Nos travers/De la condition sociale

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 126-130).

DE LA CONDITION SOCIALE

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La glorification des filles riches au couvent a de bien cruels revers. Quoique dans le monde le vil métal soit aussi tout-puissant, il ne réussit pas toujours à dominer le mérite et la vraie distinction. La société n’admet pas sans conteste les catégories inventées par de petites pensionnaires, et les reines de l’école éprouvent en rentrant dans leur famille de grandes déceptions.

C’est qu’elles découvrent une classification sociale toute différente. Leur gloire passée ne les console point de l’actuelle déchéance, — bien au contraire — elle fait ressentir avec plus d’amertume l’infériorité de la condition nouvelle.

À qui pourtant ces enfants doivent-elles s’en prendre de leur déception ? Est-ce au monde que régissent certaines conventions, ou bien à leur ambition démesurée qui visait trop haut ?

Quelle triste et déraisonnable chose que cette jalousie avec laquelle tant de familles empoisonnent leur vie, et combien stérile — combien désastreuse plutôt — cette fièvre de se hausser au niveau des autres, de se distinguer, d’éblouir, coûte que coûte.

Dans ce pays, les moins favorisés sous le rapport de l’élévation sociale n’ont pas même — comme dans les états où il existe une noblesse — la ressource de reprocher leurs privilèges à ceux qu’ils envient. Car on peut presque dire qu’on est en cette contrée démocratique ce que l’on veut être ou ce que l’on se fait. On en voit la preuve dans la grande inégalité sociale qui existe si souvent entre les membres d’une même famille. Le préjugé de la « naissance, » qui ailleurs est pour les uns une barrière, pour les autres un tremplin ou un piédestal, en fait, n’existe pas parmi nous.

Le prestige du nom est inconnu ; les enfants d’un homme célèbre ou honoré n’héritent de son prestige comme de la considération publique que s’ils savent soutenir et continuer par un mérite personnel la réputation du père.

Autrement c’est de son vivant même qu’ils rentrent dans l’obscurité.

L’aristocratie qui règne dans notre société est donc le produit d’une sélection spontanée, d’une évolution naturelle contre lesquelles il est puéril de s’élever. Elle n’est pas cette caste hautaine et fermée qui dans les vieux pays monarchiques se croit sérieusement d’une essence supérieure et considère avec mépris le reste de l’humanité. Elle est au contraire accueillante au mérite. Son domaine d’ailleurs est propriété publique. Née d’hier, sortie elle-même d’humbles familles, elle n’a pas d’armes héraldiques ni de barrières blasonnées à opposer aux nouveaux candidats. Certaines conditions d’éducation ou de fortune vous admettent d’emblée dans son sein sans qu’il soit besoin d’autres passeports.

Je sais qu’on accuse le monde de se laisser trop facilement éblouir par la richesse, et d’ouvrir toutes grandes ses portes à des gens qui n’ont d’autre valeur que celle de leurs gros sous ; je sais également qu’on rencontre dans les salons, des personnes ayant la voix, le langage et la tenue de femmes de halles, comme dans les plus humbles maisons de nos campagnes on en voit quelquefois qui ont des façons de grandes dames. Le reproche n’est pas sans fondement, mais il faut l’étendre à toutes les classes de la société. Cet engouement pour tout ce qui brille, qui fait absoudre tant de misères et de défauts chez les riches, se trouvent partout.

C’est de la badauderie populaire éternellement renouvelée autour du veau d’or ; le culte qu’on leur rend de tous côtés élève les enrichis bien plus que leurs prétentions mêmes.

Cette promotion de faveur qui leur est généralement accordée, n’est pas toujours aussi déraisonnable qu’elle en a l’air. La fortune entraîne comme conséquences naturelles la facilité de voyager, la faculté de s’instruire et de cultiver les arts ; elle suppose les recherches délicates, un certain raffinement. Il n’est pas rare qu’elle rende meilleur, et qu’en tombant entre bonnes mains elle serve à accomplir de belles et bonnes choses. Si l’or civilisateur — on peut le dire aussi bien que l’or corrupteur — ne réussit pas toujours à policer du premier coup le bonhomme de spéculateur qui l’amasse, il aide fort à transformer ses héritiers. Pourvu que ceux-là aient une mère sensée qui sache les élever, ils peuvent atteindre — et l’on voit ce phénomène s’accomplir tous les jours — à un degré de parfaite distinction.

Dans cette aristocratie des cités canadiennes, et à côté d’elle, dans les petites villes et les villages, il y a des nuances à observer.

Nous sommes un peuple réfractaire à la tradition, et cela tient peut-être aux fluctuations de la politique qui transforment si souvent le sort des familles, et à celles des fortunes qui se font et se défont si aisément, donnant à notre société ce caractère changeant et kaléidoscopique. Mais si l’on veut retrouver un vestige des coutumes d’autrefois et la tradition bien conservée de la politesse proverbiale, de l’hospitalité large de nos pères, c’est dans nos bonnes familles de la campagne, où les années n’ont apporté aucun changement, qu’il faut les aller chercher. Je ne surprendrai que ceux qui ne connaissent pas notre pays en disant que chez celles-là on rencontre avec la distinction des manières un grand souci de la culture intellectuelle. Voilà une élite qui vaut pour le moins celle des villes.

Et dans les grands centres même, il y a des débris d’anciennes et illustres maisons déchues de leur puissance d’antan, mais ayant retenu dans la simplicité, dans la pénurie peut-être de leur vie, la noblesse des sentiments et des goûts élevés. Pour n’être pas mêlées au train bruyant du monde qui s’amuse, ces braves et dignes gens n’en valent pas moins. Je voudrais que leur susceptibilité ne souffrît pas autant du dédain des sots infatués de leur vogue momentanée, ainsi que des grands airs des rastaquouères récemment hissés sur le pavois.

L’orgueil, où qu’il se trouve, est toujours déplacé, mais il paraît surtout ridicule en ce pays d’égalité. Tous, tant que nous sommes, il y a dans l’obscurité de notre passé, dans la médiocrité de quelques-uns de nos proches, et dans l’incertitude de ce que sera l’avenir pour nos enfants, de quoi en rabattre de la prétention à la cuisse de Jupiter.

Rien, cependant, ne peut empêcher que l’ordre social tel qu’établi ici ne subsiste. Que chacun tâche donc de vivre heureux dans sa sphère sans se morfondre à envier son voisin. Quel que soit le degré de l’échelle que nous occupions, nous sommes tous égaux devant Dieu et devant la loi.

Du reste, il ne tient qu’à nous, dans une certaine mesure, d’appartenir à telle ou telle classe, puisque, je le répète, l’éducation, le bon ton de notre maison et de nos manières sont avec quelques hautes positions officielles tout ce qui détermine l’admission dans cette élite de notre société.

Ce qui en exclut beaucoup de familles c’est le relâchement des manières et l’absence de décorum dans lesquels elles vivent.

Les enfants grandissent sans savoir ce que c’est que la tenue, que l’étiquette de la table, que la politesse dans la famille, envers les visiteurs, les personnes âgées, que la façon de conduire les domestiques et de garder avec eux la réserve qu’il convient. Ils poussent sans règle, sans contrainte, et certaine bonne bourgeoise croit vanter sa maison quand elle dit : « Chacun ici agit et commande à sa fantaisie. »

Avec une telle ignorance des usages les plus élémentaires, sans le vernis et l’aisance gracieuse que donne une éducation soignée, on ne peut pourtant pas prétendre à briller au premier rang.

On a tort, au surplus, de condamner les personnes qui se montrent un peu exclusives dans le choix de leurs relations.

De quel droit voudrait-on les forcer à recevoir telle ou telle personne et à grandir le cercle de leurs amis ?

Si vous jugez vos devoirs sociaux assez considérables et vos connaissances assez étendues, pourquoi vous ferait-on un crime de refuser de les augmenter encore ? Ce n’est pas par mépris pour Mme Une Telle que vous vous dispensez de la visiter, mais tout simplement parce que vous ne sentez pas le besoin d’ajouter une étrangère au nombre de vos relations. Ce serait de la tyrannie que de vouloir vous l’imposer.

Il ne faut pas s’offenser de la hauteur que nous marquent les gens mal élevés, car ceux-là seuls croient nécessaire d’affirmer leur prétendue supériorité avec des façons impertinentes.

Le sentiment de leur propre dignité suffit aux grandes âmes à les consoler du mépris des petites gens.