Nos travers/La vie de famille

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 137-143).

LA VIE DE FAMILLE

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Cette joie saine de la vie de famille est pour la jeunesse sa sauvegarde dans le présent, un gage de bonheur pour l’avenir, et une consolation pour la vieillesse, qu’elle illumine de poétiques souvenirs.

Ainsi soit-il, devrait-on répondre en chœur à la pensée d’aussi excellents résultats.

Malheureusement, si l’on prononce cet Amen, c’est du bout des lèvres, sans conviction, car il ne paraît pas que dans notre société on fasse de grands efforts pour cultiver l’esprit de famille, qui cependant, je le répète, est la meilleure garantie des bonnes mœurs comme du bonheur intime des ménages.

Je défie le jeune homme qui a vécu au contact de sa mère et de ses sœurs de parvenir à faire un mauvais mari, et la sœur qui a su rendre l’intérieur attrayant pour ses frères de ne pas devenir une épouse charmante.

On va répétant que la vie conjugale n’a pas de noviciat. Ses dupes et ses victimes surtout le proclament sur un ton lamentable.

Mais qu’est-ce donc que cette intimité de la famille chrétienne, où chaque membre élève ou abaisse, si l’on peut dire, le diapason de sa note personnelle pour concourir à l’accord général ; où la sœur exerce envers ses frères cet instinct de douce sollicitude qui est le signe prématuré de sa vocation de mère, et où le frère apprend à couvrir de sa généreuse et complaisante protection la faiblesse féminine ?

Les angles des caractères s’arrondissent au frottement quotidien ; et si, d’un côté, les plus réfractaires gagnent pour le moins des apparences honnêtes à ce bienfaisant commerce, d’autre part les natures délicates qui n’y auraient pas été assujetties ne posséderont jamais le vernis, le poli qu’il donne à notre manière d’être.

Dans une société où le fils du plus humble des citoyens peut s’élever rapidement, par son instruction et son intelligence, aux premiers postes et obtenir la main des femmes les plus raffinées, on a lieu de déplorer dans bien des cas certaine rudesse extérieure et les vices de formes résultant d’une éducation domestique négligée.

Ces défauts de surface chez des hommes d’ailleurs accomplis sont comme la traditionnelle épine à la rose. Sans enlever quoi que ce soit à leur mérite, ils les rendent difficiles à pratiquer. Les innombrables piqûres qu’ils font chaque jour à une nature sensible, pour n’être pas profondes, n’en sont pas moins cruellement ressenties.

Je parlais « d’accord général » dans la famille. Chacun a son rôle à jouer dans cet ensemble harmonieux. Le père y doit apporter la note grave sans abuser de ces éclats tonitruants qui effarent, énervent, révoltent plus qu’ils ne soumettent. Il n’est rien de si persuasif qu’une autorité sympathique et de si puissant qu’un maître sachant sourire. Tout en réservant ses droits de haut justicier, le chef de la maison peut être l’ami et le confident de ses enfants.

La mission de la mère est une mission de paix. La paix est un don divin. Elle s’achète au prix de mille petits sacrifices journaliers surabondamment récompensés à la fin. La maison où elle règne est désignée par une appellation populaire ; on dit : « C’est la maison du Bon Dieu. »

Le jeune homme ou la jeune fille qui aura appris sous le toit paternel à goûter ce bien suprême : la paix, le prisera le reste de sa vie au-dessus de tous les plaisirs.

La concorde absolue au sein de la famille est l’œuvre de la mère. La première — quels que soient ses tracas et ses croix — elle doit donner l’exemple de la résignation sereine et digne. Les malheurs domestiques sont allégés des trois quarts si les regards anxieux des petits lisent dans celui de leur mère l’expression d’un courage presque joyeux.

Ses différends avec son époux ne se règlent jamais en présence des enfants. À la table de famille à laquelle elle préside, aucune discussion acrimonieuse n’est tolérée, aucune querelle n’est vidée, et les arrêts de la justice paternelle sont réservés pour d’autres moments que ceux des repas. Ceux-ci sont de véritables agapes familiales où dans les bornes d’une tenue décente tout est gaieté, abandon et liberté d’esprit.

Une mère vraiment sage sait étouffer dans l’œuf ces germes de discorde qui tendent à se faire jour entre les enfants d’une même famille, et dégénèrent si on n’y prend garde en hostilité déclarée.

Il ne faut pas que la susceptibilité existe entre des frères et des sœurs, qui ne se doivent pas ménager les conseils et les avertissements. On est bien heureux dans les grandes familles d’être entouré de critiques bienveillants qui redressent nos petits travers et nous éclairent sur nos défauts.

J’ai toujours plaint les enfants uniques conservant toute leur vie certains ridicules dont personne ne se croit autorisé à les reprendre.

Ne connaissez-vous pas de ces maisons où l’on ne saurait se dire la moindre des choses sur un ton convenable ? Ces gens-là, le plus souvent, s’aiment bien au fond, mais ils semblent tous affectés d’une irritabilité nerveuse qui fait trouver suprêmement agaçant tout ce que les autres disent ou font. À force de se tendre les nerfs ainsi, on arrive à se faire mutuellement une vie d’enfer.

Je reçus un jour l’aveu d’une mère qui allait bientôt mourir. « Mon existence s’est usée, disait-elle, à soutenir et à aiguillonner le courage toujours défaillant d’un hypocondriaque qui était le père de mes enfants, et à épargner à ceux-ci les effets de son humeur atrabilaire ; à chercher enfin, seule, et contre tous, à maintenir dans la maison une atmosphère de calme, sinon de gaieté. J’ai été constamment comme un tampon entre la violence de mon mari et les révoltes de mes enfants, recevant, pour l’amortir, le choc des deux côtés. Je ne regrette rien, ajoutait-elle, car je prévois que mes petits sacrifices porteront leur fruit. »

Le souvenir de cette femme en effet est vénéré par ceux qui lui survivent, et son exemple héroïque reste pour eux un enseignement toujours vivant.

Après avoir pacifié, il reste donc encore à la bonne mère de famille à égayer son intérieur, de manière à y retenir autour d’elle tout son monde — père et enfants. Les plus fières tiennent à honneur de ne point voir grossi par les leurs le nombre des abonnés des Cercles.

Toute leur autorité, jointe à celle du chef de la famille, doit tendre à soustraire leurs fils au fléau social que constituent ces associations ruineuses pour le bien matériel et moral des familles — les clubs.

Car, qu’on me le laisse dire en passant, en dépit de toutes les raisons spécieuses qu’on entasse pour expliquer ou excuser ces Édens masculins, il n’y a qu’une circonstance qui puisse absoudre un homme d’aller au club, c’est qu’il ait une femme vraiment… mais là, vraiment insupportable. D’aucuns disent qu’il y en a. Certains maris sans âme ont bientôt fait de se décerner — en considération des bénéfices — ce certificat commode. Ils appelleront ainsi une femme insupportable celle qui est justement indignée de leur inconduite ; celle dont la santé est mauvaise et, à cause de cela, l’humour un peu mélancolique, etc. Avec un égoïsme inqualifiable, ils fuient la pauvreté, la tristesse de leur foyer et les ennuis domestiques en se réfugiant sous les lambris dorés de leur séjour favori.

Ce sont de telles défections que l’épouse et la mère avisée essaie de prévenir chez les hommes qu’elle est appelée à former.

Ses filles, pour mériter le titre d’anges du foyer, doivent aider de tout le prestige de leurs séductions à y enchaîner leurs frères. Chez chacun d’eux dort plus ou moins profondément un enfant prodigue. L’âme à la fois naïve et avide des jeunes hommes ressemble aux alouettes se prenant si facilement aux pièges qui miroitent. Les ailes que le poète prête aux douces fées du home leur serviront donc à masquer l’éclat du miroir trompeur aux regards trop curieux. Ce charmant apostolat, il faut le répéter, est payé comptant par la joie d’une communion intime entre les membres d’une même famille.

J’entendis l’autre jour deux jeunes garçons, arrêtés à l’angle d’une rue, se demander d’un air perplexe : « Que ferons-nous ce soir  ? »

Je réfléchissais en m’en allant. Ces jeunes gens n’ont donc pas une mère à entourer, à égayer, à distraire après sa journée laborieuse et monotone de maîtresse de maison ? Il n’y a donc pas d’anges à leurs foyer ? Et je me prenais à rêver vaguement d’une jolie espèce d’Armée du Salut composée de sœurs dévouées qui recueilleraient ces âmes en peine, tous les égarés de cette nature, et les ramèneraient doucement — sans tambour — au bercail déserté.

Mais les fils eux-mêmes se figurent-ils qu’ils n’ont pas eux aussi un devoir à remplir ? Sont-ils donc exempts de toute obligation, ces enfants gâtés de la création ?

Sans compter celles imposées par la piété filiale qui les astreint, au même degré que les filles, à consoler, à soutenir, à récompenser par leur reconnaissante sollicitude les parents qui commencent à fléchir sous le poids des années, je vois clairement tout le bien qu’ils peuvent faire en s’associant avec leurs jeunes sœurs pour entreprendre quelque travail, quelque étude de nature à développer l’intelligence de celles-ci.

En les détachant doucement de leurs préoccupations souvent frivoles, en leur inculquant le goût des choses élevées, ils accomplissent une bonne œuvre.

Ils préparent pour quelques-uns de leurs semblables des femmes intelligentes qui seront par le fait d’excellentes mères.

Le prochain peut-être leur revaudra ce bon office, et usera envers ces bienfaiteurs de leur sexe, d’agréables représailles.

Le bien qu’ils auront fait à leurs beaux-frères, la Providence sûrement pourvoira à ce qu’il leur soit rendu au centuple.

Les courtes années pendant lesquelles des enfants, unis par le lien fraternel, vivent sous un toit commun avant de se disperser pour suivre chacun sa voie, peuvent être profitablement utilisées en vue de l’avenir. La sage Providence évidemment a voulu qu’elles servissent de creuset ou de laminoir d’où les individus destinés à vivre en société sortiraient, polis, assouplis, corrigés.

Une habitude funeste que la mère prévoyante combat énergiquement dans le petit groupe qu’elle dirige c’est le relâchement dans les manières et la tenue.

L’égoïsme naturel de l’homme se trahit dans cette tendance à rejeter au milieu des siens toute contrainte, et à prendre ses aises au détriment de ceux qu’il ne croit pas utile de ménager, auprès desquels il sent moins la nécessité de plaire et de se faire valoir.

À qui pourtant la charité aussi bien que l’intérêt commandent-ils de se rendre agréable, si ce n’est aux personnes de son entourage, à celles de qui dépendent après tout la sérénité de notre atmosphère et la tranquillité de notre vie ?

Cet abandon de soi-même, au reste, a de regrettables conséquences. Il habitue à la grossièreté de même qu’il est un grand obstacle à l’aménité des rapports communs. L’harmonie si douce que nous appelions un don divin ne peut régner dans un royaume où chaque individu conquiert son repos par force sur son voisin. Elle est au contraire le fruit de concessions mutuelles et de cette abnégation qu’on devrait pratiquer par calcul sinon par vertu.

Car il est aisé de constater que ceux qui exigent le plus sont ceux à qui on se sent disposé à accorder le moins.

Les égoïstes sont toujours malheureux.