Nietzsche et l’immoralisme/Livre quatrième - La religion de Nietzsche

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Félix Alcan (p. 181-245).





LIVRE QUATRIÈME

LA RELIGION DE NIETZSCHE

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Celui qui espérait être le plus irréligieux des hommes, celui qui allait disant : « J’ai tué Dieu », n’a-t-il point été lui-même le grand prêtre d’une religion et l’adorateur d’une divinité nouvelle ? Sa philosophie est poésie et mythologie ; par là elle ressemble à tous les mythes que l’humanité a vus naître. Sa philosophie est foi sans preuves, chaîne sans fin d’aphorisme, d’oracles, de prophéties, et par là encore elle est une religion. L’antéchrist du siècle expirant s’est cru un nouveau Christ, supérieur à l’autre, et c’est en exprimant cette foi en lui-même qu’il s’est englouti dans la grande ombre intellectuelle !

Nous nous demanderons quelle est la valeur des principaux dogmes de sa religion : négation de l’idéal chrétien, attente de la venue du Surhomme, retour éternel des mêmes destinées, culte apollinien et dionysien de la Nature.

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CHAPITRE PREMIER


l’idéal chrétien.



Jésus est mort trop tôt, enseigne Zarathoustra :

En vérité, il mourut trop tôt, cet Hébreu qu’honorent les prédicateurs de la mort lente. Et, pour beaucoup, depuis, ce fut une fatalité qu’il soit mort trop tôt.

Il ne connaissait encore que les larmes et la mélancolie de l’Hébreu ainsi que les haines des Bons et des Justes, l’Hébreu Jésus : et voici que le désir de la mort le saisit à l’improviste.

Que n’est-il resté au désert, loin des Bons et des Justes ? Peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre — et puis aussi le rire !

Croyez-moi, mes frères ! Il mourut trop tôt ; lui-même aurait rétracté sa doctrine, s’il avait vécu jusqu’à mon âge ! Il était assez noble pour se rétracter.

Mais il était mal mûr encore…

Opposer le Christ au christianisme, montrer dans la religion chrétienne et surtout catholique une altération de la vraie doctrine évangélique et dans les évangiles eux-mêmes un commencement d’altération du vrai Jésus, ce n’est sans doute pas chose nouvelle ; mais qui a mieux saisi et rendu la physionomie du Christ que l’antichrétien Nietzsche ? « Ce n’est pas, dit-il, sa foi qui distingue le chrétien » — entendez le vrai disciple du Christ ; — « le chrétien agit, il se distingue par une manière d’agir différente. Il ne résiste à celui qui est méchant envers lui ni par des paroles, ni dans son cœur. Il ne fait pas de différence entre les étrangers et les indigènes... Il ne se fâche contre personne. Il ne méprise personne. Il ne se montre pas aux tribunaux et ne s’y laisse point mettre à contribution ( « ne pas prêter serment » ). Dans aucun cas, il ne se laisse séparer de sa femme, même dans le cas d’infidélité manifeste[1]. Tout cela est au fond un seul axiome, tout cela est la suite d’un instinct. La vie du Sauveur n’était pas autre chose que cette pratique ; — sa mort ne fut pas autre chose non plus… Il n’avait plus besoin ni de formules, ni de rites pour les relations avec Dieu, pas même de la prière. Il en a fini avec tout, l’enseignement juif de la repentance et du pardon ; il connaît seul la pratique de la vie qui donne le sentiment d’être divin, bienheureux, évangélique, toujours enfant de Dieu. La repentance, la prière pour le pardon ne sont point des chemins vers Dieu : la pratique évangélique seule mène à Dieu, c’est elle qui est Dieu. Ce qui fut détrôné par l’Évangile, c’était le judaïsme de l’idée du péché, du pardon des péchés, de la foi, du salut par la foi ; toute la dogmatique juive était niée dans le joyeux message.

« L’instinct profond pour la manière dont on doit vivre, afin de se sentir au ciel, afin de se sentir éternel, tandis qu’avec une autre conduite on ne se sentirait absolument pas au ciel, cela seul est la réalité psychologique de la rédemption. Une vie nouvelle, et non une foi nouvelle. »

S’inspirant de tout le travail de l’exégèse allemande et de tout le symbolisme cher à la philosophie allemande, Nietzsche ajoute ces paroles caractéristiques :

« Si je comprends quelque chose chez ce grand symboliste, c’est bien le fait de ne prendre pour des réalités, pour des vérités, que les réalités intérieures ; que le reste, tout ce qui est naturel, tout ce qui a rapport au temps et à l’espace, tout ce qui est historique, ne lui apparaissait que comme des signes, des occasions de paraboles. L’idée du fils de l’homme n’est pas une personnalité concrète qui fait partie de l’histoire, quelque chose d’individuel, d’unique, mais un fait éternel, un symbole psychologique, délivré de la notion du temps. Ceci est vrai encore une fois, et dans un sens plus haut, du Dieu de ce symboliste type, du règne de Dieu, du royaume des cieux, du fils de Dieu. Rien n’est moins chrétien que les crudités ecclésiastiques d’un Dieu personnel, d’un règne de Dieu qui doit venir, d’un royaume de Dieu au delà, d’un fils de Dieu seconde personne de la trinité… Avec Strauss et Renan, Nietzsche déclare qu’il faut dégager le sens profond des dogmes, l’esprit qui vivifie. Pour lui, par exemple, le mot fils exprime la pénétration dans le sentiment de la « transfiguration » générale de toutes choses (la béatitude) ; le mot père, ce sentiment même, le sentiment d’éternité et d’accomplissement. J’ai honte de rappeler ce que l’Église a fait de ce symbolisme : n’a-t-elle pas mis une histoire d’Amphitryon au seuil de la foi chrétienne ? Et un dogme de l’Immaculée Conception, par-dessus le marché ! Mais ainsi elle a maculé la conception.

« Le royaume des cieux est un état du cœur ; — ce n’est pas un état au-dessus de la terre ou bien après la mort. Toute l’idée de la mort naturelle manque dans l’Évangile : la mort n’est point un pont, point un passage ; elle est absente, puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent, utile seulement en tant que signe. L’heure de la mort n’est pas une idée chrétienne : l’heure, le temps, la vie physique et ses crises n’existent pas pour le maître de l’heureux message. Le règne de Dieu n’est pas une chose que l’on attend, et n’a point d’hier et point d’après-demain, il ne vient pas en mille ans, il est une expérience du cœur, il est partout, il n’est nulle part.

« Ce joyeux messager mourut comme il avait vécu, comme il avait enseigné, — non point pour sauver les hommes, mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnies et d’outrages, — son attitude sur la croix. Il ne résiste pas. Il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême ; plus encore : il la provoque. Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui ont fait du mal… Ne point se défendre, ne point se mettre en colère, ne point rendre responsable… Mais aussi ne point résister au mal, aimer le mal ! »

Ces derniers points sont les seuls que Nietzsche trouve à reprendre chez le Christ. — Mais, demanderons-nous, ne point résister au mal dont on est seul l’objet et aimer le méchant même, est-ce donc « aimer le mal » ? Nietzsche dévie ici du vrai christianisme, qu’il vient cependant de peindre en termes qui rappellent Tolstoï. Nietzsche disait volontiers que Jésus avait trouvé en lui « son meilleur ennemi » ; Jésus avait trouvé aussi en lui un de ses meilleurs amis. Que Nietzsche soit « antichrétien », je le veux, mais il n’est pas « antéchrist » ; il a merveilleusement pénétré dans l’esprit et le cœur du Jésus vrai, sinon du Jésus réel. L’auteur de l’Imitation seul a une onction comparable. Pourquoi donc, après avoir si bien compris la religion intérieure et la morale éternelle, montrer ensuite le poing à la religion et à la morale ? Pourquoi, quand on admire et aime Jésus, prendre l’attitude de Satan ? Zarathoustra a senti la sublime douceur de l’amour et il se fait cependant l’apôtre de la dureté. « L’amour, objecte-t-il aux chrétiens, est l’état où l’homme voit le plus de choses comme elles ne sont pas. La force illusoire y est à son degré le plus élevé, de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie, on ne les voit plus du tout. » Nietzsche en conclut que l’amour des chrétiens n’est qu’une « prudence », une habileté pour faire réussir leur religion. Il ne se demande pas si, à côté de l’amour aveugle, il n’existe point un amour clairvoyant ou divinateur. Il est bien vrai que l’amour fait voir une foule de choses comme elles ne sont pas dans la réalité d’aujourd’hui, mais n’en fait-il point voir d’autres comme elles seront dans la réalité de demain ? Jésus, en aimant, n’a-t-il rien deviné de ce qui devait un jour, grâce à lui, s’établir parmi les hommes ?



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CHAPITRE II

la venue du surhomme



I. — Bien vieille est la théorie païenne du Surhomme, qui, par delà la loi morale comme la loi civile, revient à la nature pour déployer toute l’énergie qui est en lui et fournir à l’humanité le spécimen d’un type supérieur. Platon n’a-t-il pas mis dans la bouche de Calliclès ces paroles connues, qu’on croirait de Nietzsche lui-même : « Nous prenons, dès la jeunesse, les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux par des enchantements et des prestiges, leur faisant entendre qu’il faut s’en tenir à l’égalité et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais, selon moi, qu’il paraisse un homme de grand caractère ; qu’il secoue toutes les entraves, déchire nos écritures, dissipe nos prestiges et nos enchantements, foule aux pieds nos lois, toutes contraires à la nature ; qu’il s’élève au-dessus de tous et que de notre esclave, il devienne notre maître ; alors on verra briller la justice naturelle ! » Hercule n’emmena-t-il pas avec lui les bœufs de Géryon, « sans qu’il les eût achetés et qu’on les lui eût donnés » ? Son seul titre de propriété, c’est qu’il était Hercule. Que fait d’ailleurs la loi même, reine des mortels et des immortels ? « Elle traîne avec elle la violence d’une main puissante, et elle la légitime. » En entendant Calliclès, Socrate se félicitait d’avoir un adversaire d’une telle franchise, et il disait : — « Si mon âme était en or, ne serait-ce pas une joie d’avoir trouvé quelque excellente pierre de touche pour en éprouver le titre ? » Pour l’âme contemporaine, qui est loin d’être en or, Nietzsche et ses pareils sont cette pierre de touche.

Les Schlegel et les Tieck avaient déjà posé les bases de la conception du Surhomme, en soutenant la souveraineté de l’individu supérieur, image de l’Absolu. L’Absolu est à lui-même sa loi ; il se suffit, il jouit de soi, il ignore l’effort et le travail. « Pourquoi les dieux sont-ils des dieux, dit l’auteur de Lucinde, si ce n’est parce qu’ils vivent dans une véritable inaction ? Et voyez comme les poètes et les saints cherchent à leur ressembler en cela, comme ils font à l’envi l’éloge de la solitude, de l’oisiveté, de l’insouciance Et n’ont-ils pas raison ? Tout ce qui est beau et bien n’existe-t-il pas sans nous et ne se maintient-il pas par sa propre vertu ? À quoi bon l’effort incessant, tendant à un progrès sans relâche et sans but ? Cette activité inquiète, qui s’agite sans fin, peut-elle le moins du monde contribuer au développement de la plante infinie de l’humanité, qui croît et se forme d’elle-même ? Le travail, la recherche de l’utile est l’ange de mort à l’épée flamboyante qui empêche l’homme de rentrer au paradis. De même que la plante est, de toutes les formes de la nature, la plus belle et la plus morale, la vie la plus divine serait une végétation pure… Je me contenterai donc de jouir de mon existence et je m’élèverai au-dessus de toutes les fins de la vie, parce que toutes elles sont bornées et par conséquent méprisables. » Bornée aussi et méprisable est la morale du vulgaire. « Tout ce que la conscience révère, les mœurs, les convenances, les lois, le culte établi, ne sont que des formes sans consistance, un effet passager du moi infini, indignes du respect de l’homme cultivé. » Le sage, s’il consent à s’y conformer, en rit intérieurement ; il n’est pas dupe de prétendues lois créées par sa pensée et que sa pensée peut défaire. Ce que Schlegel dit du philosophe, il le dit aussi de l’artiste. La génialité affranchit l’homme de toutes les sujétions et de tous les préjugés ; la vraie vertu est une forme du génie ; le génie seul est vraiment libre, parce qu’il pose tout lui-même et qu’il ne reconnaît d’autre loi que la sienne. « Supérieur à la grammaire morale, il peut se permettre contre elle toutes sortes de licences. Pour les natures vulgaires, rien de plus élevé que le travail ; pour le génie, il n’y a que jouissance. La fantaisie, l’imagination créatrice, l’esprit, l’humour, sont une seule et même chose, et cette chose est tout. » Nietzsche ajoutera le rire, le « bon rire », et non seulement il autorisera les licences contre la grammaire morale, mais il détruira entièrement toute grammaire des mœurs.

Le « Génie » des romantiques devint le « Surhomme » de Gœthe. — « Quelle pitoyable frayeur, dit Méphistophélès à Faust, s’empare du Surhomme que tu es ? » Nietzsche ne connaîtra pas cette frayeur ; il empruntera à Gœthe et le nom et la chose.

Dans son Faust, Gœthe met à la bouche de l’esprit qui nie sans cesse la comparaison entre le droit traditionnel et le droit supérieur qui naît avec nous. Ce droit supérieur, c’est celui des puissances que nous portons en nous-mêmes, de la force supérieure qui est en nous, qui est nous. Après Schlegel, Gœthe et tant d’autres, Stirner n’eut pas de grands efforts d’imagination à faire pour inventer son « Unique ».

Nous retrouvons également le Surhomme chez Schopenhauer, mais dans un meilleur sens. La vie heureuse étant impossible, « ce que l’homme peut réaliser de plus beau, dit Schopenhauer, c’est une existence héroïque » ; une existence où, après s’être dévoué à une cause d’où peut résulter quelque bien d’ordre général, après avoir affronté des difficultés sans nombre, l’homme demeure finalement vainqueur, mais n’est récompensé que mal ou pas du tout. Alors, au dénouement, l’homme reste pétrifié, comme le prince du Re corvo de Gozzi, mais en une noble attitude et avec un geste plein de grandeur. Son souvenir demeure, vivant, et il est célébré comme un héros ; sa volonté mortifiée, sa vie durant, par les épreuves et la peine, par l’insuccès, par l’ingratitude du monde, s’éteint fin sein du nirvâna »[2]. Le héros de Schopenhauer, qui rappelle aussi celui de Hegel, n’a pas encore l’individualisme absolu du Surhomme de Nietzsche, mais il en a déjà l’ambition hautaine et le « geste » tragique.

Gœthe nous avait déjà représenté l’œuvre dramatique (Faust par exemple) comme pouvant seule donner une raison d’être à la création. Pour Nietzsche, le héros tragique ne sera pas seulement la forme la plus haute et la plus belle de l’existence : il sera « la raison d’être de l’existence. »

Sans se perdre en ces exagération orgueilleuses, Guyau définit « l’homme supérieur » celui qui entreprend et risque le plus, soit, par sa pensée, soit par ses actes. Cette supériorité vient de ce qu’il a un plus grand trésor de force intérieure ; « il a plus de pouvoir, par cela même il a un devoir supérieur. »

Zarathoustra annonce au peuple, sur la place publique, la venue du vrai Fils de l’homme, et il le fait en termes d’un admirable lyrisme :

    Je vous enseigne le Surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres, jusqu’à présent, ont créé quelque chose au-dessus d’eux et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme !
    Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision et une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le Surhomme ; une dérision et une honte douloureuse ! Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme, et il vous est resté beaucoup du ver. Autrefois vous étiez singes et maintenant encore l’homme est plus singe qu’aucun singe…
    Le Surhomme est le sens de la terre. Votre volonté doit dire : que le Surhomme soit le sens de la terre !


    Jadis on disait Dieu, quand on regardait sur des mers lointaines ; mais maintenant je vous ai appris à dire : Surhomme…
    Et comment supporteriez-vous la vie sans cet espoir, vous qui cherchez la connaissance ?
    Vous ne devriez être invétérés ni dans ce qui est incompréhensible, ni dans ce qui est irraisonnable.
    Mais que je vous révèle tout mon cœur, ô mes amis : s’il existait des dieux, comment supporterais-je de ne pas être un dieu ? Donc il n’y a pas de dieux. C’est moi qui ai tiré cette conséquence, cela est vrai, mais maintenant elle me tire moi-même…
    J’appelle cela méchant et inhumain, tout cet enseignement de l’unique, du rempli, de l’immobile, du rassasié et de l’immuable.


Goethe avait dit, à la fin du second Faust :

    Tout ce qui passe n’est que symbole.


Nietzsche répond :

    Tout ce qui est immuable n’est que symbole. Et les poètes mentent trop.
    Mais les meilleures paraboles doivent parler du temps et du devenir : elles doivent être une louange et une justification de tout ce qui est périssable !…
    La beauté du surhumain m’a visité comme une ombre. Hélas ! mes frères, que m’importent encore les dieux.


Quelque poétique que soit ce grand lyrisme, peut-il voiler les incohérences de la pensée ? « S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de ne pas être un dieu ? » Les chrétiens répondront à l’antichrétien : — Le premier des préceptes est : « Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait. Vous pouvez donc aspirer à l’existence divine. » — Les philosophes diront à leur tout : — Si tout ce qui est immuable n’est que symbole, pourquoi essaierez-vous, tout à l’heure, de remplacer Dieu par une loi « immuable » et « unique », celle du retour éternel ? Comment ne serait-ce pas votre formule mathématique qui est un « symbole " ? La théorie du Surhomme, de plus, est en contradiction avec un système qui a nié tout fondement objectif de la vérité et de la valeur. Comment savoir que le Surhomme est le « sens de la terre », si la terre n’a pas plus de sens que le ciel et le monde entier, qui s’agite sans but dans un vertige sans fin ? — Un idéal moral, qui assigne à la vie son sens et son but, répond Nietzsche, ne peut être ni prouvé ni réfuté ; mais il appartiendra un jour au Surhomme, il appartient déjà au philosophe de poser les valeurs et de les créer en les posant. Aussi Nietzsche fait-il la guerre au simple savant, à l’homme « objectif », à l’homme miroir, « habitué à s’assujettir à tout ce qui doit être connu, sans autre désir que celui que donne la connaissance, le reflet ». Il oppose au savant le philosophe, « l’homme violent, le créateur césarien de la culture, l’homme complémentaire en qui le reste de l’existence se justifie », l’homme qui est « un début, une création, une cause première »[3]. Le sage seul est créateur.

    Et Zarathoustra parla ainsi au peuple : Il est temps que l’Homme se fixe à lui-même son but.
Il est temps que l’Homme plante le germe de sa plus haute espérance.
    Aujourd’hui, il peut encore semer dans un sol riche. Mais ce sol deviendra un jour pauvre et stérile, et nul grand arbre n’y pourra plus croître.
    … Hélas ! le temps est proche où l’Homme ne jettera plus la flèche de son désir par delà l’Homme, où la corde de son arc aura désappris à vibrer.
    Je vous dis : Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir enfanter une étoile qui danse. Je vous dis : vous portez en vous un chaos.
    Hélas ! le temps est proche où l’Homme n’enfantera plus d’étoile. Hélas le temps est proche où viendra l’Homme le plus méprisable, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
    Surmontez-moi les petites vertus, hommes supérieurs, les petites prudences, les petits égards pour les grains de sable, le fourmillement des fourmis, le misérable contentement de soi, le « bonheur du plus grand nombre »[4].
    Personne ne sait encore ce qui est bien et mal, si ce n’est le créateur ! Mais c’est lui qui crée le but des hommes et qui donne

son sens et son avenir à la terre ; c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses…
    En poète, en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, j’ai appris aux hommes à être créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.
    Sauver le passé dans l’homme et transformer tout ce qui était, jusqu’à ce que la volonté dise : — Mais c’est ainsi que je voulais que ce fût ! C’est ainsi que je le voudrai ! — C’est ceci que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut !



Ou il s’agit ici de poésie, ou il s’agit de philosophie. Dans le premier cas, admirons ; dans le second, raisonnons. Puisqu’il n’y a rien en soi de bon ou de mauvais, aucune volonté créatrice ne pourra faire sortir le bien du néant. Zarathoustra le « créateur » aura beau vouloir donner un sens et un but humain au soleil, à la lune et aux étoiles, il fera simplement de l’astrologie, et il ne changera d’un millionième ni le cours des astres ni le cours total des choses. Qu’est-ce que le Tout, pour Nietzsche, sinon un immense devenu1 sans cause et sans but, qui roule éternellement sur soi ? L’univers se moque bien des buts que veut poser l’homme !

Nietzsche lui-même finira par réduire toute cette prétendue création à l’acceptation pure et simple de la destinée. Quand la souffrance et la mort arriveront, il dira : « Je voulais précisément que ce fût », et il s’imaginera qu’il a ainsi métamorphosé le destin en œuvre de sa volonté. Coup de baguette trop commode. C’est là se faire de la vie une idée arbitraire, digne d’un poète chevelu de 1830, d’un « créateur » de Hernani ou de Manfred, comme si la vie individuelle ou collective n’avait pas ses lois scientifiquement déterminables et sa direction normale, que le philosophe doit, non « inventer », mais découvrir Le philosophe pose des lois, si l’on veut, mais il les pose en vertu d’une recherche dirigée au fond même de la conscience. Toute « valeur » morale a un côté psychologique et sociologique, par lequel elle éclate aux yeux qui savent voir fût-ce dans les ténèbres. Les grandes individualités sont celles qui peuvent le mieux anticiper l’avenir et amener à l’existence, mais elles ne posent rien arbitrairement : elles sentent mieux ou comprennent mieux les besoins profonds de la conscience humaine.

Nietzsche lui-même, d’ailleurs, quand il ne parle plus comme Isaïe, par versets, définit la morale : « l’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, son instinct vital le plus simple[5]. » Il admet donc des conditions de vie et de développement qui dominent nos volontés. Voilà qui est moins poétique, mais plus scientifique : seulement, pourquoi s’en tenir à un « peuple », comme si chaque peuple vivait isolé ? Ce nationalisme germanique est outré. Un peuple, aujourd’hui, a parmi ses conditions de développement celles de tous les autres peuples ; il eût donc fallu dire : la morale est l’expression des conditions de vie et de développement des sociétés humaines ; c’est leur instinct vital, non pas seulement « le plus simple », mais le plus élevé ; c’est même plus qu’un instinct, c’est leur science vitale.

L’idéal moral de Nietzsche, c’est-à-dire son Surhomme, est justifiable, lui aussi, d’une critique fondée sur les lois scientifiques et la constitution philosophique de la conscience humaine. Si cet idéal apparaît à la fin comme un tissu de contradictions internes, si de plus il se montre en opposition avec les tendances normales de la vie et de la conscience, Zarathoustra aura beau, avec l’enthousiasme d’un prophète descendu du Sinaï, élever au dehors de l’humanité sa nouvelle table de valeurs, l’humanité n’y reconnaîtra ni sa volonté vraie, ni, par conséquent, sa vraie loi. Or, le Surhomme est précisément cet assemblage de contradictions. En lui, prétend Nietzsche, la volonté atteint son intensité la plus haute, et Nietzsche n’a pas reconnu que la véritable intensité entraîne, comme Guyau l’avait montré, l’expansion vers autrui. Si le Surhomme de Nietzsche se répand, c’est, nous l’avons vu, comme force « agressive » et « destructive », qui se diminue elle-même de toute la résistance qu’elle provoque. Chez le Surhomme, la volonté de vie n’a pas assez de vie pour vivre en autrui et pour autrui, comme en elle-même et pour elle-même. Sa surabondance prend les allures du manque et du besoin, au lieu d’être ce débordement de la « plénitude »  », πλήϱωμα, où la sagesse grecque, comme la sagesse chrétienne, avait vu la richesse de l’amour et de la bonté. — Le Surhomme, dit Nietzsche, veut la domination, aussi bien vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis des autres ; — et Nietzsche ne voit pas que la domination vis-à-vis de soi a précisément pour condition de respecter la liberté d’autrui, loin de vouloir la dominer. — Le Surhomme « accepte la douleur comme la joie », afin d’épuiser toutes les émotions et de dépasser toutes les formes de la vie ; mais, s’il est bien vrai que, comme Platon l’avait déjà dit, joie et douleur se tiennent par une chaîne de diamant, il n’en demeure pas moins que la douleur est une simple condition animale de la joie, que c’est la joie qui est le vrai but, qu’elle peut et doit se dégager sans cesse de la peine, qu’elle tend enfin à devenir bonheur. Nietzsche a beau mépriser la recherche du bonheur, pourquoi veut-il la vie « luxuriante », sinon parce qu’elle est pour lui la vie heureuse ? Qu’est-ce qu’une volonté qui voudrait sans avoir aucune raison de vouloir et sans poursuivre sa complète satisfaction, qui est béatitude ? Ce serait une force aveugle de la nature, non une volonté humaine, encore moins surhumaine. Enfin, nous dit Nietzsche, le Surhomme vent « l’illusion comme la vérité », pourvu que l’illusion exalte en lui l’énergie et le fasse vivre d’une vie plus puissante ; — mais la volonté de l’illusion est une volonté de déception finale, qui se retourne contre soi et se trahit elle-même.

Dans un hymne entrecoupé par la cloche de minuit, à l’heure où les ténèbres vont s’incliner vers le jour, Zarathoustra s’écrie : « Un : Ô homme ! prends garde. Deux : Que dit le minuit profond ? Trois : Je dormais, je dormais. Quatre : Me voici réveillé d’un rêve profond. Cinq : Le monde est profond. Six : Et plus profond que ne le pensait le jour. Sept : Profonde est sa douleur. Huit : Sa joie, plus profonde encore que sa souffrance. Neuf : La douleur dit : Péris ! Dix : Mais toute joie veut l’éternité. Onze : Vent une profonde, profonde éternité. » Comment Nietzsche conciliera-t-il cette sublime éternité de joie, à laquelle il aspire tout comme un Platon, un Aristote, un Plotin ou un saint Paul, avec sa doctrine de perpétuel engloutissement, de perpétuelle illusion des efforts humains et même surhumains ? Tout à l’heure, l’éternité n’était qu’un symbole, l’éphémère seul était vrai ; maintenant Zarathoustra, lui aussi, demande l’ « éternité ».

II. — Outre ces antinomies amoncelées dans le rêve prodigieux de Nietzsche, il y a lutte entre l’idée optimiste qu’il se fait des surhommes futurs et l’idée pessimiste qu’il se fait de ces mêmes surhommes, qu’il croit obligés d’écraser les faibles ou les humbles. Si l’humanité devient jamais capable d’engendrer une élite plus qu’humaine, comment la masse civilisée d’où sortira cette élite ne serait-elle pas elle-même parvenue à un degré assez élevé pour n’avoir pas besoin d’être traitée avec tant de « dureté » et de « cruauté » ? Puisque Nietzsche fait des rêves surhumains pour l’élite, qui l’empêche d’en faire d’humains pour la masse, au-lieu de la croire vouée à une sorte de bestialité éternelle ?

— Non, répond Nietzsche, il n’y a d’espoir que du côté de l’aristocratie et celle-ci « ne se sent pas elle-même comme une simple fonction, soit du trône, soit de la nation, mais comme le sens et la justification ultime du tout ; c’est pourquoi elle accepte avec une conscience tranquille le sacrifice d’hommes innombrables, qui, pour son profit, doivent être déprimés et réduits à l’étal d’hommes incomplets, d’esclaves, d’instruments ». Cette aristocratie de Nietzsche, renouvelée des castes hindoues et qui rappelle aussi la caste des savants chère à Renan, est de nouveau en contradiction avec la métaphysique de Nietzsche, qui a refusé toute signification et toute justification an Tout. Nietzsche rêve, comme Renan, la domination des surhommes, mais il ne croit pas que ce doivent être des savants, car « la science, dit-il avec dédain, est œuvre de démocratie » ; elle jure avec l’aristocratie ; ce sont donc des Napoléons de la puissance, non de la science, qui régneront.

Notre époque, par malheur, est celle de la médiocrité et de l’égalité où elle se complaît.

    Lorsque je vins pour la première fois parmi les hommes, je fis la folie du solitaire, la grande folie : je me mis sur la place publique.
    Et comme je parlais à tous, je ne parlais à personne. Mais le soir, des danseurs de corde et des cadavres étaient mes compagnons ; et j’étais moi-même presque un cadavre.
    Mais, avec le nouveau matin, une nouvelle vérité vint vers moi : alors j’appris à dire : « Que m’importent la place publique et la populace et le bruit de la populace et les longues oreilles de la populace ! »
    Hommes supérieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne croit à l’homme supérieur, et si vous voulez y parler, soit ; mais la populace cligne de l’œil. « Nous sommes tous égaux. »
    Hommes supérieurs, il n’y a pas d’hommes supérieurs, ainsi cligne de l’œil la populace : nous sommes tous égaux, un homme vaut un homme devant Dieu. Nous sommes tous égaux devant
Dieu. Mais maintenant ce Dieu est mort. Devant la populace, cependant, nous ne voulons pas être égaux. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place publique.


Notre époque est aussi celle de la foi à la morale, à la vertu, à la justice, à la bonté, toutes choses que doit « surmonter » le Surhomme :

    « L’homme est méchant, ainsi parlaient pour ma consolation tous les plus sages. » Hélas ! si c’était encore vrai aujourd’hui ! Car le mal est la meilleure force de l’homme.
    L’homme doit devenir meilleur et plus méchant — c’est ce que j’enseigne, moi. Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du Surhumain.
    Cela pouvait être bon pour ce prédicateur des petites gens

souffrir et de porter les péchés des hommes. Mais moi je nie réjouis du grand péché comme de ma grande consolation.
    Mais ces sortes de choses ne sont point dites pour les longues oreilles : Toute parole ne convient point à toute gueule. Ce sont là des choses subtiles et lointaines : les pattes de moutons ne doivent pas les saisir !


Ainsi revient toujours, chez Nietzsche, la doctrine optimiste qui fait du plus grand mal la condition du plus grand bien, sous le prétexte que le progrès, étant un déploiement de plus en plus grand de toutes les puissances, entraîne nécessairement un mauvais et un bon usage de ces puissances ; ou plutôt, pour Nietzsche, bon et mauvais sont des mots de la langue humaine : pour la nature, l’essentiel est que la force se déploie.

    Ayez aujourd’hui une bonne méfiance, hommes supérieurs ! hommes courageux ! hommes francs ! Et tenez secrètes vos raisons. Car cet aujourd’hui appartient à la populace.
    Ce que la populace a appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès d’elle par des raisons ?
    Sur la place publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace méfiante.
    Et si la vérité a une fois remporté la victoire là-bas, demandez-vous alors avec une bonne méfiance : « Quelle grande erreur a combattu pour elle ? »


Il y a dans cette satire plus d’une réflexion profonde, et il est certain que, auprès des ignorants, c’est souvent l’erreur qui fait triompher la vérité, en se mettant avec elle dans la lutte. Mais ce qui retombe au paradoxe, c’est la façon dont Zarathoustra traite les savants, ces chercheurs de vérité à tout prix.

    Gardez-vous aussi des savants Ils vous haïssent : car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, devant eux tout oiseau est déplumé.
    Ceux-ci se vantent de ne pas mentir : mais l’incapacité de mentir est encore bien loin de l’amour de la vérité. Gardez-vous !
    L’absence de lièvre est bien loin d’être de la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits réfrigérés. Celui qui ne sait pas mentir, ne sait pas ce que c’est que la vérité.


Ici, le sophisme remonte à la surface, et il est difficile de voir comment, même chez des esprits supérieurs, Je mensonge est nécessaire pour la vérité même.

    Vous qui créez, hommes supérieurs Quiconque doit enfanter est malade ; mais celui qui a enfanté est impur.
    Demandez aux femmes : on n’enfante pas parce que cela fait plaisir. La douleur fait caqueter les poules et les poètes.
    Vous qui créez, il y a en vous beaucoup d’impuretés. C’est qu’il vous fallut être mères.
    Un nouvel enfant : ô combien de nouvelles impuretés sont venues au monde Ecartez-vous Celui qui a enfanté doit laver son âme !



Nietzsche se représente tous les enfantements de grandes choses sur le même modèle que les enfantements d’États, d’empires ou de républiques, que les œuvres de César, de Bismarck, de Robespierre ou de Bonaparte. C’est toujours la fin justifiant l’impureté des moyens, le droit du génie supprimant tout droit.

La véritable histoire, ajoute Nietzsche, n’est pas celle des masses, mais seulement celle des individus de génie : « Il viendra un temps, dit-il, où l’on s’abstiendra sagement d’esquisser le plan de « l’évolution universelle » ou de « l’histoire de l’humanité », un temps où l’on ne considérera plus, d’une manière générale, les masses, mais au contraire les individus isolés, dont la série forme comme une sorte de pont au-dessus des flots tumultueux du devenir. Ils ne se succèdent pas d’après une loi de progression historique, mais ils vivent en dehors du temps, « contemporains les uns des autres grâce à l’histoire qui rend possible cette coexistence » ; ils vivent comme cette république des génies, dont Schopenhauer a parlé un jour : « un géant appelle l’autre à travers les intervalles déserts des siècles, et, par-dessus la tête des pygmées turbulents et bruyants qui grouillent tout à l’entour d’eux, se continue le noble entretien de ces esprits sublimes ». La mission de l’histoire est « de servir de trait d’union entre eux, et ainsi de préparer et d’activer toujours à nouveau la naissance du génie. Non le but de l’humanité n’est pas le terme vers où elle marche ; il est dans les exemplaires les plus parfaits qu’elle a produits[6]. » — Soit. Mais que sont ces exemplaires eux-mêmes, sinon l’amplification de ce qui est déjà chez tous, et pourquoi tous n’auraient-ils pas pour but de réaliser le commun idéal, plus obscur dans la pensée des uns, plus clair dans la pensée des autres ? Il n’y a point de grandes individualités sans les grandes collectivités, ni de hautes collectivités sans les hautes individualités.

À la recherche de son idéal antichrétien et même antimoral, Nietzsche finit par s’enfoncer dans un cercle vicieux qui le pousse sans cesse du culte de l’individu au culte de l’universel, et réciproquement.

    Voici le grand midi : c’est là que bien des choses sont manifestes !
    Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit qu’il sait, le devin : Voici, il vient, il s’approche, le grand midi !



Au premier abord, le Surhomme-antéchrist nous apparaît donc comme un égotiste à outrance, qui remplace l’amour de l’humanité et la charité par l’amour de soi ; mais ce n’était là qu’un premier aspect, et Nietzsche le dépasse. Selon lui, en effet, « l’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique », entendez la valeur vitale, la valeur que la vie a atteinte chez cet individu. « Il peut valoir beaucoup, continue Nietzsche, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu doit être estimé suivant qu’il exprime la ligne ascendante ou descendante de la vie. Dans l’intérêt de la vie totale, qui, avec lui, fait un pas en avant, le souci de conservation, le souci de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. » On voit que Nietzsche, cet individualiste renforcé, fait de l’égoïsme même, chez certains, un moyen d’augmenter la vie totale : c’est donc bien le tout de la vie, c’est la vie universelle qui importe. L’amour qu’a la partie pour elle-même n’a de valeur qu’autant que la partie, en s’aimant ainsi, accroît la vie du tout. Et si elle ne l’accroît pas, si l’individu ne vaut pas pour le tout, il ne doit plus s’aimer. Qu’il ne se targue pas de son individualité auprès de Nietzsche ; celui-ci ne connaît pas votre vie, à vous, ni même la sienne, à lui, il ne connaît que la Vie. « L’homme isolé », dit-il avec autant de force que Guyau, « l’individu, tel que le peuple et les philosophes l’ont entendu jusqu’ici, est une erreur ; il n’est rien en soi ; il n’est pas un atome, un anneau de la chaîne, un héritage laissé par le passé, il est toute l’unique lignée de l’homme jusqu’à lui-même. S’il représente révolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie…, sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il empiète le moins possible sur les hommes aux constitutions parfaites. Il n’est plus autre chose que leur parasite.[7]» Est-ce encore ici « l’immoraliste » qui parle ? Ses paroles ressemblent singulièrement à celles des « moralistes » qui conseillent à l’individu de se dévouer au tout, à la vie totale. Nietzsche ne considère plus l’individu autrement que tous les anti-individualistes ou, si l’on veut, les universalistes, depuis Platon, saint Paul, Kant et Fichte jusqu’à Hegel et à Schopenhauer. Malheureusement, le phénoménisme absolu de Nietzsche n’admet pas une telle conséquence. Comment demander à un phénomène qui passe de se subordonner à la vie totale ? Cette vie n’existe pour lui qu’autant qu’il la pense et la réalise en lui-même. Max Stirner, plus logique, dirait de la vie totale ce qu’il a dit de l’humanité et de la divinité : c’est un simple mot, un extrait de mon propre moi, « volé à mon moi », et vous voulez que je me préoccupe de cette abstraction, la vie ! Vous aussi, prétendu athée, vous adorez un Dieu : la Vie totale ! Le seul vrai athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique. Encore a-t-il un Dieu, qui est lui-même.

Nietzsche est donc enfermé dans un dilemme final. Ou la « valeur » d’un homme est tout individuelle, et alors, faute de règle générale ou de mesure commune, chacun vaut tout pour soi et il n’y a plus de réelle valeur : vous voilà revenu à Stirner. Ou la valeur de l’individu est fondée sur un rapport au tout et à l’univers, et alors elle n’est plus simplement une question de « puissance », mais un ensemble de rapports dont la puissance n’est qu’une partie et où il faut faire rentrer les rapports intellectuels, les rapports sentimentaux, les relations sociales et morales. Le vrai Surhomme est l’homme qui comprend et réalise le mieux ces rapports. Nietzsche parle sans cesse de « valeur » ; fidèle à son habitude, il s’est bien gardé de donner du mot la plus petite définition et de l’idée la moindre analyse méthodique : il aurait vu s’évanouir tous ses paradoxes. Sa poésie nous étourdit par ses fusées multicolores et retentissantes, mais le soleil dont elle nous éclaire est trop souvent un soleil de feu d’artifice.

III. — Parfois, cependant, ce sont des rayons du vrai soleil intelligible qui se glissent en ce chaos d’idées contradictoires et souvent maladives. Nietzsche nous a prêché l’égoïsme, la volupté et l’instinct de domination ; mais tout cela est pour la montre, tout cela est pour la contradiction avec les idées reçues, tout cela est pour l’étalage de la grande nouveauté apportée aux hommes : abolition de la morale. Le vrai Zarathoustra, au fond, est le prédicateur de la morale éternelle, le prophète de la vertu désintéressée, où il s’efforce en vain de faire rentrer l’égoïsme. Il est aussi le prophète de cette « Science » dont il a fait la satire amère et pour laquelle il affectait le plus profond dédain. Quand Zarathoustra s’apprête à quitter ses disciples pour continuer seul son voyage (car il aime les marches solitaires), ses disciples, en lui disant adieu, lui font cadeau d’un bâton dont la poignée d’or était un serpent s’enroulant autour du soleil. Zarathoustra se réjouit du bâton et s’appuie dessus ; puis, y voyant aussitôt un symbole, il parle à ses disciples. L’or, éclatant, rare, inutile en lui-même, est pour lui l’image de « la vertu qui donne », de la vertu désintéressée qui fait perpétuellement le sacrifice de soi : « Une vertu qui donne est la plus haute vertu. »

    En vérité je vous devine, mes disciples. Vous aspirez comme moi à la vertu qui donne. Qu’auriez-vous de commun avec les chats et les loups ?
    C’est votre soif à vous de vouloir devenir vous-mêmes des offrandes et des présents : c’est pourquoi vous avez soif d’amasser toutes les richesses dans vos âmes.
    Votre âme aspire insatiablement à des trésors et à des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner.
    Vous forcez toutes choses de s’approcher et d’entrer en vous, pour qu’elles recoulent de votre source, comme les dons de votre amour.


Est-ce à un Borgia ou à un Jésus que convient cet hymne de la vertu désintéressée, de celle qui fait de l’homme tout entier une offrande et un présent aux autres hommes ? Nous voilà bien loin de l’idéal de la Renaissance. Nietzsche, cependant, veut nous donner le change. Il s’efforce de retrouver encore là son « égoïsme ».

En vérité, il faut qu’un tel amour qui donne devienne brigand de toutes les valeurs ; mais j’appelle sain et sacré cet égoïsme.


Être brigand de science, de courage, de prudence, de justice, d’amour, pour pouvoir donner à autrui, c’est en effet un égoïsme sacré, mais est-ce bien de l’égoïsme ? Quand Borgia exerçait ses brigandages, était-ce pour donner ensuite à autrui les « valeurs » dont il s’était rendu maître ?

Nietzsche ne veut voir le mauvais égoïsme que chez les faibles, non chez les forts, quels qu’ils soient et quelque usage qu’ils fassent de leur force. C’est ici que l’idée redevient morbide, car un fort égoïsme n’est pas pour cela une « vertu qui donne ».

    Il y a un autre égoïsme, un égoïsme trop pauvre et affamé qui veut toujours voler, cet égoïsme des malades, l’égoïsme malade !
    Avec les yeux du voleur, Il regarde sur tout ce qui brille ; avec l’avidité de la faim, il mesure celui qui a de quoi manger largement, et toujours il rampe autour de la table de celui qui donne.


C’est la maladie, à en croire Nietzsche, qui produit cette envie. Il parait que, dans notre société, tous ceux qui n’ont pas de quoi manger sont des malades ; il n’y a en eux qu’ « une invisible dégénérescence » ; l’envie du vol, qu’éprouve leur égoïsme, part « d’un corps maladif » :

    Dites-moi, mes frères, quelle chose nous semble mauvaise et la plus mauvaise de toutes ? N’est-ce pas la dégénérescence ? Et nous concluons toujours à la dégénérescence quand l’âme qui donne est absente.


On voit que, d’après cette théorie optimiste, il est dans la nature même de l’Homme sain d’avoir « une âme qui donne », une Ame désintéressée, un grand amour et un grand dévouement. Nietzsche aurait bien dû appliquer ce nouveau critère à la question de savoir si les Borgia et les Malatesta sont, comme il l’a soutenu ailleurs, « ce qu’il y a de plus sain » ; s’ils sont des « âmes qui donnent », ou si, au contraire, ils n’ont point, les caractères mêmes de la dégénérescence : égoïsme exclusif, esclavage des voluptés, amour de la domination par tous les moyens, y compris les plus lâches.

Notre chemin vu très en haut, de l’espèce à l’espèce
supérieure
. Mais le sens qui dégénère nous est épouvante, le sens
qui dit : tout pour moi !


Dans ces magnifiques effusions de l’âme toujours prête à donner, Zarathoustra n’oublie-t-il point son sermon en faveur de l’égoïsme, qui consiste précisément à dire : tout pour moi ? À moins que Zarathoustra ne prenne l’égoïsme au sens de désintéressement ; il n’est que de s’entendre Le moyen est commode pour paraître tout renouveler, et c’est à quoi Nietzsche tient de toutes ses forces ; car son moi à lui-même, hélas est gonflé de soi, et son esprit est possédé par son système. Aussi après avoir magnifiquement chanté l’éternelle sagesse et l’éternelle vertu, il s’efforce de nous faire croire qu’il apporte à l’humanité une révélation inconnue et inouïe.

    Quand tous vous élevez au-dessus de la louange et du blâme, et quand votre volonté, la volonté d’un homme qui aime, veut commander à toutes choses : c’est alors l’origine de votre vertu.
    Quand vous méprisez ce qui est agréable, le lit mou, et quand vous ne pouvez pas vous reposer assez loin de la mollesse : c’est alors l’origine de votre vertu.
    Quand vous voulez d’une seule volonté, et quand ce changement de toute peine s’appelle nécessité pour vous : c’est alors l’origine de votre vertu.
    En vérité, c’est là un nouveau bien et mal ! En vérité, c’est un nouveau murmure profond et la voix d’une source nouvelle !


Dans ce murmure nouveau, n’entendez-vous point la voix antique de Zenon, de Cléanthe, d’Épictète ? Eux aussi adoraient la volonté en tension maîtresse de soi et des choses extérieures, identique à la vraie connaissance et à la raison universelle.

Elle est puissance, cette nouvelle vertu ; elle est une pensée régnante et, autour de cette pensée, une âme avisée, uni soleil doré et, autour de lui, le serpent de la connaissance.


Connaissance et science se relèvent ainsi, dans la bouche de Zarathoustra, qui les avait niées ou avilies.

    Le corps se purifie par le savoir, il s’élève en essayant avec science : pour celui qui cherche la connaissance, tous les instincts se sanctifient ; l’âme de celui qui est élevé se réjouit.


Ainsi parlaient déjà les Platon, les Aristote, les Epicure, les Zenon, les Descartes, les Spinoza, les Leibnitz. Tous ils ont été, sans le savoir, des disciples de Zarathoustra. Ce dernier n’en croit pas moins que, avant lui, « sur toute l’humanité le non-sens régnait encore » ; il n’en prévoit pas moins, comme résultat de ses prédications, un avenir non pareil, un nouveau royaume des cieux sur la terre :

    L’homme et la terre, des hommes n’ont pas encore été découverts et épuisés.
    Veillez et écoutez, solitaires. Des souffles aux essors secrets viennent de l’avenir ; un joyeux messager cherche de fines oreilles.
    Solitaires d’aujourd’hui, vous qui vivez séparés, vous serez un jour un peuple. Vous qui vous êtes choisis vous-mêmes, vous formerez un jour un peuple choisi, — et c’est de lui que naîtra le Surhomme.
    En vérité, la terre deviendra un jour un lieu de guérison ! Et déjà une odeur nouvelle l’entoure, une odeur salutaire, — et un nouvel espoir.


À ces psaumes du prophète allemand, qui rappellent ceux des prophètes hébreux, quel est celui qui ne répondrait pas, comme dans les cérémonies religieuses, par la parole de consentement et d’espérance : « Ainsi soit-il ! » Nous ne sommes plus dans le domaine de la philosophie ni de la « connaissance » ; nous sommes dans celui de la foi.



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CHAPITRE III


le retour éternel.



Nietzsche avait étudié les « physiologues » de la Grèce antique, qui avaient conçu le retour éternel des choses dans le cercle de la « grande année », la conflagration universelle suivie d’un universel recommencement dans le même ordre, dans le même lieu, dans le même temps, pour aboutir de nouveau à l’universel incendie : le phénix renaît de ses cendres, brûle encore, et renaît à l’infini. Spencer a aussi sa « grande année », puisqu’il suppose une conflagration complète de l’univers, puis une condensation par refroidissement, qui en ferait une seule masse. Lui aussi se demande ce qui adviendra ensuite, et il laisse entrevoir que tout recommencera ; mais il ne nous dit pas que ce soit de la même manière et dans le même ordre. Heine, dans ses additions au Voyage de Munich à Gênes, écrivait ce passage qui ne figure pas dans les anciennes éditions et que Nietzsche n’a pas dû connaître : « En vertu des lois de combinaison éternelles, toutes les formes qui ont déjà été sur cette terre apparaîtront à nouveau. » Blanqui, dans son Éternité par les astres (1871), avait déduit de la théorie des combinaisons qu’il faut des répétitions sans fin pour remplir l’infini, soit du temps, soit de l’espace. « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité sur une table, avec une plume sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. » Chaque individu existe à un nombre infini d’exemplaires, « Il possède des sosies complets et des variantes de sosies. » En 1878, le célèbre naturaliste allemand de Nægeli prononçait, dans son discours sur les Bornes de la Science, ces paroles que les commentateurs de Nietzsche ne semblent pas connaître et que, pour notre part, nous avions notées : « Puisque la grandeur, la composition et l’état de développement restent dans des limites finies, les combinaisons possibles forment un nombre infiniment grand, d’après l’expression consacrée, mais non encore infini. Ce nombre épuisé, les mêmes combinaisons doivent se répéter. Nous ne pouvons éviter cette conclusion par l’objection que des sextillions de corps célestes et de systèmes célestes ne suffisent pas pour épuiser le nombre des combinaisons possibles ; car les sextillions sont même moins dans l’éternité qu’une goutte d’eau dans l’Océan. Nous arrivons ainsi à cette conclusion rigoureusement mathématique, mais répugnante à notre raison, que notre terre, exactement comme elle est maintenant, existe plusieurs fois, même infiniment de fois, dans l’univers infini, et que le jubilé que nous célébrons aujourd’hui se célèbre juste en ce moment-ci dans beaucoup d’autres terres[8]. » On voit que le retour éternel dans le temps peut et doit se compliquer de la répétition simultanée à l’infini, d’une sorte de retour éternel dans l’espace, dont Nietzsche n’a pas parlé.

Les commentateurs de Nietzsche ont aussi négligé de mentionner que, dans les Vers d’un philosophe, qui parurent en 1881, Guyau avait fait de l’analyse spectrale et de la répétition à l’infini le sujet d’une de ses plus belles pièces lyriques. Lui aussi, il avait vu que la conséquence la plus apparente et la plus immédiate de la découverte spectrale est le retour sans fin des mêmes éléments, non pas seulement dans la durée, mais aussi dans l’espace :

Partout à nos regards la nature est la même :
L’infini ne contient pour nous rien de nouveau…

Vers quel point te tourner, indécise espérance,
Dans ces cieux noirs, semés d’hydrogène et de fer,
Où la matière en feu s’allonge ou se condense
Comme un serpent énorme enroulé dans l’éther ?

Puisque tout se ressemble et se tient dans l’espace,
Tout se copie aussi, j’en ai peur, dans le temps ;
Ce qui passe revient, et ce qui revient passe :
C’est un cercle sans fin que la chaîne des ans.

Est-il rien de nouveau dans l’avenir qui s’ouvre ?
Peut-être, — qu’on se tourne en arrière, en avant,
— Tout demeure le même ; au loin on ne découvre
Que tes plis et replis du grand serpent mouvant.


Devant cette possibilité d’un éternel retour des mêmes choses dans le temps comme dans l’espace, — si bien que le rayon de lumière qui traverse l’immensité, s’il pouvait traverser aussi l’éternité, donnerait toujours le même spectre et révélerait les mêmes scènes, — Guyau n’éprouve pas l’enthousiasme qu’éprouvera Nietzsche ; tout au contraire, il demande à la Nature, avec l’accent d’une désespérance infinie :

Depuis l’éternité quel but peux-tu poursuivre ?
S’il est un but, comment ne pas l’avoir atteint ?
Qu’attend ton idéal, ô Nature, pour vivre ?
Ou, comme tes soleils, s’est-il lui-même éteint ?

L’éternité n’a donc abouti qu’à ce monde !
La vaut-il ? Valons-nous, hommes, un tel effort ?
.................

Oh ! si notre pensée était assez féconde
Elle qui voit le mieux, pour le réaliser !
Si ses rêves germaient ! Oh ! si dans ce lourd monde
Son aile au vol léger pouvait un peu peser !

La sentant vivre en moi, j’espérerais par elle.
Voir un jour l’avenir changer à mon regard…
— Mais, ma pensée, es-tu toi-même bien nouvelle ?
N’es-tu point déjà née et morte quelque part ?

Ainsi germe chez Guyau le rêve mathématique d’une répétition sans fin, qui ferait que la même pensée d’aujourd’hui est déjà née et morte bien des fois et en bien des lieux. Loin de voir là un sujet d’ivresse, Guyau y voit le dernier mot du découragement et la doctrine du suprême désespoir. La même idée le hantait, le jour où, méditant au bord de la mer, il croyait apercevoir dans l’Océan non pas le miroir de Dieu, mais le miroir d’une nature sans but, se répétant sans fin elle-même, « grand équilibre entre la vie et la mort », « grand roulis éternel qui berce les êtres ». « À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’Océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité.[9]» Mais, au lieu d’accepter cette répétition éternelle, au lieu de dire oui au retour sans fin des mêmes misères et des mêmes souffrances, Guyau finit par chercher dans la vie humaine supérieure et vraiment superhumaine le motif d’espérance que semblait lui refuser la nature.

La même année où Guyau publiait les Vers d’un Philosophe, M. Gustave Le Bon faisait paraître l’Homme et les Sociétés, et, au tome II, il soutenait que « les mêmes mondes habités par les mêmes êtres ont dû se répéter bien des fois ».

Ainsi, de tous les côtés, la même obsession se retrouvait chez les esprits les plus différents. C’est alors que Nietzsche, fasciné à son tour par cette notion antique que la science moderne a rajeunie, s’imagina qu’il avait fait une immense découverte, qu’il allait apporter à l’humanité la grande nouvelle d’où daterait l’ère future.

    « Moi, Zarathoustra, l’affirmateur de la vie, l’affirmateur de la douleur, l’affirmateur du cercle, — c’est toi que j’appelle, toi la plus profonde de mes pensées !…
    « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement.
    « Tout meurt, tout refleurit ; éternellement coulent les saisons de l’existence.
    « Tout se brise, tout se reconstruit ; éternellement se bâtit la même maison de l’existence.
    « Tout se sépare, tout se réunit de nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même.
    « À chaque moment commence l’existence ; autour de chaque ici tourne la boule là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux.[10]»


Zarathoustra dit encore ailleurs :

    Maintenant je meurs et je disparais, et dans un instant je ne serai plus rien. Les âmes sont aussi mortelles que les corps.
    Mais, le nœud des causes où je suis enchevêtré revient, — il me recréera Je fais moi-même partie des causes de l’éternel retour des choses.
    Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent, — non pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure, ou semblable :
    Je reviendrai éternellement pour cette même vie pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses.
    Afin de redire la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes le Surhomme.
    J’ai dit ma parole, ma parole me brise ; ainsi le veut ma destinée éternelle ; — je disparais en annonciateur[11]!


Gœthe avait représenté la Nature comme un joueur qui, devant une table de jeu, crie constamment : Au double, c’est-à-dire ajoute à sa mise tout ce que son bonheur lui a donné. Pierres, bêtes, plantes, après avoir été ainsi formées par ces heureux coups de dés, sont de nouveau remises au jeu : « Et qui sait si l’homme n’est pas la réussite d’un coup qui visait très haut ? » Nietzsche emprunte à Gœthe cette conception du monde et la reproduit presque dans les mêmes termes, en y ajoutant l’espoir d’un coup de dés qui produira le surhomme.

    « Par hasard » — c’est là la plus vieille noblesse du monde ; je l’ai rendue à toutes choses, je l’ai délivrée de la servitude du but.


Zarathoustra ne s’aperçoit pas que le hasard lui-même se ramène à la fatalité, comme l’avait bien compris Démocrite, et que c’est une étrange délivrance que d’être affranchi de la finalité au profit de la nécessité. Il n’en donne pas moins au hasard, se souvenant peut-être d’Épicure, le nom de liberté :

    Cette liberté et cette sérénité célestes, je les ai placées comme des clochers d’azur sur toutes choses, lorsque j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles et par elles aucune volonté éternelle ne voulait.
    J’ai mis en place de cette volonté cette pétulance et cette folie, lorsque j’ai enseigné : — Une chose est impossible partout, et cette chose est le sens raisonnable !
    Un peu de raison cependant, un grain de sagesse, dispersé d’étoile en étoile, ce levain est mêlé à toutes choses, c’est à cause de la folie que la sagesse est mêlée à toutes choses !
    Un peu de sagesse est possible ; mais j’ai trouvé dans toutes choses cette certitude bienheureuse : elles préfèrent danser sur les pieds du hasard.
    Ô ciel au-dessus de moi, ciel pur et haut ! Ceci est maintenant pour moi ta pureté, qu’il n’existe pas d’éternelle araignée et de toile d’araignée de la raison ;
    Que tu es un lieu de danse pour les hasards divins, que tu es
une table divine pour le jeu de dés et les joueurs divins[12].


Zarathoustra parle aussi poétiquement qu’un Parménide ou un Héraclite, mais plus obscurément encore sous l’apparente clarté des images. Comment un peu de raison se trouve-t-il mêlé à l’universelle et foncière irrationalité des choses soumises aux combinaisons fortuites, c’est-à-dire nécessaires ? Comment la brutalité de ces combinaisons aveugles est-elle meilleure et plus « azurée » que la toile d’araignée de la raison, que l’araignée éternelle qui aurait tissé le monde en prenant pour but le bien et le bonheur de chaque être, poursuivis et atteints d’ailleurs par cet être lui-même ? Quelque difficulté qu’offrent la thèse du théisme ou celle du panthéisme, il n’y a pas lieu de se « réjouir » si l’on ne peut établir que le monde ait un sens et surtout un sens moral, que le progrès indéfini soit possible dans l’humanité et dans l’univers, sans fatalité de retour en arrière et sans « cercle éternel ». Le prétendu hasard de Zarathoustra est une nécessité qui condamne tout à se répéter soi-même perpétuellement ; rien ne danse en liberté ; tout, dans ses moindres mouvements, accomplit le rite prédestiné et imposé par l’éternel retour. Zarathoustra a beau nous dire de danser « par-dessus nos têtes », nous sommes enfermés nous-mêmes, nous sommes à jamais prisonniers.

Que le concept mathématique d’éléments finis, combinés dans le temps infini et l’espace infini, ait pu paraître si « nouveau » à Nietzsche et exciter à ce point son enthousiasme ; que sa doctrine du Surhomme ait abouti à nous représenter le Surhomme lui-même comme un mirage éphémère, qui s’est produit déjà un nombre infini de fois et a disparu un nombre infini de fois, qui se reproduira de même infiniment pour disparaître non moins infiniment ; et que cette conception de l’éternelle identité, qui est celle de l’éternelle vanité (umsonst !), ait pu sembler à Nietzsche la plus haute idée de la vie, c’est ce qu’il est difficile d’expliquer sans admettre déjà je ne sais quoi de trouble dans ce cerveau en perpétuel enfantement.

La preuve formelle que Nietzsche avait emprunté son idée prétendue « nouvelle » à l’« antique » idée des physiologues grecs, c’est qu’il leur emprunte le nom même de la « grande année » :

   Il y a une grande année du devenir, un monstre de grande année.
    … En sorte que nous sommes semblables à nous-mêmes, dans toute grande année, en grand et aussi en petit.


C’est donc bien chez les Grecs que le philologue philosophe de Bâle avait pris son idée fondamentale, qu’il crut, voir tout d’un coup jaillir en lui-même pendant qu’il errait sur les hauteurs de l’Engadine.

L’idée capitale de son œuvre — « cette formule suprême, dit-il, la plus haute qui se puisse concevoir, de triomphante affirmation » — date du mois d’août de l’année 1881 : elle fut jetée sur une feuille avec cette inscription : « À 6 000 pieds par delà l’homme et le temps[13] ».— « J’allais en ces jours, raconte Nietzsche, le long du lac de Silvaplana, à travers la forêt ; près d’un roc puissant qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C’est là que l’idée vint à moi. Si, à compter de ce jour, je me reporte de quelques mois en arrière, je trouve comme signe précurseur de cet événement une transformation soudaine, profonde et décisive de mon goût, surtout en musique. Peut-être doit-on ranger mon Zarathoustra sous la rubrique Musique ; ce qui est sûr, c’est qu’il supposait au préalable une régénération totale de l’art d’entendre. À Recoaro, petite ville d’eaux près de Vicence, où je passai le printemps de l’année 1881, j’observai avec mon maestro et ami Peter Gast, — un régénéré lui aussi — que le phénix Musique volait près de nous, paré d’un plumage plus léger et plus brillant qu’autrefois. — Si, à compter de ce jour, je me transporte d’autre part en pensée jusqu’au jour de l’enfantement, qui se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables, au mois de février 1883 (le chapitre final fut achevé précisément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise), je constate que ma grossesse fut de dix-huit mois. Ce chiffre de dix-huit mois juste donnerait lieu de penser — entre bouddhistes tout au moins — que je suis au fond un éléphant femelle. Entre temps était née la Gaie Science, où se montrent cent indices annonçant l’approche de quelque chose d’incomparable ».

Nietzsche a merveilleusement décrit l’inspiration poétique d’où est jaillie Zarathoustra, la bible du cercle éternel. « Quelqu’un a-t-il, en cette fin du XIXe siècle, la notion claire de ce que les poètes aux grandes époques de l’humanité appelaient l’inspiration ? Si nul ne le sait, je vais dire, ce qu’est l’inspiré. Pour peu qu’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot de révélation — entendu dans ce sens que tout à coup quelque chose se révèle à notre vue ou à notre ouïe avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, quelque chose qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être, — est l’expression de l’exacte réalité. On entend, — on ne cherche pas : on prend, — sans se demander de qui vient le don ; la pensée jaillit soudain comme un éclair, avec nécessité, sans hésitations ni retouches : — je n’ai jamais eu à faire un choix. C’est un enchantement où notre âme, démesurément tendue, se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent, tantôt se ralentissent ; c’est une extase qui nous ravit entièrement à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille frissons délicats qui nous font vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils ; c’est une plénitude de bonheur où l’extrême souffrance et l’horreur ne sont plus sentis comme un contraste, mais comme parties intégrantes et indispensables, comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière ; c’est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes (la grandeur, le besoin d’un rythme ample est presque la mesure de la puissance de l’inspiration, et comme une sorte de compensation à un excès d’oppression et de tension). Tout cela se passe sans que notre liberté y ait aucune part, et pourtant nous sommes entraînés, comme en un tourbillon, par un sentiment plein d’ivresse de liberté, de souveraineté, de toute-puissance, de divinité. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est ce caractère de nécessité avec lequel s’impose l’image, la métaphore ; on perd toute notion de ce qui est image, métaphore : il semble que ce soit toujours l’expression la plus naturelle, la plus juste, la plus simple qui s’offre à vous. On dirait vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, les choses elles-mêmes viennent à nous, désireuses de devenir symboles, « et toutes les choses accourent avec des caresses empressées pour trouver place en ton discours, et elles te sourient, flatteuses, car elles veulent voler portées par toi. Sur l’aile de chaque symbole tu voles vers chaque vérité. Pour toi s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout Être veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à parler ». Telle est mon expérience de l’inspiration ; et je ne doute pas qu’il ne faille remonter des millénaires en arrière, pour trouver quelqu’un qui ait le droit de dire : C’est aussi la mienne[14] . »

Peut-être Nietzsche se fait-il quelque illusion sur son originalité ; Gœthe lui-même avait dit : « On parle toujours d’originalité native, mais qu’entend-on par là Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, et en tout. » Et Gœthe disait encore :

En quoi et à quel point es-tu différent des autres ?
Reconnais-toi, et vis avec, le monde en paix.


Presque à la même époque, Guyau parcourait les mêmes lieux que Nietzsche, Saint-Moritz et Silvaplana, roulait dans sa tête les mêmes pensées, s’abandonnait, lui aussi, aux plus hautes inspirations poétiques et métaphysiques. Les révélations que Nietzsche apporte au monde en strophes enflammées ne sont donc pas aussi nouvelles qu’il se l’imaginait. Nietzsche dit qu’il « comptait sur l’analyse spectrale pour confirmer sa vision du monde », et c’est aussi l’analyse spectrale qu’avait invoquée Guyau ; Nietzsche comptait « sur la physique et les mathématiques réunies », — lui qui avait représenté toutes ces sciences comme roulant sur des notions absolument illusoires Est-il donc vrai que le grand dogme de la religion prétendue nouvelle eût pu être confirmé par ces sciences ? Est-il vrai que le monde soit voué à une répétition continuelle, à une sorte d’écholalie, comme ces malheureux fous qui redisent sans cesse la même phrase ou se font l’écho de toute phrase dite devant eux ? — À vrai dire, nous n’en savons rien, et le prophète de l’éternel retour n’en sait pas plus que nous ; mais le philosophe peut ici dire son mot. Les spéculations de ce genre, remarquerons-nous, sont fondées sur cette hypothèse que l’intelligence connaît tous les éléments des choses, que ces éléments, comme les corps prétendus simples de la chimie, sont des espèces fixes en tel nombre déterminé, 80 par exemple ou 81, pas un de moins, comme si ce chiffre était cabalistique et exprimait le nec plus ultra de la nature. Dès lors, en vertu de la théorie des combinaisons, il n’y aurait plus qu’à chercher le nombre des combinaisons de nos 80 éléments, — nombre déjà respectable, mais fini ; — et alors nous tomberions sur une loi de répétition dans le temps et dans l’espace, sur une « grande année » qui, une fois révolue, recommencerait identique à soi. Tel un kaléidoscope qui, à force de tourner, ramènerait pour nos yeux la même série de visions. Eh bien pour le philosophe, de semblables spéculations scientifiques sont toutes subjectives : personne ne peut se flatter de connaître le nombre des éléments fixes (s’il y a des éléments fixes), ni toutes les forces possibles de la nature, ni toutes ses métamorphoses possibles[15]. Nietzsche se contredit ici lui-même une fois de plus, car il nous a représenté la nature comme inépuisable, le devenir comme un torrent que rien ne peut limiter ni arrêter, qui va toujours plus loin et peut toujours prendre de nouvelles formes ; il n’admet comme déterminé, comme figé et immobilisé, que les mots de notre langue humaine, que les cadres et cases de notre pauvre cerveau humain, que les catégories de notre pensée borgne. Et la nature, pour lui, se moque bien de nos catégories, de notre physique et de ses lois prétendues immuables, de notre géométrie et de ses théorèmes prétendus nécessaires Elle va, elle court, elle monte, elle descend, elle change, elle s’échappe, elle est en perpétuelle génération. Voilà ce que nous a dit et redit Nietzsche ; et maintenant il se prosterne devant une loi de combinaison mathématique qui devient pour lui le secret de l’absolu, devant une fraction périodique-qui lui semble le dernier mot de l’énigme universelle ! Après avoir prononcé comme Héraclite : rien n’est, tout devient, il nous dit : tout revient ; et il ne voit pas l’antinomie, il ne voit pas la contradiction ! Tout ne devient pas, si la formule du retour identique reste, si la loi de combinaison des éléments est toujours la même, si l’on est sûr que tout reviendra un nombre infini de fois dans un ordre immuable. Tout ne devient pas, si le fleuve Héraclite a un rivage qui demeure et des flots qui reparaissent toujours les mêmes. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », dit mélancoliquement Héraclite, et Nietzsche croit le consoler en lui répondant : — On s’y baigne et on s’y noie une infinité de fois.

Si Guyau, lui aussi, avait conçu la vie comme un pouvoir de se dépasser sans cesse, au moins en avait-il conclu, bien plus logiquement, que nulle combinaison, nulle forme ne peut être considérée comme liant la vie et épuisant sa puissance. « On ne pouvait, dit-il, voir et saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que pendant le sommeil, image de la mort ; ainsi en est-il de la Nature : toute forme n’est pour elle qu’un sommeil, une mort passagère, un arrêt dans l’écoulement éternel et l’insaisissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiellement informe, la vie est informe. Toute forme, tout individu, toute espèce ne marque qu’un engourdissement transitoire de la vie : nous ne comprenons et ne saisissons la nature que sous l’image de la mort. » De quel droit pourrions-nous donc condamner la nature et la vie à revenir sans cesse s’emprisonner dans les mêmes formes au lieu de se surmonter toujours elle-même ?

Guyau, dans son Irréligion de l’Avenir, examina sous toutes les faces le problème dont, à la même époque, sur les mêmes hauteurs de l’Engadine ou sur les mêmes bords méditerranéens, Nietzsche se tourmentait avec une angoisse si tragique. Depuis Héraclite jusqu’à Spencer, dit Guyau, les philosophes n’ont jamais séparé les deux idées d’évolution et de dissolution ; ne sont-elles point pourtant séparables ? Remarquons bien que jusques à présent il n’est pas d’individus, pas de groupe d’individus, pas de monde qui soit arrivé « à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie » ; nous ne pouvons donc « ni affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement et éternellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure x ». Pour la saisir un jour, il faudrait « un état de pensée assez élevé pour se confondre avec cette loi même ». À plus forte raison ne pouvons-nous affirmer que la dissolution et l’évolution recommenceront toujours de la même manière et suivant la même loi circulaire. Et Guyau revient sur l’idée qu’il avait exprimée déjà sous une forme si poétique dans ses Vers d’un Philosophe :

« L’objection la plus grave peut-être à l’espérance, — objection qui n’a pas été assez mise en lumière jusqu’ici et que M. Renan lui-même n’a pas soulevée dans les rêves trop optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité à parle post, c’est le demi-avortement de l’effort universel qui n’a pu aboutir qu’à ce monde » Comment ressaisir un motif d’espérance dans cet abîme du temps qui semble celui du désespoir ? — Guyau se répond à lui-même que, des deux infinis de durée que nous avions derrière nous et devant nous, « un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie ». Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de « frères extraterrestres », il restera toujours mathématiquement à l’univers « au moins une chance sur deux de réussir ; c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain ». Comme Nietzsche, Guyau aime à rappeler la métaphore de Platon sur les coups de dés qui se jouent dans l’univers ; ces coups de dés, ajoute-t-il, n’ont encore produit « que des mondes mortels et des civilisations toujours fléchissantes », mais le calcul des probabilités « démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain ». Il est curieux de voir Guyau, avant Nietzsche, s’appuyer sur le calcul des probabilités, mais, tandis que Nietzsche en déduira le retour éternel, Guyau pense que les probabilités entraînent plutôt des possibilités toujours nouvelles.

Selon nous, comme selon Guyau, l’une et l’autre hypothèse sont scientifiquement indémontrables. Quand on cherche à se figurer, dit Guyau, les formes supérieures de la vie et de l’être, on ne peut rien déduire des éléments qui nous sont connus, parce que ces éléments sont en nombre borné et, de plus, imparfaitement connus ; il peut donc exister des êtres infiniment supérieurs à nous. « Notre témoignage, quand il s’agit de l’existence de tels êtres, n’a pas plus de valeur que celui d’une fleur de neige des régions polaires, d’une mousse de l’Himalaya ou d’une algue des profondeurs de l’Océan Pacifique, qui déclareraient la terre vide d’êtres vraiment intelligents, parce qu’ils n’ont jamais été cueillis par une main humaine[16] . » C’est ainsi que le philosophe-poète de l’Irréligion de l’avenir[17] répondait d’avance au poète-philosophe de Zarathoustra. Il lui donnait, il nous donne à nous tous la suprême leçon de sagesse, en disant : « La pensée est une chose sui generis, sans analogue, absolument inexplicable, dont le fond demeure à jamais inaccessible aux formules scientifiques, et surtout mathématiques, par conséquent à jamais ouvert aux hypothèses métaphysiques. De même que l’être est le grand genre suprême, genus generalissimum, enveloppant toutes les espèces de l’objectif, de même la conscience est le grand genre suprême enveloppant et contenant toutes les espèces du subjectif ; on ne pourra donc jamais répondre entièrement à ces deux questions : Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que la conscience ? ni, par cela même, à cette troisième question qui présupposerait la solution des deux autres : La conscience sera-t-elle ? » À plus forte raison aucun Nietzsche ne saurait-il démontrer que la conscience sera toujours renaissante et mourante sous les mêmes formes, que l’être est une simple volonté de domination qui aboutit à être toujours vaincue, puis à recommencer la même lutte avec les mêmes péripéties pour subir la même inéluctable défaite. Au lieu d’admettre un éternel reflux, il est plus logique d’admettre, avec Guyau, un éternel mouvement en avant, par le moyen même de ces flux et reflux qui sont la vie. « Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous, et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde… C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut[18]. » — « L’avenir, conclut Guyau avec une sagesse étrangère à Nietzsche, n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre. » C’est là, croyons-nous, pour tout philosophe qui a le sentiment des bornes de notre connaissance, le dernier mot de la question. Le cercle éternel de Nietzsche, au contraire, n’est qu’un jeu mathématique, qui ne peut manquer de laisser échapper le fond même des réalités. Et Nietzsche, encore une fois, aurait dû le comprendre lui-même, puisqu’il admettait (comme d’ailleurs Guyau) que les mathématiques sont une simple enveloppe dont les mailles enserrent l’être sans le pénétrer.

Nietzsche, en définitive, se trouve encore réduit sur ce point à deux antinomies essentielles. La première éclate entre sa conception de « la vie qui va toujours en avant » et sa conception du piétinement universel. La seconde éclate entre son scepticisme à l’égard des lois mathématiques et sa foi aveugle au cercle de Popilius tracé par les mathématiques. Ne finit-il pas par diviniser ce cercle vicieux lui-même, en s’écriant : Circulas vitiosus, Deus !



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CHAPITRE III

culte apollinien et dionysien de la nature.

I



Nous connaissons le dogme suprême et contradictoire qu’annonce au monde le « créateur » Zarathoustra. Il nous reste à chercher par quelles initiations successives l’homme peut participer aux mystères de la religion néo-païenne.

On a vu plus haut comment Gœthe donnait pour but à l’Univers la production de l’œuvre d’art et, pour parler plus nettement, du drame, — disons mieux encore, de Faust. La conception esthétique du monde, depuis Schiller et Gœthe, pour ne pas remonter plus haut, est un des lieux communs du romantisme. De même pour la morale « esthétique », de même, enfin, pour la réduction de la métaphysique à une esthétique supérieure. Nietzsche, dans la préface qu’il écrivit en 1886 pour une nouvelle édition de son livre sur l’Origine de la tragédie, se présente cependant comme inventeur et révélateur. « Déjà, dit-il, dans ma préface à Richard Wagner, c’était l’art, et non la morale, qui était présentée comme l’activité essentiellement métaphysique de l’homme ; au cours du présent livre je reproduis, à différentes reprises, cette singulière proposition, que l’existence du monde ne peut se justifier que comme phénomène esthétique. Sous ce rapport, le monde est beau dans son ensemble, laid et risible dans beaucoup de ses détails. Le sage est celui qui sait tantôt rire, tantôt admirer. On le voit, toutes les théories romantiques, les unes après les autres, défilent dans les œuvres de Nietzsche, qui ne s’en croit pas moins l’inventeur de chacune. La théorie de l’humour et du rire, empruntée à Jean-Paul, en est un nouvel exemple. On sait que Jean-Paul avait élevé à la hauteur d’une forme de sublime l’anéantissement de toutes choses, même les plus belles, devant l’infini, la raillerie rabaissant ce qui semblait grand, le rire s’envolant au-dessus de toutes choses, de la montagne comme de la mer, et, par l’énormité de ses saillies, par l’immensité même de son dédain, réduisant tout à l’infiniment petit. Tous les romantiques allemands se sont crus des Jupiter ébranlant l’Olympe de leur gros rire, érigeant en sublimités leurs traits d’esprit trop souvent comparables à des traits de bêtise. Même chez nous, quand Victor Hugo veut rire, on sait s’il nous attriste ! Nietzsche « crée » de nouveau cette vieille « valeur », le rire, mais il faut convenir qu’il la dore de toutes les splendeurs lyriques. Il érige le rire à la hauteur d’une religion ; il l’oppose à la religion trop sévère du Christ.

    Quel fut jusqu’à présent sur la terre le plus grand péché ? Ne fut-ce pas la parole de celui qui a dit : « Malheur à ceux qui rient ici-bas ! »
    Ne trouvait-il donc pas lui-même de sujet à rire sur la terre ? S’il en est ainsi, il a mal cherché. Un enfant même trouve ici des sujets.
    Celui-là — n’aimait pas assez : autrement il nous aurait aussi aimés, nous autres rieurs ! Mais il nous haïssait et nous honnissait, nous promettant des gémissements et des grincements de dents.
    Faut-il donc tout de suite maudire, quand on n’aime pas ? Cela — me parait de mauvais goût. Mais c’est ce qu’il fit, cet intolérant. Il était issu de la populace.
    Et lui-même n’aimait seulement pas assez : autrement il aurait été moins courroucé qu’on ne l’aimât pas. Tout grand amour ne veut pas l’amour : — il veut davantage.
    Écartez-vous du chemin de tous ces intolérants ! C’est là une espèce pauvre et malade, une espèce populacière : elle jette un regard malin sur cette vie, elle a le mauvais œil pour cette terre.

    Écartez-vous du chemin de tous ces intolérants ! Ils ont les pieds lourds et les cœurs pesants : ils ne savent pas danser. Comment, pour de tels gens, la terre pourrait-elle être légère !
    Toutes les bonnes choses s’approchent de leur but d’une façon tortueuse. Comme les chats elles font le gros dos, elles ronronnent intérieurement de leur bonheur prochain, — toutes les bonnes choses rient.
    La démarche de quelqu’un laisse deviner s’il marche déjà dans sa voie : Regardez-moi donc marcher ! Mais celui qui s’approche de son but, — celui-là danse.
    Et, en vérité, je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore là engourdi, hébété, marmoréen comme une colonne ; j’aime la course rapide.
    Et quand même il y a sur la terre des marécages et une épaisse détresse : celui qui a les pieds légers court par-dessus la vase et danse comme sur de la glace balayée.
    Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut Et n’oubliez pas non plus vos jambes Élevez vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela : vous vous tiendrez aussi sur la tête !
    Cette couronne du rieur, cette couronne de rosés, c’est moi-même qui me la suis mise sur la tête, j’ai canonisé moi-même mon rire. Je n’ai trouvé personne d’assez fort pour cela aujourd’hui.
    Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger.
    Zarathoustra le divin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts, je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête. »


Donnant un nom nouveau à une conception bien ancienne (que Schiller, entre autres, si méprisé de Nietzsche, avait exprimée avant Schopenhauer lui-même), Nietzsche appelle apollinienne la contemplation esthétique du monde, premier degré de l’initiation religieuse. L’adorateur du beau dit au monde et à la vie : « Ton image est belle, ta forme est belle, — quand on te contemple d’assez haut et d’assez loin pour que douleurs et misères se perdent dans l’ensemble : — je veux donc te contempler et t’admirer. » Rationnellement inintelligible, le monde n’en est pas moins esthétiquement beau. Renan avait déjà, lui aussi, représenté l’univers comme un immense spectacle qui offre au contemplateur dilettante les scènes les plus variées, où il se garderait bien de rien changer. Un Néron y fait si belle figure à sa place, dans le cirque où les chrétiens sont déchirés par les bêtes Après Renan, Nietzsche nous invite à contempler le monde comme « un drame varié et riche », — où pourtant recommencent toujours à l’infini les mêmes épisodes Le sentiment de la beauté lui parait une justification suffisante de l’existence. L’homme supérieur doit vivre comme un apollinien, pour rêver et s’enchanter soi-même de son rêve.

Par malheur, le rêve de la vie touche trop souvent au cauchemar pour que la justification apollinienne soit autre chose qu’une illusion où quiconque pense et souffre refusera de se complaire. Cette première initiation aux mystères n’est qu’un leurre.

Nietzsche lui-même nous en propose une seconde, qu’il appelle encore d’un nom nouveau, quoiqu’elle ne soit pas nouvelle : l’ivresse dionysienne. « La psychologie de l’état orgiastique, interprété comme un sentiment de vie et de force débordante où la douleur elle-même est ressentie comme un stimulant, m’a montré la voie qui conduisait à la notion du sentiment tragique, si méconnu par Aristote comme par nos pessimistes… L’affirmation de la vie jusque dans ses problèmes les plus ardus et les plus redoutables, la volonté de vivre s’exaltant dans la conscience de son inépuisable fécondité devant la destruction des plus beaux types d’humanité, — c’est là ce que j’appelai l’esprit dionysien ; et c’est là que je trouvai la clef qui nous ouvre l’âme du poète tragique. L’âme tragique ne veut pas se libérer de la terreur et de la pitié, elle ne veut pas se purifier d’une passion dangereuse au moyen d’une explosion violente de cette passion, — c’est ainsi que l’entendait Aristote ; — non ; elle veut, par delà la pitié et la terreur, être elle-même la joie éternelle du devenir, cette joie qui comprend aussi la joie d’anéantir.[19]»

Schopenhauer avait distingué l’état artistique de l’âme de l’état métaphysique. Pour l’artiste, le monde est un ensemble d’ « idées » analogues à celles de Platon, qui se réalisent dans les individus et leur donnent leur forme propre ; le métaphysicien, au delà des idées et des formes, au delà de toutes les apparences, sent une seule et même réalité, qui est la « volonté primordiale, universelle et éternelle ». Schopenhauer admet que nous pouvons avoir conscience en nous-mêmes de notre identité radicale avec tous les êtres, que nous pouvons ainsi déchirer le voile de l’illusion individualiste et vivre en autrui : tu es moi. Nietzsche, à son tour, admet, ce pouvoir de prendre conscience du tout en sa propre volonté. — Mais, ajoutait Schopenhauer, quand on a acquis la conscience de la misère universelle, on ne peut plus éprouver qu’une pitié infinie pour ce monde et un désir infini de l’anéantir. Nietzsche, au contraire, veut nous inspirer une ivresse infinie, analogue à celle des bacchantes ; et c’est cet état qu’il décrit sous le nom de dionysien. Ainsi, au sentiment tragique et pessimiste de l’existence succède, chez Nietzsche, le sentiment enthousiaste et optimiste, sans que cependant la conception fondamentale du vouloir-vivre soit changée. Loin de là, le vouloir-vivre est encore plus vain chez Nietzsche que chez Schopenhauer, puisqu’il est conçu comme un cercle éternellement infranchissable où il n’y a rien à changer, au delà duquel il n’y a rien à croire, à espérer, à aimer, à vouloir.

Comme tous les messies, Zarathoustra prêche, lui aussi, la « rédemption » ; cette rédemption a lieu par la volonté, que Zarathoustra déclare créatrice. « Vouloir délivre », répète-t-il. Mais en quoi consiste cette délivrance ? À vouloir ce qu’on ne peut empêcher ni d’avoir été, ni d’être.

  « Sauver ceux qui sont passés et transformer « tout ce qu’il fut » en « ce que je voulais que ce fût ! » c’est seulement que j’appellerai rédemption. »


Pourtant Zarathoustra n’est pas sans s’apercevoir de ce qu’il y a d’illusoire à prétendre agir sur le passé :

    Volonté — c’est ainsi que j’appelle le libérateur et le messager de joie ; c’est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière.
    Vouloir délivre ; mais comment s’appelle ce qui enchaîne même le libérateur ?
    — « Ce fut » — c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté…
    La volonté ne peut pas vouloir agir en arrière ; qu’elle ne puisse pas briser le temps et le désir du temps, c’est là la plus solitaire affliction de la volonté.
    Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ; « ce qui fut », ainsi s’appelle la pierre que la volonté ne peut soulever.


Nietzsche nous montre alors la révolte impuissante et folle de la volonté contre ce qui fut. Elle condamne ce qui fut, ne pouvant le changer, elle veut le punir, elle veut se venger. Elle devient l’esprit même de vengeance, pour lequel Nietzsche eut toujours une particulière horreur, et qui, à ses yeux, sous le nom de sanction, est l’origine des religions, des morales mêmes.

Châtiment, c’est ainsi que s’appelle elle-même la vengeance ; avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience.


Partout où il y a douleur, l’esprit de vengeance veut voir « un châtiment », afin de justifier ainsi la douleur. Et, dans cette doctrine, comme celui qui veut éprouver de la souffrance, du fait même qu’il ne peut vouloir en arrière, défaire ce qui est fait, « la volonté elle-même et toute vie devraient être punition ». De là un esprit de folie qui emporte la volonté à des systèmes comme celui du brahmanisme ou comme celui de Schopenhauer, condamnation de la vie et de la souffrance, qui n’apparaissent plus que comme un châtiment.

Et ainsi un nuage après l’autre s’est accumulé sur l’esprit

jusqu’à ce que la folie ait proclame : — « Tout passe, c’est pourquoi tout mérite de passer.
    « Ceci est la justice même, qu’il faille que le temps dévore ses enfants » ; ainsi a proclamé la folie.
    « Les choses sont ordonnées moralement d’après ce droit et le châtiment. Hélas ! où est la délivrance du fleuve des choses et de l’existence, ce châtiment ? » Ainsi a proclamé la folie.
    « Peut-il y avoir rédemption s’il y a un droit éternel ? Hélas ! on ne peut soulever la pierre du passé : il faut aussi que les châtiments soient éternels ! » Ainsi a proclamé la folie.
    Nul ne peut être détruit ; comment pourrait-il être supprimé par le châtiment ? Ceci, oui, ceci est ce qu’il y a d’éternel dans l’existence, ce châtiment, que l’existence doive redevenir éternellement action et châtiment.
    « À moins que la volonté ne finisse par se délivrer elle-même, et que le vouloir devienne non-vouloir » — Cependant, mes frères, vous connaissez ces chansons de la folie.


Nietzsche fait allusion à la folie hindoue, reprise par Schopenhauer : la vie et son renouvellement par la transmigration, conçue comme châtiment des fautes, antérieures, la perpétuité des renaissances tant que le vouloir-vivre subsiste, le salut obtenu seulement par a négation du vouloir-vivre, par la volonté s’anéantissant elle-même dans le non-vouloir, dans le nirvâna.

Nietzsche repousse avec horreur ce pessimisme ; il veut que la volonté veuille toujours et se veuille toujours elle-même ; il s’attache désespérément, si on peut le dire, à un optimisme affirmé en dépit de tout ce qui le contredit dans l’univers. Quel sera donc sa rédemption, à lui, son moyen de salut, son joyeux message à l’humanité ?

    Je vous ai conduit loin de ces chansons lorsque je vous ai enseigné : « La volonté est créatrice. »


L’adage est beau et l’attitude est belle ; mais en quoi et comment la volonté peut-elle être créatrice ?

À l’égard du passé, nous avons vu qu’il y a là un sépulcre dont la volonté ne peut soulever la pierre : elle ne peut faire que ce qui fut n’ait pas été !

Qu’à cela ne tienne, répond Nietzsche : pour que le passé soit lui-même œuvre de notre volonté, nous n’avons qu’à le vouloir lui-même.

    « Tout ce qui fut est fragment, et énigme, et épouvantable hasard, — jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : — « Mais c’est ainsi que je le voulais »
    « Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais c’est ainsi que je le veux c’est ainsi que je le voudrai ! »


Notre salut, c’est donc de nous persuader que ce qui fut, ce qui est, ce qui sera, nous le voulons, nous le créons nous-même par notre volonté. Bien plus, nous voulons que ce qui fut recommence d’être, revienne à l’existence dans le cercle éternel qui tourne éternellement sur soi ; ainsi nous sommes rachetés, sauvés du destin en l’acceptant, en le voulant. Au moment même où je meurs en vertu des fatalités qui régissent la vie et la mort, je n’ai qu’à me dire : je veux mourir, ma mort fatale deviendra une mort libre. C’est en se résignant à l’inévitable, à ce dont elle ne change le plus petit iôta, que la volonté est « créatrice » !

La rédemption de Zarathoustra ne serait-elle point une tromperie ? Nietzsche, qui se dit plus optimiste que Schopenhauer, n’est-il point englouti dans un pessimisme plus profond ? Au-dessus des douleurs de ce monde, Schopenhauer élevait avec les bouddhistes le nirvana, mais il avait soin d’ajouter que, « si le nirvana est défini comme non-être, cela ne veut rien dire, sinon que ce monde (ou sansâra) ne contient aucun élément propre qui puisse servir à la définition ou à la construction du nirvana ». Le néant relatif à nous n’est donc nullement le néant absolu ; il peut constituer, tout au contraire, l’être véritable. « Nous reconnaissons volontiers, dit Schopenhauer dans la phrase célèbre qui termine son livre, que ce qui reste après l’abolition complète de la volonté n’est absolument rien pour ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais, pour ceux chez qui la volonté s’est niée, notre monde, ce monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu’est-il ? Rien. » C’est donc la volonté de la vie en ce monde qui, selon Schopenhauer, doit s’anéantir au profit d’un mode d’existence supérieur, que nous ne pouvons ni définir ni construire, mais qui, loin d’être un néant, est sans doute la plénitude de l’être. Aux confins de la nature et de l’humanité, par delà ce monde pour lequel seul il professe le pessimisme, Schopenhauer faisait ainsi luire une espérance de libération, et de libération non pas négative, mais positive. Nietzsche, au contraire, ne s’aperçoit pas qu’il nous laisse sans le plus léger espoir de délivrance. « Le pessimisme, avait-il objecté avec force à Schopenhauer, est impossible pratiquement et ne peut pas être logique. Le non-être ne peut pas être le but. » Mais on pourrait lui répondre à lui-même : — Le non-être d’un monde voué à la douleur et au mal peut fort bien être un but ; car le non-être de ce monde peut produire l’être véritable, dont nous n’avons, il est vrai, aucune représentation, que nous ne pouvons donc affirmer, mais que nous ne pouvons pas davantage nier. Vous, au contraire, vous ne voulez pas nier la vie telle qu’elle s’agite dans le monde de nos représentations, qui est aussi le monde de nos souffrances ; vous voulez affirmer cette vie comme étant identique à l’être même ; mais votre prétendu être n’est qu’un devenir fou, éperdu, échevelé, une course à l’abîme où, au lieu de rien atteindre, tout vous échappe, ou, au lieu d’avancer, vous tournez sans cesse comme les esclaves antiques poussant leur meule ; votre prétendu être est l’éternelle et vaine et vide identité de l’être et du non-être dans le devenir, où Hegel n’avait vu que le plus bas degré de la dialectique, limbes de l’existence sortant à peine des ténèbres du néant absolu.

Malgré votre mépris pour la « petite raison », ni votre petite ni votre grande raison elle-même n’acceptera de dire oui à la vie, si tout a pour conséquence : non. Elle ne le peut, en vérité, que si elle est sous l’influence d’un excitant on d’un narcotique ; mais une telle ivresse ne durera pas toute l’existence. Il y a des douleurs de l’âme qui réveillent et dégrisent même Zarathoustra. Il faudrait avoir à jamais perdu toute sa grande raison, et même tout son grand cœur, pour se réjouir de l’éternelle fuite de toutes choses, de l’éternelle vanité de tout effort, de l’éternelle défaite de tout amour. Devant le cadavre de ceux qu’on aime et qui, par leur beauté d’âme, leur élévation de pensée, leur douceur de cœur, eussent mérité d’être immortels, quelle raison saine et quel cœur sain éprouvera l’ivresse joyeuse de « l’anéantissement » et se consolera par la pensée de l’écoulement sans limites ? Pour moi, en voyant Guyau, à trente-trois ans, tomber inanimé au moment où il enfantait des chefs-d’œuvre, comment aurais-je pu éprouver cette ivresse dionysienne ? — En vertu de l’éternel retour, répondez-vous, ce que tu as perdu revivra, et toi aussi ; un nombre infini de fois tu aimeras, et un nombre infini de fois tu verras s’anéantir ce que tu aimes — Tel est le nouveau mystère proposé à la foi de l’humanité ; et vous croyez que la révélation de cette éternelle duperie plongera l’humanité dans l’enthousiasme Ixion sera d’autant plus heureux qu’il saura que la roue tournera toujours ; les Danaïdes, d’autant plus folles de joie qu’elles sauront que jamais l’eau ne comblera l’abîme Sisyphe s’enivrera de voir son rocher retomber toujours sur sa tête L’enfer trouvera sa consolation dans la pensée qu’il est éternel Vous avez beau nous prêcher « l’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus durs, la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de nos types les plus élevés à son caractère inépuisable » ; cela se comprendrait si nous étions sûrs, en effet, que la vie produira toujours mieux, se dépassera vraiment elle-même, ne sera jamais emprisonnée dans les formes du présent, entraînera toutes choses en un progrès sans fin. Mais vous nous avez enseigné que les combinaisons dû la vie sont finies et épuisables, qu’une fois épuisées, elles n’ont d’autre ressource que de recommencer dans le même ordre et de dérouler le même alphabet enfantin depuis l’alpha jusqu’à l’oméga, les mêmes éléments depuis l’hydrogène jusqu’à l’hélium. Vous nous avez enlevé une à une toutes les raisons de vivre, et vous voulez que nous aimions la vie !

« Ma formule pour la grandeur d’un homme, écrivait Nietzsche dans son journal de 1888, est amor fati, amour du destin ; ne vouloir changer aucun fait dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non pas seulement supporter la nécessité, non moins la dissimuler, — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité, — mais l’aimer. » Ainsi Nietzsche s’écrie, comme le stoïcien : « Ô monde, je veux ce que tu veux ; » ô devenir, je veux devenir ce que je deviendrais alors même que je ne le voudrais pas ! — Mais pourquoi ce consentement à l’éternel tourbillon de l’existence, si l’existence n’est pas conçue comme bonne, comme produisant ou pouvant produire plus d’intelligence, plus de puissance, plus de bonté, plus d’amour, et, conséquence finale, plus de bonheur ? Nietzsche a rejeté toute finalité de la nature, soit transcendante, soit immanente : il ne voit partout que le flot aveugle qui pousse le flot et, au plus fort de cette tempête sans but qui épouvantait Guyau, il veut que nous aimions la vague qui nous engloutit !

— « Pourquoi ? » — C’est, répond-il, que nous sommes nous-mêmes « parties de la destinée : nous appartenons au tout, nous existons dans le tout » ; fragments de la nature, la volonté de la nature doit être, notre loi. Or, la nature tend à l’homme et au « Surhomme » comme à son but ; de là notre amour pour ce but. La nature tend aussi à l’anéantissement de l’homme et du Surhomme lui-même comme de tout le reste ; de là notre amour de l’anéantissement. — Parler ainsi, c’est personnifier la nature, c’est en faire un dieu, c’est oublier ce que vous avez dit vous-même : qu’il n’y a aucune unité dans le flux universel, aucune cause, pas la moindre fin. Qu’estce donc que la nature ? Il n’y a pas plus de nature que de dieu, πάντα ρεἴ. L’adoration de la nature n’a pas de sons. L’adoration du torrent universel ou nous roulons n’en a pas davantage. Amor fati est une formule vide. Le destin n’a pas besoin de mon amour.

Après avoir parlé d’ivresse et d’enthousiasme, Nietzsche est obligé finalement, en face de l’univers qu’il conçoit, de faire appel à notre courage ; et il le fait en accents héroïques.

    Il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : c’est ce qui a tué jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur…
    Car le courage est le meilleur meurtrier, — le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a fanfare.
    L’homme, cependant, est la bête la plus courageuse ; c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Aux sons de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.
    Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes ; et où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Regarder même, n’est-ce pas regarder les abîmes ?
    Le courage est le meilleur des meurtriers ; le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est le plus profond abîme ; aussi profondément que l’homme voit dans la vie, il voit dans la souffrance.
    Le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque ; il finira par tuer la mort, car il dit : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! recommençons encore une fois !
    Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende !


Oui, nous croyons entendre. Ce courage, c’est une fanfare d’un nouveau genre, la fanfare de la résignation, qui jusqu’à présent s’exprimait plutôt par un soupir que par un cri de joie. " Allons recommençons encore une fois » Recommençons même une infinité de fois, et dans une infinité de lieux, umsonts ! recommençons les mêmes craintes, les mêmes espérances suivies des mêmes désillusions, les mêmes douleurs, les mêmes déchirements de cœur au moment des adieux.

Il y a chez Nietzsche des mots admirables qui font entrevoir ce qui subsistait d’amertume, de souffrance tragique, de grandeur morale sous sa prétendue ivresse dionysienne. « Tout profond penseur, dit-il, craint plus d’être compris que d’être mal compris. Dans ce dernier cas, sa vanité souffre peut-être ; dans le premier cas, ce qui souffre, c’est son cœur, sa sympathie qui toujours dit : « Hélas pourquoi voulez-vous que la route vous soit aussi pénible qu’à moi ? » Oui, pourquoi voulez-vous souffrir ce que mes pensées m’ont fait souffrir ? Pourquoi voulez-vous arriver à d’aussi désespérées conclusions que celles qui se cachent sous mon triomphant optimisme ?

Nietzsche, au fond, est une âme religieuse et veut fonder une religion nouvelle. Il le dit lui-même éloquemment. « Nous sommes, — que ce soit là notre titre de gloire ! — de bons Européens, héritiers de l’Europe, héritiers — riches et comblés mais aussi surchargés de devoirs — de vingt siècles d’esprit européen ; comme tels aussi, détachés et ennemis du christianisme, et cela précisément parce que nous nous rattachons à lui, parce que nos ancêtres étaient des chrétiens d’une inflexible probité dans leur christianisme, qui pour leur foi auraient sacrifié sans regret leur bien et leur vie, leur situation et leur patrie. Nous — nous faisons de même. Et pourquoi ? Par irréligion personnelle ? Par irréligion universelle ? Non, mes amis, vous le savez bien ! Le Oui qui se cache au fond de vous est plus fort que tous les Non et les Peut-être dont vous souffrez avec votre époque ; s’il faut, ô émigrants ! que vous preniez la mer, la force qui vous pousse, vous aussi, c’est — une religion ! …[20] »

Un des traits les plus frappants chez Nietzsche, c’est que ce phénoméniste et cet illusionniste, qui a rejeté tout monde vrai au-delà de l’apparence, tout monde stable au delà du torrent qui s’écoule, toute éternité au-delà du temps, finit par un acte religieux d’amour pour l’éternité !

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   Si jamais ma colère a violé des tombes, reculé des bornes de frontières et jeté de vieilles tables brisées dans des profondeurs à pic ;
   Si je me suis jamais assis plein d’allégresse, à l’endroit où sont enterrés des dieux anciens, bénissant et aimant le monde, à côté des monuments d’anciens calomniateurs du monde :
   — car j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées ; j’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot :
   — Oh ! comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?
   Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
   Car je t’aime, ô Éternité !
   Si jamais un souffle est venu vers moi, un souffle de ce souffle créateur, de cette nécessité divine qui force même les hasards à danser les danses d’étoiles :
   Si jamais j’ai ri du rire de l’éclair créateur que suit en grondant, mais avec obéissance, le long tonnerre de l’action :
   Si jamais j’ai joué aux dés avec des dieux, à la table divine de la terre, en sorte que la terre tremblait et se brisait, soufflant en l’air des fleuves de flammes :
   — car la terre est une table divine, tremblante de nouvelles paroles créatrices et d’un bruit de dés divins :
   — Oh ! comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?
   Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
   Car je t’aime, ô Éternité !
   Si jamais j’ai bu d’un long trait à cette cruche écumante d’épices et de mixtures, où toutes choses sont bien mélangées[21];
   Si jamais ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et les pires choses aux meilleures ; 

    Si je suis moi-même un grain de sable rédempteur, qui lait que toutes choses se mêlent bien dans la cruche des mixtures : —
    — car il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume de la cruche : —
    — Oh ! comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?
    Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
    Car je t’aime, ô Éternité !
    Si j’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer, et le plus encore quand fougueuse elle me contredit ;
    Si je porte en moi cette joie de chercheur, cette joie qui pousse la voile vers l’inconnu, s’il y a dans ma joie une joie de navigateur ;
    Si jamais mon allégresse s’écria : « Les côtes ont disparu — maintenant ma dernière chaîne est tombée —
    — l’immensité sans bornes bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l’espace, allons en route vieux cœur » —
    Oh ! comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ?
    Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
    Car je t’aime, ô Éternité !
    Si jamais j’ai déployé des ciels tranquilles au-dessus de moi, volant de mes propres ailes dans mon propre ciel :
    Si j’ai nagé en me jouant dans de profonds lointains de lumière, si la sagesse d’oiseau de ma liberté est venue : —
    — car ainsi parle la sagesse de l’oiseau : « Voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi alentour, en avant, en arrière, léger que tu es ! Chante ! ne parle plus !
    — « toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ! Chante ! ne parle plus ! »
    Oh ! comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour !
    Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
    Car je t’aime, ô Éternité !


Zarathoustra sent bien qu’il y a en lui un prêtre, qu’il est lui-même le prêtre d’une religion nouvelle.

    Voici des prêtres ; et, bien que ce soient nos ennemis, passez devant eux silencieusement et l’épée dans le fourreau !
    Parmi eus aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eus soutinrent trop ; — c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres…
    Mais mon sang est parent du leur ; et je veux que mon sang soit honoré même dans le leur.


Zarathoustra plaint les prêtres, qui sont prisonniers ; celui qu’ils appellent Sauveur les a mis aux fers, aux fers des valeurs fausses et des paroles illusoires. « Ah ! que quelqu’un les sauve de leur Sauveur ! »

Sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit des signes de sang, et leur Jésus enseignait qu’avec le sang et par le sang on témoigne de la vérité.

    Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité…
    Et lorsque quelqu’un traverse le feu pour sa doctrine, qu’est-ce que cela prouve ? C’est bien autre chose, en vérité, quand du propre incendie surgit la propre doctrine !


Zarathoustra s’est incendié lui-même, par le doute, par la négation, par le grand mépris, par le grand amour ; il a mis le feu aux tables de valeurs qu’il avait trouvées en lui-même, legs du passé, tradition séculaire, et des flammes qui ont tout consumé est sortie sa propre doctrine d’avenir.

Zarathoustra prêche, à la fois, non seulement la religion de l’éternité, mais la morale de l’immanence, sans sanction ; ce négateur de la vertu se fait de la vertu la plus haute idée, la même idée que Guyau. Il lance son ironie contre ceux qui attendent une récompense :

    Vous voulez encore être payés, ô vertueux ! Vous voulez être récompensés de votre vertu, avoir le ciel en place de la terre, et de l’éternité en place de votre aujourd’hui ?
    Et maintenant vous m’en voulez de ce que j’enseigne qu’il n’y a ni rétributeur, ni comptable. Et, en vérité, je n’enseigne même pas que la vertu soit sa propre récompense.


Pour Nietzsche, en effet, l’ascension de la vie au-dessus d’elle-même n’est point nécessairement le bonheur, le plus souvent même, il nous l’a dit, c’est « le malheur ». Pour sa part, il y consent, nous l’avons vu, avec l’adhésion d’un stoïque au Fatum.

    Hélas c’est là mon chagrin : on a astucieusement introduit la récompense et le châtiment au fond des choses, et même encore au fond de vos âmes, ô vertueux…
    Mais ceci est votre vérité : vous êtes trop propres pour la souillure des mots : Vengeance, punition, récompense, représailles.
    Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant, mais quand donc entendit-on qu’une mère veut être payée de son amour ?
    Votre vertu, c’est votre vous-même qui vous est le plus cher. Vous avez en vous la soif de l’anneau : c’est pour revenir sur soi-même que tout anneau s’annelle et se tord.
    Et toute œuvre de votre vertu est semblable à une étoile qui s’éteint ; sa lumière est encore en route et elle suit toujours son orbite ; — quand ne sera-t-elle plus en route ?
    Ainsi la lumière de votre vertu est encore en route, même quand l’œuvre est accompli. Qu’elle soit donc oubliée et morte : son rayon de lumière est encore en voyage !
    Que votre vertu soit votre vous-même, et non quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau : voilà la vérité du fond de votre âme, ô vertueux !


Il y a d’autres hommes, au contraire, pour qui la vertu reste extérieure ; pour les uns, ce n’est « qu’un spasme sous le fouet » ; d’autres disent : « Ce que je ne suis pas, c’est là ce qu’est pour moi Dieu et vertu ; d’autres s’avancent lourdement et en grinçant, comme des chariots qui portent des pierres dans la vallée : c’est leur « frein » qu’ils appellent vertu ; d’autres sont semblables à des pendules qu’on remonte, ils font tic tac et veulent qu’on appelle leur tic tac de la vertu.

Il en est qui aiment les gestes, et qui pensent : la vertu est une sorte de geste ; leurs genoux sont toujours en adoration et leurs mains se joignent, à la louange de la vertu, mais « leur cœur n’en sait rien ». Il en est d’autres enfin qui crient : la vertu est nécessaire, la morale est nécessaire ; mais ils ne croient au fond qu’une seule chose, c’est que la police est nécessaire.

    Hélas ! mes amis Que votre vous-même soit dans l’action ce que la mère est dans l’entent ; que ceci soit votre parole de vertu !


C’est ainsi que Zarathoustra chante la vertu désintéressée ; ou plutôt, non, il ne veut pas qu’elle soit désintéressée, il veut qu’elle soit notre plus profond intérêt, identique à notre moi lui-même, à notre personnalité : il veut qu’elle soit notre haut et sublime égoïsme. Au fond, avec tous les grands moralistes, il voit dans la vertu l’identité du suprême intérêt et du suprême désintéressement. Mais comment cette doctrine de la perennis philosophia (que Nietzsche retrouve pour son compte en croyant l’inventer) peut-elle se soutenir, si l’on n’admet pas une foncière identité du vrai moi avec le moi des autres, de notre être intime avec l’être universel, de notre raison avec la raison universelle, de notre cœur avec le cœur même de la Nature ? La voix de Nietzsche est celle de Platon, de Plotin, des mystiques, de Spinoza, de Hegel, de Schelling et de Schopenhauer.

Zarathoustra s’écrie avant le lever du soleil :

    Ô ciel au-dessus de moi, ciel clair, ciel profond ! abîme de lumière ! En te contemplant je frissonne de désir divin.
    Me jeter à ta hauteur, c’est là ma profondeur ! M’abriter sous ta pureté, voilà mon innocence !...
    Nous sommes ainsi depuis toujours ; notre tristesse, notre épouvante et notre fond nous sont communs ; le soleil même nous est commun.
    Nous ne nous parlons pas parce que nous savons trop de choses ; nous nous taisons et, par des sourires, nous nous communiquons notre savoir...
    « J’en veux aux nuages qui passent, ces chats sauvages qui rampent : ils nous prennent à tous deux ce qui nous est commun : l’immense et infinie affirmation des choses.
    ... mais moi je bénis et j’affirme toujours, pourvu que tu sois autour de moi, ciel pur, ciel clair, abîme de lumière ! c’est

alors que je porterai dans les abîmes ma bienfaisante affirmation.
    Je suis devenu celui qui bénit et qui affirme ; et pour cela j’ai longtemps lutté. Je fus un lutteur afin d’avoir un jour les mains libres pour bénir.
    Ceci cependant est ma bénédiction : être au-dessus de chaque chose comme son propre ciel, son toit arrondi, sa cloche d’azur et son éternelle quiétude ; et bienheureux celui qui bénit ainsi !
    Car toutes choses sont baptisées à la source de l’éternité, et par delà le bien et le mal ; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives, d’humides afflictions et des nuages passagers.


Spinoza ne démontre plus more geometrico, il chante des hymnes enthousiastes à la Nature éternelle, à la fois « naturée » et « naturante », où le bien et le mal se fondent dans le vrai éternel, et où le vrai lui-même se fond dans l’éternelle réalité.

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   Qu’entends-je ? dit en cet endroit le vieux pape en dressant l’oreille ; ô Zarathoustra, tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Il a dû y avoir un Dieu quelconque qui t’a converti à ton impiété.
   N’est-ce pas ta piété même qui t’empêche encore de croire à un pieu ? Et ta trop grande loyauté te conduira encore par-delà le bien et le mal !
   Vois donc ce qui t’est réservé ! Tu as des yeux, une main et une bouche qui sont prédestinés à bénir de toute éternité. On ne bénit pas seulement avec les mains.
   Auprès de toi, quoique tu veuilles être le plus impie, je sens une odeur secrète de longues bénédictions ; je la sens pour moi à la fois bienfaisante et douloureuse[22]. 

II


L’attitude de Zarathoustra à l’égard de la mort est de haut intérêt. La théorie de la mort (Platon l’avait compris) est une pierre de touche pour les philosophies. Schopenhauer rejetait la mort volontaire, comme une affirmation déguisée du vouloir-vivre, comme une preuve qu’on n’est pas encore détaché de tout désir, de toute passion, qu’on est simplement désireux de la jouissance ou, tout au moins, du repos et de l’absence de douleur. Nietzsche, lui, retourne à la théorie des anciens sur la mort volontaire :

    Il y en a beaucoup, dit-il, qui meurent trop tard et quelques-uns qui meurent trop tôt. La doctrine qui dit : Meurs à temps, semble encore étrange.
    Celui qui ne vit jamais à temps, comment devrait-il mourir à temps ? Qu’il ne soit donc jamais né ! Voilà ce que je conseille aux superflus.


Cette doctrine est d’ailleurs bizarre : car à quel signe reconnaîtra-t-on les superflus ? Et surtout comment reconnaîtront-ils eux-mêmes leur superfluité… jusqu’à ne pas naître ? Combien, d’ailleurs, semblent superflus qui rendent plus de services aux hommes que tels prétendus héros ?

Zarathoustra reproche aux superflus, non seulement de naître, mais de « faire les importants » ; devant la mort « même la noix la plus creuse prétend être cassée ».

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   Ils accordent tous de l’importance à la mort La mort n’est point encore une tète. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes.
   Je vous montre la mort qui accomplit, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse.
   Celui qui accomplit meurt de sa mort, victorieux, entouré de ceux qui espèrent et promettent.
C’est ainsi qu’il faudrait apprendre à mourir ; et il ne devrait pas y avoir de fête sans qu’un tel mourant ne sanctifie les serments des vivants !

    Mourir ainsi est la meilleure chose ; mais la seconde est celle-ci : mourir au combat et répandre une grande âme.


Zarathoustra parle en vrai disciple d’Odin. Assembler ses amis et leur donner le spectacle de sa mort volontaire, ou bien mourir en pleine mêlée comme un vieux Germain ou Gaulois, tel est l’idéal de Nietzsche.

    « Mais également haie par le combattant et par le victorieux est votre mort grimaçante, qui vient en rampant, comme un voleur, — et qui pourtant s’approche en maître.
    « Je vous fais l’éloge de ma mort, de la libre mort, qui me vient puisque je veux.
    « Et quand voudrai-je vouloir ? … »


Zarathoustra, dit-il, a un but et un héritier : le surhomme ; par respect pour le but et pour l’héritier, il ne veut pas suspendre des couronnes fanées dans le sanctuaire de la vie. Il ne veut pas ressembler aux cordiers, qui tirent leurs fils en longueur et vont eux-mêmes toujours en arrière. Quiconque veut de la gloire doit « prendre congé » et s’exercer à « l’art difficile de s’en aller au bon moment ». Il y en a chez qui le cœur vieillit d’abord ; chez d’autres, c’est l’esprit. Quelques-uns sont vieux dans leur jeunesse ; mais, quand on est jeune très tard, on reste jeune très longtemps.

    Il y en a beaucoup trop qui vivent, et trop longtemps ils restent suspendus à leur branche. Qu’une tempête vienne et secoue de l’arbre tout ce qui est pourri et mangé par le ver !
    Qu’il vienne des prédicateurs de la mort rapide ce seraient les vraies tempêtes et les vraies secousses sur l’arbre de la vie ! mais je n’entends prêcher que la mort lente et la patience avec
tout ce qui est terrestre.


Une bonne guerre, de belles hécatombes, voilà la tempête qui secouerait à propos l’arbre où pendent encore des fruits gâtés.

Que votre mort ne soit pas un blasphème des hommes et de la terre, mes amis ; c’est ce que je réclame du miel de votre âme.

    Votre esprit et votre vertu doivent encore enflammer votre agonie, comme la rougeur du couchant enflamme la terre ; sinon, votre mort vous aura mal réussi.
    C’est ainsi que je veux mourir moi-même, afin qu’à cause de moi vous aimiez davantage la terre, amis : et je veux redevenir terre, pour que je trouve mon repos dans celle qui m’a engendré.
    En vérité, Zarathoustra avait un but, il a lancé sa balle ; maintenant, amis, vous êtes les héritiers de mon but, c’est à vous que je lance la balle dorée.
    Je préfère à toute autre chose de vous voir lancer la balle dorée, mes amis ! Et c’est pourquoi je demeure encore un peu sur la terre ; pardonnez-le-moi.
    Ainsi parlait Zarathoustra.


Le prédicateur de la mort volontaire est en effet resté sur terre avec un courage héroïque, malgré tant de souffrances que lui adoucissait la pensée de son œuvre à accomplir. Et qui n’a pas d’œuvre, petite ou grande ? Qui ne tient à personne, qui ne tient à rien, qui ne peut se rendre encore utile ? Au lieu de prêcher la bonne et libre mort, comment Zarathoustra ne prêche-t-il pas la bonne et libre vie ? Comment encore ne voit-il pas que ceux auxquels il conseille de savoir s’en aller à temps et qui en auraient le courage sont ceux précisément que nous avons tout intérêt à retenir. Quant aux « superflus », s’il en existe, ce sont ceux qui tiendront le plus à la vie. Zarathoustra perd ses sermons.

Parmi les hommes, les meilleurs sont ceux qui ne doivent pas les suivre, et les pires sont ceux qui ne les entendront pas.

Quand mourut le chantre de Zarathoustra, ses amis et disciples prononcèrent tour à tour sur sa tombe des paroles graves et éloquentes ; et chacun, à la fin de son discours, ajoutait des versets tirés de Zarathoustra, versets qui retentirent comme des paroles de la Bible ou de l’Evangile, et qui, en termes magnifiques, célébrèrent tout ce qu’il y a de grand, de beau, de bon, d’éternel. Là sans doute, non dans les boutades d’un humour trop tudesque, non dans les négations ou destructions d’une pensée aveuglée par la satisfaction de soi et par le désir du neuf, là, dis-je, était l’âme véritable, l’âme haute et profonde, l’âme lumineuse et obscure, l’âme aimante et aimée du prophète Zarathoustra.

    « Ô ciel au-dessus de moi, ardent ! Toi mon bonheur au lever du soleil ! Le jour vient : séparons-nous ! Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Un voyant, un volontaire, un créateur, un avenir lui-même et un pont vers l’avenir ! Ainsi parla Zarathoustra. »

    « J’aime celui qui veut créer au-dessus de lui-même et qui périt ainsi. Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Ô ciel au-dessus de moi ! tous mes voyages n’étaient que des misères : Toute ma volonté veut voler vers toi ! Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Je vous enseigne l’Ami dans lequel le monde entier est achevé : une coupe du bien, l’ami créateur. Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Toute ma vieille sagesse sauvage sur le doux gazon de vos cœurs, mes amis ! Elle voudrait mettre tout ce qu’elle a de plus cher sur votre amour. Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Je suis toujours la terre et l’héritage de votre amour, fleurissant pour votre mémoire de mille fleurs sauvages, mes bien-aimés. Ainsi parla Zarathoustra. »

    « Où il y a des tombeaux, il y a des résurrections. Ainsi parla Zarathoustra. »



Comme il a son dogme de la rédemption, Zarathoustra, en effet, a aussi son dogme de la résurrection. Nous renaîtrons non pas une fois, mais une infinité de fois, et nous ressusciterons tels que nous sommes, sans changement, revenant sans cesse non pas à une vie meilleure, mais à la même vie, aspirant, sans pouvoir l’atteindre, au même ciel haut et pur qui couvre nos têtes.

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  1. Nietzsche fait erreur sur ce point. On lit dans Saint Matthieu, ch. 19 : « Je vous dis que celui qui répudie sa femme, sauf le cas d’infidélité, commet l’adultère. » Entre la répudiation antique et le divorce actuel il y a d’ailleurs une différence !
  2. Brandes, Menschen und Werke, Francfort, 1895, p. 139, traduit par M. Darmesteter.
  3. Par delà le Bien et le mal, p. 137.
  4. Zarathoustra, tr. fr., p. 406.
  5. L’Antéchrist, tr. fr., p. 275.
  6. W. I, 364.
  7. Crépuscule des idoles, tr. fr., p. 199.
  8. Von Nægeli, les Bornes de la Science, discours prononcé au Congrès des naturalistes allemands, session de Munich, en 1878, traduit dans la Revue scientifique du 13 avril 1878.
  9. Nous avons vu plus haut que, dans son exemplaire de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Nietzsche a souligné tout ce passage et mis en face deux traits, avec le mot : Moi.
  10. Ainsi parla Zarathoustra, trad. H. Albert, p. 309.
  11. P. 314.
  12. Zarathoustra, tr.fr., p. 234.
  13. L’inscription originale qui a été conservée, est : « À 6 000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de toutes les choses humaines. »
  14. Cité par Mme  Förster-Nietzsche, Comment naquit Zarathousra. Zukunft, 2 octobre 1897, p. 11 et 17 s., et traduit par M. Lichtenberger dans les Fragments choisis, p. 173.
  15. De nos jours, les chimistes tendent aussi à considérer les espèces chimiques et les prétendus éléments comme non fixes, comme transmuables.
  16. L’Irréligion de l’avenir, p. 458
  17. Ibid., p. 447.
  18. L’Irréligion de l’avenir, p. 458.
  19. W. VIII, traduit par M. Darmesteter.
  20. La Vraie Science, Aphorisme 377.
  21. Cf. Héraclite, qui a dit : « Le monde est un breuvage doux et amer, qui ne se conserve que par une éternelle agitation. »
  22. Zarathoustra, tr.fr., p. 368.