Nos Grands Chefs - Le Général de Castelnau/02

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Nos Grands Chefs - Le Général de Castelnau
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 790-819).
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NOS GRANDS CHEFS

LE
GÉNÉRAL DE CASTELNAU

II [1]


ENTRE SOMME ET OISE

A la fin de la bataille de la Marne, la 6e armée qui, comme on suit, formait l’aile gauche des armées françaises, avait réussi à refouler sur l’Aisne la Ire armée allemande, les deux adversaires appuyant leur aile extérieure à l’Oise. En prévision d’une résistance ennemie sur cette rivière, le général Joffre avait, dès le 10 septembre, rappelé de Lorraine le 13e corps. Celui-ci recevait la mission d’agir, de concert avec un corps de cavalerie, sur la rive Nord de l’Oise, en direction générale de Guiscard. Le 15, il se heurtait, dans la région Nord de Compiègne, à la VII e division de cavalerie allemande, du corps Marwitz, et le 16, à la XVII e division de réserve : son offensive rencontrait dans la nature accidentée du terrain de graves difficultés et n’obtenait pas les résultats escomptés.

C’est alors que les deux partis entament l’un contre l’autre, presque simultanément, une puissante manœuvre enveloppante et symétrique, « une véritable course à l’aile qui, commencée à l’Oise, ne se terminera qu’à la mer. »

Le 18 septembre, la 2e armée recevait l’ordre de partir pour la région d’Aumale. Le 19, le général de Castelnau, toutes ses dispositions prises, partait à son tour, passait au grand quartier général à Chatillon-sur-Seine, et s’installait le 20 à Clermont, avec son Etat-major, tandis que le 14e corps commençait à débarquer, et que le 4e corps, dans la région de Compiègne, était en marche vers l’Ouest. Refoulant devant lui la cavalerie de Marwitz, le 4e corps amorce une manœuvre débordante qui est enrayée, le 25, par les violentes attaques des XXI e et XVIIIe corps prussiens dans la région de Nesles. De part et d’autre, des corps nouveaux entrent dans la bataille, qui se prolonge jusqu’à la Somme : à la fin de la journée du 26, l’armée française a maintenu partout son front, et son aile gauche progresse. Mais l’armée bavaroise est entrée en ligne : le 28, le prince Ruprecht qui, à tout prix, veut obtenir un succès décisif, livre aux troupes françaises de furieux assauts, qui, tous, viennent se briser contre la résistance acharnée du 20e corps. Le 29, un nouvel essai d’enveloppement de notre part se heurte à une division wurtembergeoise, au débouché de l’Ancre. Des deux côtés, la manœuvre tentée a échoué : il faut en modifier, sinon l’objet, tout au moins la méthode.

Et c’est, à partir du 30, ce que les deux partis adverses vont faire simultanément. « Au lieu d’engager les grandes unités côte à côte, au fur et à mesure de leur arrivée sur le champ de bataille, ils vont essayer de réaliser l’enveloppement à plus grande envergure. » Du côté français, une fraction d’armée va se constituer qui, s’élevant franchement vers le Nord, va prendre pour direction de marche Arras. Désormais la manœuvre d’aile sort des attributions de la 2e armée, qui sera dès lors réduite à des combats de front.

Combats très durs, très violents, car l’ennemi a sur nous la supériorité écrasante du nombre et du matériel, et il fait un prodigieux effort pour percer nos lignes. Du 4 au 7 octobre, dans la région de Roye, il multiplie ses attaques, et il gagne du terrain ; mais on le lui fait si chèrement payer, les dispositions prises par Castelnau sont si heureuses, la résistance de nos troupes, du 4e corps en particulier, si efficace, que le 27, l’Allemand s’arrête épuisé, devant notre dernière ligne de résistance (Rouvroy-Bouchoir-Erches). En même temps, plus au Nord, il a monté une puissante offensive pour séparer l’une de l’autre la 2e et la 10e armées françaises. La Garde prussienne entre en scène le 3 octobre ; son avance semble irrésistible. Le 6, l’ennemi s’empare d’Hébuterne : la situation est grave. Mais l’héroïque résistance de la 8e division de cavalerie, que commande Baratier, arrête la poussée adverse et donne aux renforts le temps d’accourir : Monchy est conservé ; Hébuterne est repris. La Garde a perdu tant de sang, qu’elle sera désormais incapable de reprendre la lutte. Si, le 9, l’Allemand réussit à s’emparer de Monchy, il n’en pourra pas déboucher. Au Nord, comme au Sud, son effort offensif est définitivement brisé : le vainqueur du Grand-Couronné lui a infligé un nouvel et sanglant échec.

Il ne s’en est pas tenu là. Tandis que les Allemands, à partir du 10 octobre, cessent toute attaque sur le front de la 2e armée, pour remplir la mission qui lui est assignée de maintenir devant lui des forces supérieures aux siennes, il prépare avec sa conscience coutumière et il exécute plusieurs opérations offensives partielles qui tiennent l’ennemi constamment en haleine et le soumettent à une fructueuse usure. C’est, les 29 et 30 octobre, la brillante affaire du Quesnoy, qui coûte à l’adversaire 3 000 tués, 10 000 hommes hors de combat, alors que nos pertes ne sont que de 200 morts et 1 200 blessés. « C’est déjà trop, écrit à ce sujet le général, mais, hélas ! la guerre, l’horrible guerre a de ces tristes nécessités. » C’est, le 24 décembre, l’attaque, moins complètement heureuse, utile pourtant, et glorieuse, de la Boisselle. Sous la direction d’un chef qu’elle aime et qu’elle vénère, la 2e armée est devenue un admirable instrument de guerre


LES DÉBUTS DE LA GUERRE DE TRANCHÉES

Cependant l’hiver était venu, et, sur un front désormais cristallisé, il avait fallu se retrancher, dans l’attente de jours meilleurs. D’abord à contre-cœur, puis avec résignation, et enfin avec entrain, avec cette étonnante facilité d’adaptation qui est la sienne, le soldat français s’était fait terrassier. Le général de Castelnau, qui avait prévu cette fatale évolution de la guerre, mit tous ses soins à ce que ses troupes eussent, dans leurs organisations défensives, le maximum de confort et de sécurité que comporte la vie en campagne. Il était à l’affût de tous les perfectionnements susceptibles d’améliorer l’existence matérielle de ses hommes, de toutes les inventions, petites ou grandes, qui lui étaient soumises ; il estimait que, dans cet ordre d’idées, rien ne doit être négligé par un chef soucieux des vies qui lui sont confiées, et ce fut lui par exemple qui patronna, encouragea et finit par imposer les premiers essais de « camouflage. » Reportant sur ses soldats toute la tendresse dont il avait entouré ses fils tués, il souffrait de leurs souffrances, de leurs périls, de leurs angoisses. La parfaite sérénité dont il avait le courage de faire preuve au plus fort de l’action guerrière cachait une profonde émotion intérieure, et « son cœur battait à tout rompre, » quand on l’appelait au téléphone. « On voudrait, écrivait-il, ne rien laisser au hasard, on voudrait se rendre ce témoignage qu’on a tout fait pour assurer le succès, en économisant étroitement, très étroitement la vie de ses hommes ; et dans cet état d’esprit, on est soumis à des inquiétudes, à des scrupules de conscience dont rien ne peut donner l’idée. » Et encore : « Je ne suis certes pas à plaindre : seuls nos troupiers sont dignes de pitié... » — « Je bénirais bien ardemment celui qui trouverait le moyen de chauffer nos hommes dans leurs tranchées... » — « La nuit dernière, le thermomètre marquait — 8°. Quel martyre pour les hommes qui sont dans les tranchées ! » Et il s’ingénie de toutes les manières à adoucir leurs maux, réclamant « à cor et à cri » des gants, des tricots, des poêles, des braseros, parcourant les lignes, les formations sanitaires, encourageant, réconfortant, punissant, éclatant en des « colères terribles » quand il constate dans les hôpitaux ou dans les services du ravitaillement paresse, incurie, coupable négligence. Il n’est pas jusqu’à la bravoure même de ses hommes qui, en le remplissant de fierté, ne lui soit un motif de souffrance : « Nos soldats, nos incomparables soldats, sont restés fermes à leur poste, aimant mieux mourir sur place que lâcher pied. Et ce spectacle, qui tirerait des larmes d’un cœur de pierre, est le plus douloureux qui se puisse rêver pour un chef... » — Au moins pour un chef français, chez lequel une sensibilité généreuse et frémissante s’allie à une puissante volonté, à une vive, lucide et robuste intelligence.

Car, parmi toutes ses préoccupations et ses obligations d’état, il conservait assez de liberté d’esprit pour appliquer sa pensée aux problèmes les plus généraux de la politique et de la guerre. A cet égard, la doctrine de toute sa vie trouvait dans la gigantesque expérience qui était instituée sous ses yeux une confirmation singulière. Il ne cessait de réclamer une coordination étroite des efforts alliés, une direction unique, ferme et réfléchie tout ensemble, bref, une véritable « conduite de la guerre. » « Où est, soupirait-il, l’homme capable en Europe de prendre la tête de ce mouvement politico-militaire ? Que Dieu veuille le susciter et l’éclairer ! » Habitué à voir les réalités face à face, et à se colleter avec elles, il s’indignait contre ceux qui n’avaient pas le courage d’en faire autant. « J’enrage, s’écriait-il, quand je constate chez certaines personnalités un optimisme béat qui ne veut pas raisonner. » De très bonne heure, il s’était rendu compte que la guerre, en devenant une guerre d’usure, allait s’éterniser, et qu’on n’obtiendrait la décision finale qu’en recourant à de nouveaux et puissants moyens. Il n’admettait pas que le 75, admirable instrument de défensive, pût « suffire à toutes les besognes. » « Ma conviction à moi, écrivait-il le 26 décembre 1914, est que nous devons profiter de la période de stagnation relative que nous subissons, pour nous approvisionner de tout ce qui nous manque, ou du moins dans toute la mesure du possible, et ne recommencer les opérations que lorsque nous serons pourvus. En attendant, ménager hommes et munitions. » Raison de plus d’ailleurs pour agir sur d’autres fronts. « Plus que jamais, il semble que le point faible de l’ennemi, c’est l’Autriche ; c’est donc de ce côté-là que le concert des Puissances coalisées doit porter ses efforts diplomatiques et militaires. » Et il aurait voulu qu’on agît avec vigueur dans les Balkans, auprès de tous les neutres et au Japon. Dans une longue Note sur la situation générale, datée du 1er mai 1915, il écrivait encore :


Je persiste à penser que ce n’est pas à coups d’infanterie que nous devons tenter la rupture du front adverse, mais à coups d’artillerie et de grosse artillerie. Aussi longtemps que nous n’aurons pas la quantité de canons lourds et l’abondance de munitions, et de bonnes munitions, nécessaires pour bouleverser et écraser sur un large front les organisations défensives de l’ennemi, nous ne serons pas en état de les rompre et d’obliger l’ennemi à céder le terrain sur une étendue appréciable... En attendant... organisons-nous et réorganisons-nous en vue de l’attaque possible de l’ennemi et de la vigoureuse contre-attaque, qui devra succéder à l’échec de l’attaque adverse, sans lui laisser trêve ni repos jusqu’à la percée large et définitive du front allemand... Les prévisions en munitions disponibles doivent tenir compte de la nécessité, dès le front rompu en un point, de pousser les opérations avec la plus grande rapidité et la plus grande vigueur possibles sur tout le front de l’Yser aux Vosges.


Cette attitude d’expectative permettra d’ailleurs de distraire de notre front des forces importantes que nous pourrons utiliser sur de nouveaux théâtres d’opérations. Car il s’agit essentiellement de rompre les voies de communication « qui traversent les frontières Sud de l’Autriche. » Pour cela, la diplomatie devrait obtenir à tout prix l’intervention armée des nations neutres qui continent à l’Autriche méridionale. Cette intervention « aurait en outre l’avantage très appréciable de prendre à revers l’immense front des Austro-Allemands cristallisé devant les forces russes. »


Si la présence de forces anglo-françaises était jugée nécessaire pour vaincre les hésitations de certains, cette éventualité mériterait d’être prise en considération et même réalisée... Notre situation est donc bonne : elle va en s’améliorant tous les jours : il serait fâcheux de la compromettre par des offensives intempestives, parce que trop insuffisamment pourvues en canons et en projectiles. Ma conclusion sera donc : patience, confiance et fabrication intense de canons et de projectiles.


LA BATAILLE DE CHAMPAGNE

Ces idées si sages, marquées au coin d’un si large réalisme, ne persuadaient pas tout le monde ; mais confirmées par les faits, elles faisaient peu à peu leur chemin dans certains esprits. Nommé, en juin 1915, après la brillante affaire de la Ferme Toutvent, au commandement du groupe d’armées du Centre, le général de Castelnau était chargé de préparer en Champagne une offensive conjuguée dont le principe avait été, d’accord avec les Anglais, décidé à Calais. Peut-être, si la question avait été entière, eût-il souhaité que l’opération fût ajournée, car elle présentait certains risques, et les moyens matériels dont nous disposions ne lui paraissaient point encore suffisants pour une action vraiment décisive. Mais puisque l’intérêt moral et politique de la coalition semblait exiger de nous ce nouvel effort, — il s’agissait notamment d’aider les Russes, au cours de leur épuisante retraite, — il n’y avait qu’à s’incliner et à préparer l’affaire avec tout le soin désirable. On pouvait s’en remettre là-dessus au nouveau chef du groupe des armées du Centre. Quatre armées sont sous ses ordres : la cinquième, à gauche, que commande Franchet d’Esperey, la deuxième et la quatrième, au centre, que commandent respectivement Pétain, qui vient de faire ses preuves en Artois, et Langle de Cary, « un Bayard moderne, » au témoignage de son supérieur ; à droite, la troisième armée, dont Humbert vient de prendre le commandement. En contact perpétuel avec ses commandants d’armée, et en accord étroit avec eux, Castelnau met ingénieusement à profit toutes les leçons pratiques que comportent les expériences successives des attaques précédentes ; aussi minutieusement attentif aux plus minces détails qu’aux vues d’ensemble, il ne néglige rien de ce qui peut, même de très loin, concourir au succès et assurer la sécurité des troupes. « Un bon ensemble, aimait-il à dire, est la résultante de beaucoup de détails bien étudiés. » Très bienveillant, mais intransigeant sur la discipline, sachant, quand il le faut, imposer sa volonté, — « une volonté de fer, » — il excelle à connaître les hommes, à tirer de chacun deux tout le parti possible, à les faire collaborer fraternellement à une œuvre commune. Lui-même paie magnifiquement de sa personne, estimant que « quand on envoie des hommes à la mort, on n’a la paix de la conscience que si on a la quasi-certitude d’avoir fait plus que son devoir, » paraissant à l’improviste aux endroits les plus inattendus, surveillant tout, se faisant rendre compte de tout, et, les yeux dans les yeux de chacun de ses soldats, leur insufflant à tous son ardeur et sa foi, sa volonté de « mourir puissamment, » bref, donnant à tous, petits ou grands, la sensation visuelle, vivante et agissante, du grand chef complet qui commande et qui protège. Quand, en pleine offensive, Clemenceau viendra, en sa qualité de président de la Commission sénatoriale de l’armée, inspecter les services du groupe d’armées du Centre, il déclarera : « Je reviens enchanté de ce que j’ai vu. Je passe pour avoir l’esprit critique. Eh bien ! je n’ai rien à critiquer. C’est donc que c’est rudement bien. »

La préparation d’artillerie commença le 22 septembre : elle fut formidable. Toutes les positions allemandes disparaissaient dans un immense nuage de fumée et de poussière de craie, où fusaient les lueurs des éclatements. L’artillerie ennemie ne réagissait pas. Le 23, le général de Castelnau transporte son poste de commandement de Pierry à Châlons. Au sud de la ville vient d’arriver la 7e division de cavalerie, que commande le général de Mitry. Les météorologistes annoncent quarante-huit heures de beau temps. Hélas ! dans la nuit du 24 au 25, la pluie se met à tomber, et, à part une courte éclaircie dans la matinée suivante, elle ne cesse plus jusqu’au 29. « Décidément, soupirait le général, le bon Dieu est pour les Boches ! » On ne crut pas, vu l’état des munitions, pouvoir ajourner l’attaque. Et le 25, à 9 heures 15, sous l’averse et dans la boue gluante, avec un élan merveilleux, la 2e et la 4e armée partaient à l’assaut.

« Quand on étudiera après la guerre, disait le général, avec les plans que nous possédons, l’assaut du 25, on restera stupéfait de la valeur des troupes qui ont su enlever des ouvrages défensifs aussi étendus et aussi formidables. A aucune époque de l’histoire, et en aucune occasion, l’infanterie française n’a déployé une pareille vaillance. » Une avance de un à quatre kilomètres sur un front de 25, des positions inexpugnables prises et gardées, de nombreux canons et un important matériel capturés, 12 000 prisonniers : voilà les résultats de cette première journée d’offensive. Le lendemain, on recommence, et on achève la conquête de la première position allemande. Castelnau se rend à Suippes, où Mitry, avec ses cavaliers, attend, plein d’espoir, qu’on lui ouvre la voie, et où l’on a transporté Marchand, tombé la veille à la tête de sa division coloniale : il va voir l’héroïque blessé, l’embrasse, lui exprime sa profonde gratitude et lui donne sa propre plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Vigoureusement attaquée, crevée même sur un point, la seconde position ennemie parait devoir céder, et des ordres sont donnés par les Allemands pour l’évacuation de toute la région de Vouziers. Mais une série de circonstances fortuites, comme il s’en présente si souvent à la guerre, favorise l’arrivée des renforts ennemis : la brèche est fermée, et l’effet de surprise une fois produit, la défense allemande se révèle si forte, qu’il faut renoncer à la briser. Jusqu’au 8 octobre, on s’y efforce, non sans résultat, mais sans succès. Entre temps, le 2 octobre, le général de Castelnau apprenait la mort glorieuse en Artois de son troisième fils, Hugues, tué en commandant une batterie de 58, à un poste très périlleux, qu’il avait énergiquement réclamé lui-même. Le cœur broyé, une fois encore, le malheureux père trouvait dans son culte du devoir patriotique, dans son indomptable énergie la force de renfermer sa douleur en lui-même et de commander avec sa lucidité et sa sérénité habituelles. Mais à son visage bouleversé, on le sentait profondément atteint, et à son ton de voix aussi, quand, s’adressant à son officier d’ordonnance, le fidèle commandant de Bary, il lui dit : « Que Dieu vous conserve vos fils ! »

Les grandes âmes trompent leur douleur en se réfugiant dans l’impersonnel, en redoublant d’activité pour les autres. La lutte terminée, bien loin de croire sa tâche finie, le général agit comme si elle ne faisait que commencer. Désireux de recueillir sur place tous les enseignements de l’offensive, il parcourt inlassablement le champ de bataille, les cantonnements, les formations sanitaires, prodiguant aux uns et aux autres ses encouragements, ses remerciements émus, tous les témoignages de sa franche admiration et de sa chaude sympathie, s’attardant aux revues, — ces revues qui le mettent en contact personnel avec tous ses soldats, et auxquelles il attache une particulière importance, — aux inspections, aux prises d’armes, aux remises de décorations, « se rinçant l’œil, comme il disait, à voir défiler des braves, » visitant les blessés, veillant avec une paternelle sollicitude à la bonne installation matérielle de tous... Et il consigne le résultat de ses réflexions dans une longue Note sur la situation générale, datée du 25 octobre 1915 : « Nous avons fait, y disait-il, un gros effort ; il n’a pas donné, dans son ensemble, les résultats stratégiques qu’on en attendait. L’ennemi a été battu, mais non défait. Nous ne pouvons donc pas envisager le renouvellement de cette tentative avant le printemps prochain, faute de munitions et faute de corps capables de fournir un effort analogue. » Et il insistait sur la nécessité d’établir un « bilan de la coalition, » et, pour remédier aux lourdes erreurs commises, de créer un organe central de décision et d’action, bref, d’organiser sérieusement la « conduite de la guerre. » Et dans ses conversations avec les chefs civils et militaires, dans ses lettres, il ne cessait de revenir sur ces vues, auxquelles l’avait amené son expérience, et qui lui paraissaient la condition même de nos victoires futures.


A SALONIQUE ET A CHANTILLY

Tant de services rendus, tant d’idées justes, fécondes et de sages prévisions libéralement prodiguées avaient fini par imposer à tous les milieux le nom et l’autorité du général de Castelnau. Le 10 décembre 1915, il était adjoint au général en chef, lequel recevait le commandement de toutes les armées françaises, et on lui confiait plus spécialement le soin de diriger les opérations sur le front du Nord-Est. A peine installé à Chantilly, il était envoyé en mission à Salonique, pour étudier l’organisation éventuelle de la place.

Pour toute sorte de raisons, politiques autant que militaires, la situation était très difficile en Macédoine : le désastre subi par l’armée serbe, la proximité de la menace germano-bulgare, l’insalubrité du climat, la sourde hostilité de la Grèce officielle, la présence des sous-marins allemands en Méditerranée, les divergences de vues entre alliés, tout cela rendait assez précaire l’établissement, pourtant si nécessaire, des forces de l’Entente en ce coin du sol hellénique. Parti le 15 de Paris, le général de Castelnau arrive le 19 en rade de Salonique. Il prend immédiatement contact avec les hommes et avec les choses, se transporte sur le terrain, se fait rendre compte de l’état des travaux, détermine l’emplacement des lignes de défense, trouve le temps, entre plusieurs visites officielles, d’aller voir, dans deux hôpitaux, les blessés français et de leur adresser à tous quelques cordiales paroles : et quand il quitte la ville le 25, il s’est renseigné sur tous les points importants, et les instructions qu’il laisse sont un modèle de netteté, de réalisme et de clairvoyance. Le lendemain, l’Ernest Renan arrive à Athènes, où le général a l’ordre de voir le roi Constantin. Celui-ci se répand en récriminations et en protestations de sympathie. Avec une courtoise fermeté le général lui laisse entendre que la Grèce ne pourra indéfiniment rester neutre et lui donne l’assurance que les Alliés sont inébranlablement résolus non seulement à rester à Salonique, dont la situation est maintenant inexpugnable, mais encore à poursuivre la guerre jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne. Puis, après une rapide enquête auprès de nos agents diplomatiques et militaires, il repart, traverse de nouveau l’Italie, où il recueille sur place bien des indications utiles, et, le 31 décembre, il est de retour à Paris.

Il y rentrait avec la persuasion croissante que les armées françaises ne pourraient, d’ici plusieurs mois, fournir un effort offensif aussi puissant que celui qu’elles avaient récemment fourni en Champagne et en Artois, qu’il y avait donc lieu de les mettre partout sur la défensive et, en renouvelant leurs cadres, de leur infuser une sève nouvelle. Contrairement à l’opinion trop optimiste qui avait cours dans certains milieux militaires, il estimait que l’Allemagne était parfaitement capable, en ramenant des troupes de Russie, de nous attaquer avec vigueur au cours de l’hiver. Et, en conséquence, il prêchait, sur toute l’étendue de notre front, la nécessité d’une organisation de plus en plus parfaite et attentive, et, à l’arrière, la fabrication intensive du matériel de guerre. N’était-il pas d’ailleurs urgent, puisque l’Angleterre allait enfin avoir une armée digne d’elle, d’aider activement les Russes à reconstituer leurs propres forces, en vue des offensives conjuguées de la prochaine campagne ?

Justement, comme pour confirmer ces pronostics, voici que, le 17 janvier, des déserteurs allemands, capturés par la 3e armée, déclarent que l’ennemi prépare, pour la fin de janvier ou le commencement de février, une grande offensive contre Verdun. En même temps, des indications venues d’une autre source font pressentir une attaque à fond contre le groupe des armées de l’Est. Mis en éveil par ces renseignements, le général de Castelnau part, le 23, pour Verdun : trois jours de suite, il inspecte les organisations défensives ; sur plus d’un point essentiel, — au bois des Caures, au bois de Cumières, — il les trouve à peine ébauchées ou insuffisantes, et il prescrit énergiquement de les renforcer d’urgence. Mais, sans jamais cesser d’avoir l’œil sur cette région, qui le préoccupe, il ne pourra, faute de temps et faute de bras et détourné d’ailleurs par deux voyages d’inspection dans le Nord, faire mettre au point comme il l’aurait voulu, l’organisation qu’il jugeait nécessaire, et, quand la menace allemande se précisera, la défense de Verdun ne sera guère plus avancée qu’elle ne l’était un mois auparavant.


VERDUN — LE RÉTABLISSEMENT DU 25 FÉVRIER

Le 21 février, l’orage éclate. De Malancourt aux Éparges, neuf heures durant, plus de 2 000 pièces d’artillerie lourde vomissent sur les lignes françaises plusieurs millions de gros obus. Impossible de repérer, pour les contrebattre, les batteries allemandes : « c’est un feu d’artifice, » une effroyable pluie de fer qui s’abat sur nos positions, écrasant tout, nivelant tout, transformant le paysage au point de le rendre méconnaissable et lui donnant cet aspect « lunaire » qui, depuis, nous est devenu trop familier. A 4 heures, l’attaque d’infanterie s’ébranle : elle éprouve une rude résistance, de la part de l’héroïque Driant et de ses chasseurs. En fin de journée, l’Allemand a pris le bois d’Haumont et entamé le bois des Caures et l’Herbebois.

Le 22, le 23, les mauvaises nouvelles se précipitent : le village d’Haumont, les bois des Caures, de la Wavrille, l’Herbebois, Brabant tombent aux mains de l’ennemi ; Driant est tué. On est triste et préoccupé à Chantilly. Le général Joffre prévient tous les groupes d’armées que, si l’Allemand cherche une décision « il réunira pour le battre toutes les forces qui sont actuellement disponibles, » et que « les prélèvements atteindront l’extrême limite des possibilités à cet égard, en exigeant des troupes le maximum d’efforts. » Il dirige le 20e, puis le 1er corps sur Verdun. Et il attend les événements.

Le 24, les nouvelles sont plus mauvaises encore. Le général de Langle de Cary, qui commande les armées du Centre, et le général Herr, qui commande le secteur de Verdun, téléphonent que les Allemands, redoublant d’efforts, ont pris Beaumont, Ornes, Samogneux, et que, sous un bombardement terrible, les troupes ont lâché pied ; elles sont maintenant en retraite, et la question se pose de l’évacuation de la Woëvre, et probablement de la rive droite de la Meuse. Le généralissime, très ému, approuve l’évacuation de la Woëvre ; mais il prescrit de tenir à tout prix, et par tous les moyens, face au Nord.

Après le diner, vers 20 heures 30, le général de Castelnau se rend, avec les généraux Pelle et Janin, majors généraux, auprès du général Joffre ; il propose de faire partir immédiatement pour Bar-le-Duc, avec son excellent état-major, le général Pétain, qui commande, à l’arrière, dans la région de Breteuil, la 2e armée de réserve, et qui devra d’urgence concentrer ses troupes sur la rive gauche de la Meuse. La proposition est acceptée. Et, ces ordres donnés, les deux chefs se retirent dans leurs appartements respectifs.

Rentré dans son bureau, le général de Castelnau se plonge dans la lecture de ses cartes : elles ne peuvent répondre aux questions anxieuses qu’il se pose. Son parti est pris : il ne se rendra bien compte de la situation que sur place. Il téléphone à l’appartement du général en chef et lui fait demander l’autorisation de partir immédiatement pour Verdun et d’y prendre les mesures que la situation pourrait comporter. L’autorisation est accordée, et « pleins pouvoirs » sont donnés au général. A une heure du matin, dans la nuit glaciale, par une tempête de neige, le vainqueur du Grand-Couronné s’empresse au nouveau rendez-vous impérial.

Vers quatre heures, il est à Avise, au quartier général des armées du Centre. Le général de Langle lui fait part de ses inquiétudes : les troupes refluent, la Meuse est débordée, les ponts sont bombardés ; déjà il a fait évacuer la Woëvre. Très calme, le général de Castelnau prescrit formellement de résister sur les Hauts-de-Meuse, et il lance au général Herr le fameux télégramme : « La défense de la Meuse se fait sur la rive droite ; il ne peut donc être question d’arrêter l’ennemi que sur cette rive. » Puis, à cinq heures, il repart pour Dugny, en passant par Bar-le-Duc et Verdun. « Lorsque, le 25 février, au petit jour, — a-t-il raconté lui-même, — je parvins aux abords du camp retranché de Verdun, je vis, sous un ciel bas et noir, un sol couvert de neige ; la Meuse lugubrement déversait sur toute la surface de la vallée les méandres de son cours ; les passerelles étaient rompues ; les ponts, menacés par les eaux, fiaient sous le bombardement ; la rive droite se trouvait comme isolée du reste du monde et en particulier de la rive gauche, d’où lui parvenaient les secours en vivres et en munitions, pour alimenter la bataille et la population. Celle-ci, sous la froidure d’une pluie glacée, entremêlée de flocons de neige, fuyait en désordre, chargée des objets précieux qu’elle croyait menacés du pillage ; elle piétinait dans la boue, s’acharnant à se frayer un passage sur des routes déjà encombrées de charrettes, de blessés et de convois. » Tragique spectacle dont il ressentit douloureusement l’infinie tristesse. Connaissant mieux que personne la violence de l’attaque et la fragilité de notre défense, il aurait pu se laisser aller au découragement et au doute. Mais il eut en un éclair l’ardente vision de tout l’héroïsme depuis tant de mois dépensé par les enfants de France, et, le passé lui étant un garant de l’avenir, il fit un suprême acte de foi dans l’indomptable valeur française ; et rien dès lors ne put ébranler sa tranquille, contagieuse et mystique confiance.

II arrive à Verdun vers huit heures, gagne la rive droite, donne aux commandants des grandes unités les instructions et les ordres qu’il juge nécessaires : puis il étudie la situation d’ensemble. Elle est grave et ne comporte à ses yeux qu’une seule solution : il s’agit de mettre sans retard le commandement de la région fortifiée de Verdun entre les mains du commandant de la 2e armée.

A Dugny, au milieu d’un état-major désemparé par la défaite, par plusieurs nuits d’insomnie, le général Herr, très fatigué lui aussi, reçoit avec gratitude les encouragements et les instructions de son chef, qui lui confirme ses ordres d’Avisé, et dont la parfaite sérénité, la parole précise et cordiale apportent un peu d’espoir et de réconfort à ces hommes surmenés et aux prises avec des difficultés terribles. Puis on retourne à Verdun. Le 20e corps, après une course éperdue, en. camions et à pied, vient d’arriver ; on ne lui laisse le temps ni de manger, ni de souffler, et on le jette immédiatement dans la bataille. Son chef, le général Balfourier, a installé son quartier général à la caserne Bévaux ; il a pris le commandement du front Nord de la rive droite ; il est admirable de calme et de confiance ; et l’état-major est digne du chef. Certes, la situation est grave : les Allemands ont pris le bois des Fosses, et ils attaquent Douaumont et la côte du Talou. Mais, sous les feux du général de Bazelaire qui les prend en écharpe de la rive gauche, ils subissent des pertes sanglantes, et Castelnau arrête les dispositions qui doivent finalement les clouer sur place. Ses instructions nettes, précises, lumineuses, sont transmises par Balfourier aux commandants de division. On l’entend qui téléphone : « Le général de Castelnau, qui est ici, à côté de moi, donne l’ordre de tenir coûte que coûte sur les positions actuelles... » Le sort de la bataille est maintenant fixé : l’ennemi pourra bien encore, dans la journée du 25, nous rejeter de la côte du Talou et même s’emparer, par surprise, du fort de Douaumont : il n’ira pas plus loin.

De Verdun, le général de Castelnau est retourné à Dugny, puis à Souilly, où se transporte le quartier général de Herr. Entre temps, il a téléphoné au général Pétain, qui, dans la matinée, est passé à Chantilly et à Châlons, de venir l’y rejoindre d’urgence. A dix-sept heures, arrive, après le général de Langle, le général Pétain : celui-ci a reçu du général Joffre la mission de prendre le commandement de toutes les forces de la rive gauche, pour soutenir et recueillir, au besoin, les troupes de la rive droite, si elles sont forcées de repasser la Meuse. Le général de Castelnau lui expose la situation, et, annulant spontanément et audacieusement les instructions du généralissime, il lui prescrit de prendre immédiatement le commandement de toutes les forces françaises sur les deux rives de la Meuse et la direction de la bataille ; le général Herr lui sera adjoint pour lui fournir tous les renseignements utiles, et l’excellent état-major de la 2e armée absorbera purement et simplement celui de la région fortifiée de Verdun. Conception hardie et généreuse qui utilise et concilie toutes les expériences et toutes les aptitudes, et qui escompte le désintéressement patriotique de tous. Seul, un état-major entraîné et homogène comme celui de la 2e armée, que Castelnau connaît et qu’il a formé lui-même, était capable, en pleine crise, de se substituer à un autre. A vingt heures, Pétain a pris son commandement. Le général de Castelnau peut alors, dans la soirée, retourner à Bar-le-Duc : par la rapidité de ses décisions, par l’heureuse opportunité de ses initiatives, par la vertu réconfortante de sa parole, de son autorité morale, de sa présence réelle, Verdun est véritablement sauvé et, avec Verdun, les lointaines destinées de la France.

Le lendemain matin, 26, à Verdun, le général Balfourier lui apprend la reprise de la côte du Talou et la prise de Douaumont. Castelnau donne immédiatement l’ordre de reprendre Douaumont à tout prix. En sa présence, Pétain, qui vient d’arriver, donne aux généraux placés sous ses ordres des instructions d’une précision parfaite. A Souilly, l’état-major de la 2e armée fonctionne avec une méthodique activité impressionnante : sous la direction de l’admirable colonel de Barescut, l’un de ces grands serviteurs du pays dont la gloire est faite d’abnégation obscure et joyeuse et de supériorité volontairement voilée, l’ordre renaît dans tous les services, et, avec l’ordre, la confiance et l’espoir Il reste à organiser les transports, car il règne, sur les derrières de l’armée, un formidable « embouteillage. » Le général de Castelnau va s’en occuper : il arrête, d’accord avec le directeur du service automobile, le capitaine Doumenc, les dispositions à prendre, et bientôt, sur la « voie sacrée, » qu’incessamment réparent des équipes de territoriaux, circuleront sans fin et sans le moindre désordre ces « camions de la victoire » qui apporteront à Verdun les vivres, les munitions et les renforts destinés à l’alimentation de la gigantesque bataille.

Deux jours encore, Castelnau restera à Verdun, prodiguant ses conseils, courant d’un secteur à l’autre, visitant les généraux à leur poste de commandement, interpellant et encourageant paternellement les hommes, attentif aux moindres détails et toujours prêt aux vues d’ensemble, donnant partout l’exemple de la stricte discipline, de l’esprit de sacrifice, de la bonne humeur, d’une sérénité imperturbable. Le 29, voyant fonctionner admirablement tous les rouages de la puissante machine qu’il a montée, et jugeant sa présence désormais plus utile au grand-quartier général, il repart pour Chantilly. Quatre jours lui ont suffi pour rétablir la situation non seulement matérielle, mais surtout morale : il a, à la lettre, créé ce qu’on peut appeler l’âme de Verdun. Le même jour, désespérant de faire dans la fière cité inviolée l’entrée triomphale qu’il rêvait, l’empereur Guillaume est reparti pour Berlin.

Quatre mois durant, va se prolonger le gros effort allemand contre Verdun. Pour soutenir cet effort et pour y répondre, toute l’armée française, successivement, a souffert le plus dur des martyres, faisant preuve, dans la plus âpre des défensives, d’une continuité de vaillance, d’une capacité de patience stoïque qui ont justement émerveillé le monde, à commencer par nos ennemis eux-mêmes, et qui ont certainement reculé les limites connues de l’héroïsme collectif. Mais si nos soldats ont beaucoup peiné à Verdun, on souffrait aussi à Chantilly, de bien des manières, et l’on y travaillait ferme. Une résistance aussi prolongée et aussi difficile suppose à l’arrière un effort d’organisation et de prévision, une vigilance attentive, une activité constamment tendue qui sont choses infiniment méritoires. De tout cet effort obscur et nécessaire, le général de Castelnau, — on le saura mieux un jour, — prenait largement sa part. Et il ne se contentait pas de préparer des instructions et de téléphoner des ordres. De loin en loin, aux moments difficiles, on le voyait arriver à Verdun, ferme et paternel tout ensemble, l’œil vif et clair, le sourire aux lèvres, la parole alerte et gouailleuse, avec quelques bonnes bouteilles d’un vin généreux dont il voulait faire la surprise à « ses enfants. » Tout en « blaguant, » il interrogeait, se faisait très exactement renseigner, allant toujours au point vif des questions, encourageant, conseillant, morigénant, tempêtant même quelquefois, laissant partout où il passait des fronts moins tendus, des volontés plus ardentes, des cœurs moins las et plus confiants.


LA PRÉPARATION DE LA BATAILLE DE LA SOMME

Mais si important qu’il fût, Verdun n’était qu’un point de l’immense échiquier, et c’est à la direction totale de la guerre que, par ses fonctions comme par ses tendances naturelles d’esprit, le général de Castelnau devait s’intéresser et coopérer. Il y était admirablement préparé par les études de toute sa vie, par ses préoccupations constantes. Cette guerre titanesque et prodigieusement complexe, peu de cerveaux l’ont, dès le premier jour, aussi fortement et aussi largement pensée. Dans tous les conseils de la coalition, — conférences interalliées, séances du Conseil supérieur de la Défense nationale, — on sollicitait son avis, et non pas seulement sur les pures questions militaires, et il le donnait avec sa bonhomie et son autorité coutumières ; mais aussi avec une franchise qui, plus d’une fois, fut trouvée un peu importune. Il poussait à la réalisation intégrale de l’unité d’action politique et militaire, à l’utilisation complète de toutes nos alliances, y compris l’alliance japonaise, à la conclusion d’alliances nouvelles, à la formation de nouveaux fronts, à la fabrication intensive du matériel de guerre. D’accord avec le général Joffre, non sans difficulté, il faisait triompher l’idée, pour dégager Verdun, d’une offensive franco-britannique qui, sur un terrain choisi et préparé par nous, nous permettrait de profiter de notre supériorité numérique et d’user en les dispersant les forces de l’ennemi. A Verdun, pensait-il, il ne pouvait être, au moins pour l’instant, question que de nous défendre : l’énorme matériel de siège qu’avait réuni l’ennemi n’avait pas son équivalent chez nous, et nous ne pouvions songer à rivaliser avec lui. Au contraire, en l’attaquant du fort au faible, avec tous les moyens d’offensive dont nous disposions, les Anglais et nous, nous le forcerions à lâcher sa proie pour se défendre à son tour, et, à défaut d’une « percée, » toujours problématique dans l’état actuel de nos ressources, nous lui infligerions une usure matérielle et morale dont nous finirions bien, un jour ou l’autre, par recueillir les résultats. Cette conception finit par l’emporter sur les conceptions contraires ; et, adoptée par les Anglais, elle aboutit à la bataille de la Somme.

Préparée, tant du côté anglais que du nôtre, avec une extrême minutie, cette bataille de la Somme a été, à partir du mois de mai 1916, l’une des grandes préoccupations du général de Castelnau. Celui-ci estimait qu’il était indispensable, pour bien des raisons, que l’armée française participât à cette opération ; si affaiblie qu’elle fût par ses pertes de Verdun, elle aurait pour mission d’appuyer la jeune armée anglaise, dans une mesure que l’état dernier de ses effectifs déterminerait. Mais pour cela, il fallait que Verdun n’absorbât pas toutes les disponibilités, et, en dépit des précautions prises, il arrivait trop souvent que les forces françaises fondaient avec une inquiétante rapidité dans la terrible fournaise de Verdun. L’Empereur avait déclaré que le prestige de l’armée allemande était attaché à la prise de la place, et quoique la bataille lui coûtât bien cher, — plus de 400 000 hommes, — il était déterminé à en sacrifier, s’il le fallait, 300 000 encore pour en venir à ses fins. Et il agissait en conséquence. Il fallait résister à coup d’hommes, nos moyens matériels étant inférieurs, aux furieux assauts de l’infanterie allemande, et, à ce jeu, nos divisions s’usaient effroyablement. Enfin, l’on put en économiser une douzaine pour l’offensive de la Somme. Elles furent placées sous le commandement du général Foch, et l’offensive franco-anglaise se déclencha le 1er juillet.


LES DERNIÈRES OPÉRATIONS DE 1916

Cette offensive, dont les résultats réels n’apparaîtront que beaucoup plus tard, lors de la fameuse retraite allemande sur la ligne Hindenburg, a-t-elle été conduite avec toute la méthode et l’audace manœuvrière qu’on aurait pu souhaiter ? Les Allemands, nous l’avons su depuis par notre service de renseignements, s’étonnaient de noire timidité, timidité dont, en plus d’une circonstance, ils nous avaient du reste donné l’exemple à Verdun. Conçues dans un tout autre style, les deux contre-offensives exécutées le 20 octobre et le 15 décembre, à Verdun même, par les généraux Mangin et Nivelle étaient de nature à satisfaire pleinement le vainqueur du Grand-Couronné, et il en soulignait avec joie les importantes conséquences, se plaisant à répéter, suivant une formule qui lui était chère, que « les offensives à objectifs limités sont des offensives à résultats certains, mais à rendement nul. » En réalité, les événements lui donnaient raison. Sauvée par une défensive tenace, telle que seule une armée constituée et encadrée comme l’armée française en pouvait fournir, la vieille cité lorraine avait été dégagée par l’offensive, même imparfaite, de la Somme ; et maintenant, elle se délivrait elle-même par une vigoureuse reprise d’offensive. Sur ce roc inexpugnable, l’ennemi s’était brisé les dents, et il avait usé ses forces à un degré que nous n’avons pu soupçonner qu’après coup.

Il faisait d’ailleurs bonne contenance, et les coups qui pleuvaient sur lui ne semblaient pas ébranler sa farouche résistance. Tandis que Broussiloff déclenchait contre l’Autrichien ses triomphales attaques, l’Italie déclarait la guerre à l’Allemagne et la Roumanie entrait en lutte avec l’Autriche. Le général de Castelnau qui, de tout son pouvoir, avait poussé à l’intervention roumaine, avait aussi collaboré très activement au plan d’opérations que devaient exécuter nos nouveaux alliés. Ce plan comportait, outre l’invasion de la Transylvanie par l’armée roumaine et une menace directe contre l’aile Sud de l’armée autrichienne, de très vigoureuses actions de l’armée russe et de l’armée interalliée de Salonique. Un fâcheux concours de circonstances vint faire échouer ce plan qui, s’il avait pu se réaliser, aurait probablement mis l’Autriche hors de cause. D’abord, durant les longues négociations qui précédèrent l’entrée en scène de la Roumanie, les Puissances centrales avaient eu le temps de préparer une habile riposte. D’autre part, l’armée roumaine n’avait pas l’entraînement et la solidité d’encadrement qui eussent été nécessaires, et qu’on nous avait fait espérer. De plus, pour des raisons demeurées obscures, les Russes ne furent pas exacts au rendez-vous, ni l’armée d’Orient non plus. Le résultat fut l’écrasement de l’armée roumaine, l’invasion de la Roumanie. Pour rétablir la situation, il fallut envoyer là-bas une mission militaire française avec le général Berthelot.

Ces échecs, l’incomplète victoire de la Somme avaient fini par déterminer, dans les milieux parlementaires, un état d’esprit peu favorable au haut commandement, tel qu’il était organisé. Le général de Castelnau n’en continuait pas moins à remplir de son mieux les multiples tâches qui lui étaient assignées. Pressentant que la coalition germanique était plus gravement atteinte qu’elle ne paraissait l’être, il élaborait, pour la campagne de 1917, un plan d’opérations qui, s’il avait été très exactement suivi, aurait, sans doute, réduit à merci l’Austro-Allemagne et avancé d’un an la victoire alliée. Il consistait essentiellement à ne laisser aucun répit à l’armée allemande sur le front occidental durant tout l’hiver et, par une puissante offensive franco-britannique qui se déclencherait au printemps, à lui porter le coup de grâce. D’ici là, sur la Somme et à Verdun, il s’agissait, par une série de vives attaques locales, de la harceler, de l’user dansées forces vives, surtout de ne pas lui permettre de se dégager de notre étreinte. Au printemps, en corrélation avec l’effort des armées italienne et russe, Français et Anglais, qui auraient alors atteint le maximum de leur puissance militaire, marcheraient à l’assaut suprême. Moins éprouvée que l’armée française, c’est à l’armée anglaise qu’incomberait le principal rôle dans cette future offensive, qui serait comme une suite de la bataille de la Somme, et qui chercherait, entre Arras et l’Oise, à consommer la rupture du front ennemi. Éventuellement, entre Craonne et Reims, ou entre Auberive et l’Aisne, on préparerait des attaques secondaires de surprise, destinées à déconcerter l’Allemand et à soulager le front principal.

Pleinement approuvé par le général Joffre, ce plan fut soumis à la conférence interalliée qui se tint à Chantilly les 15 et 16 novembre 1916, et qui s’empressa de l’adopter. Mais à la suite d’une longue crise gouvernementale et parlementaire dont le détail amusera — ou attristera — la malicieuse postérité, le haut commandement français fut complètement remanié. Le général Joffre, nommé maréchal, fut remplacé par le général Nivelle, et le général Lyautey fut appelé au ministère de la Guerre. Un moment, il fut question d’appeler, auprès du nouveau ministre, le général de Castelnau au poste de chef d’état-major général, charge de la direction de la guerre, et il est incontestable qu’une situation de ce genre, qui l’eût utilisé tout entier, répondait admirablement à ses aptitudes. Des intrigues politiques et militaires intervinrent alors, qui firent rapporter cette très heureuse décision. Finalement, on attribua au général le simple commandement du groupe d’armées de l’Est et on lui demanda de partir en mission en Russie, pour y étudier, de concert avec nos alliés, les plans d’opérations de la prochaine campagne. Soldat, austèrement asservi à la plus stricte discipline, indifférent à tout ce qui n’était pas le service du pays, il accepta. Et le 18 janvier 1917, il partait pour Calais.


EN RUSSIE

A la mission française, composée de M. Doumergue et de trois agents diplomatiques, du général de Castelnau et de quatre officiers, devaient se joindre, en Angleterre, une mission italienne et une mission anglaise, à la tête de laquelle était lord Milner, assisté de l’excellent et énergique général Wilson. A Londres, le général de Castelnau se fait documenter à fond sur les affaires russes par le colonel Rampont, qui rentre de Russie. Le 20, les trois missions s’embarquent, dans un port écossais, sur un croiseur auxiliaire anglais qui doit, en évitant les sous-marins, les conduire jusqu’à Kola.

Après une traversée et un voyage fort pittoresques, les missions alliées sont à Kola le 25, et le 29 à Pétrograd. Là elles retrouvent nombre d’officiers alliés en mission auprès des Russes et des Roumains, entre autres le général Janin, qui représente le Grand-Quartier général français au Grand-Quartier général russe, et qui a su prendre sur le tsar un très heureux ascendant : il met le général de Castelnau au courant de l’exacte situation de la Russie et de l’armée russe et lui fournit, sur tous les milieux où il doit pénétrer, les plus précieuses indications.

Présentées à l’Empereur le 31 janvier, à Tsarkoïé Sélo, les missions civiles et militaires commencent aussitôt leurs travaux. Le général Gourko expose l’état de l’armée russe, ses ressources et ses besoins ; elle a mobilisé 14 millions d’hommes ; 7 millions et demi sont sous les armes, 2 millions et demi sont dans les dépôts ; elle a perdu 2 millions de prisonniers, 2 millions de tués ou blessés ; elle demande à être abondamment ravitaillée en canons et en munitions. Dans les différentes conférences militaires auxquelles il prend part, le général de Castelnau frappe vivement ses interlocuteurs étrangers par sa netteté d’esprit, la fermeté de son bon sens, sa haute et courtoise compétence technique ; il fait mettre au point nombre de détails que l’imprécision russe a négligés, et grâce à son intervention, on finit par tomber d’accord sur tous les points. Le 5 février, il est reçu en audience privée parle tsar, et, honneur exceptionnel, retenu à déjeuner à la table de famille impériale : son enjouement, sa franchise, sa fine souplesse toute enveloppée de bonhomie séduisent visiblement Nicolas II, qui lui exprime le désir de le revoir encore avant son départ. A de chauds compliments sur la reconstitution des forces russes le général mêle d’habiles et discrets conseils sur les progrès qui restent encore à réaliser, notamment en ce qui concerne l’essentielle question des transports ; il insiste sur la possibilité et la nécessité de porter, cette année, à l’Allemagne un coup mortel, sur le grand rôle que peut jouer l’armée russe et il pose la question, qui lui tient au cœur, de la coopération japonaise. Sur toutes ces questions, sauf la dernière, qui est réservée, il obtient la facile adhésion de l’Empereur. Et dans toutes les réunions, visites, réceptions ou banquets qui le mettent en relations avec des hommes d’État ou généraux russes, il développe les mêmes idées, se faisant l’apôtre ardent de l’unité d’action sur l’unité de front « l’union des cœurs » surtout, et sachant à merveille, tout en insinuant ses directions, ménager l’orgueilleuse susceptibilité moscovite.

Le 8 février, il part, avec la mission militaire française, pour Minsk, au quartier général du général Evert, qui commande les armées du Centre. Là il se fait renseigner avec précision sur les conditions exactes de la lutte entre Allemands et Russes, sur les procédés d’attaque et de défense, indique ceux qui, sur le front français, ont donné les meilleurs résultats, glissant ainsi d’utiles critiques et de judicieux conseils sous forme indirecte. Puis il se rend au front, accompagné du savant et dévoué Jules Legras, afin de se bien rendre compte de toutes choses par lui-même, passe en revue plusieurs compagnies, interroge, observe, pousse jusqu’aux premières lignes, et le 11, il repart pour Moscou. Il est un peu déçu par tout ce qu’il a vu et appris : il estime qu’à tous égards, les armées russes sont au moins de dix mois en retard sur les armées occidentales, au point de vue des procédés d’attaque et il ne les croit pas capables, dans leur offensive, d’atteindre un résultat décisif. Mais elles pourront certainement retenir devant elles un nombre très appréciable de divisions austro-allemandes ; les succès de Broussiloff ont été dus à la défection, sur l’ordre de leurs comités secrets, de nombreuses unités tchéco-slovaques, — il y a 300 000 Tchéco-slovaques prisonniers en Russie, — mais ils ne se renouvelleront pas. Dans ces conditions, la décision ne s’obtiendra pas sur le front oriental ; il faut la rechercher et l’atteindre sur le front occidental, et la question de l’intervention japonaise se pose plus fortement que jamais.

A Moscou, où la colonie française est très florissante et où les officiers français, envoyés par nous en mission, Taffanel, Frossard, Piot, ont créé de puissantes usines de guerre et, en dépit de mille difficultés, fait une œuvre admirable d’adaptation et d’organisation, le général de Castelnau est accueilli de la façon la plus chaleureuse et la plus touchante. A un diner que lui offre la colonie française, et où un orateur a fait une discrète allusion à ses deuils intimes, il improvise une vibrante réponse : « Oui, Messieurs, nos fils sont morts : vivent nos fils !... Les chefs et les soldats, les soldats et les chefs n’ont fait que leur devoir... Un peuple qui montre un tel héroïsme ne peut mourir : il aura la victoire. » Le lendemain, il repart pour Pétrograd, où il visite un certain nombre d’œuvres françaises, poursuit son enquête, confère longuement avec le général Berthelot, venu de Roumanie, et avec les ministres russes. Ceux-ci lui donnent le conseil de parler au tsar avec la plus entière franchise, et c’est ce qu’il fait dans la nouvelle audience qui lui est accordée le 18 février : nécessité de remédier énergiquement à la crise des transports, sous peine de marcher à une catastrophe, de reconstituer et de revivifier les états-majors, de faire appel à la coopération japonaise ; il insiste fortement sur tous ces points, mais sans grand succès sur le dernier : l’hostilité de la diplomatie russe et anglaise, la mollesse maladroite de la nôtre font avorter ce projet qui, réalisé plus tôt, aurait pu être de si grande conséquence. Puis, après de nouvelles conférences qui achèvent de mettre au point les derniers accords, les diverses missions alliées prennent congé, le 21, des Russes, pour s’embarquer à Kola et regagner leurs pays respectifs.

Le général de Castelnau laissait en Russie des regrets sincères : il avait su, en peu de temps, sans blesser personne, conquérir dans tous les milieux une grande autorité intellectuelle et morale : son désintéressement, sa rectitude de pensée ont stimulé les énergies ; il a donné d’excellents conseils, et qui n’ont pas tous été perdus. Mais lui, de son côté, emportait de son voyage une impression assez fâcheuse, et qu’un très prochain avenir ne devait que trop justifier : un tsar foncièrement bon, honnête, animé des meilleures intentions, mais faible, timide, dominé par sa femme, dont l’autoritaire influence l’a isolé de sa famille et de tout son peuple ; un pays sourdement travaillé par la révolution, et où l’anarchie, la corruption, l’incurie administrative sévissent à tous les degrés ; une armée médiocrement commandée, insuffisamment armée et peu instruite, et dont les transports, les services essentiels sont organisés d’une manière déplorable : telle est l’image qu’il se forme désormais de cette alliée dont la formidable puissance et les prodigieuses ressources ont été gâchées comme à plaisir par ses lamentables dirigeants.


AU GROUPE DES ARMÉES DE L’EST

Rentré à Paris le 4 mars, à la veille d’une crise ministérielle, le général de Castelnau ne put prendre que le 31 possession de son commandement du groupe d’armées de l’Est. Il avait fini par accepter ce poste lointain sur les instances du général Lyautey qui aurait voulu se l’adjoindre comme chef d’état-major, mais qui n’avait pu y parvenir, et du général Nivelle qui, préparant son offensive, invoque en termes pressants l’intérêt du pays : on envisageait en effet une attaque secondaire en Haute-Alsace. A peine installé à Mirecourt, il parcourt dans tous les sens le secteur qui lui est confié, prenant contact avec ses subordonnés, étudiant les organisations défensives, se tenant prêt à toutes les éventualités. Le 5 avril, il est convoqué, avec les autres commandants de groupes d’armées, à Compiègne, pour y prendre part, le lendemain, à un grand conseil de guerre en vue de la prochaine offensive, sur l’issue de laquelle les généraux exécutants et le gouvernement semblent éprouver bien des inquiétudes. Ces inquiétudes et ces doutes manifestent si vivement au cours de la discussion, que le général Nivelle offre sa démission, laquelle est d’ailleurs refusée. Appelé à donner son avis, le général de Castelnau se récuse sur son insuffisante connaissance des données du problème ; il n’a rien trouvé dans les archives du groupe des armées de l’Est qui puisse éclairer sa religion à cet égard, et il rappelle simplement les principes généraux d’une véritable politique de guerre ; mais il est très ému des divergences de vues qu’il constate, et les appréhensions qu’il éprouvait, depuis quelque temps, touchant les nouveaux plans d’opérations, redoublent.

On sait ce qui arriva. Les armées alliées s’étant, contrairement à ce qui avait été décidé, relâchées de leur surveillance agressive, les Allemands s’étaient dégagés et avaient exécuté leur fameux repli sur la ligne Hindenburg. Un nouveau plan d’offensive avait été dressé : il s’agissait cette fois, de « prendre le taureau par les cornes, » — et quelles cornes ! — c’est-à-dire d’emporter le formidable massif de Saint-Gobain. L’armée française, pour quelque cause que ce soit, n’y put réussir, et son avance fut peu importante. Une dépression morale s’ensuivit, contre laquelle il fallut réagir énergiquement. Le général Pétain fut mis à la tête des armées françaises, et le général Foch fut adjoint au ministre de la Guerre, en qualité de chef d’état-major général, chargé de la conduite des opérations : c’était le poste même qu’on avait voulu créer naguère pour le général de Castelnau. Celui-ci, très attristé par tous ces mécomptes qu’il avait prévus, et qui retardaient d’une année au moins la décision, n’en faisait pas moins tous ses efforts pour relever le moral de ceux qu’il pouvait atteindre : sans nier les fautes commises, il appuyait sur nos raisons croissantes d’espérer ; il applaudissait aux mesures vigoureuses prises pour enrayer le « défaitisme » et pour accroître nos moyens d’action ; il avait dans l’efficacité de l’intervention américaine la plus grande confiance ; il demandait qu’on poussât avec la plus grande activité les fabrications de guerre ; il s’intéressait passionnément aux choses de l’aviation, et il souhaitait que, dans ce domaine, l’Entente, grâce à la coopération des États-Unis, Créât une supériorité qui lui permettrait d’obtenir la victoire totale ; déjà il esquissait la stratégie et la tactique des futures batailles aériennes ; il encourageait vivement la construction des chars d’assaut ; enfin il ne cessait de réclamer l’unité de commandement, seule susceptible, d’après lui, de nous assurer le succès définitif, et une direction énergique de la guerre. La constitution d’un ministère Clemenceau, qu’il avait plus d’une fois appelé de ses vœux, en dépit de tout ce qui le séparait d’un tel chef, lui causa le plus vif plaisir. Quand on allait le voir à Mirecourt, on était vite conquis par la charmante simplicité d’un accueil où la plus parfaite bonne grâce du vieux gentilhomme s’alliait à la vivacité et à la sérénité d’un esprit resté très jeune et très ouvert et à la plus exquise et la plus franche bonté. Au milieu d’un état-major qui l’adorait pour son « humeur toujours égale, sa cordialité de tous les instants » et qui formait autour de lui « une petite famille unie par l’intelligence et par le cœur, » il savait obtenir de tous et de chacun le maximum de travail utile et de dévouement patriotique. Attentif aux moindres détails de la vie de ses hommes, ferme et paternel tout ensemble, il symbolisait à leurs yeux le vrai chef français, et, dans le salut du plus humble de ses soldats, on surprenait une nuance particulière de respect et d’affection. Quand on lui décerna, en septembre 1917, la médaille militaire, son plus grand regret fut de ne pas recevoir le glorieux insigne devant son ancien régiment, le 37e d’infanterie, et des mains du plus ancien sous-officier médaillé de ce régiment : l’armée tout entière eût compris l’élégance cordiale et la haute signification de ce geste.


LA FIN DE LA GUERRE

Cependant la campagne de 1918 qui se préparait n’était pas sans inspirer au général de Castelnau d’assez vives inquiétudes. La défection russe allait permettre aux Allemands de concentrer sur notre front presque toutes leurs forces et de faire contre nous, avant la réunion de tous nos moyens offensifs, un très gros, et peut-être décisif, effort : saurions-nous y répondre ? Un jour, trois mois avant l’attaque du 21 mars, déjeunant avec lord Milner, il avait dit à l’homme d’Etat anglais le point précis où, selon lui, les Allemands attaqueraient, les raisons de cette attaque, les dangers qu’elle présenterait, la parade à y opposer. Toutes ces prévisions devaient se réaliser point par point ; mais les mesures à prendre en vue de cette offensive éventuelle n’avaient point été prises : le résultat fut celui que l’on connaît. Il n’était pas pour surprendre le général. Dès le 29 mars, celui-ci rédigeait pour lui-même une de ces longues notes sur la situation générale, comme il en rédigeait de temps à autre pour fixer ses idées et relever le point : les causes du grave échec que nous venions de subir y sont analysées avec une force et une lucidité singulières ; il y insistait sur « la lourde faute, la faute capitale commise par les gouvernements chargés de la conduite de la guerre, qui n’ont pas réalisé l’unité de commandement sur le Iront unique qui s’étend de la mer du Nord à la mer Egée. » A cet égard, il est vrai, les conférences de Doullens lui apportaient une première satisfaction. Mais les Allemands n’en conservaient pas moins leur redoutable supériorité numérique. Ayant horreur de l’optimisme béat, et partant du principe qu’à la guerre il faut toujours prévoir le pire, raisonnant d’ailleurs d’après l’expérience acquise, il estimait que l’Amérique ne pourrait, avant longtemps, constituer une force militaire sérieuse, — une centaine de divisions, — qui put nous permettre de rompre l’équilibre à notre profit, et il pensait que « nous devions envisager une prolongation de la guerre de trois années environ. » Pour abréger ce long délai, il comptait surtout sur les progrès de l’aviation alliée. D’autres facteurs heureusement intervinrent pour hâter le dénouement, et, dès le mois de septembre, il était heureux de pouvoir déclarer que « l’Allemagne avait perdu la guerre. »

Mais, en attendant, elle redoublait ses coups, et les revers succédaient aux revers. Arrêté devant Hazebrouck comme il l’avait été devant Amiens, l’ennemi cherchait à nous surprendre encore. Où allait-il porter maintenant son effort ? Le général de Castelnau s’était fait sur ce point une conviction, qu’il ne réussit pas à faire partager au commandement. Etudiant le 21 mai avec un des chefs les plus avertis du service d’informations, les hypothèses d’attaque et les zones d’attaque probables des Allemands, il en arrivait, « par voie d’élimination, à envisager comme secteur d’attaque très probable la zone entre Reims et l’Oise. » A vrai dire, les faits précis manquaient encore pour étayer cette hypothèse. Mais des informations « particulières, » les 19, 20, 21, 26 mai, vinrent la confirmer. On n’en tint pas grand compte et, favorisés par des fautes locales, les Allemands s’ébranlèrent le 27 mai, emportèrent sans coup férir le Chemin des Dames, franchirent l’Aisne, la Vesle, et poussèrent jusqu’à la Marne. « Profondément affligé par ces douloureux événements, » le général de Castelnau n’en gardait pas moins tout son espoir et toute sa confiance de chrétien et de soldat français. Il restait convaincu que, si l’on revenait aux vrais principes de la guerre, c’est-à-dire à la manœuvre, trop négligée pendant les combats de tranchées, elle finirait par nous donner la victoire. Il observait que les offensives allemandes, heureusement dispersées dans l’espace, Tétaient aussi dans le temps, ce qui dénotait une usure des forces ennemies probablement plus considérable que nous ne le soupçonnions nous-mêmes. Enfin, il s’appliquait à mettre tout ce qu’il avait d’expérience et de sagacité au service du commandement allié. Justement, au début de juillet, un renseignement sûr, d’origine alsacienne, arrivait par la Suisse à Belfort, dans ce service d’informations que dirigeait supérieurement le commandant Andlauer. L’armée Gouraud, aussitôt alertée, prend toutes ses dispositions pour recevoir comme il convient l’offensive allemande. Et ce fut la victoire défensive du 15 juillet, prélude de la grande bataille où, sous les coups ininterrompus de Foch, va sombrer enfin la fortune des armées impériales.

A cette grande bataille, le groupe des armées de l’Est, longtemps passives, devait collaborer par une puissante offensive qui, prévue pour le 13 novembre, était destinée à donner à l’Allemand le « coup de massue » final. Il s’agissait de « faire sauter le pivot » de la résistance germanique, et, en marchant sur Sarrebrück, puis Cologne, de couper à l’ennemi ses lignes de retraite. Dès le 20 octobre, le maréchal Foch écrit au général l’étain pour l’engager à préparer cette opération que, de son côté, le général de Castelnau juge « grosse de conséquences heureuses. » Tous deux vont s’appliquer à en mettre au point tous les détails avec leur précision et leur conscience habituelles. Les armées de l’Est n’ont devant elles que cinq à six divisions médiocres, fatiguées, démoralisées par la défaite : comment ces troupes pourront-elles supporter le choc des vingt divisions alliées qu’on va lancer contre elles ? De ces vingt divisions, c’est le général Mangin qui recevra la plus large part : il a quitté secrètement, vers la fin d’octobre, le front de la Serre, avec son armée, pour se mettre à la disposition du général de Castelnau. Celui-ci a demandé et obtenu que le général Pershing envoyât six divisions américaines à la 10e armée française et qu’il fit intervenir sa 2e armée Bullard à cheval sur la Moselle, face au Nord. L’offensive est prête ; les troupes sont en place. Soudain, le 11 novembre, au matin, une dépêche du maréchal Foch annonce que l’armistice est signé, et que les hostilités sont arrêtées. Il fallut remettre l’épée au fourreau.

Ce ne fut pas sans quelque impatience et sans quelque irritation secrète de la part de ces nobles troupes, qui se voyaient frustrées de leur vengeance et de leur sûre victoire. Qu’au fond de son âme de soldat le général de Castelnau n’ait pas éprouvé le même sentiment, c’est ce qui serait sans doute peu vraisemblable et peu humain. Mais ce vainqueur a su se vaincre lui-même. Il calme autour de lui les courages émus ; il songe avant tout à toutes ces vies françaises qui vont être épargnées, et, dans son cœur de père, il se réjouit profondément et sincèrement que la défaite allemande ait permis de mettre un terme à ces effroyables hécatombes dont, quatre années durant, il avait si intimement souffert.

Puis, ce fut l’entrée émouvante en Alsace, à Colmar, où le groupe des armées de l’Est aura son quartier général, à Strasbourg, dont Gouraud a déjà pris possession. L’Alsace sait ou devine tout ce que la France doit au grand chef qui lui a sacrifié trois de ses fils : séduite par sa bonhomie, sa franchise, sa hauteur morale, elle lui fait un accueil inoubliable. Et lui qui, seul parmi les officiers généraux du front, a combattu en 1870, comme commandant de compagnie, et qui, aujourd’hui, finit la guerre en qualité de commandant d’un groupe d’armées, heureux de terminer sa carrière militaire « dans le triomphe de son pays, » il aura pour suprême récompense les ovations indescriptibles par lesquelles, au jour de gloire, le peuple de Paris lui témoignera son ardente et respectueuse gratitude. « Ah ! celui-là, disait un ancien soldat, en le saluant à son passage, celui-là, c’était un chef ! »


Ce chef, que la postérité placera dans la noble lignée des plus grands soldats de France, tout à côté des Turenne, des Catinat, des Vauban, ce chef n’a pas cru que la guerre mît un terme à son « service » de bon Français. Il ne voulut pas du repos qui s’offrait à lui et qu’il avait si bien gagné. Resté étonnamment vert et actif d’esprit et d’allures, convaincu que la France n’était plus à sauver, elle était du moins à reconstruire presque tout entière, déçu comme tant d’autres par le traité de Versailles, il se dit que l’action politique lui offrirait le meilleur moyen, et le plus efficace, de faire passer dans les faits quelques-unes des idées qui, depuis longtemps, le hantaient. Il tint à honneur de représenter au Parlement la petite patrie à laquelle il était attaché par toutes les fibres de son être, par les services passés de tous les siens. Elu député de l’Aveyron, sur le large programme du « Bloc national, » inscrit au groupe de l’Entente démocratique et sociale, président de la Commission de l’armée, par ses discours, par ses conseils, par ses articles, par toute son activité d’esprit et de cœur généreusement dépensée, il est devenu l’une des grandes autorités de la nouvelle Chambre ; par son bon sens, par son désintéressement, par sa courtoisie, par sa rondeur et sa finesse, par la cordialité de sa parole, il a su inspirer à ses adversaires eux-mêmes, non seulement du respect, mais de la sympathie. Il est, à l’heure actuelle, l’un des représentants les plus écoutés et l’une des grandes forces agissantes de ce que je me plais à appeler « la troisième France. » — Heureux et grand pays que celui qui, après avoir vu tomber sur les champs de bataille quatorze cent mille de ses enfants, presque toute son élite, trouve encore pour le guider, dans l’œuvre de son relèvement, l’esprit lucide, l’âme ardente et victorieuse d’un Castelnau.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er août.