Nord contre sud/Deuxième partie/15

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J. Hetzel (p. 399-411).

XV

les deux frères


La situation était désespérée. Comment passer ? Un audacieux nageur n’aurait pu le faire, sans courir le risque de perdre vingt fois la vie. Qu’il n’y eût qu’une centaine de pieds d’une rive à l’autre, soit ! Mais, faute d’une barque, il était impossible de les franchir. Des têtes triangulaires pointaient çà et là hors des eaux, et les herbes s’agitaient sous la passée rapide des reptiles.

La petite Dy, au comble de l’épouvante, se pressait contre Zermah. Ah ! si pour le salut de l’enfant, il eût suffi de se jeter au milieu de ces monstres, qui l’eussent enlacée comme un gigantesque poulpe aux mille tentacules, la métisse n’aurait pas hésité un instant !

Mais, pour la sauver, il fallait une circonstance providentielle. Cette circonstance, à Dieu seul de la faire naître. Zermah n’avait plus de recours qu’en lui. Agenouillée sur la berge, elle implorait Celui qui dispose du hasard, dont il fait le plus souvent l’agent de ses volontés.

Cependant, d’un moment à l’autre, quelques-uns des compagnons de Texar pouvaient se montrer sur la lisière de la forêt. Si d’un moment à l’autre, celui des Texar, qui était resté sur l’île, revenait au wigwam, n’y trouvant plus Dy ni Zermah, ne se mettrait-il à leur recherche ?…

« Mon Dieu… s’écria la malheureuse femme, ayez pitié !… »

Soudain ses regards se portèrent sur la droite du canal.

Un léger courant entraînait les eaux vers le nord du lac où coulent quelques affluents du Calaooschatches, un des petits fleuves qui se déversent dans le golfe du Mexique, et par lequel s’alimente le lac Okee-cho-bee à l’époque des grandes marées mensuelles.


En un instant, les reptiles eurent enlacé l’animal.

Un tronc d’arbre, qui dérivait par la droite, venait d’accoster. Or, ce tronc ne pourrait-il suffire à la traversée du canal, puisqu’un coude de la rive, détournant le courant à quelques yards au-dessous, le rejetait vers la cyprière ? Oui, évidemment. En tout cas, si, par malheur, ce tronc revenait vers l’île, les fugitives ne seraient pas plus compromises qu’elles ne l’étaient en ce moment.

Sans plus réfléchir, comme par instinct, Zermah se précipita vers l’arbre
« Emporte l’enfant ! » cria Texar.
flottant. Si elle eût pris le temps de la réflexion, peut-être se fût-elle dit que des centaines de reptiles pullulaient sous les eaux, que les herbes pouvaient retenir ce tronc au milieu du canal ! Oui ! mais tout valait mieux que de rester sur l’île ! Aussi Zermah, tenant Dy dans ses bras, après s’être accotée aux branches, s’écarta de la rive.

Aussitôt le tronc reprit le fil de l’eau, et le courant tendit à le ramener vers l’autre bord.

Cependant Zermah cherchait à se cacher au milieu du branchage qui la couvrait en partie. D’ailleurs les deux berges étaient désertes. Aucun bruit ne venait ni du côté de l’île, ni du côté de la cyprière. Une fois le canal traversé, la métisse saurait bien trouver un abri jusqu’au soir, en attendant qu’elle pût s’enfoncer dans la forêt sans courir le risque d’être aperçue. L’espoir lui était revenu. À peine se préoccupait-elle des reptiles, dont les gueules s’ouvraient de chaque côté du tronc d’arbre et qui se glissaient jusque dans ses basses branches. La petite fille avait fermé les yeux. D’une main, Zermah la tenait serrée contre sa poitrine. De l’autre elle était prête à frapper ces monstres. Mais, soit qu’ils fussent effrayés à la vue du coutelas qui les menaçait, soit qu’ils ne fussent redoutables que sous les eaux, ils ne s’élancèrent point sur l’épave.

Enfin le tronc atteignit le milieu du canal, dont le courant portait obliquement vers la forêt. Avant un quart d’heure, s’il ne s’embarrassait pas dans les plantes aquatiques, il devait avoir accosté l’autre berge. Et alors, si grands que les dangers fussent encore, Zermah se croirait hors des atteintes de Texar.

Soudain, elle serra plus étroitement l’enfant dans ses bras.

Des aboiements furieux éclataient sur l’île. Presque aussitôt, un chien apparut le long de la rive qu’il descendait en bondissant.

Zermah reconnut le limier, laissé à la surveillance du wigwam, que l’Espagnol n’avait point emmené avec lui.

Là, le poil hérissé, l’œil en feu, il était prêt à s’élancer, au milieu des reptiles qui s’agitaient à la surface des eaux.

Au même moment, un homme parut sur la berge.

C’était celui des frères Texar resté sur l’île. Prévenu par les aboiements du chien, il venait d’accourir.

Ce que fut sa colère quand il aperçut Dy et Zermah sur cet arbre en dérive, il serait difficile de l’imaginer. Il ne pouvait se mettre à leur poursuite, puisque la barge se trouvait de l’autre côté du canal. Pour les arrêter, il n’y avait qu’un moyen : tuer Zermah, au risque de tuer l’enfant avec elle !

Texar, armé de son fusil, l’épaula, et visa la métisse qui cherchait à couvrir la petite fille de son corps.

Tout à coup, le chien, en proie à une excitation folle, se précipita dans le canal. Texar pensa qu’il fallait d’abord le laisser faire.

Le chien se rapprochait rapidement du tronc. Zermah, son coutelas bien emmanché dans sa main, se tenait prête à le frapper… Cela ne fut pas nécessaire.

En un instant, les reptiles eurent enlacé l’animal, qui, après avoir répondu par des coups de crocs à leurs venimeuses morsures, disparut bientôt sous les herbes.

Texar avait assisté à la mort du chien, sans avoir eu le temps de lui porter secours. Zermah allait lui échapper…

« Meurs donc ! » s’écria-t-il en tirant sur elle.

Mais l’épave avait alors atteint vers l’autre rive, et la balle ne fit qu’effleurer l’épaule de la métisse.

Quelques instants plus tard, le tronc accostait. Zermah, emportant la petite fille, prenait pied sur la berge, disparaissait au milieu des roseaux, où un second coup de feu n’eût pu l’atteindre, et s’engageait sous les premiers arbres de la cyprière.

Cependant, si la métisse n’avait plus rien à redouter de celui des Texar qui était retenu sur l’île, elle risquait encore de retomber entre les mains de son frère.

Aussi, tout d’abord, sa préoccupation fut-elle de s’éloigner le plus vite et le plus loin possible de l’île Carneral. La nuit venue, elle chercherait à se diriger vers le lac Washington. Employant tout ce qu’elle possédait de force physique, d’énergie morale, elle courut, plutôt qu’elle ne marcha, au hasard, tenant dans ses bras l’enfant, qui n’aurait pu la suivre sans la retarder. Les petites jambes de Dy se seraient refusées à courir sur ce sol inégal, au milieu des fondrières qui fléchissaient comme des trappes de chasseur, entre ces larges racines dont l’enchevêtrement formait autant d’obstacles insurmontables pour elles.

Zermah continua donc à porter son cher fardeau, dont elle ne semblait même pas sentir le poids. Parfois, elle s’arrêtait — moins pour reprendre haleine que pour prêter l’oreille à tous les bruits de la forêt. Tantôt elle croyait entendre des aboiements qui auraient été ceux de l’autre limier emmené par Texar, tantôt quelques coups de feu lointains. Alors elle se demandait si les partisans sudistes n’étaient pas aux prises avec le détachement fédéral. Puis, lorsqu’elle avait reconnu que ces divers bruits n’étaient que les cris d’un oiseau imitateur ou la détonation de quelque branche sèche dont les fibres éclataient comme des coups de pistolet sous la brusque expansion de l’air, elle reprenait sa marche un instant interrompue. Maintenant, remplie d’espoir, elle ne voulait rien voir des dangers qui la menaçaient, avant qu’elle eût atteint les sources du Saint-John.

Pendant une heure, elle s’éloigna ainsi du lac Okee-cho-bee, obliquant vers l’est, afin de se rapprocher du littoral de l’Atlantique. Elle se disait avec raison que les navires de l’escadre devaient croiser sur la côte de la Floride pour attendre le détachement envoyé sous les ordres du capitaine Howick. Et ne pouvait-il se faire que plusieurs chaloupes fussent en observation le long du rivage ?…

Tout à coup, Zermah s’arrêta. Cette fois, elle ne se trompait pas. Un furieux aboiement retentissait sous les arbres, et se rapprochait sensiblement. Zermah reconnut celui qu’elle avait si souvent entendu, pendant que les limiers rôdaient autour du blockhaus de la Crique-Noire.

« Ce chien est sur nos traces, pensa-t-elle, et Texar ne peut être loin maintenant ! »

Aussi son premier soin fut-il de chercher un fourré pour s’y blottir avec l’enfant. Mais pourrait-elle échapper au flair d’un animal aussi intelligent que féroce, dressé autrefois à poursuivre les esclaves marrons, à découvrir leur piste ?

Les aboiements se rapprochaient de plus en plus, et déjà même des cris lointains se faisaient entendre.

À quelques pas de là se dressait un vieux cyprès, creusé par l’âge, sur lequel les serpentaires et les lianes avaient jeté un épais réseau de brindilles.

Zermah se blottit dans cette cavité assez grande pour contenir la petite fille et elle, et dont le réseau de lianes les recouvrit toutes deux.

Mais le limier était sur leurs traces. Un instant après, Zermah l’aperçut devant l’arbre. Il aboyait avec une fureur croissante et s’élança d’un bond sur le cyprès.

Un coup de coutelas le fit reculer, puis hurler avec plus de violence.

Presque aussitôt, un bruit de pas se fit entendre. Des voix s’appelaient, se répondaient, et, parmi elles, les voix si reconnaissables de Texar et de Squambô.

C’étaient bien l’Espagnol et ses compagnons qui gagnaient du côté du lac, afin d’échapper au détachement fédéral. Ils l’avaient inopinément rencontré dans la cyprière, et, n’étant pas en force, ils se dérobaient en toute hâte. Texar cherchait à regagner l’île Carneral par le plus court, afin de mettre une ceinture d’eau entre les fédéraux et lui. Comme ceux-ci ne pourraient franchir le canal sans une embarcation, ils seraient arrêtés devant cet obstacle. Alors, pendant ces quelques heures de répit, les partisans sudistes chercheraient à atteindre l’autre côté de l’île ; puis, la nuit venue, ils essaieraient d’utiliser la berge pour débarquer sur la rive méridionale du lac.

Lorsque Texar et Squambô arrivèrent en face du cyprès devant lequel le chien aboyait toujours, ils virent le sol rouge du sang qui s’écoulait par une blessure ouverte au flanc de l’animal.

« Voyez !… Voyez ! s’écria l’Indien.

— Ce chien a été blessé ? répondit Texar.

— Oui !… blessé d’un coup de couteau, il n’y a qu’un instant !… Son sang fume encore !

— Qui a pu ?… »

En ce moment, le chien se précipita de nouveau sur le réseau de feuillage que Squambô écarta du bout de son fusil.

« Zermah !… s’écria-t-il.

— Et l’enfant !… répondit Texar.

— Oui !… Comment ont-elles pu s’enfuir ?…

À mort, Zermah, à mort ! »

La métisse, désarmée par Squambô au moment où elle allait frapper l’Espagnol, fut tirée si brutalement de la cavité que la petite fille lui échappa et roula au milieu de ces champignons géants, de ces pézizes si abondantes au milieu des cyprières.

Au choc, un des champignons éclata comme une arme à feu. Une poussière lumineuse fusa dans l’air. À l’instant, d’autres pézizes firent explosion à leur tour. Ce fut un fracas général, comme si la forêt eût été emplie de pièces d’artifices qui se croisaient en tous sens.

Aveuglé par ces myriades de spores, Texar avait dû lâcher Zermah qu’il tenait sous son coutelas, tandis que Squambô était aveuglé par ces brûlantes poussières. Par bonheur, la métisse et l’enfant, étendues sur le sol, n’étaient pas atteintes par ces spores qui crépitaient au-dessus d’elles.

Cependant Zermah ne pouvait échapper à Texar. Déjà, après une dernière série d’explosions, l’air était devenu respirable…

De nouvelles détonations éclatèrent alors, — détonations d’armes à feu, cette fois.

C’était le détachement fédéral qui se jetait sur les partisans sudistes. Ceux-ci, aussitôt entourés par les marins du capitaine Howick, durent mettre bas les armes. À ce moment, Texar, qui venait de ressaisir Zermah, la frappa en pleine poitrine.

« L’enfant !… Emporte l’enfant ! » cria-t-il à Squambô.

Déjà l’Indien avait pris la petite fille et fuyait du côté du lac, quand un coup de feu retentit… Il tomba mort, frappé d’une balle que Gilbert venait de lui envoyer à travers le cœur.

Maintenant, tous étaient là, James et Gilbert Burbank, Edward Carrol, Perry, Mars, les noirs de Camdless-Bay, les marins du capitaine Howick qui tenaient en joue les sudistes, et, parmi eux, Texar, debout près du cadavre de Squambô.

Quelques-uns avaient pu s’échapper, cependant, du côté de l’île Carneral.

Et qu’importait ! La petite fille n’était-elle pas entre les bras de son père, qui la serrait comme s’il eût craint qu’on la lui ravît de nouveau ? Gilbert et Mars, penchés sur Zermah, essayaient de la ranimer. La pauvre femme respirait encore, mais ne pouvait parler. Mars lui soutenait la tête, l’appelait, l’embrassait.

Zermah ouvrit les yeux. Elle vit l’enfant dans les bras de M. Burbank, elle reconnut Mars qui la couvrait de baisers, elle lui sourit. Puis ses paupières se refermèrent…

Mars, s’étant relevé, aperçut alors Texar, et bondit sur lui, répétant ces mots qui étaient si souvent sortis de sa bouche :

« Tuer Texar !… Tuer Texar !

— Arrête, Mars, dit le capitaine Howick, et laisse-nous faire justice de ce misérable ! »

Se retournant vers l’Espagnol :

« Vous êtes Texar, de la Crique-Noire ? demanda-t-il.

— Je n’ai pas à répondre, répliqua Texar.

— James Burbank, le lieutenant Gilbert, Edward Carrol, Mars vous connaissent et vous reconnaissent !

— Soit !

— Vous allez être fusillé !

— Faites ! »

Alors, à l’extrême surprise de tous ceux qui l’entendirent, la petite Dy, s’adressant à M. Burbank :

« Père, dit-elle, ils sont deux frères… deux méchants hommes… qui se ressemblent…

— Deux hommes ?…

— Oui !… ma bonne Zermah m’a bien recommandé de te le dire !… »

Il eût été difficile de comprendre ce que signifiaient ces singulières paroles de l’enfant. Mais l’explication en fut presque aussitôt donnée et d’une façon très inattendue.

En effet, Texar avait été conduit au pied d’un arbre. Là, regardant James Burbank en face, il fumait une cigarette qu’il venait d’allumer, quand, soudain, au moment où s’alignait le peloton d’exécution, un homme bondit et vint se placer près du condamné.

C’était le second Texar, auquel ceux de ses partisans qui avaient regagné l’île Carneral, venaient d’apprendre l’arrestation de son frère.

La vue de ces deux hommes, si ressemblants, expliqua ce que signifiaient les paroles de la petite fille. On eut enfin l’explication de cette vie de crimes, toujours protégée par d’inexplicables alibis.

Et maintenant le passé des Texar, reconstitué rien que par leur présence, se dressait devant eux.

Toutefois, l’intervention du frère allait amener une certaine hésitation dans l’accomplissement des ordres du commodore.

En effet, l’ordre d’exécution immédiate, donné par Dupont, ne concernait que l’auteur du guet-apens dans lequel avaient péri les officiers et les marins des chaloupes fédérales. Quant à l’auteur du pillage de Camdless-Bay et du rapt, celui-là devrait être ramené à Saint-Augustine, où il serait jugé à nouveau et condamné sans nul doute.

Et pourtant, ne pouvait-on considérer les deux frères comme également responsables de cette longue série de crimes qu’ils avaient pu impunément commettre ?

Oui, certes ! Cependant, par respect de la légalité, le capitaine Howick crut devoir leur poser la question suivante :

« Lequel de vous deux, demanda-t-il, se reconnaît coupable du massacre de Kissimmee ? »

Il n’obtint aucune réponse.

Évidemment, les Texar étaient résolus à garder le silence à toutes les demandes qui leur seraient faites.

Seule, Zermah aurait pu indiquer la part qui revenait à chacun dans ces crimes. En effet, celui des deux frères, qui se trouvait avec elle à la Crique-Noire le 22 mars, ne pouvait être l’auteur du massacre, commis, ce jour-là, à cent milles, dans le Sud de la Floride. Or, celui-là, le véritable auteur du rapt, Zermah aurait eu un moyen de le reconnaître. Mais n’était-elle pas morte à présent ?…

Non, et soutenue par son mari, on la vit apparaître. Puis, d’une voix qu’on entendait à peine :

« Celui qui est coupable de l’enlèvement, dit-elle, a le bras gauche tatoué… »

À ces paroles, on put voir le même sourire de dédain se dessiner sur les
« Moi ! » répondirent en même temps les deux frères.
lèvres des deux frères, et, relevant leur manche, ils montrèrent sur leur bras gauche un tatouage identique.

Devant cette nouvelle impossibilité de les distinguer l’un de l’autre, le capitaine Howick se borna à dire :

« L’auteur des massacres de Kissimmee doit être fusillé. — Quel est-il de vous deux ?

— Moi ! » répondirent en même temps les deux frères.

Sur cette réponse, le peloton d’exécution mit en joue les condamnés qui s’étaient embrassés pour la dernière fois.

Une détonation retentit. La main dans la main, tous deux tombèrent.

Ainsi finirent ces hommes, chargés de tous ces crimes qu’une extraordinaire ressemblance leur avait permis de commettre impunément depuis tant d’années. Le seul sentiment humain qu’ils eussent jamais éprouvé, cette farouche amitié de frère à frère qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, les avait suivis jusque dans la mort.