur mari de la fille de votre juge d’instruction.

— Plaît-il ?

Landry ouvre de grands yeux, puis sourit : il vient de comprendre. Un silence. Son visage s’est rembruni. J’interroge :

— Eh bien ! Landry ?

Le banquier me considère froidement, les sourcils froncés ; son poing se crispe au rebord d’une table. Il semble refréner une colère intérieure, et réplique d’une voix cinglante :

— Eh bien ! Je suis accouru pour vous féliciter. Mes compliments, Nicole, vous avez fait une jolie besogne.

— De quelle besogne entendez-vous parler ?… De celle que vous m’avez proposée ?

— Comment, petite malheureuse !… Je vous témoigne assez de confiance pour vous mettre un jour dans le secret de ma situation ; je vous avoue mes perplexités, mes appréhensions. Je vais jusqu’à vous révéler que l’homme qui peut seul me tirer d’affaire, semble glisser entre mes doigts, tenté par les propositions de l’adversaire ; qu’il est urgent de l’enchaîner plus solidement — l’amitié est une vieille ficelle qui se rompt si facilement ! — Je suppose qu’au cou d’un viveur impénitent, le collier fragile de deux bras blancs sera l’attache de Nessus. Vous me promettez tacitement votre concours… Et pour aboutir à quoi ? À exaspérer Léon Brochard à tel point (en lui jouant un de ces tours de coquette qu’un homme ne pardonne jamais) qu’il passe, du coup, à l’ennemi, autant par dépit que par intérêt.

— Qui vous a raconté ?

— Que vous importe la façon dont j’ai appris ça : je le sais, voilà tout.

— Sapristi ! Le régime de la Santé a dû vous rester sur l’estomac : quelle aigreur ! Moi qui m’efforce le plus possible de servir votre cause, depuis l’arrestation… Je ne comprends pas vos reproches ?…

— Vous en avez de joyeuses ! Mais vous êtes donc inconsciente ?… Que pensez-vous que j’aie fait, sitôt rendu à la liberté ?… J’ai réuni mes principaux actionnaires — les véritables, ceux qui s’affolent de la débâcle sans avoir trempé dans les machinations de l’Agioteur — et j’ai annoncé que nous étions en mesure de satisfaire toutes les réclamations… À partir de ce matin, nous payons à bureaux ouverts, Bernard et moi… C’est la seule manière de rétablir un courant d’opinions favorables. Nous payons, nous payons ! Nous jetons l’argent par les fenêtres, pour empêcher les clients d’enfoncer la porte. Et vous me demandez ce que je vous reproche ? Vous êtes en train de nous ruiner, simplement, ma petite !

— Mais, enfin, Colin, pourquoi serait-ce moi ?… Je ne suis pas la cause de cela… Vous êtes injuste…

— Eh, parbleu ! Si vous aviez pris votre rôle au sérieux, dès le début… Léon Brochard restait mon allié, et rien ne pouvait m’arriver. Bouvreuil était contraint de ronger son frein ou de se briser contre le pot de fer…

— Dont j’eusse été le pot de vin ? Vous réprouvez ma conduite, comme d’autres l’inconduite…

— Oh ! ma chère, n’abordons point ce terrain brûlant. Nos mœurs ne concernent que nous, et lorsqu’on est affranchi de tout préjugé, il sied mal d’entendre certains propos d’une oreille chatouilleuse… Je vous avais crue assez intelligente pour accepter une intrigue utile, inévitable à notre salut. Je dois reconnaître humblement que j’avais offensé votre dignité par mes suppositions. Et, désormais, je vénère trop votre vertu pour rien suspecter ici, pas même la présence de ce gentil jeune homme blond, si discret, que j’ai eu l’avantage de rencontrer tout à l’heure… En voilà un qui, sans aucun doute, serait plus gracieux à voir en chemise que ce pauvre Léon Brochard !

— Insolent ! c’est à lui que vous devez votre liberté… Grâce à mes prières, je l’ai décidé à la solliciter de son beau-père…

Le banquier vrille sur moi ses yeux perçants. Il s’écrie avec vivacité :

— Alors, excusez-moi, Nicole… Je suis si surexcité : la violence l’emporte sur mon amitié… Car, n’oubliez pas que je vous aime beaucoup, chère amie. Écoutez : il faut profiter de vos relations avec ce jeune homme pour obtenir…

Je ne le laisse pas achever. Outrée, je coupe sa phrase d’une exclamation énergique :

— Ah ! non, par exemple ! J’en ai assez… Adressez-vous ailleurs : les grandes maisons vous offriront leur assortiment ; ici on ne fournit pas ce genre d’article… Si vous m’importunez encore, Landry, je préviens Paul !

— Moi aussi.

— Vous dites ?

— Je dis ceci… Soyez très attentive, car je parle sérieusement… On a su — comment ? je l’ignore — qu’une très jolie femme, non étrangère à l’Affaire Colin, avait, il y a quelques mois, mystifié cruellement un ancien ministre. Après avoir consenti à l’embarquement pour Cythère, la belle capricieuse, au moment décisif, refusait le voluptueux voyage, désenchantée par l’aspect du vieux nocher, lorsqu’il se fut exhibé en négligé. Qui a pu révéler tous les détails de l’anecdote ? Ce n’est point l’héroïne, car elle est restée anonyme, — jusqu’à présent — pour le public. C’est encore moins Léon Brochard : son intérêt l’engageait à céler cette mauvaise fortune… Alors ? Une indiscrétion de valet de chambre, peut-être… Si les murs ont des oreilles, les trous de serrures ont des regards. Toujours est-il que l’histoire se chuchotait hier au Palais, dans les couloirs de journaux, et qu’on me l’a répétée, à peine étais-je sorti du greffe. La nuit dernière un chansonnier de Montmartre a failli attirer la police dans son établissement en improvisant, sur l’air de la Casquette, sa rosserie d’actualité : La liquette à M’sieu Léon !

— Mais, c’est abominable !… Léon Brochard va me haïr mortellement !

— Eh bien, ma chère Nicole !… Si vous persistez à vous montrer aussi méchante, aussi rétive, avec moi, je déclare à ce pauvre Bernard le nom de la belle inconnue dont la personnalité mystérieuse intrigue fort les bureaux de rédaction, les boîtes de la Butte et la salle des Pas-Perdus.

— Osez-le donc !… Je vous en défie : vous n’êtes pas encore assez vil pour ça.

Dressée face à face, nous nous mesurons du regard, l’œil brillant, le front un peu penché — tels deux béliers avant de combattre comparent leurs forces ennemies. Mes mains frémissent nerveusement. Landry Colin est blême.

Soudain, nous entendons le grincement de la grille du jardin ; un bruit de pas sur le gravier. Je n’ai pas besoin de soulever le rideau de la fenêtre pour savoir que c’est Paul : il est l’heure de sa visite journalière.

Nous taisant, Landry et moi, nous l’écoutons monter. Le banquier a repris son masque impénétrable ; ses paupières abaissées dissimulent les prunelles aiguës, sa barbe abrite les lèvres mobiles où tremble une émotion mauvaise. Moi, je me sens faible — oh ! cette migraine, — et lasse, désespérément lasse… Dormir, ne plus penser : comme ce serait bon !

Paul Bernard entre, le visage souriant. Il annonce presque gaiement :

— Je me suis douté que j’allais trouver Landry chez toi : il y a un mouchard en permanence à la porte !

Il ne remarque ni la froideur sournoise de Colin ni ma figure défaite ; mais continue, expansif :

— Ah ! je suis content… Je suis content, Landry, que vous nous soyez rendu. Nous allons pouvoir nous défendre, maintenant que vous avez recouvré vos moyens d’action…

Il serre affectueusement la main du banquier avec sa bonne grâce d’associé loyal, plus communicatif aux heures de détresse qu’aux moments où la chance sourit. Puis, se retournant vers moi, Paul ajoute :

— Si tu l’avais vu ce matin, au milieu de nos bonshommes ! Quel gaillard !… Landry était entouré, pressé, harcelé, par une poignée d’énergumènes irascibles ; hurlants, furibonds : « Nos fonds !… Vous nous avez ruinés ! Nous n’écouterons pas un mot d’explication… Vous avez dilapidé nos capitaux… » Landry, impassible, gardait le silence. Naturellement, les autres étaient exaspérés : quand on défend aux gens de s’expliquer, c’est qu’on attend qu’ils se justifient. À la fin, le plus impatient s’écria : « Mais, répondez donc, sacrebleu ! » Et Landry de riposter avec son sourire railleur : « À quoi bon ? Vous m’avez prévenu que vous n’écouteriez rien. » À ces minutes-là, notre ami prend une petite voix douce qui force l’attention des pires exaltés. On le laissa parler. Alors, ma chère amie, ce fut une scène de haute comédie : Colin n’eut qu’à ouvrir la bouche pour changer ces loups en agneaux ; trois phrases suffisaient à les adoucir ; un discours les reconquit et la conclusion les enthousiasma… Bref, Landry avait retrouvé ses actionnaires fanatiques grâce à son éloquence habituelle. Il possède de véritables dons d’orateur ; son auditoire est convaincu moins par ses arguments que par son organe même : on se laisse bercer au charme de son verbe comme aux sons d’une musique persuasive… C’est une belle chose que la parole !

Je ricane amèrement d’entendre Paul faire cet éloge de Landry Colin. Le banquier conserve sa physionomie fermée, butée ; on dirait qu’il n’a rien compris. Paul s’avise enfin de son attitude et l’attribue aux préoccupations :

— Oui, mon cher Colin, il nous reste encore une rude tâche et vous ne vous hâtez point de chanter victoire… Bah ! ne nous frappons pas. Nos adversaires s’entortilleront dans leurs propres filets, à force de mensonges… Chaque jour, ils lancent quelque nouvelle invention… Quelle est cette histoire de femme qu’ils font circuler, depuis hier, pour irriter Léon Brochard contre nous en lui insinuant que le potin est parti de notre journal ?

Je regarde Landry Colin. Lentement, le banquier relève ses paupières, découvre ses yeux volontaires, ses yeux durs, où brille une pupille ardente. Il avance la tête avec un geste élégant et perfide de félin gracieux, et questionne, paisible :

— Savez-vous que c’est de Nicole qu’il s’agit ?

— Oui, dit Paul ; admirez-vous, mon cher, cet art de la calomnie à transformer un geste de dévouement en aventure équivoque ? C’est pour nous, pour le ramener dans notre camp, que Nicole a tenté de séduire Léon Brochard… puis, s’est arrêtée, au milieu de son entreprise, sa pudeur de femme se révoltant contre cette démarche. Et c’est cette folie généreuse — que Nicole a risquée à l’instant où j’étais trop désemparé pour intervenir — dont on se sert aujourd’hui, en la présentant sous l’aspect d’une gauloiserie chansonnée dans les cabarets montmartrois !

(Bienfait du quiproquo : Paul, ignorant ma première visite chez Brochard, croit la seconde objet de tous les commérages.)

— Je suis furieux, continue Paul : aussi, la Vie de Paris leur ménage un de ces abatages…

La mine déconfite de Landry m’égaye un instant. Rosse, va ! Je lui adresse une grimace de rancune, bientôt changée en crispation douloureuse… Mes névralgies augmentent… Que cette migraine me fait souffrir ! Des zigzags de feu traversent ma cervelle, éblouissent ma vue…Il me semble que j’ai un orage dans la tête.

J’ai eu trop de mal, tous ces temps-ci. La lâcheté, la méchanceté des gens m’ont trop souvent éprouvée. Comme leur âme est une chose laide dès qu’un conflit d’intérêts la met à nu. Leur civilisation est une des formes de l’hypocrisie : pourquoi portent-ils des vêtements corrects, des gants ; pourquoi saluent-ils, le sourire aux lèvres, avec des paroles douces, polies, qui nous font croire à leur affection ?… Puisque à la première bataille, à la vue de l’or — cette proie moderne qui remplace la chair saignante que se disputaient les primitifs — ils redeviennent les bêtes ancestrales, ardentes au combat, âpres à la curée. Leurs crocs s’entre-déchirent, les ongles se griffent… Ils ont oublié l’entrave des gants et du sourire…

Oh ! ce Brochard vindicatif et puissant, ce Colin sans scrupules, ce Bouvreuil inconnu et menaçant… Ces plaignants qui se vendent, ces défenses qu’on achète… Il y a des jours où l’humanité vous remonte à la gorge : on voudrait la vomir.

Je me sens vraiment malade. Un brouillard passe devant mes yeux. Et je glisse tout doucement sur le tapis, tandis que Paul jette un cri et que Landry se précipite vers moi…