Nos travers/De la hauteur

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 131-136).

DE LA HAUTEUR

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Ce travers existe dans notre pays d’égalité. On comprend, on excuse à la rigueur l’excessive fierté d’un homme parti de rien — comme on en voit si souvent parmi nous — et qui par lui-même a su se faire une position enviable.

Ce qui est moins admissible, c’est l’exagération de ce sentiment chez des membres de sa famille ayant moins de raison de s’enorgueillir d’un mérite qui n’est pas le leur et dont ils ne reçoivent le prestige pour ainsi dire que par ricochet.

On voit pourtant cela : l’épouse, les fils et les filles d’un homme en place plus entichés de la grandeur de leur nom que celui même qui l’a illustré.

Lui, le ministre, le magistrat, le célèbre tribun, le capitaliste, quelque vaniteux qu’il puisse être, sait ce qu’il doit aux autres et quelle part de ses succès est due à leur concours, à leur appui ou à leur dévouement. Dans la bataille de la vie dont il est un vainqueur, il a gardé, acquis peut-être, le respect de ses semblables. La sottise seule se croit supérieure au poste qu’elle occupe ; les plus intelligents s’avouent toujours — au moins à eux-mêmes — inférieurs à leur tâche. Mais une famille élevée au-dessus des autres par le talent ou le travail de son chef ne se fait pas toujours une juste idée du réel degré de cette élévation. Elle s’en fait une bien fausse lorsqu’elle se croit obligée de mépriser sa condition primitive et ceux qui y restent après elle.

Il se joue de sottes comédies dans notre société. Celui qui y a vécu seulement cinquante ans peut en dire long sur les fortunes diverses des familles. Voici, par exemple, un homme sans fortune, mais occupant une haute situation politique. Il mène un grand train de maison, roule carrosse, dépense jusqu’au dernier sou de son traitement, et jouit avec sa famille, grâce à une telle prodigalité, de la faveur mondaine. Tant qu’il vit ou qu’il a les moyens de soutenir ce rôle brillant, il demeure un des rois de la société. Mais qu’il vienne à mourir ou à perdre son poste lucratif, que ses fils ne sachent pas continuer sa réputation et que leurs sœurs fassent d’insignifiants mariages, de nouveaux venus s’emparent alors de la succession honorifique, éclaboussent avec les roues de leur voiture cette famille déchue dont les descendants prendront rang peut-être parmi les plus humbles bourgeois, à moins qu’ils ne se relèvent de leur propre force.

Cette évolution constante est une des caractéristiques de nos mœurs. Le sentiment d’une telle instabilité devrait tempérer d’un peu d’humilité l’arrogance de certaines gens ; il semble plutôt redoubler l’orgueil de nouveaux arrivés entrevoyant le terme de leur gloire.

La suffisance des sots est en général une manie assez inoffensive et plutôt amusante quand elle ne s’aggrave pas d’un mépris injurieux pour le prochain, d’injustice et d’ingratitude.

La hauteur et la fatuité au reste, toutes niaises qu’elles sont, ne demeurent pas étrangères à quelques gens intelligents, C’est à eux que notre critique s’adresse ; c’est eux qu’elle voudrait convaincre.

Je ne suis pas de ceux qui rêvent l’anarchie dans la société et se révoltent contre ses classifications, contre « cet ordre qui fait l’ornement de Rome pendant la paix, et sa force pendant la guerre », disait Tite-Live.

On n’effacera jamais les distinctions sociales. Il y aura toujours dans le plus égalitaire des États des « premiers citoyens » et des « chefs » à la tête des plus farouches anarchistes. Rien ne peut empêcher que parmi les frères humains règne l’inégalité morale dont l’autre, plus apparente, n’est que le corollaire. L’on ne saurait faire que l’estime, l’admiration, la vénération de la masse, en élisant ses favoris et ses fétiches, ne rétablisse sans cesse les déférences de condition derrière la charrue niveleuse du socialisme.

Je ne prévois pas qu’on puisse, dans le dictionnaire, supprimer les mots « malheureux, » « incapables, », « nonchalants, » « imbéciles, » « badauds », ni qu’on arrive jamais à corriger chez les enfants d’Adam les défauts que ces mots représentent et qui sont les éternels facteurs de l’élévation des uns au détriment des autres.

Cette antique tradition de la famille humaine qui la divise en groupes homogènes est donc naturelle et raisonnable. Le mieux est de l’accepter, même quand on se trouve devant les abus du système.

Si je rencontre un homme nul ou inférieur, occupant un haut emploi, je m’incline devant la dignité de sa charge tout en regrettant qu’elle soit si mal remplie, et je ne lui conteste pas la première place à laquelle son titre lui donne droit.

Quoique dans notre pays, grâce au mode gouvernemental, les opinions politiques soient la seule considération qui détermine l’accession aux charges, il y a de grandes chances pour que le mérite reçoive aussi quelque attention, car les partis récompensent d’abord ceux qui se sont distingués dans leurs rangs. Je ne nie pas que ce régime ne laisse encore une voie ouverte à l’intrigue et à la brigue.

Les familles qui s’exagèrent leur mérite personnel et tirent trop grande vanité des honneurs toujours passagers et précaires, quelles qu’en soient la cause et la raison, sont donc ridicules.

Il en est que cet orgueil mal fondé conduit à une conduite plus que ridicule quand il leur fait oublier, dédaigner peut-être, d’anciennes amitiés, des devoirs de famille et des obligations sacrées.

Quel pouvoir peut vous affranchir des égards dus à certains membres de votre famille, à des amis d’enfance ? Qui peut vous acquitter de la dette de reconnaissance contractée jadis par vos parents ou par vous-même envers de généreux protecteurs ? Rien au monde. Les pimbêches qui refusent de saluer dans la rue ou de visiter d’humbles mais honorables personnes auxquelles elles sont alliées ou dont l’amitié fut autrefois précieuse à leur mère, témoignent d’une nature vulgaire ; elles commettent une lâcheté. Il faut se sentir au fond bien peu de chose pour craindre de se diminuer en reconnaissant devant le monde de modestes mais légitimes relations. Le véritable orgueil, si l’on se pique de hauteur, serait de les faire accepter au monde, bon gré mal gré. Les rois qui forçaient leur cour à s’incliner devant leur fou et leurs maîtresses sont sous ce rapport de parfaits modèles d’insolence.

Si l’on avait usé envers les familles de certaines mijaurées de la crainte de se commettre avec des inférieurs, j’en connais dont les parents n’auraient jamais franchi le premier degré de l’échelle sociale. Aussi le mépris de ces belles hautaines quand il se retourne contre d’honnêtes gens qui furent autrefois leurs bienfaiteurs, me semble-t-il, non plus seulement risible, mais méprisable à son tour.

Dans une démocratie comme la nôtre, nous avons tous besoin les uns des autres ; nulle puissance n’est de longue durée et les orgueilleux qui, paraît-il, sont abaissés dès cette vie, connaissent la rétribution plus tôt qu’ailleurs. L’envie y est un trait caractéristique, et à l’égard des superbes, cette jalousie qui fleurit dans les sociétés égalitaires s’accompagne d’une rancune féroce, d’une haine dénigrante et calomniatrice que leur chute même ne désarme pas.

Quand la grandeur déchue est forcée de recourir au travail pour vivre, on lui rend avec usure le dédain qu’elle a prodigué à d’autres. Ce en quoi elle a tort. Les privations doivent suffire à expier les fautes du passé. Le courage qui accepte et accomplit un labeur, d’autant plus pénible qu’on n’y a pas été habitué, a droit au respect sinon à la pitié.

L’absurde préjugé encore qui nous fait mépriser le travail ou les femmes s’y livrant par nécessité ! nous qui ne valons, qui n’arrivons, qui ne nous maintenons que par le travail !

Il est reconnu que les Canadien-Français n’ont pas, comme leurs compatriotes anglais, le génie de la spéculation. Les brillantes qualités et les talents propres à notre race suffisent à nous « faire bien vivre pour mourir gras ». Pour ce qui est de thésauriser ou d’amasser de gros héritages, nous n’avons pas le temps d’y songer. Quand par accident un homme d’affaire laisse à ses nombreux enfants une jolie fortune, l’incurie de ces derniers se hâte de disperser cette accumulation insolite, à moins que le papa extraordinairement avisé n’ait assuré, par un système quelconque, l’inaliénabilité du magot.

Ces circonstances produisent pour une large part ces hauts et ces bas dont nous avons parlé, les alternatives de misère et d’opulence si fréquentes dans l’histoire des familles.

D’où vient donc alors que les oisifs et les fortunés d’aujourd’hui professent un si grand mépris pour l’honorable travail auquel leurs mères peut-être ont dû recourir pour leur subsistance ou pour celle de leur famille, et auquel rien ne les assure que leurs propres filles ne seront pas forcées de retourner ?

La possibilité d’avoir à se pourvoir un jour est l’épée de Damoclès suspendue sur la tête du plus grand nombre. Il serait bon que, même et surtout au sein de l’abondance, on réfléchît quelquefois à ce danger dont on voit tant de victimes autour de soi.

Le sentiment de ce qui peut nous arriver, en alarmant notre égoïsme, nous inspirerait peut-être un peu plus d’humanité envers les familles ruinées qui en sont réduites, après avoir connu des jours prospères, à gagner leur vie. Et l’on ne craindrait pas autant de discréditer son salon et de paraître moins chic en continuant de recevoir des personnes bien élevées chez qui ce fut autrefois un honneur d’être admis et auxquelles on n’a à reprocher que le malheur d’une pauvreté noblement et courageusement supportée.

La maxime divinement inspirée : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-même, » peut encore servir de principe à la plus clairvoyante des diplomaties.