Nietzschéenne/1

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Plon (p. 23-39).




NIETZSCHÉENNE



I


Robert Clérieux sauta de l’auto et franchit la colonnade du Théâtre-Français, dans l’aigre humidité du soir de mars.

Naturellement ! Il s’y attendait. Plus personne. Sur le trottoir, un solitaire marchand de contremarques. Et, dedans, le vestibule désert. La pièce devait être commencée. Stupide retard ! Comment pénétrer dans cette loge sans gaucherie ? Et la présentation de dos à la jeune dame en question, parmi les « chuts ! » des voisins ! Quel ridicule ! S’il n’entrait pas ?…

Il s’arrêta sur l’escalier, hésitant. Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Pourquoi cette nouvelle relation ? Et justement lorsque sa femme se trouvait dans le Midi, avec les enfants. Jocelyne Monestier connaissait assurément ce détail. Y aurait-il une intention de sa part ? Elle perdrait bien son temps !

Le jeune homme sourit, amusé par la déconvenue que s’infligerait toute femme qui tenterait sa conquête en ce moment. Ah ! il avait autre chose en tête ! Même sans la profonde tendresse qu’il gardait à sa petite Luce et ses principes arrêtés sur le devoir de fidélité conjugale, il ne serait jamais moins disposé à se lancer dans une aventure.

Son sourire s’effaça. Le poids de ses responsabilités s’alourdit. Soucieux, il continua de monter machinalement, parce qu’un monsieur et une dame galopaient derrière lui, le dépassaient. Pourtant, lorsque la haute glace du palier lui renvoya son image, il la parcourut d’un regard, essaya de présumer l’effet qu’il produisait au premier abord.

L’intime satisfaction résultant de cet examen le décida. Quand on a vingt-sept ans, une tournure élégante, de beaux yeux clairs soulignés de cils aussi noirs que les cheveux drus, la moustache fine, et qu’on n’éprouve aucune inquiétude sur la coupe de son habit, la rigidité de son col, ni le chic de son gilet, on ne renonce pas aisément à se présenter devant une jolie femme qui a manifesté le désir de vous connaître. La suggestion opère, fût-on le garçon le moins fat, de l’esprit le plus solide, apportât-on dans la vie la somme de gravité qu’exigent des fonctions récemment assumées : propriétaire-directeur de la maison Hector et Jules Clérieux — Robert Clérieux, successeur — une des plus fortes fabriques d’automobiles du monde.

— « Il y a longtemps que c’est commencé ? » demanda Robert à l’ouvreuse en lui jetant sa pelisse.

— « À peine cinq minutes, monsieur. »

Quelle que soit l’heure à laquelle on arrive au théâtre, le rideau, pour une ouvreuse, n’est jamais levé que depuis à peine cinq minutes. Ce laps de temps vague et immuable n’importait d’ailleurs pas à Clérieux. Devant la porte de la baignoire d’avant-scène, il entendait, avec un léger battement de cœur, le passe-partout grincer dans la serrure.

Il entra, vit tout de suite la carrure massive de Nauders, derrière deux femmes assises au premier rang. Dans la salle obscure, la nappe claire des visages, à l’orchestre, se figeait, immobile. Tandis que, tout proche, béait l’espace lumineux de la scène. Le décor représentait un intérieur de maison, au bord de la mer. Par les baies ouvertes, l’illusion du large entraînait le regard. Deux ou trois personnages lançaient des phrases qui donnèrent aussitôt à Clérieux cette impression d’arriver dans un pays dont on ne sait pas la langue, avec la crainte de ne la comprendre jamais, — châtiment, d’ailleurs, fort court, des spectateurs inexacts.

Il adressait à Nauders une mimique désespérée, pour empêcher celui-ci de lui offrir une chaise plus en avant. Là, au fond, il serait très, bien. Si… si… il voyait parfaitement. Qu’on ne s’occupât pas de lui.

Les deux jeunes femmes avaient à peine tourné la tête. Huguette de Gessenay, la fille de Nauders, lui envoyait un bonsoir amical, tandis que Jocelyne Monestier, lui montrant à peine son profil, ramenait bien vite toute son attention vers la pièce.

Clérieux l’examina curieusement.

Ce qu’il voyait d’elle lui sembla peu banal. Rien pourtant de cette excentricité dont il se divertissait à l’avance. N’avait-il pas souvent raillé Huguette sur son fanatisme pour cette mystérieuse amie, et rabattu ferme des descriptions enthousiastes qu’il ne se souciait pas de contrôler ?

Pour être encore, à près de trente ans, mademoiselle Monestier, avec de la fortune, il fallait de sérieuses tares physiques. Car, pour les tares morales, Robert, bien qu’il ne les tolérât pas en ce qui l’approchait, savait de reste que cinquante mille francs de rente les font aisément oublier. L’hypothèse qu’une jeune fille se refuse de parti pris au mariage paraît inadmissible, surtout à un homme. Celui-ci pourtant convenait in petto que, si Mlle Jocelyne coiffait sainte Catherine, ce devait être parce qu’elle le voulait bien.

Du coin d’ombre où il méditait, à cent lieues d’écouter ce qui se disait sur la scène, il détaillait l’élégance d’un buste souple s’amincissant en une taille étroite et ronde, et cette grâce si séduisante d’un joli dos, sans saillie d’épaules ni cambrure exagérée, ni raideur d’acier, de baleines. S’il y avait un corset sous la mousseline de soie incrustée de venise, il devait gainer très librement ce corps flexible.

Clérieux goûtait l’espèce de charme vague, l’attraction indéfinissable de cette élégante créature, dont il ne connaissait pas le visage. Ses yeux, accoutumés maintenant à la pénombre de la baignoire, parcouraient tout ce qu’ils pouvaient saisir, aidés par l’attitude de Jocelyne, qui se détachait de sa chaise, penchée en avant, soulevant sa lorgnette d’une main.

Le cou, très long, donnait de la fierté à la tête. De la nuque fine jaillissait une chevelure charmante, d’un blond si tendre qu’elle s’argentait par places, et que, tout d’abord, dans l’ombre, Robert avait cru cette jeune tête blanchie prématurément. La coiffure d’ailleurs était originale. Cette masse de cheveux, dont s’échappaient des frisons impalpables, se tordait en une seule natte, qui nimbait la tête, tandis que, des deux côtés, à la hauteur des tempes, une touffe courte bouclait, allégeant et élargissant l’ensemble. Sans doute, c’était à cause du poids de cette natte, ou, encore, par coquetterie, pour la montrer, que Jocelyne était venue sans chapeau.

Cependant, Nauders, que la pièce n’intéressait guère, se tournait à demi pour observer, de son regard supérieur et narquois, la physionomie contemplative de Robert.

Son mouvement ayant appelé l’attention du jeune homme, il lui fit signe, d’un coup de menton souriant, dont la claire signification était :

« Chic, ma pupille… Hein ! Qu’en dites-vous ? »

Un sentiment désagréable envahit Clérieux. Il se souvint tout à coup de potins jadis écoutés d’une oreille indifférente, et suivant lesquels Jocelyne eût été la maîtresse du puissant financier. Cela l’ennuyait maintenant, sans qu’il sût pourquoi. Hochant la tête, comme pour dire : « Ma foi, j’attends de la voir », il parut s’absorber dans les péripéties d’au delà de la rampe.

Mlle Monestier n’était pas exactement la pupille de Jérôme Nauders, — ou plutôt de J. Nauçlers, suivant la signature et les cartes de visite de cet homme, qui, détestant son prénom, ne souffrait pas qu’on le lui rappelât.

Lorsque la jeune fille, à la suite d'un drame mal connu, resta seule dans la vie (il y avait de cela environ huit ans), Nauders fut nommé administrateur de la succession embrouillée que laissaient les parents de Jocelyne. Ami intime du père, ayant toujours accueilli l’enfant comme la compagne préférée de sa propre fille Huguette, déjà connu d’ailleurs pour le génie financier qui faisait de lui l’un des plus heureux brasseurs d’affaires, il était tout désigné pour ce rôle.

Cependant le monde voulut vite voir une vilaine raison à la sollicitude empressée qu’il y apporta. On ne comprenait pas qu’il continuât de maintenir constamment dans la société de sa fille une jeune personne dont, la réputation ne sortait pas intacte des événements qui la laissaient orpheline. L’histoire de Jocelyne, telle que la malveillance publique la consacrait, était celle-ci : Mlle Monestier aurait poussé jusqu’aux plus scabreuses limites un flirt avec un jeune homme qui la demanda en mariage, puis qui se retira brusquement en découvrant qu’il n’était pas le premier dans les bonnes grâces de sa fiancée. Sa retraite aurait déterminé des catastrophes. D’abord sa propre mort, à lui, car le frère de Jocelyne le tua en duel. Puis la rupture de la jeune fille avec les siens, qui ne lui pardonnèrent pas. L’exil volontaire de ce frère, établi depuis lors à l’étranger. Le désespoir mortel de Mme Monestier, qui succomba de chagrin. Enfin, le suicide de M. Monestier, qui ne voulut pas survivre à sa femme.

Qu’y avait-il de vrai dans ces tragiques propos ? Pas la moitié, affirmaient Nauders et Huguette en demandant à Clérieux de se rencontrer avec leur amie. Et cette moitié de vérité se défigurait encore, assuraient-ils, par l’interprétation, par l’ignorance des caractères, des mobiles, des causes. Jocelyne était une victime, indignement séduite, plus indignement calomniée. Jamais ses parents ne l’avaient condamnée, maudite. Le père Monestier était mort d’une embolie. Loin de renoncer volontairement à l’existence, il voulait vivre pour tirer vengeance du vrai coupable, — qui n’était pas le fiancé félon, si définitivement châtié par l’indignation fraternelle.

Tout ce romanesque, vaguement logé dans la tête de Robert Clérieux par des conversations anciennes, ne l’avait jamais intéressé. De temps à autre, il taquinait sa compagne d’enfance, Huguette Nauders — même après qu’elle fut devenue vicomtesse de Gessenay — sur les airs de dévotion et de mystère qu’elle prenait à la moindre allusion touchant son amie.

— « Eh bien ?… Et sainte Jocelyne demi-vierge et martyre ? » lui demandait-il en riant.

Elle pinçait les lèvres, soupirait.

— « Taisez-vous, Bob. Vous ne saurez jamais ce que vaut cette fille-là. »

De tels dialogues n’étaient pas fréquents. La pensée de Mlle Monestier n’effleurait que de loin en loin et de façon fugace l’esprit de Clérieux, De trop absorbantes préoccupations pour lui-même et les siens ne lui laissaient guère — en ces deux dernières années surtout — le loisir des curiosités vaines sur autrui. Toutefois une notion récente releva dans son opinion une personne qu’il ne croyait pas devoir rencontrer jamais. (Car elle fuyait le monde, s’enfermait dans la solitude, ne fréquentait Mme de Gessenay qu’en le plus strict tête-à-tête.)

Voici comment Clérieux fut amené à prendre d’elle une idée plus favorable.

Des amis l’engagèrent à souscrire quelques actions d’une modeste société plus philanthropique que financière. Les dividendes s’annonçaient minimes, mais suffisants pour amorcer les bonnes volontés, pour grouper des capitaux que n’eût pas attirés la charité seule, et surtout pour faire disparaître la pensée d’aumône. C’était une entreprise de logements ouvriers, d’un bon marché inouï, en des conditions exceptionnelles de salubrité, de confort. On réalisait le miracle par le bas prix de terrains situés non loin de Paris, et la création d’un petit chemin de fer, genre Decauville, qui transportait presque gratuitement, les travailleurs en ville. Tous les frais étaient couverts, avec la possibilité d’un bénéfice progressif, grâce à des combinaisons ingénieuses et au rapport du chemin de fer en dehors des heures de circulation ouvrière.

L’œuvre apparaissait merveilleusement pratique, d’un utilitarisme direct, et si bien calculée que, plus elle se développerait — c’est-à-dire plus elle donnerait de bien-être à des malheureux — plus elle avait chance de devenir fructueuse pour ses actionnaires. Robert Clérieux n’apprit pas sans étonnement que toute l’organisation émanait d’un cerveau de femme. La fondatrice voulait d’ailleurs rester anonyme, non sans avoir versé la forte somme indispensable pour les premiers travaux.

Comme, un jour, Clérieux parlait avec enthousiasme de cette inconnue chez Nauders, Huguette prit immédiatement ses airs de mystère, accompagnés cette fois de sourires triomphants. Et Bob — ainsi qu’elle l’appelait en camarade — apprit que la créature d’intelligence et de générosité dont il venait de faire l’éloge n’était autre que Mlle Monestier.

— « C’est un intérêt qu’elle met dans sa vie ; expliqua Nauders. Car elle est résolue à ne se marier jamais. »

Le banquier l’avait aidée de ses conseils. Il avait même accepté la charge de directeur. Apport d’une magnifique puissance morale et financière. Nauders était une force. Robert, dès lors, prit au sérieux la personnalité de Jocelyne Monestier. Mais, par contre, il se la figura dénuée de tout charme féminin, et se sentit plus disposé à admettre qu’en effet son aventure d’amour appartenait au domaine de la légende. Cette philanthrope doublée d’une capitaliste, vieille fille, par vocation, devait être — et pour cause — d’une inattaquable vertu.

La silhouette séduisante, dans la pénombre de la baignoire, aux Français, et le geste satisfait, admiratif de Nauders, déroutèrent une fois de plus Robert Clérieux.

Serait-elle, ainsi que certains prétendent, sa maîtresse ? Il écarta l’hypothèse, comme déplaisante. Cet homme plus que mûr… cette jeune fille… Car elle méritait encore l’épithète, davantage même par son aspect que par son âge (celui de Huguette : vingt-huit à vingt-neuf ans). Et l’amie de sa fille, par-dessus le marché. Non. Nauders était un grand honnête homme. Ce serait trop pénible de croire à une telle vilenie. Il aurait donc profité de son autorité presque* paternelle pour séduire l’enfant qu’elle était quand, par suite d’une catastrophe, elle s’était trouvée sans autre conseil, sans autre appui cjue lui. Pourquoi ne pas l’épouser, alors, puisqu’il était veuf ?

— « Eh bien, voilà un joli monsieur ! » déclara Mme de Gessenay presque à haute voix, en parlant d’un personnage de la pièce. « Dans quels milieux voit-on des mufles pareils ?

— Tu n’as donc pas suivi ? » chuchota son père, « L’auteur développe une thèse philosophique.

— Quelle philosophie ? Quelle thèse ? » se récria la petite vicomtesse. « Se servir le premier, manger comme un goujat, s’asseoir dans le meilleur fauteuil, quand il y a des femmes… Ah ! bien, si c’est de la philosophie !…

— Mais oui… Tu ne fais jamais attention. C’est la théorie de Nietzsche.

— Ne dites pas cela, monsieur Nauders, » fit Mlle Monestier, en se tournant vers lui.

Clérieux vit son profil. Un nez court, busqué… la saillie accentuée du menton… des traits secs et réguliers de médaille… La réalité lui plut moins que l’incertitude de tout à l’heure. Mais il resta, frappé par l’intonation, l’accent. De l’autorité dans la douceur. Une sûreté singulière, sans prétention pourtant. Et pourquoi cette gravité fresque émue dans la contradiction à Nauders.

Le financier hochait la tête du côté du jeune homme.

— « Ne contrarions pas mademoiselle Jocelyne. Quelle blagué, d’ailleurs, la philosophie, hein! mon petit Clérieux ! »

Et, sur une tirade grossièrement égoïste que débita aussitôt le protagoniste en scène, il ajouta :

— « Voyez ce qu’on veut nous faire avaler sous le couvert d’un cuistre germanique. Si quelqu’un se permettait chez moi l’attitude et les discours dé ce coco-là, je le conduirais dehors par l’oreille. Autrefois, que diable ! un philosophé était embêtant, mais on nous le montrait sachant au moins se tenir à table. »

Un « chut » vigoureux, parti des fauteuils d’orchestre, interrompit les grognements de Nauders. Il haussa ses larges épaules et ramena vers la scène un regard plein de dédaigneuse résignation.

Robert envia cet homme d’action qui pouvait si sincèrement faire fi des mots. Lui, pour se hausser à l’énergie nécessaire, par combien de phrasés ne cherchait-il pas à s’exalter ? Que de lectures les poings aux tempes ! Que de résolutions ! Que de paroles ramassées avidement, puis brandies ensuite, cinglées en coups de fouet sûr sa volonté. Comment, avec son cœur timide, inquiet de toute souffrance à infliger, hésitant, crédule, serait-il jamais le chef réel de ces trois mille ouvriers, que la mort prématurée de son père, puis de son oncle, laissait sous ses ordres ? Redoutable héritage. Heureusement il avait près de lui un directeur hors ligne, cet Eugène Sorbelin, dont il restait le disciple attentif, malgré ses prérogatives officielles de maître.

L’angoisse jamais endormie de sa responsabilité, de son insuffisance, saisit le jeune esprit viril. Tout s’oublia de la minute présente, — même sa curiosité émoustillée de mâle pour l’inconnu féminin qui venait de lui-même à la traverse de sa route. Il entendit la cloche de l’usine, — cette immense ruche couvrant cinq hectares. Il vit défiler, dune démarche lasse ou hardie, dans un silence de fatigue ou d’amertume, en un piétinement de troupeau, les centaines et les centaines d’hommes dont il devait utiliser les forces au mieux de son industrie, mais aussi pour leur plus grand bien matériel et moral. Il se rappela telle face insolente ou sombrement fermée, — telle autre loyale mais triste, — telle silhouette grêle d’adolescent aux yeux de fièvre. L’habituelle détresse lui étreignit le cœur. Parfois, il enviait le plus chétif, le plus humble d’entre eux. Celui-là, du moins, sa tâche finie, pouvait flâner en paix, manger sans que son gosier se contractât soudain, dormir à l’abri des sursauts effarés qui réveillent et des insomnies tourmentées.

« Ah ! si j’étais de la trempe d’un Nauders ! » pensait Robert. « Je me moquerais aussi des philosophes et de leurs systèmes. »

Le banquier écrasait sous sa carrure puissante la petite chaise de théâtre, dont le dossier n’atteignait pas ses larges omoplates. Sa face’ rasée, aux amples méplats, au modelé plein d’accent, offrait à la fois quelque chose de césarien et d’anglo-saxon, La lucidité, l’énergie, avivaient le regard, serraient le dessin des traits. Sur le crâne vaste, la chevelure épaisse montrait cette particularité que les mèches du sommet, assez longues et restées très noires, s’arrêtaient net sur les tempes et l’occiput blanchis, de nuance si tranchée qu’on eût dit d’une perruque trop courte.

Sa fille ne lui ressemblait pas, — sauf qu’elle eût été brune comme lui sans les artifices du coiffeur. Avec la bouffante auréole de ses cheveux, dorés par des procédés savants et merveilleusement ondulés, ses yeux de velours marron sous de beaux sourcils noirs, sa figure fine et longue, sa bouche sinueuse aux dents parfaites, sa fausse maigreur élégante, elle était plutôt une jolie personne. La coquetterie la plus passionnée, servie par un goût très sûr, parachevait en des toilettes miraculeuses, les dons de la nature. Si bien que, partout où se trouvait Mme de Gessenay, elle était la femme la plus remarquée, et mieux que la plus admirée, car les discussions mêmes et les critiques jalouses la mettaient au premier rang plus incontestablement que des hommages.

Robert Clérieux la fréquentait davantage en l’absence de sa femme. Il n’aimait pas l’influence de Huguette sur sa raisonnable Lucienne. Et il se demandait quel pouvait être le secret de l’engouement affiché par la petite vicomtesse pour Mlle Monestier. La frivolité de la première ne devait guère s’accommoder du sérieux de la seconde, et réciproquement. Mais qu’était-ce que le sérieux de Jocelyne ? Un masque ?… un piège ?… un désenchantement prématuré ?

Il se promit de le savoir. L’acte venait de finir. Le rideau baissait devant la salle brusquement illuminée. Robert tourna le bouton de l’électricité, dans le petit salon de la loge. On allait se voir, enfin !

— « Monsieur Robert Clérieux… Mademoiselle Jocelyne Monestier. »

Il la contempla de face, et lui trouva plus de caractère, mais moins de grâce qu’il n’avait cru. D’admirables yeux, qui devaient être glauques et clairs de jour, mais qui, aux lumières, empruntaient trop d’ombre à la frange des longs cils, châtains comme les sourcils. Une forme de visage curieuse : large à la hauteur du front et des joues, l’ovale ne s’effilait pas, mais s’aiguisait brusquement en un menton presque triangulaire, par une courbe brève, d’un galbe d’ailleurs très pur. C’est le dessin un peu brutal du type grec de certaines têtes de Méduse. Et les touffes de boucles aux tempes, avec le serpentement de la lourde natte, en donnèrent si vivement l’impression à Robert qu’il en eut comme un recul d’antipathie. À la seconde impression, elle ne lui plut pas davantage, mais il entendit son propre cri intérieur :

« Mâtin ! Tout de même… elle est belle ! »

— « Eh bien, » disait Nauders, « voilà, mademoiselle Jocelyne, l’homme qui, dans l’industrie automobile, emploie le plus d’ouvriers. Il vous renseignera sur ces gaillards-là mieux que personne. Et vous pourrez l’intéresser à notre Société de la Cité fraternelle. »

Clérieux éprouva un agacement à découvrir que cette étrange et captivante fille désirait le connaître simplement pour perfectionner son entreprise des logements de prolétaires. Qu’attendait-il d’autre, pourtant ? Il redoutait l’aventurière. N’aurait-il pas dû lui rendre justice, et se prêter joyeusement à ses honnêtes desseins ?

Au lieu de cela, un peu rageur, il détourna la conversation. Lui, qui n’avait pas écouté un seul mot de la pièce, tenta d’en parler.

— « Il m’a semblé, mesdames, que vous ne goûtiez guère la façon dont ce monsieur en kneekerbockers comprend l’amour.

— Un mufle odieux », prononça Huguette.

— « C’est l’homme de l’avenir », dit Nauders avec une intention taquine.

— « Pourquoi cela ? » demanda Mlle Monestier.

— « L’auteur le donne à entendre. N’est-ce pas sur ce modèle que votre fameux Nietzsche va façonner les générations, par l’individualisme à outrance ?

— Ah ! voilà l’ineptie monstrueuse ! » s’écria Jocelyne.

Les trois autres la regardèrent. Elle s’était assise à côté de son amie sur le divan de l’arrière-loge. Et, le buste dressé, ses grands yeux encore élargis, elle se soulevait, galvanisée par une impulsion secrète dépassant la portée des superficiels propos.

— « Eh ! ma Joce, » fit Huguette, « on dirait que tu vas t’emballer.

— Tant mieux ! » sourit Nauders. « Je saurai ce que la petite amie a contre moi depuis le commencement de la soirée.

— Je n’ai rien contre vous, monsieur Nauders. Vous faites des affaires — de grandes affaires — toute la journée. Et, quand vous venez par hasard au théâtre, vous n’attachez guère d’importance à ce que vous y entendez ! On vous donne du Nietzsche… Va pour Nietzsche ! Si c’est incohérent, malsain, vous vous en prenez à la philosophie, dont vous n’avez cure. Il n’y a pas de votre faute. Non… Ce qui me révolte, c’est qu’on induise en de grossières erreurs un esprit tel que le vôtre, et à combien plus forte raison la foule du public. C’est qu’on fasse entendre, sur notre première scène française, des adaptations pour gorilles de la plus hautaine, de la plus fortifiante pensée ! »

Tous trois rirent de son animation et de son mot : « une adaptation pour gorilles ». Mais ils marquaient, par l’intonation même de leur rire, le détachement de mondains à l’égard de toute idée profonde, la crainte de l’inélégance qu’apporte dans la causerie moderne un élément sérieux.

— « Est-ce que tu vas nous raser, Joce ? Ne crois-tu pas que nous allons l’être assez tout à l’heure quand le rideau se relèvera ? »

Huguette, en parlant, bâilla derrière son éventail.

Quant à Nauders, dont la corpulence étouffait dans l’étroit réduit, il demanda la permission d’aller faire un tour au foyer.

Lui parti, Clérieux osa redevenir lui-même, montrer à quel point la boutade de Jocelyne l’avait intéressé.

— « Vous trouvez donc, mademoiselle, que Nietzsche est trahi, dans cette pièce, par le personnage qui prétend incarner sa doctrine ?

— Toi aussi, Bob ! » cria Huguette. « Ah ! non. »

Elle se leva, rentra du salon dans la loge, reprit sa place au premier rang, moins pour examiner la salle à demi vide que pour faire apprécier le joli spectacle d’elle-même. Les lorgnettes de l’orchestre se braquèrent aussitôt sur cette baignoire, dont la demi-obscurité idéalisait encore la gracieuse apparition. Des habits noirs circulèrent de ce côté, frôlant le pourtour sous prétexte d’entrer ou de sortir. À chaque fois, le même regard masculin, regard de chair, précis, trouble, rapide, dévisageait de près la femme, glissait du visage au buste, en une expertise maquignonne. Mme de Gessenay n’en perdait pas un, de ces coups d’œil brutalement flatteurs. Mais elle semblait ne pas s’en apercevoir, occupée à détailler attentivement les toilettes des dames restées dans la salle. Aux saluts empressés de ceux qui avaient le privilège de la connaître, elle répondait par le bref et distant signe de tête interdisant la trop grande familiarité de s’arrêter pour lui parler.

Derrière elle, la conversation, tout à coup, partait d’un élan imprévu entre Jocelyne et Robert. Hors de l’ambiance paralysante d’une incompréhension railleuse, leurs deux pensées allaient l’une vers l’autre dans une région où elles se plaisaient.

— « Nietzsche trahi par cette pièce ? » répétait Mlle Monestier. « Mais, monsieur, autant qu’il est trahi dans les romans, dans les vers, dans toutes les œuvres de cette pauvre petite école française, paralysée de snobisme et d’impuissance, qui se réclame de lui. Ces faibles esprits l’ignorent. Lui, le plus altier professeur d’ascétisme et d’énergie, lui qui nous tendait la nourriture reconstituante dont notre caractère amoindri a le plus grand besoin, il n’a trouvé chez nous que des interprètes aveugles ou félons. En son nom, au nom de cet apôtre de l’énergie, qui réclame de chacun le plus grand effort, on prêche, sur la scène française, dans le roman français, la doctrine de l’avachissement dans l’égoïsme !…

— Le terme est fort.

— Il est vulgaire. Moins vulgaire que de telles conceptions. Vous êtes-vous contracté d’écœurement tout à l’heure devant la grossièreté de cette espèce de commis voyageur en droguerie, soi-disant nietzschéen ? Savez-vous que Nietzsche n’a pas dédaigné de marquer la nécessité des « bonnes manières » comme une des formes de la dignité et de l’empire sur soi ?

— Je connais très peu Nietzsche, mademoiselle.

— Vous ne connaissez pas son beau programme de ce qu’il appelle « les passions qui disent : oui ».

Et elle cita de mémoire :

— « La fierté, la joie, la santé, l’amour, l’inimitié et la guerre, la vénération, les belles attitudes, les bonnes manières, la volonté forte, la discipline de l’intellectualité supérieure, la volonté de puissance, la reconnaissance à l’égard de la terre et de la vie, tout ce qui est riche et veut donner et gratifier la vie, la dorer, l’éterniser et la diviniser, toute cette puissance des vertus qui transfigurent. » Croyez- vous, monsieur, croyez-vous qu’ils sont coupables, ceux qui traduisent un idéal semblable par la basse parodie qui nous en est offerte ce soir ? Et au Théâtre-Français encore !

— Je ne voudrais pas vous contredire, mademoiselle, » reprit Robert, « mais j’ai peine à croire que, si l’enseignement de Nietzsche correspond en entier aux quelques lignes, très belles, que vous venez de citer, tout le public lettré de France ait pu se tromper sur son compte au point d’en faire — passez-moi le mot — un professeur de muflerie. Pour moi, ce que m’en ont montré quelques livres à la mode m’en a dégoûté au point que je n’ai pas voulu le connaître davantage.

— Vous y perdez, monsieur. Vous y perdez, surtout si les circonstances de votre vie vous demandent une vigueur morale dont vous n’avez pas toutes les ressources en vous-même. »

Clérieux, saisi par la correspondance de cette phrase avec son état d’âme, se tut, regarda celle qui lui parlait. Avait-elle une intention secrète ? Que savait-elle de lui ? Mais ce qui, alors, le frappa, ce fut ce qu’il venait d’oublier ; combien elle était jeune et séduisante. Il s’écria :

— « Mais, mademoiselle, vous devez me trouver peu galant ! Je vous retiens sur un sujet bien aride. Il y a pourtant d’autres choses à dire à une charmante personne comme vous. »

Elle secoua la tête, avec un sourire qui lui ôta sa sévérité de jolie petite gorgone.

— « Non, monsieur, il n’y a rien à me dire.

— Comment cela ?

— Je ne suis pas une jeune fille comme les autres. Je ne suis pas une personne avec qui l’on flirte, moi.

— Qu’êtes-vous donc ? »

Elle eut un mouvement d’épaules, et, toujours souriante, se tut.

— « Enfin », dit Robert, « il y a tout de même des choses que vous préférez à la philosophie, — fût-elle de Nietzsche ?

— Je vais vous paraître une horrible pédante, en vous répondant : Non, il n’y a rien que je préfère. Si jamais vous savez ce que cet esprit admirable a fait de moi, de quoi il m’a préservée, ce qu’il m’a mise à même d’accomplir, vous comprendrez… » Elle eut de nouveau son beau sourire pour ajouter : — « Vous comprendrez que je le défende contre les faux pontifes de lettres, contre les bluffers, qui ne l’ont jamais compris, jamais lu, et qui en imposent aux niais avec quelques lambeaux défigurés de son œuvre…

— Vous êtes sévère.

— Non, monsieur. Car ces gens-là font du mal. Ce sont des ouvriers de déchéance. Nous n’avons pas besoin qu’on accélère chez nous l’affaiblissement des caractères.

— N’est pas fort qui veut », murmura Robert.

— « Pardon », rectifia- t-elle- doucement. « Est fort qui veut. C’est la volonté qui manque le plus. » Elle ajouta, en soulignant les mots : « La volonté de puissance. »

Clérieux ne savait pas que ces trois mots forment précisément le titre d’une des œuvres capitales de Nietzsche. Mais son cœur battit. La hantise qui, jour et nuit, tendait ses fibres se révéla dans un soupir :

— « S’il suffisait de vouloir !… »

Mlle Monestier posa longuement son regard clair, un peu dur, sur les yeux sincères de Clérieux. Quelque chose d’indéfinissable flotta entre ces deux êtres. Ils sentirent un lien, un secret. Rien de sensuel. Ils oubliaient, par miracle, ce qui veille toujours entre un homme et une femme : l’amour. Qu’était-ce donc ?

Jocelyne prononça lentement :

— « Ah ! oui, il vous en faut, à vous, de la force !

— Vous savez ?…

— Je sais… Plus que vous.

— Est-ce possible ?

— Pour cela, j’ai voulu vous connaître.

— Dans mon intérêt ?

— Et dans le mien,

— Quel rapport ?

— Je vous expliquerai.

— Mais… Nauders avait l’air de dire… je pensais que vous aviez besoin de mon concours… à cause de votre œuvre… des logements ouvriers.

— C’était le prétexte, pour nos amis. »

Un éclat de rire jaillit sous la portière, drapée dans son embrasse entre le salon et la loge. Huguette les observait.

— « Tu sais, Joce… Bob Clérieux est un homme marié. »

Robert, qui, presque avidement, se penchait vers son interlocutrice, eut un recul vif. Au grand jour, on l’eût vu rougir. Pour ce scrupuleux, une plaisanterie sur sa fidélité conjugale n’était jamais prise légèrement. Cependant la réflexion le rassura.

— « Tout le monde n’est pas flirt comme vous, belle Huguette.

— Est-ce qu’un jeune homme et une jeune fille peuvent échanger quatre mots sans flirter ? Voyons, Joce, qu’en penses-tu ? Sois franche. »

Jocelyne répondit gaiement, le ton changé, sans trace de la gravité impressionnante de tout à l’heure :

— « Mais alors, les Orientaux ont raison ! Et le capitaine de Gessenay devrait te garder sous les verrous.

— Le flirt », reprit Huguette, « n’a rien d’offensant pour les maris.

— Par exemple !… » fit une grosse voix. (Nauders rentrait.) « Il faudrait d’abord définir où il s’arrête, le flirt. Savez-vous comment la sagesse hindoue le comprenait ? » demanda le banquier.

— « Voyons ?

— Il est écrit dans les lois de Manou : « Sera réputée adultère toute femme restée seule avec un homme le temps de cuire un œuf. »

Trois jeunes éclats de rire accueillirent cette sentence. Ils fusèrent au milieu du silence soudain de la salle. Car le rideau se levait. Cent têtes se tournèrent vers la baignoire. D’un geste prompt, Robert éteignait l’électricité derrière eux. Ils reprirent leurs places, tout secoués de gaieté, tandis que Huguette répétait à demi-voix, avec la plus comique des intonations :

— « Le temps de cuire un œuf !… Encore, si c’est un œuf dur !… »

Comme Robert s’effaçait pour laisser Mlle Monestier gagner le premier rang, il remarqua avec quelle promptitude l’expression joyeuse s’évanouissait sur cette physionomie. Elle avait repris son air grave, un peu redoutable, de jolie petite Méduse de bouclier.

De ce visage-là et de son énigme, il emporta une impression qui ne s’effaça pas !