Nos Grands Chefs - Le Général de Castelnau/01

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Nos Grands Chefs - Le Général de Castelnau
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 517-543).
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NOS GRANDS CHEFS

LE
GÉNÉRAL DE CASTELNAU

Il a préparé, non pas seul, mais principalement, l’admirable mobilisation française. Il a, des hauteurs du Grand-Couronné, rejeté la puissante armée d’invasion bavaroise. À Verdun, il a cloué sur place la formidable offensive allemande. Par trois fois il a sauvé la France, à laquelle il a donné trois de ses fils. On voudrait ici essayer de fixer dans ses principaux traits cette grande figure de soldat, l’une des plus hautes et des plus pures de la guerre.


I. — LA FAMILLE. — LES PREMIÈRES ARMES


« Pour moi, a-t-il dit, je me sens profondément le petit-fils de ces gentilshommes de campagne qui n’avaient pas de rubans pour aller à la cour. » Ils avaient, ce qui vaut mieux, la vraie noblesse, celle du cœur. Fiers de porter l’un des beaux noms de France, ils l’étaient plus encore des services par lesquels, d’âge en âge, ils avaient soutenu l’honneur de leur « maison. » Alliés à la famille du maréchal de Castelnau, les Curières, — la salle des Croisades, à Versailles, en témoigne, — ont eu deux des leurs parmi les compagnons de saint Louis en Égypte. Un autre fut ministre de France à Genève et maréchal de camp sous Louis XVI. Un autre servit glorieusement sous d’Estaing, son compatriote, et fit la guerre d’Amérique. Des soldats, des marins, des prêtres, des administrateurs, des avocats, des notaires, du côté maternel comme du côté paternel, ils n’ont tous qu’une même ambition : servir. « La vieille France, écrivait naguère le général, nous lègue cette admirable conception de l’honneur et du service : chacun à sa place, si modeste soit-elle… Que chacun fasse son devoir sans se plaindre que les autres ne le fassent pas. »

Ainsi conçue et ainsi pratiquée, fortifiée et épurée par l’idéal chrétien, la tradition nobiliaire crée les races vigoureuses, les familles unies et fécondes ; elle crée aussi et elle entretient l’aptitude au commandement. À résider et à vivre sur ses terres, à se tenir toujours très près du peuple, la vieille noblesse provinciale française avait acquis une autorité morale et sociale dont l’ancien régime, pour son malheur, n’a pas su tirer parti. Le marquis Michel de Curières de Castelnau, le père du général, symbolise à un degré éminent toutes les vertus de sa lignée. Il avait quitté le château familial de Saint-Côme pour s’établir comme avocat à Saint-Affrique. C’était une âme antique, une personnalité originale et attachante. Il n’avait jamais lu un roman, n’était jamais entré dans un théâtre. Très cultivé d’ailleurs, érudit même, lettré et philosophe, écrivain à ses heures, son culte fervent du passé ne l’empêchait pas d’ouvrir largement les yeux sur son temps : il avait réfuté le livre de Jules Simon sur la Religion naturelle et il s’était vivement épris des idées de Le Play. Sa courtoisie raffinée, sa bonhomie charmante tempéraient de grâce et de bonne grâce sa naturelle gravité. Homme de foyer avant tout, il veillait avec une tendre et ferme sollicitude sur l’éducation de ses enfants, leur écrivant, quand ils étaient loin de lui, de longues, d’abondantes lettres ; il eut sur eux une grande influence, notamment sur celui qui, plus que tous les autres, devait illustrer sa maison.

Les Curières de Castelnau sont originaires du Rouergue, et leur petite patrie, qu’ils n’ont guère quittée, ou à laquelle ils revenaient toujours, les a fortement marqués de son empreinte. Pays rude, montagneux, surtout agricole, sillonné par les derniers escarpements du Massif Central et des Cévennes, mais qui nous achemine, par d’aimables vallons, vers la molle Guyenne. Sur ces hauts plateaux calcaires, l’âpreté et la solidité auvergnates s’atténuent et se nuancent déjà de finesse méridionale. Ces traits ne sont pas inutiles à noter. Presque toujours les grandes vies et les grandes œuvres sont l’attribut des « âmes d’un seul paysage. »

C’est dans ce milieu simple, laborieux, profondément chrétien, aux mœurs patriarcales, que naquit, le soir de Noël de l’année 1851, le futur général. Il était le troisième fils du marquis Michel. Les deux aines, Léonce et Clément, firent d’excellentes études : le premier fut magistrat, puis avocat et enfin député de l’Aveyron et président de l’Action libérale ; le second entra à l’Ecole polytechnique, fut un brillant ingénieur en chef des mines, puis un remarquable capitaine d’industrie ; on l’avait surnommé « le premier mineur de France ; » tous deux sont morts avant la guerre. Leur frère Edouard, très différent d’eux, était surtout attiré par la vie d’action. Remuant, batailleur, avide de jeux et d’exercices physiques, il voulait être marin ou soldat. Ses études achevées au collège des Jésuites de sa ville natale, il va les compléter à Paris, son baccalauréat ès sciences passé, à l’Ecole préparatoire de la rue des Postes. Au mois d’octobre 1869, il entre à Saint-Cyr dans un très bon rang. Il a dix-huit ans. Au collège, au foyer familial surtout, il a reçu une forte trempe intellectuelle, morale et religieuse : les grandes « directives » de sa vie sont arrêtées. A travers les grilles de son internat parisien, il a entrevu l’étincelant Paris de la fin du second Empire ; il a nettement senti la place éminente et enviée que la France occupait alors dans le monde, et de cette radieuse vision il lui est resté dans l’âme une nostalgie que rien, sauf la victoire finale de nos armes, n’a pu dissiper. Avant de subir une douloureuse éclipse, il semblait que le génie français jetât quelques-uns de ses plus beaux feux.

Moins d’un an après, la guerre éclatait. La jeunesse est la jeunesse, et l’on ne doutait point de la victoire à Saint-Cyr. Il semble pourtant que le jeune saint-cyrien, avec cette fermeté de bon sens réaliste qui l’a toujours caractérisé, n’ait point partagé toutes les illusions de ses camarades. « En 1870, devait-il dire plus tard, j’ai été le témoin d’une autre mobilisation, improvisée dans une atmosphère de désordre, de cohue avinée et braillarde. Les cœurs se serraient au spectacle de ces agitations, de ces exaltations maladives, artificiellement entretenues. » La leçon, en tout cas, ne sera pas perdue.

Les aînés, nommés d’office sous-lieutenants, étaient, dès la première heure, partis à la frontière. Trois semaines plus tard, à la nouvelle des désastres du 6 août, ce fut au tour des élèves de première année, de la « promotion du Rhin. » Affecté au 31e d’infanterie, le sous-lieutenant de Castelnau ne put rejoindre son corps en temps utile, les services de l’arrière étant entièrement désorganisés. Sur ces entrefaites, l’armée de Châlons, dont il devait faire partie, capitulait à Sedan. Peu avant l’investissement de Paris, il recevait l’ordre de se rendre à l’armée de la Loire qui se constituait. La, comme on avait un besoin urgent de cadres, on le nomma d’emblée capitaine, le 27 octobre, au 36e régiment de marche dans l’armée d’Aurelles de Paladine ; et depuis lors, il est engagé dans une longue suite de combats ininterrompus. Sa bravoure, son instinct guerrier, son esprit d’organisation, son action sur le troupier se font vite remarquer de ses chefs, qui lui prouvent leur confiance en le nommant adjudant-major. Et puis, ce fut, sous Chanzy, la « retraite infernale, » et, par ce très dur hiver, les longues marches dans la neige, les nuits d’embuscade, les bivouacs hâtifs et souvent troublés ; et enfin, les 11 et 12 janvier, la grande bataille du Mans, où succombait avec honneur la 2e armée de la Loire. Cette fois, la défaite est irrémédiable. Ces jeunes troupes improvisées refluent en désordre vers Laval. Il faut couvrir leur retraite. Jugé par Jauréguiberry particulièrement solide, le régiment du capitaine de Castelnau fait partie de ces arrière-gardes. Le 14 janvier, il prend part encore au dernier combat qui précéda l’armistice.

L’armistice signé, le 36e régiment de marche est envoyé provisoirement à Châtellerault pour s’y reformer ; puis il est désigné pour faire partie de l’armée de Versailles. Le jeune capitaine participe aux douloureuses opérations contre la Commune, sous les ordres du colonel Davoust d’Auerstaedt, admirable soldat auquel il est attaché comme officier de liaison, et pour lequel il conçoit une affection et une vénération profondes. La belle conduite du colonel et de son régiment leur vaut d’être cités dans un ordre du jour signé du chef du gouvernement provisoire. Mais toutes ces satisfactions d’amour-propre ne sauraient atténuer l’impression de profonde tristesse que laissent au futur général les tragiques événements auxquels il vient d’assister. Le deuil de la patrie violée, mutilée, déchirée par des discordes intestines, en assombrissant sa jeunesse, lui met au cœur l’ardente passion du relèvement national et le désir d’y travailler de toutes ses forces. Il est d’ailleurs trop simplement et trop intimement chrétien pour ne pas croire, lui aussi, à la « justice immanente. » Mais l’expérience précoce qu’il vient de faire de la guerre lui a prouvé que la folle vaillance et l’intuition même du champ de bataille ne suffisent pas à assurer la victoire ; il y faut la méthode, l’organisation, l’entraînement, les lentes préparations de la science. L’éducation militaire de l’armée française est à refaire de fond en comble. A cette œuvre de longue haleine, il va se vouer corps et âme.


II. — D’UNE GUERRE A L’AUTRE

Et d’abord, estimant que l’Ecole de Saint-Cyr, telle qu’elle était alors organisée, n’a plus rien à lui apprendre, il n’y rentre pas pour y achever sa seconde année, et il se met à la disposition du ministère. La Commission de révision des grades, eu égard à ses brillants états de service, n’enlève qu’un seul galon à ce capitaine de dix-neuf ans, et il est envoyé comme lieutenant à Bourg. Alors commence pour lui cette vie laborieuse et modeste qui fut, d’une guerre à l’autre, celle de tant d’officiers français. Aimant passionnément son métier, il remplit avec une scrupuleuse conscience tous ses devoirs d’état ; il étudie sur le vif cette âme du soldat français dont il a parlé l’an dernier avec une si paternelle tendresse, et il s’y attache profondément ; il sait par expérience toutes les ressources de courage, de gaité, de stoïque endurance, d’inépuisable dévouement qu’elle recèle ; mais il sait aussi, par expérience également, qu’elle ne se livre pleinement qu’à ceux qui ont su mériter sa confiance. « Jeunes hommes de France, qui rêvez plumets, sabres, brillants uniformes, si vous ne sentez pas en vous une flamme secrète, allumée par le flambeau du christianisme, qui vous incline généreusement, affectueusement, vers le cœur des humbles, vos subordonnés, dissipez vos rêves ; vous n’êtes pas créés pour être officiers de France ! Jeunes hommes, passez votre chemin, vous n’avez pas la vocation ! » Lui, il avait la vocation, et il savait se faire adorer de ses soldats, en même temps qu’estimer de ses chefs. En 1876, à vingt-quatre ans, il passait capitaine, et chacun s’accordait à lui prédire un bel avenir.

Tout en s’initiant, dans le plus minutieux détail, aux choses de sa profession, il suivait avec une ardente attention le travail de reconstitution matérielle, intellectuelle et morale que, sous la direction de quelques grands soldats, s’imposait l’armée française ; il applaudissait aux heureuses initiatives patriotiques de Gambetta. Enfin, convaincu que, pour bien remplir sa fonction, il faut être au-dessus de sa fonction, et qu’une haute et large culture est nécessaire à qui veut commander les hommes, il travaillait avec acharnement, poussait ses études et ses lectures en tous sens, se reposant de ses livres d’histoire par des ouvrages de philosophie religieuse, annotant, écrivant, méditant, bref, essayant de se former sur toutes les questions qui se posaient à lui une opinion personnelle et réfléchie. Suivant d’instinct le mouvement qui, vers la même époque, poussait un Brunetière, un Sorel, un Hanotaux, à se tourner vers les grandes œuvres ou les grandes périodes de notre histoire, pour leur demander des modèles ou des enseignements, il étudie sans relâche les campagnes de Turenne et de Napoléon : Turenne, vers lequel le portent toutes ses affinités électives, et qui lui enseigne l’art précieux de « ne rien laisser au hasard de ce qu’on peut lui enlever par conseil et par prévoyance ; » et Napoléon, « le maître des maîtres, » dont les Mémoires, achetés sur sa maigre solde, vont devenir son livre de chevet, et qui sera son grand professeur de tactique et de stratégie. Toutes les autres influences qu’il pourra subir ne feront que renforcer ces deux-là.

Et dans ses diverses garnisons, Bourg, Givet, Ham, Laon, il prépare le concours de l’Ecole de guerre où il est admis en 1878. Il tira un grand profit de l’enseignement fort élevé et suggestif qu’il y reçut. Les solides et pénétrantes leçons de Camille Rousset sur Richelieu et sur Mazarin l’amenèrent à prendre nettement conscience de ce qui sera l’une de ses idées maîtresses : la nécessité de ne pas concevoir la guerre comme une province indépendante et isolée de l’activité humaine, mais bien au contraire comme une des formes et un des moyens de l’action politique entendue au sens le plus haut et le plus général du mot ; d’où l’obligation, pour « la conduite de la guerre, » de vues très précises sur la situation d’ensemble, sur le but à poursuivre, bref, d’une vraie « politique de guerre, » nette, souple, continue, cohérente. Cette idée, à la fois si simple et si profonde, mais que tant de militaires professionnels, et même d’hommes politiques, n’ont pas eue, il ne devait cesser de l’enrichir et de la creuser.

Quand, en 1880, le capitaine de Castelnau, breveté d’État-major, sortit de l’Ecole de guerre pour se rendre à sa nouvelle garnison de Toulouse, au 59e d’infanterie, il était marié. Il avait réalisé le rêve charmant de sa prime jeunesse et fondé ce beau foyer, qui devait être, comme il l’a dit, « la grande affaire de sa vie. » Il avait épousé une amie d’enfance, une de ses cousines du côté maternel. Douze enfants, — huit fils et quatre filles, — sont nés de cette union. Trois polytechniciens, deux saint-cyriens, un élève de Saint-Maixent, un élève de l’École des Mines de Saint-Etienne, cette simple nomenclature dit assez ce que fut l’éducation d’une famille où l’intelligence, le travail, le culte religieux du devoir sont une constante et vivante tradition. Lorsque la guerre éclatera, le père sera plus fier de partir avec ses six fils, — l’un déjà est mort, le dernier n’a que quinze ans, — que de son titre de général d’armée.

Cependant la carrière de celui-ci se poursuivait, facile, régulière, toujours laborieuse, avec son utile cortège d’expériences nouvelles. Il était bientôt, à Toulouse même, attaché à l’état-major de la 34e division ; puis, distingué par le général Delbecque, il était appelé à l’état-major du 17e corps. En 1889, il est nommé commandant, puis décoré. Et, de temps à autre, sur les bords de la Sorgue, la petite rivière qui baigne la jolie ville de Saint-Affrique, on voyait se promener, aux bras l’un de l’autre, un officier alerte et cordial et le vieux marquis Michel, tout fier de son « Edouardou. »

Au début de 1893, le commandant de Castelnau est mandé à Paris par le général de Miribel, ce magnifique soldat et ce grand cœur, auquel la France triomphante doit un souvenir ému et reconnaissant, car nul n’a plus fait pour la réorganisation de sa force militaire. Le général avait été frappé des vues originales et pratiques de son subordonné concernant la mobilisation : il le place au premier bureau de l’Etat-major général de l’armée, poste de choix et de confiance où bien vite le nouveau venu fait apprécier de tous sa souple compétence et son caractère. C’était le moment où l’armée française, en pleine possession de tous ses moyens, donnait à tous ceux qui l’approchaient l’impression de former désormais un instrument de guerre redoutable. Aux grandes manœuvres d’ensemble de 1891, elle avait, pour la première fois depuis 1870, manifesté largement, aux regards de l’Europe étonnée, sa force reconstituée : troupes nombreuses et instruites, cadres excellents, outillage perfectionné de campagne et de forteresse, doctrine robuste, vécue, puissamment expérimentale, et qui sera bientôt remarquablement condensée dans le Décret de 1895, sur le Service des armées en campagne. À cette armée il manquait encore cependant un rouage de première importance : un plan de mobilisation qui fût exactement adapté aux besoins changeants et aux ressources présentes de la défense nationale. Attaché à ce nouveau service, Castelnau s’y consacra tout entier. Sa collaboration apparut si précieuse que, l’époque venue, en 1894, du stage obligatoire de deux ans dans la troupe imposé aux officiers d’état-major, le général de Boisdeffre le fit affecter au 115e régiment d’infanterie, en garnison à Paris, ce qui lui permettait de venir passer presque tous ses après-midi au Ministère. Son stage accompli, en 1896, il est nommé lieutenant-colonel, et il revient définitivement au premier bureau, d’abord comme sous-chef, puis comme chef. Il y devient le bras droit et bientôt l’intime ami du général Delanne, encore l’un de ces grands chefs qui ont modestement, mais puissamment préparé nos victoires, et qu’il faut signaler à la respectueuse gratitude des générations nouvelles. Au bout de trois années et demie d’une collaboration étroite et d’un travail acharné, le plan de mobilisation est entièrement refondu et remis au point. Depuis, il n’a subi que de légères modifications de détail ; mais, dans ses grandes bases, il est resté absolument intact, et, en 1914, il a été mis en œuvre tel qu’il avait été conçu et définitivement établi en 1900. L’événement allait prouver qu’il avait été bâti de main d’ouvrier.

Pour le récompenser, on nomma Castelnau colonel. Il prit le commandement du 37e d’infanterie, l’ancien régiment de Turenne, qui tient garnison à Nancy et fait partie de la fameuse division de fer. Jamais chef ne s’identifia plus complètement avec la troupe d’élite qui lui a été confiée. De la vie très rude qui est celle des corps de couverture, il prend sa part active. De chacun de ses hommes il exige le maximum d’efforts ; mais il prêche d’exemple, et par sa bonté, sa franchise, l’intérêt paternel et personnel qu’il témoigne à tous, il sait si bien leur donner le sentiment qu’ils sont les collaborateurs indispensables d’une grande œuvre commune, qu’il obtient d’eux tout ce qu’il veut. Son régiment, c’est le prolongement de sa famille ; et quand le général Michal voudra faire de lui son chef d’état-major, il hésitera d’abord à quitter « ses enfants. » Entre temps, il poursuivait ses travaux personnels ; il étudiait sous tous ses aspects cette frontière de l’Est qu’il allait être appelé à défendre. Quand, en 1905, après Tanger, M. Doumer voulut se rendre compte par lui-même de l’état de nos organisations défensives, ce fut le colonel de Castelnau qui lui servit de guide : sa netteté et son ubiquité d’esprit, sa haute conscience, sa compétence émerveillèrent ses auditeurs. Peu de temps après, il recevait enfin les étoiles, que, sept années durant, le régime lui avait fait si mesquinement attendre.

On l’envoie tout d’abord à Sedan commander la 24e brigade. Bientôt il est désigné comme chef d’état-major éventuel d’une armée et il va prendre à Soissons le commandement de la 7e brigade. En 1910, sur la proposition du général Tremaud, dont il était le chef d’état-major désigné, il reçoit la troisième étoile et va prendre à Chaumont le commandement de, la 13e division du 7e corps d’armée. Au printemps de 1911, il est amené à faire au centre des Hautes Etudes militaires une série de conférences qui eurent quelque retentissement. Avec bonhomie, mais avec autorité et avec force, émaillant son discours de ces formules vives, frappantes, gonflées d’expérience, comme il les aime, il y exposait sa philosophie de la guerre. Dans la première, sur la Doctrine, il montrait l’importance capitale qu’il y avait pour une armée bien constituée à posséder un corps de doctrine unique, simple, clair, substantiel, perpétuellement revivifié et illustré par l’enseignement théorique et pratique des écoles et de la vie militaire ; il montrait que cet excellent corps de doctrine, l’armée française le possédait, grâce aux pénétrants « psychologues militaires » qui avaient élaboré les règlements de 1895, et il en défendait vigoureusement certains articles contre les critiques superficielles des jeunes théoriciens de l’état-major. Dans une autre conférence, il exposait ses vues de toujours sur la conduite de la guerre. Appuyé sur l’histoire, il insistait sur l’étroite et nécessaire interdépendance de l’action diplomatique et de l’action militaire. « La politique et la guerre, disait-il, tendent donc évidemment vers le même but. De là l’impérieuse nécessité d’une action essentiellement concordante. Suivant la forte expression de Clausewitz, la guerre n’est que « la politique continuée par d’autres moyens ! » Et développant sa pensée en des termes qui, à cette date, étaient véritablement prophétiques, il ajoutait :


Ce constant échange de vues, de renseignements et d’études (entre le département militaire et le département politique), répond à une impérieuse obligation. Faute de s’y soumettre, on s’expose à de funestes désastres militaires ou à d’humiliantes retraites diplomatiques... L’activité et la souplesse diplomatiques sont particulièrement mises à l’épreuve dans une guerre de coalition. Il ne suffit pas de réaliser avant la lutte une entente complète et loyale entre les Alliés, il importe encore de la maintenir dans des milieux fatalement excités et facilement irritables. Il faut la défendre contre les malentendus, les défiances, les intrigues, les convoitises, et parfois même contre les événements... La politique et la guerre exercent donc l’une sur l’autre une action réciproque et continue. Le chef militaire ne saurait à aucun moment la méconnaître, s’il veut être prêt à servir un jour, en toute efficacité, les desseins de la volonté nationale. Pour saisir tous les rapports utiles de la politique et de la guerre, il serait peut-être téméraire de compter sur les données hâtivement acquises au moment du besoin ou sur les élans de l’inspiration. Le succès ne s’improvise pas, il se prépare.


Le chef qui parlait ainsi aura bientôt pour mission de préparer le succès des armes françaises. Quand, au mois de juin 1911, le haut-commandement fut remanié, le général Joffre nommé généralissime et chef d’état-major général, le général Pau, auquel ce poste avait été offert, et qui avait cru devoir le refuser, recommanda très chaudement Castelnau, dont il connaissait depuis longtemps la valeur, au conseil supérieur de la Guerre. Nommé premier sous-chef d’état-major général, le général de Castelnau. devient Ainsi le collaborateur immédiat du généralissime.

Bientôt éclate l’affaire d’Agadir qui ouvre les yeux des plus aveugles sur les intentions belliqueuses de l’Allemagne. Fort négligée depuis quelques années, à chaque instant contrariée par de fausses manœuvres politiques, de coupables lésineries, des surenchères électorales, notre préparation militaire, surtout au point de vue des effectifs et du matériel, offrait d’assez graves lacunes. Le général de Castelnau fit tout ce qui était en son pouvoir pour les réparer. Il applaudit de tout son cœur aux heureuses mesures réparatrices du ministre de la Guerre du cabinet Poincaré, M. Millerand. Quand celui-ci, pour un incident futile, dut se retirer, en décembre 1912, il allait faire voter par les Chambres un projet détaillé relatif à la prompte réfection et à la mise au point de notre matériel de guerre : ce projet, auquel le général n’était pas étranger, n’a été repris, hélas ! qu’en juillet 1914. On voulut courir au plus pressé en faisant voter la loi de trois ans. C’est auprès du général de Castelnau que venaient se documenter tous les inspirateurs et partisans de cette loi tutélaire, et nul n’aura plus efficacement contribué à la faire aboutir. Mais cela ne lui suffisait pas. Énergiquement soutenu par le seul général Gallieni, il réclama, à l’une des séances où, en avril 1913, se discutait la loi nouvelle, un matériel nouveau, et qui fût digne de la France. « Le maréchal Le Bœuf, s’écria-t-il, déclarait en 1870 qu’il ne manquait pas un bouton de guêtre. Aujourd’hui, ce sont les guêtres qui manquent. Nous avons une armée de pouilleux ! » Et il donna ses preuves. Grand émoi au camp des ministres. On élabora de beaux programmes, un grand projet d’emprunt... et autant en emporta le vent ! Du moins, ce ne fut pas la faute du général de Castelnau si, en 1914, il manqua « des canons, des munitions, » — et des fusils, des mitrailleuses, des avions, des téléphones de campagne, des trains sanitaires et des équipements...

A la fin de 1913, sans avoir, dans l’intervalle, commandé de corps d’armée, il était nommé membre du Conseil supérieur de la Guerre, et succédait au général Pau, atteint par la limite d’âge, au commandement éventuel de l’armée de Lorraine. C’était alors, en dépit de ses soixante-deux ans et de sa moustache blanche, une grande force intacte, pleine de vigueur et de sève, à laquelle une constante activité et une charmante jeunesse de cœur ont conservé tout son ressort et tout son élan. L’expérience l’a enrichi sans l’alourdir. Petit, trapu, de bonne santé et de belle humeur, marcheur et cavalier infatigable, le front haut, le regard clair et fin, aisément malicieux, le visage souvent illuminé d’un bon sourire, la parole facile, savoureuse et cordiale, avec un léger accent du Midi, il évoque dan » toute sa personne le souvenir des grands soldats du second Empire, avec quelque chose pourtant de plus réfléchi et de plus solide. Sa courtoisie, sa simplicité, sa franchise provoquent la confiance et attirent la sympathie. Quand la guerre l’aura fait plus largement connaître, il sera, de la part de toute l’armée française, l’objet d’une sorte de vénération tendre qui rappellera un peu, et à juste titre, celle dont, en son temps, fut entouré Turenne.

La guerre ! Le général de Castelnau la voyait venir, et il s’y préparait de toute sa clairvoyante énergie. Il organise la défense de Nancy et fait commencer d’importants travaux sur le Petit et le Grand-Couronné. Au printemps de 1914, profitant de quelques loisirs, il entreprend de ramasser les réflexions de toute sa vie touchant les problèmes essentiels de la défense nationale, et il rédige, pour son propre compte, un mémoire ayant pour objet « d’établir un plan d’opérations et de déterminer la forme que devra ou pourra affecter la conduite de la guerre. » Ce travail, qui fut communiqué au généralissime, n’a, malheureusement, pas été achevé. C’est un modèle de clarté, de sage prévision et de robuste bon sens. Les historiens militaires nous diront un jour les raisons majeures qui ont dû sans doute imposer d’autres « directives » .

Envisageant l’ensemble de la situation respective de la France et de l’Allemagne, le général constatait d’un côté une croissante volonté de guerre, de l’autre des dispositions profondément pacifiques. Il en concluait que « nous ne serons probablement jamais les agresseurs. » De là, pour nous, « au point de vue exclusivement militaire, une cause de réelle infériorité, » et l’obligation « d’admettre que l’heure originelle de la mobilisation allemande précédera de vingt-quatre heures au moins « et peut-être même de quarante-huit heures) le moment initial de notre propre mobilisation. » En se plaçant dans l’hypothèse la plus favorable, il estimait que « nous atteindrions théoriquement la frontière commune soit en même temps que l’ennemi, soit une demi-journée avant lui. » « Dans ces conditions, affirmait-il, nous devons renoncer à l’initiative des opérations et nous décider à adopter la défensive stratégique en principe. » Et il ajoutait : « La défensive stratégique nous subordonne pour un temps et dans une certaine mesure à la volonté de l’adversaire. Pour nous affranchir de ce joug, il importe de pénétrer au plus tôt les intentions de l’ennemi, de les déjouer d’abord, et de lui imposer ensuite notre propre volonté. » « Il ne faut pas perdre de vue, insistait-il, que la défensive stratégique ne saurait être une défensive passive... Ce serait se vouer à la défaite. Notre défensive devra être essentiellement active. L’attaque de l’ennemi, c’est-à-dire son irruption sur notre territoire, devra être suivie, à délai aussi court que possible, d’une vigoureuse riposte destinée à briser le premier choc de l’adversaire et à nous ouvrir les portes de son propre territoire. »

Comment préparer cette riposte ? Comment choisir judicieusement le terrain des premières rencontres, tout en perçant à jour les intentions de l’ennemi ? C’est à quoi s’appliquait le général, en opérant la synthèse des multiples indications positives qu’il avait pu recueillir, et en s’en tenant tout d’abord au secteur qui lui avait été confié. En dépit de « l’extension extraordinaire de la Mosel Stellung » qui peut permettre à l’Allemand d’ « adopter dans la zone Strasbourg-Metz une attitude défensive » et « d’y résister à un ennemi supérieur, » il croit à une violente poussée offensive allemande dans le secteur de la Moselle. « Cette offensive, disait-il, si elle est couronnée de succès, livre à l’invasion les portes de la trouée de Charmes et lui ouvre la voie la plus directe pour atteindre, par Neufchâteau, la vallée de la Marne. De plus, elle peut refouler pêle-mêle la masse française du Sud sur la masse du Nord, et les couper l’une et l’autre, comme en 1870, de leurs communications avec le cœur du pays. » Pour parer à ce grave danger, il y a lieu « de préparer le champ de bataille de la rencontre qui, selon toutes les probabilités, sinon selon toute certitude, se développera à l’Est de la ligne jalonnée par la Meurthe inférieure et la Mortagne. » A cet effet, il fallait s’assurer, par de préalables organisations défensives, de la possession de Nancy, — qui, vraisemblablement, et contrairement à l’opinion commune, ne sera pas attaqué dans les premiers jours de la guerre, — il faut aménager le Petit et le Grand-Couronné, et le plateau de Haye, de manière à constituer dans toute cette région une sorte de bastion défensif et offensif tout ensemble. L’armée qui agira sur ce front devra comprendre cinq corps d’armée, une ou deux divisions de réserve et deux divisions de cavalerie. « Cette armée devra être dotée d’une importante artillerie lourde, indépendamment des batteries fixes établies sur le Grand-Couronné. » Il sera bon aussi, afin d’appuyer notre droite au Rhin, et de retourner contre l’Allemagne les sentiments français des populations, de faire, dès le début des hostilités, une offensive limitée dans la Haute-Alsace. Enfin, il sera opportun de placer « sous un commandement, ou plutôt sous une direction unique » les deux armées qui seront appelées à participer à cette série d’opérations.

Le général de Castelnau ne se contentait pas de ces indications nécessairement un peu sommaires. Il traçait, en termes très précis, le « cadre des directives générales à donner aux armées. Ces armées, au nombre de cinq, avaient chacune leur mission propre. Elles étaient surtout constituées en vue de la riposte par laquelle on se proposait de répondre le plus promptement possible à l’agression allemande. « Cette riposte, écrivait le général, se manifestera sous la forme de deux actions principales, se développant : l’une, à droite, dans le terrain entre les massifs forestiers des Vosges et la Moselle en aval de Toul ; l’autre, à gauche, au Nord de la ligne Verdun-Metz. Ces deux actions seront étroitement soudées par des forces agissant sur les Hauts-de-Meuse ou en Voëvre. » L’entrée des Allemands en Belgique était accessoirement envisagée, et, pour répondre à cette extrême hypothèse, l’action éventuelle de deux armées, — la 5e et la 4 e, celle-ci étant mise provisoirement en réserve, — était admise « dans la direction générale Dun-sur-Meuse-Virton. » Le rôle de la 2e armée était ainsi défini :


La 2e armée agira entre la 1re armée et le cours de la Moselle, en aval de Toul, prolongé en avant de cette place par le canal de la Marne au Rhin jusqu’à Foug et la ligne Vaucouleurs-Grand-Saint-Blin (inclus).

En s’appuyant à la tête de pont de Nancy dont elle devra assurer la possession, elle mettra hors de cause, en s’efforçant de les rejeter sur Metz, les forces ennemies opérant dans sa zone d’action.

La 2e armée se tiendra prête à déboucher de la ligne Lunéville-Grand-Couronné de Nancy, dans la direction générale Saint-Nicolas-Château-Salins, le 13e jour de la mobilisation.

Quartier-Général : Neufchâteau.


Ce plan très mûri, et qui n’allait pas tarder à prouver son excellence, était à peine esquissé, que les événements se précipitaient. La guerre éclatait, à l’heure voulue par l’Allemagne. Placé à la tête de la 2e armée, le général de Castelnau partait le 5 août pour Neufchâteau.


III. — LA TROUÉE DE CHARMES. — LE GRAND-COURONNÉ

Son grand principe d’une défensive stratégique n’avait pas été accepté. Il régnait alors à l’Etat-major un état d’esprit fort différent. On y professait le dogme de l’offensive à outrance, — de l’offensive que l’on confond avec l’esprit d’offensive, — de l’offensive « poussée jusqu’au bout, sans arrière-pensée, » « au prix de sacrifices sanglants, » « en dépit des obstacles et des accidents inévitables. »

Or agir offensivement, en Lorraine, avec des moyens limités, sans l’artillerie lourde, dont il avait envisagé l’emploi, dans cet étroit couloir, dépourvu de perspectives stratégiques, sur un terrain très difficile, barré d’organisations défensives extrêmement fortes, sous la menace formidable de la place de Metz, c’était, aux yeux du général de Castelnau, aller au-devant de très graves difficultés. Mais un soldat n’a pas à discuter les ordres qui lui sont donnés ; il n’a qu’à les exécuter de son mieux. Renfermant donc en lui-même ses impressions personnelles, il s’installe à Neufchâteau avec l’Etat-major d’élite qu’il a lui-même formé, et dont le chef est le général Anthoine, et il prépare avec une méthodique et puissante activité les opérations qu’il aura à diriger. D’abord, il pousse avec vigueur les travaux de défense de Nancy et des deux Couronnés. Puis il prend contact avec ses hommes, officiers et soldats, au fur et à mesure qu’ils débarquent, se montrant partout, interpellant et encourageant les hommes, sachant trouver de ces mots qui réconfortent les troupiers et les attachent à leur chef, veillant à leur installation matérielle, bref, faisant sentir à tous sa présence réelle, sa ferme et paternelle autorité, communiquant à tous la généreuse ardeur qui l’anime, sa foi mystique dans les destinées de la Patrie. La mobilisation, qu’il a si minutieusement préparée, s’exécute comme il l’avait prévu, sans heurt, sans fièvre, avec la parfaite précision d’un mécanisme d’horlogerie, première victoire remportée par l’intelligence française sur la légendaire organisation allemande.

Les hommes arrivent de partout, mais surtout du Midi, « plus nombreux qu’on ne l’avait pensé, » « après un parcours de quarante-huit, et même de soixante heures, transportés dans d’inconfortables wagons à bestiaux. Une poussière épaisse et noirâtre s’attache à leurs mains et à leurs visages. Les membres sont engourdis, les corps sont courbaturés, la tête est vide, et pourtant, pas un murmure, pas la moindre protestation. » « On est là pour cela ! » déclarent-ils. A la froide résolution des hommes correspond chez les officiers une ardeur de sacrifice, annonciatrice des prochaines hécatombes. Le cœur du vieux chef en est tout remué. « Quelles que pussent être, a-t-il dit, les vicissitudes de la lutte que nous allions entreprendre et que nous savions devoir être très dure, nous nous sentions au cœur une confiance invincible. »

Et tout en remettant ses troupes en main, il prépare l’offensive qui lui est prescrite [1]. En face de lui, il a des forces considérables, beaucoup plus considérables que ne le pense le haut-commandement français : car l’Etat-major allemand a conçu, pour mettre promptement hors de cause les armées françaises, une gigantesque manœuvre d’enveloppement par les deux ailes, et l’effort qu’il prononcera sur sa gauche en vue de s’ouvrir les portes orientales de la France et de couper les artères essentielles du pays n’aura guère moins de puissance et d’ampleur que celui qu’il va tenter sur sa droite. Le général de Castelnau a cinq corps d’armée à sa disposition : le 20e, le 18e, le 9e, le 15e et le 16e. Mais le 13 août, le 18e corps lui sera enlevé, et le 18, ce sera au tour du 9e, alors que la 2e armée est engagée dans une action offensive dont le front est déjà peut-être disproportionné aux effectifs qu’elle possède. D’autre part, ses deux divisions de cavalerie lui ont été retirées et sont immobilisées, par ordre supérieur daté du 14, « en arrière des troupes d’attaque, » en vue d’une exploitation ultérieure d’un succès prématurément escompté. De sorte que lorsque, le 14 août, la 2e armée s’ébranle, elle n’a pas tous les moyens dont elle aurait dû logiquement disposer. A ce moment-Là, les 15e et 16e corps ont reçu l’ordre d’appuyer à sa gauche le mouvement de la 1re armée ; fortement installé en avant du Grand Couronné, le 20e corps formera charnière, tandis que le 9e corps, qui fait encore provisoirement partie de la 2e armée, est mis en réserve pour parer aux contre-attaques éventuelles débouchant de Metz.

Les 14, 15 et 16 août, les 15e et 16e corps se portent en avant vers la Garde et vers Maizières, livrant des combats locaux aux arrière-gardes ennemies, rencontrant çà et là, à Moncourt notamment, une résistance assez sérieuse. Ces premiers engagements laissent apparaître d’inévitables défectuosités auxquelles le commandement a vite fait de porter remède, et dans la main de son chef, la 2e armée ne tarde pas à fournir les preuves d’une cohésion remarquable. Le 18, elle est arrivée a la Seille, qu’elle borde sur une partie de son cours : mais sa droite, assez éprouvée, ne parvient pas à progresser, et à sa gauche, le 9e corps, qui lui est enlevé par le commandement en chef, doit être hâtivement remplacé par les 59e et 68e divisions de réserve qui viennent à peine de débarquer. De plus, les aviateurs ont constaté l’existence de fortes organisations défensives sur tout le front Marthil-hauteurs Sud de Baronville-Morhange-Rodalbe-Bensdorf. Les intentions de l’ennemi sont encore obscures, mais la vraie bataille est imminente.

Le 19, le général de Castelnau distribue ses ordres : les 15e et 16e corps doivent, le lendemain, à partir de 5 heures, poursuivre vigoureusement leur offensive et s’efforcer de rejeter l’Allemand jusqu’à la voie ferrée Sarrebourg-Bensdorf. Pendant ce temps, les 59e, 68e, 70e divisions de réserve assureront, sur le Grand-Couronné de Nancy, la couverture face à Metz et renforceront les positions qu’elles ont déjà commencé à organiser. Entre ces deux groupements, le 20e corps, formant toujours charnière, s’installera dans une position d’attente, et se tiendra prêt soit à repousser une attaque débouchant de Metz, soit à appuyer éventuellement la progression des 15e et 16e corps.

Le 20, à l’aube, emporté par sa fougue, le commandant du 20e corps lance la 39e division à l’attaque des hauteurs de Marthil-Baronville, découvrant son flanc gauche. A 4 heures du matin, un formidable orage d’artillerie lourde s’abat sur les troupes françaises, et peu après, tout le IIIe corps bavarois, dévalant des bois, se rue à l’assaut. En une demi-heure, la 39e division, en dépit de tout son héroïsme, est bousculée, et à 8 heures, elle est en pleine retraite, entraînant dans son mouvement la 11e division ; presque tous ses chefs de corps sont hors de combat, et elle a dû laisser aux mains des Bavarois les deux tiers de son artillerie divisionnaire. Découverte par la retraite du 20e corps, vivement pressée par les Allemands, la 68e division de réserve se replie à son tour. Quant aux 15e et 16e corps, leur offensive a été retardée par le brouillard. Attaqués par des forces très importantes, fort éprouvés par l’artillerie lourde allemande, ils rétrogradent eux aussi, défendant pied à pied le terrain, et se dégageant, surtout le 16e corps, par de vives contre-attaques.

C’est un grave échec, dont les causes, stratégiques et tactiques, sont multiples et complexes, mais dont il s’agit de limiter les effets, en attendant de le réparer. A dix heures trente, le général de Castelnau donne à toutes ses troupes l’ordre de se retirer par échelons : le 16e corps, vers Maizières et Réchicourt ; le 15e corps, vers Donnelay et Juvelize ; le 20e corps, sur la Seille. Mais les nouvelles reçues dans la journée le déterminent à exécuter une retraite plus complète. A seize heures trente, de son poste de commandement d’Arracourt, il prescrit à ses différents corps de se dérober pendant la nuit : tandis que de fortes arrière-gardes protégeront la retraite, le gros des troupes se rassemblera sur différents points qui leur sont fixés ; et rentré à Nancy, il installe son quartier-général dans l’infirmerie de la caserne Blandan. Là, dans une petite chambre dont il ne sortira guère, sur un bout de table où il mange, quand on peut l’y décider, il va élaborer le plan de la future bataille. Jour et nuit il est sur pied, sauf dans les rares heures où il s’étend sur son lit, pour essayer de dormir. Son premier soin est de reconstituer le gros de ses forces derrière la Meurthe et le front du Couronné. A cet effet, d’immédiates mesures sont prises. Les embarquements du 9e corps d’armée sont arrêtés ; les travaux de défense du Grand-Couronné sont activement repris et poursuivis par les éléments disponibles de cette unité et par les divisions de réserve ; on y installe des canons de gros calibre que fournit le gouverneur de Toul ; et tandis que la 73e division de réserve tient la rive gauche de la Moselle pour s’opposer à toute offensive adverse, les officiers d’état-major parcourent les routes de marche, orientant les colonnes de l’armée retraitante, groupant les isolés, acheminant les parcs et convois vers leurs destinations respectives. Grâce à ces heureuses dispositions, la retraite s’exécute avec un ordre et une rapidité remarquables.

Mais le 20, dans la soirée, on apprenait la mort héroïque, à la tête de ses chasseurs, du fils du général, Xavier de Castelnau. La légende s’est emparée de ce douloureux épisode ; la réalité, plus humaine et plus simple, n’en est pas moins émouvante. En recevant cette nouvelle, le général Anthoine se résout à la cacher provisoirement à son chef qui, ayant à prendre d’importantes décisions, a besoin de toute sa liberté d’esprit. Le 21, dans la nuit, les ordres essentiels expédiés, un de ses officiers annonce au général son malheur, et chacun laisse ce cœur si tendre s’ensevelir dans sa douleur paternelle. Le mot fameux : « Continuons, Messieurs, » ne fut prononcé que le lendemain, en réponse aux sympathies attristées de son entourage. Il a été surtout appliqué à la lettre.

Car, bien loin de se laisser décourager par l’échec qu’il vient d’éprouver, et qu’il avait d’ailleurs prévu, confirmé par ses revers mêmes dans ses vues et ses pressentiments d’avant-guerre, le général de Castelnau ne rêve que de prendre sa revanche. Sur ce terrain qu’il connaît admirablement et dont il a exploré toutes les ressources, il se propose maintenant de livrer une bataille défensive, — celle-là même qu’il avait conçue en temps de paix et à laquelle il s’était préparé : couverte par les défenses du Grand-Couronné, son armée sera tenue prête à combattre sur les positions de Nancy et de Saffais-Belchamp, la gauche à la Moselle, la droite refusée vers Bayon. Cette bataille, il ne sait pas encore, ainsi qu’il l’écrit au général Joffre (21 août, 6 heures 30) si l’ennemi lui laissera le temps de la préparer, mais il va prendre toutes ses dispositions en conséquence. Dès le 16 août, prévoyant la forme qu’allait prendre la guerre moderne, il avait prescrit de faire le plus large emploi de la fortification de campagne, réagissant de son mieux contre les préjugés et les habitudes alors en honneur dans l’armée française, contre la répugnance instinctive du troupier à « remuer de la terre, » ne cessant de répéter : « Qu’on s’installe, qu’on s’asseoie, qu’on s’organise, » faisant vérifier chaque jour si ses ordres sont exécutés, intervenant fréquemment lui-même d’une façon particulièrement pressante. Il redouble d’objurgations et de prescriptions, et sous son active impulsion, les organisations promptement s’improvisent sur tout le front.

Très éprouvé lui-même, quoique vainqueur, par les combats des 19 et 20 août, l’Allemand n’a pas poursuivi avec vigueur ses avantages. Dès le 21, le contact est rompu entre les deux armées. D’autre part, la valeureuse résistance des arrière-gardes du 16e et du 20e corps, le 22 août, permet au chef de la 2e armée de regrouper ses forces comme il l’entend. Le soir du 22 août, toutes les troupes sont en place, la retraite est achevée, et malgré l’incertitude où il se trouve encore sur la situation de la 1re armée et sur les intentions de son chef, le général de Castelnau peut installer le lendemain son poste de commandement à Pont-Saint-Vincent, en vue de la bataille qu’il médite.

Quelles sont les intentions de l’ennemi ? Voudra-t-il, par une attaque brutale contre les positions du Grand-Couronné, essayer de percer le front de l’armée française et de s’emparer de Nancy ? Ou bien, plus hardi et plus ambitieux, se propose-t-il, dans une poussée qu’il s’efforcera de rendre irrésistible, de s’ouvrir la trouée de Charmes, afin de prendre à revers les troupes adverses et d’agir sur leurs communications vitales ? Castelnau est prêt à toute éventualité. Sur un front d’une soixantaine de kilomètres, de Sainte-Geneviève à Borville, son armée est massée, reposée, aguerrie et confiante, « merveilleux organisme, » selon le mot du général Balfourier, aux mains d’un tel chef. Lui, dans la petite école de Pont-Saint-Vincent, au centre de cet immense arc de cercle, à vingt-cinq kilomètres en arrière, calme, actif et grave, il épie les moindres mouvements de l’armée bavaroise que lui signalent ses aviateurs, ses officiers de liaison, ses nombreux services téléphoniques. Et il attend. De droite à gauche, le 16e, le 15e, le 20e corps attendent aussi, l’arme au pied. De fortes réserves ont été constituées pour la contre-attaque.

Le 22, au soir, l’armée du prince Ruprecht est entrée à Lunéville ; le 23, elle a concentré des forces importantes sur les deux rives du Sanon. Le 24, dans la matinée, les reconnaissances aériennes annoncent que des formations ennemies considérables, dont deux corps au moins ont été repérés, franchissent la Meurthe à Damelevières et Mont-sur-Meurthe, la Mortagne à Lamath et Gerbéviller, s’avançant vers le Sud, tandis que d’autres masses sont signalées vers Serres et Valhey. L’Allemand offre le flanc droit. Immédiatement, à 11 à 30, un ordre est expédié aux troupes de la 2e armée :


Il est essentiel d’arrêter ce mouvement et de profiter de la situation de l’ennemi pour lui infliger un échec.

En conséquence, tandis que les 15e et 16e corps d’armée et une fraction du 20e contiendront l’ennemi sur leur front, une attaque dans la direction générale de Serres (flanc droit du dispositif ennemi) sera exécutée par une division du 20e corps et les troupes disponibles du 2e groupe des divisions de réserve.

En même temps, le 8e corps de la 1re armée, voisin immédiat du 16e, était directement avisé d’avoir à « attaquer immédiatement dans la direction du Nord. »


Les ordres donnés à la 2e armée sont mis à exécution et ne tardent pas à produire l’effet qu’on escomptait. Surpris par cette offensive encore limitée, l’ennemi a ralenti son mouvement et il n’a pas attaqué au Sud du cours de la Meurthe. Il va s’agir maintenant de dénouer la situation et d’obtenir une décision. A 18 à 30, la 2e armée reçoit de nouvelles instructions :


Demain, la 2e armée prendra l’offensive à 4 heures du matin. Le 20e corps atteindra le plus tôt possible la ligne de communication de l’ennemi (route Arracourt-Lunéville) et se portera ensuite sur ses derrières. Le 16e corps et le gros du 15e, appuyés par une puissante artillerie établie sur le front de Borville, que défend la 74e division de réserve, attaqueront le flanc de l’ennemi...


Dans la petite école de Pont-Saint-Vincent, le général fait les cent pas, les mains derrière le dos, en son attitude familière, ou bien il se penche sur une carte déployée sur une table trop étroite, pour préciser quelque détail de la topographie du champ de bataille. Et sans cesse un mot revient sur ses lèvres : Borville. Sur ces hauteurs qui dominent au loin toute la région, il faut qu’avant l’aube soient installées toutes les bouches à feu disponibles : c’est là que, dans la nuit lourde et sans étoiles, vont grimper toutes les batteries qu’on a pu réunir, celles de la cavalerie, celles du 16e corps, qui, demain, sèmeront inlassablement la mort dans les rangs des Bavarois.

La journée du 25 se lève. L’offensive française se déclenche. Les masses ennemies reprennent leur marche vers le Sud, exécutant devant les hauteurs de Saffais-Belchamp, où l’on attend leur attaque, la « manœuvre du mépris : » hardiment elles s’empressent vers la trouée de Charmes, afin d’atteindre la voie de Mirecourt et de Neufchâteau. Leur plan dévoilé, le général de Castelnau n’a plus aucun ménagement à garder ; il sait d’ailleurs, par un télégramme du généralissime, qu’à sa droite la 1re armée, très violemment attaquée, a dû se replier et que « l’offensive de la 2e armée peut seule rétablir la situation. » Il accélère tout d’abord le mouvement des 15e et 16e corps ; il renforce les unités engagées. Le 16e corps prend pied dans Einvaux et dans le bois Jantois, le 8e corps regagne le terrain perdu. L’ennemi donne des signes de fléchissement. Alors, à 15 heures, le général lance son fameux télégramme : « En avant, partout, à fond ! » Sous ce choc violent, l’Allemand plie et recule ; bientôt sa retraite se généralise. Quand le soir tombe sur le champ de bataille, le 16e corps est maître de Rozelieures et de la crête de la Naquet ; le 15e a atteint Lamath et Blainville. C’est la victoire. Si la cavalerie, exténuée, avait pu entamer la poursuite, si le 20e corps, sur les hauteurs de Flainval, ne s’était pas heurté à la résistance farouche du IIIe corps bavarois tout entier, l’armée du prince Ruprecht, battue au Sud de la Meurthe, coupée au Nord de ses lignes de retraite, aurait pu être anéantie. Le succès remporté, pour être moins complet, n’en est pas moins considérable. La porte de la trouée de Charmes est définitivement fermée ; faussée, l’une des deux pinces de la gigantesque tenaille où, selon la conception de Schlieffen, l’Etat-major de Berlin a rêvé d’enfermer les armées françaises, et son plan d’invasion à demi ruiné. « A aucun prix, ne révélez à nos armées de l’Ouest les échecs de nos armées de l’Est : » ce radiogramme allemand du 27 août, que l’on a intercepté, en dit plus long que tous les commentaires.

L’Allemand est battu ; mais il a su échapper au désastre, et il n’a point perdu toute sa capacité offensive. N’ayant pu forcer la trouée de Charmes, il va essayer d’enfoncer une autre porte, et, par le col de la Chipotte, tacher de s’ouvrir le chemin d’Epinal et de Belfort. Un moment, il croira toucher à son but. Sous ses coups redoublés, la valeureuse et tenace armée Dubail finira par plier ; elle reculera pas à pas ; elle abandonnera même Saint-Dié. Mais l’armée allemande n’en pourra pas déboucher. Les deux voies d’invasion qu’elle a voulu successivement tenter se sont, l’une après l’autre, fermées devant elle.

Pendant ce temps-là, Castelnau, tout à la fois pour soulager l’armée voisine et pour exploiter sa propre victoire, relance ses troupes à l’assaut. Il veut reprendre Gerbéviller et Lunéville. Renforcé de six bataillons qu’il a prélevés sur la garnison de Toul, il remet, le 26, ses trois corps d’armée en mouvement ; mais la lutte est dure, la fatigue extrême, et l’Allemand commence à se terrer : on atteint péniblement en fin de journée la rive gauche de la Mortagne. Dans ces violents combats, un second fils du général, Michel de Castelnau, est grièvement blessé et fait prisonnier. Le lendemain, 27, est consacré au repos et à un regroupement des forces françaises en vue des prochaines attaques. Le 28, sur tout le front, l’armée allemande, qui s’est solidement retranchée, oppose une énergique résistance, notamment aux abords de Lunéville : nous réoccupons Gerbéviller et la plupart des passages de la Mortagne ; dans un superbe élan, le 20e corps s’empare du signal de Friscati : ce sera, en Lorraine, le dernier exploit de son chef, le général Foch, qui est, ce jour-là même, appelé par Joffre à la tête de la 9e armée, et qui sera remplacé par Balfourier. Le 29, au prix de très âpres efforts, nous progressons, mais pied à pied. Le 30, Castelnau s’est proposé de déborder Lunéville par le Nord ; mais une terrible contre-attaque allemande à notre droite rejette le 16e corps sur la Mortagne et rend impossible la manœuvre préparée. Elle eût été reprise dans de meilleures conditions, le 2 septembre, si, ce jour-là, la 2e armée n’avait pas dû renvoyer à l’arrière, pour renforcer les armées françaises de l’Ouest, la 10e division de cavalerie, la 2 « brigade de chasseurs, le 15e corps, et la division conservée du 9e corps. Son chef regroupe une fois encore les forces qui lui sont laissées, il pousse le plus activement possible les travaux d’organisation qu’il a prescrits, et il se tient prêt à tout événement.

Le 4 septembre, il reçoit la visite d’un officier du grand quartier général qui lui apprend la retraite générale des autres armées françaises, retraite « qui pouvait laisser la 2e armée isolée en Lorraine et coupée du gros des troupes. » Que faire dans cette angoissante éventualité ? Résister sur place, ou se dérober à la pression de l’ennemi et rejoindre, pour les renforcer, les armées qui battent en retraite ? Seul le généralissime a qualité pour trancher la question conformément à l’intérêt général. Castelnau lui demande ses instructions, « ajoutant que, pour répondre éventuellement à ses directives, il prépare des ordres à toutes fins utiles. » Le 5 septembre, le général en chef lui fait répondre : « Tenir sur place pour le moment. » De fait, c’est sur cette résistance qu’il compte pour monter sa nouvelle manœuvre et pour reprendre l’offensive.

Sur un seul point de l’immense ligne de bataille, les armées allemandes ont été mises en échec. Elles n’ont pu s’ouvrir ni la route de Neufchâteau, ni celle d’Épinal : Bavarois et Saxons manqueront au rendez-vous qui leur a été donné sur les bords de la Seine. Furieux de cet insuccès, l’état-major allemand veut à tout prix le réparer : n’ayant pu atteindre son objectif stratégique dans l’Est, il va se rabattre sur l’objectif politique qu’il avait négligé dans son premier effort, à savoir sur cette ville de Nancy que, longtemps, en France, on avait cru indéfendable. Et huit jours durant, il va lancer ses bataillons à l’assaut du Grand-Couronné : il avait compté sans l’héroïsme et l’endurance des troupes françaises et sans le talent militaire, l’ardeur et le sang-froid de leur chef.

Dans la journée du 4 septembre, l’Empereur est à Metz ; il fait défiler dans les rues de la ville son beau régiment des cuirassiers blancs qui, en tenue de parade, va cantonner à quelques lieues de là, attendant l’heure de la triomphale « entrée » impériale dans la capitale lorraine. Au Nord de notre ligne, l’artillerie et l’infanterie allemandes tâtent vigoureusement le 20e corps, lui enlèvent quelques positions qui sont promptement reprises. La nuit venue, un formidable feu d’artillerie lourde s’allume sur tout l’immense arc de cercle qui enserre Nancy ; mais c’est plus particulièrement le front du 20e corps qui est visé. Puis d’énormes masses allemandes s’élancent à l’assaut. Dans le noir, une lutte prodigieusement violente et confuse s’engage, éclairée par l’éclatement des obus et par les villages qui, comme des torches, flambent à l’horizon. Au matin, l’ennemi s’est emparé de nos positions avancées, Maixé, Réméréville, qui a été le centre de la bataille, la cote 316, et le général Balfourier est obligé de se replier sur sa ligne de résistance. A droite, l’attaque allemande a fait reculer aussi la 74e division de réserve et le 16e corps : nous perdons Gerbéviller et presque toute la rive droite de la Mortagne, que l’ennemi franchit même en un point. A gauche enfin, les masses germaniques progressent vers Pont-à-Mousson. Si elles avancent encore, c’est toute la ligne française prise à revers. Prévoyant comme toujours le pire, Castelnau avise de sa situation le grand-quartier général et prend toutes ses dispositions pour un repli éventuel ; mais il ordonne une contre-attaque. Sur le front du 20e corps, elle n’aboutit pas à des résultats appréciables. Mais le 16e corps, en liaison avec le 8 e, rejette l’ennemi sur la rive droite de la Mortagne. Assisté des plus grosses pièces lourdes qu’il a fait venir de Metz, l’Allemand fait pleuvoir sur la forêt de Champenoux, sur le mont d’Amance, sur Sainte-Geneviève un terrible déluge de mitraille ; puis il livre au mont d’Amance une série de massifs et sanglants assauts ; partout repoussé, il est même obligé d’évacuer Champenoux. Et l’angoissante journée du 5 s’achève sous de plus heureux auspices qu’elle n’a commencé.

Le 6, après une nuit calme, la contre-offensive française se développe. Le 20e corps progresse, reprend Crévic et regagne son ancienne ligne. La 74e division de réserve avance également. Le 16e corps repasse la Mortagne et réoccupe Gerbéviller. Mais les obus tombent plus drus que jamais sur le mont d’Amance et Sainte-Geneviève. De ce côté-là, l’infanterie allemande s’infiltre. A la nuit, elle attaque la position, au son de la musique et des fifres. Des rangs entiers sont fauchés par la mitraille française. Remenées sans cesse à l’assaut, les formations ennemies se lassent enfin de servir inutilement de cible à nos artilleurs, et elles s’enfuient éperdues dans la forêt voisine.

L’Empereur a décidé d’en finir avec l’énergique résistance française. Le 7 septembre, tandis que ses autres armées sont engagées dans la bataille de la Marne, il quitte Metz, franchit la Seille et, entouré de ses cuirassiers blancs, il vient se poster sur une hauteur pour assister à l’assaut suprême qui doit lui ouvrir la route de Nancy. A tout prix, il faut enlever le mont d’Amance et forcer la vallée de l’Amezule. Tout l’effort allemand se concentre sur ce point. Nos divisions de réserve sont soumises à un bombardement effroyable ; après quoi, elles ont à repousser l’attaque d’énormes masses grises qui se succèdent sans interruption. Un moment, la ferme de la Bouzule tombe aux mains de l’ennemi. Alors Castelnau lance en avant le 20e, le 16e corps pour retenir en face d’eux des forces allemandes et pour soulager ses autres troupes. Celles-ci, recrues de fatigue, résistent avec une énergie admirable, et, l’artillerie française aidant, elles infligent à l’Allemand des pertes sanglantes. Mais les attaques ennemies se renouvellent sans cesse : les Allemands progressent dans la forêt de Champenoux et ils s’avancent dans la direction de Nancy. Castelnau, avec ses dernières réserves, monte une contre-attaque éventuelle, en même temps qu’il envoie sa cavalerie s’opposer aux inquiétants progrès de l’ennemi dans la direction de Toul. Et le soir de cette journée tragique tombe sur le champ de bataille.

Le lendemain 8, tandis que l’Empereur est là qui s’impatiente, les bataillons allemands essaient de déboucher de la forêt de Champenoux. Sur les pentes Est du mont d’Amance, clef de Nancy, des luttes épiques s’engagent ; Français et Allemands s’étreignent en de furieux corps à corps ; la baïonnette, le 75 tracent de sanglants sillons. En vain les uniformes gris sont ramenés à l’assaut ; ils tombent et ne passent pas. Le mont d’Amance reste inviolé. La partie semble perdue, et Guillaume II, faisant rebrousser chemin à ses cuirassiers blancs, rentre tristement dans Metz.

Dans la journée du 9, Castelnau, sentant sa situation s’améliorer, mais craignant que l’ennemi, en se glissant entre Toul et Verdun, ne compromette l’issue de la grande bataille engagée sur la Marne, s’est spontanément privé d’une brigade et l’a envoyée dans la région de Saint-Mihiel. En même temps, il pousse sa droite en avant ; le 16e corps attaque sur la rive droite de la Mortagne, et la 74e division de réserve, enlevant Rehainviller, arrive jusqu’aux abords de Lunéville. Mais au centre, l’Allemand fait encore de furieux efforts pour s’ouvrir le défilé de l’Amezule ; un moment, il semble avoir atteint son but ; mais la bataille s’apaise, et, pour marquer sa déconvenue, le Boche envoie une cinquantaine d’obus sur Nancy ville ouverte.

Alors, Castelnau juge le moment venu de passer à une offensive générale. Offensive prudente et méthodique, car les troupes françaises sont exténuées et les Allemands sont fortement retranchés, mais qui, bien préparée par l’artillerie, progresse avec une sorte de lenteur puissante et irrésistible. Trois jours de suite, la 2e armée use la résistance allemande, si énergique que soit cette dernière. Enfin l’ennemi bat en retraite : Lunéville, Pont-à-Mousson, évacués par lui, sont occupés par nos soldats sans difficulté. Le 20e corps n’a pas le temps de jouir de sa victoire, car il est transporté au Nord-Est de Saint-Mihiel pour y prendre sa part des derniers épisodes de la bataille de la Marne. Et tandis que les troupes françaises récupèrent le sol national, constatant à chaque pas, par le nombre des morts, par la puissance des organisations ennemies, par le butin ramassé, l’étendue et l’importance de leurs succès, l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie allemandes refluent à travers les rues de Metz, « en loques, sans casques, » sans fusils, « à la débandade, mendiant un morceau de pain, un peu d’eau, une poire, une grappe de raisin, affûts sans canons, roues sans jantes, » troupeau lamentable, symbole vivant de la défaite. De l’aveu des généraux allemands, la magnifique armée bavaroise ne se relèvera jamais complètement des coups qu’elle a reçus devant Nancy.

On ne saurait en tout cas s’exagérer les heureuses conséquences de cette suite de victoires défensives. L’Allemand repoussé de la trouée de Charmes et des hauteurs du Grand-Couronné, ce n’est pas seulement Nancy sauvé et notre région de l’Est préservée ou libérée de l’invasion ; c’est le plan de Schlieffen irrémédiablement ruiné et l’une des deux pinces de la formidable tenaille allemande définitivement brisée ; c’est le « pivot » de la manœuvre française assuré et la victoire de la Marne rendue possible. Résultat admirable, surtout si l’on songe à l’initiale disproportion des deux forces matérielles en présence, et auquel ont coopéré trois facteurs essentiels : d’abord l’extraordinaire qualité d’une troupe, à laquelle son chef a su insuffler son héroïsme, son énergie et sa confiance et à laquelle il ajustement et publiquement payé « le tribut de son admiration profonde et de son éternelle gratitude ; » puis la supériorité morale et la cordiale fraternité d’un corps d’officiers unique au monde par son ardeur de sacrifice, son humanité, sa souplesse d’intelligence, et d’où se détachent des personnalités comme Foch et Fayolle, Balfourier, Ferry et Léon Durand ; et enfin la constante action directe et personnelle, « de jour et de nuit, » d’un commandant d’armée, dont la volonté, la lucidité, l’imagination réaliste, l’esprit d’organisation, la vigueur d’intuition et de décision, le stoïcisme chrétien sont à la hauteur des situations les plus complexes et les plus tragiques.

A ce chef complet il avait fallu annoncer, en pleine bataille, la mort d’un fils, puis la disparition d’un autre. Le 13 septembre, il recevait encore la nouvelle que son fils aîné, Gérald, avait été tué sur la Marne. La destinée frappait sur lui à coups redoublés. « Il n’en a pas moins continué à exercer son commandement avec énergie, » affirmait sobrement le décret qui, cinq jours plus tard, élevait le général de Castelnau à la dignité de grand-officier de la Légion d’honneur. Jamais le malheureux père n’avait plus profondément éprouvé la vanité des « grandeurs de chair. » « Cela ne me touche plus, écrivait-il : j’ai trop de chagrin dans le cœur. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Le 13 août, le général de Castelnau recevait l’ordre définitif d’appuyer et de couvrir l’attaque de la 1re armée sur Sarrebourg, en prenant l’offensive dans la direction générale de Faulquemont » tout en assurant l’occupation et la défense du Grand Cuuronné de Nancy.