Nietzschéenne/Préface

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Plon (p. 7-10).



PRÉFACE


de l’édition de 1919



J’ai écrit Nietzschéenne six ans avant la guerre. Ce roman est le plus français de mes ouvrages, qui tous, quelque mérite qu’on leur attribue ou leur dénie, révèlent une pensée purement et fièrement française.

En rattachant celui-ci plus directement à une inspiration de race, je veux dire qu’il est né, comme le roman qui le suivit et qui forme avec lui diptyque, le Droit à la Force, directement d’un souci patriotique.

Peut-être par le don d’intuition qu’on attribue volontiers aux poètes et aux femmes, — peut-être par quelque assiduité d’observation, — je sentais monter contre notre chère France le sombre nuage d’un effroyable danger. Il me semblait que nous manquions de préparation pour en affronter l’assaut. Nous croyions trop au triomphe du Droit sans la Force, et surtout sans la première, sans la plus nécessaire de toutes les forces : celle qu’on exerce sur soi-même.

Je n’avais pas la prétention d’avertir, d’influencer, encore moins de soulever l’âme de mon pays. Mais tout être, et, particulièrement, tout écrivain, à qui s’impose le sentiment d’un devoir, manquerait à sa conscience s’il n’accomplissait pas ce devoir, dans sa mesure — si faible soit-elle — et suivant ses moyens.

J’écrivis donc Nietzschéenne. Et ensuite le Droit à la Force.

Tout lecteur qui me fera l’honneur de parcourir ces deux volumes avec une entière bonne foi, y verra clairement la préoccupation qui me guidait, et sera certain que je ne me targue pas ici d’une intention imaginée après coup.

Mais, précisément, avec la même bonne foi, pourrait-on s’étonner que j’aie cherché en Allemagne, pour la France, — tellement supérieure en philosophie et en morale, — un professeur d’énergie.

Je ne l’y ai pas cherché. La controverse française de cette époque, menée passionnément, — et jusqu’à devenir une mode, — autour de Nietzsche, m’imposa le goût de le juger par moi-même.

Je le lus — et en entier — ce que n’avaient pas fait peut-être cinq sur cent de ceux qui parlaient de lui. La substance que je trouvai dans son œuvre me parut d’une saveur merveilleusement opportune. D’autant plus qu’à mon désir de l’utiliser à notre profit, s’ajouta la velléité de détruire une injuste légende.

On reprochait à Nietzsche sa théorie des maîtres et des esclaves, interprétée faussement comme un brutal conseil de l’écrasement du faible par le fort.

Or, à ne point s’y méprendre, — sinon par ignorance, légèreté ou parti pris, — le vocable de « maître », chez ce philosophe, désigne l’homme qui sait se surmonter et s’élever jusqu’aux plus hautes valeurs qu’il ait en soi, fût-il au fond de l’ergastule, tandis que « l’esclave » est celui qui se laisse mener par ses basses passions, occupât-il un trône.

Thèse magnifique, la plus exaltante qui soit. Au lieu de la défigurer, n’avions-nous rien à y prendre ?

Puis l’admiration de ce penseur d’outre-Rhin pour la culture française, pour le génie méditerranéen, son mépris de la grossièreté allemande, son discernement du mensonge allemand, me touchèrent au plus vif de mon essence latine. — Qu’avait-il donc de la lourdeur germanique, ce lyrique à l’enthousiasme fulgurant, dont la soi-disant obscurité ressemble plus au vol de l’aigle dans la nuée éblouissante qu’à la rampante cautèle des reptiles parmi les marécages de la casuistique ?

Un Allemand, lui ! Allons donc !… — N’a-t-il pas écrit (pour y revenir combien de fois !…) :

« Mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Quand je songe combien de fois il m’est arrivé en voyage de m’entendre adresser la parole en polonais, quand je songe combien rarement j’ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. »

La magnifique loyauté de Nietzsche envers la civilisation gréco-latine, source de tout affinement de l’esprit humain, la gravité de ses avertissements à l’égard des périls passés et futurs dressés contre cette civilisation par la pseudo-culture germanique, la puissance admirable de son verbe et de sa pensée, apparurent à ma faiblesse comme le levier qui me porterait dans la région audacieuse, vers le but où s’élançait ma ferveur patriotique.

Apprenons à nous connaître. Acceptons la leçon d’humilité. Nietzschéenne, pas plus que son frère jumeau le Droit à la Force, n’influa, si peu que ce fût, sur la France en marche vers la victoire, à travers cinq années d’alternatives tragiques, et par un héroïsme qui n’a pas d’égal dans le passé du monde.

Pourtant quelques âmes, dans ce simple roman, ont puisé du réconfort. Je le sais. On me l’a écrit. Âmes de femmes surtout, sœurs inconnues, qui s’en prétendirent encouragées, sans savoir combien tout leur courage allait être nécessaire !

Et plus tard, l’année dernière, aux jours terribles, lorsque, dans la petite salle d’école qui servait de bibliothèque à mon Foyer du Soldat — Béthencourtel (Oise), IIIe armée, — ce furent mes amis en bleu horizon qui me rapportaient Nietzschéenne en me remerciant de ce qu’ils y avaient trouvé, j’avais largement ma récompense.

Aussi, pour l’honneur même de ceux qui ont aimé ce livre, et des autres qui l’aimeront, je ne veux pas que son titre lui fasse attribuer la plus minime parcelle de philosophie « boche ».

C’est pourquoi je m’en explique en publiant cette nouvelle édition.

On a prétendu que tout se trouve dans Nietzsche, et que c’est un auteur plein de contradictions.

Il est toujours facile de torturer des textes, surtout dans les derniers écrits d’un homme que la folie, — cette fréquente rançon du génie, — guettait, comme tant d’autres doués d’un cerveau supra-humain.

Mais je défie qu’on découvre, même dans les pages hallucinées de sa fin, des démentis à la noble doctrine dont j’ai nourri mon livre, ou aux citations dont je fais suivre cet avant-propos.

Trop courtes sont-elles, ces citations !…

C’est par chapitres entiers que Nietzsche a montré sa prescience écœurée du caractère allemand. On croirait entendre encore le jugement dont Tacite a flagellé la Germanie. Aujourd’hui, après les révélations d’une mentalité dont l’Allemagne épouvanta le monde, après les horreurs de la guerre sans nom, les deux écrivains, à vingt siècles de distance, se rencontreraient encore : le Latin de race et le Latin de cœur. Ils ne pourraient raturer une épithète, ni en ajouter une de plus. Nietzsche a cette supériorité qu’il fut un prophète. Tacite avait vu, et n’était qu’un historien.

Nietzschéenne… Faible cri d’oiseau avant la tempête.

Mais la clameur formidable de Nietzsche !… Ah !… si nous l’avions entendue !…


Daniel-Lesueur.