Nos travers/Le p’tit coup

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 40-43).

LE P’TIT COUP

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Parmi les pires ennemis de la femme et du bonheur domestique, le p’tit coup est un des plus redoutables.

Il n’est pas moins despotique que la pipe et a cela de particulier qu’il n’est pas, comme elle, compatible, dans une certaine mesure, avec la paix des familles.

C’est un trouble-fête, un fâcheux ; c’est un mauvais génie, un démon déguisé ; c’est un avilisseur d’intelligences.

J’en suis bien fâchée pour ses bons amis ; mais voilà ce qu’il est.

Sans parler de son rôle brillant dans la confection des ivrognes dont quelques-uns, sans lui et les facilités qu’il offre à leur propension funeste, auraient peut-être heureusement manqué leur vocation, il fait encore sentir sa détestable influence dans mille circonstances de la vie.

Voici, par exemple, un honnête père de famille qui part en tournée le jour de l’an au matin, le cœur allègre dans ses meilleurs habits, pour aller faire ses souhaits aux parents.

Durant la série des visites intimes, c’est une interminable suite de p’tits coups « à la santé, » « à la prospérité, » « au bonheur, » « au mariage, » à mille choses spécieuses, sous maints prétextes qui vous mettent le pauvre homme tout à l’envers, si bien qu’à la fin, il bredouille ses compliments, s’empêtre dans la conversation, ne sait plus s’en aller, oublie qu’on l’attend pour dîner. Quand il part enfin, ses cousins, qui ne le voient pas souvent, se disent entre eux : Ce pauvre Un tel, comme il est bête !

Il rentre chez lui avec un mal de tête enragé, répond avec aigreur à sa femme qui lui représente que tout est refroidi. À table il mange à peine, houspille les enfants, se lève avant le dessert disant que la tête lui ouvre et va se jeter tout habillé sur quelque divan pour y finir sa journée.

Voilà l’œuvre du trouble-fête.

Dans une noce, le brouillon qu’il est, ira son chemin, échauffant toutes les têtes… masculines, mettant dans la sentimentale et poétique gaieté sa note bête, changeant en bacchanale le paisible festin, abrutissant les convives, jusqu’au marié quelquefois qui ajoute aux émotions naturelles de sa jeune femme, l’horreur de se voir emporter pour le redoutable voyage de l’inconnu par une espèce de brute inconsciente.

Ce mauvais génie intervient dans les joyeuses réunions mondaines ou de famille pour tout gâter et renvoyer chez elle, avec un maniaque dont la vue fait mal, une épouse humiliée.

Ces accidents dont on plaisante entre hommes et qu’en rapportant à un camarade on appelle une « bonne histoire », sont trop souvent des catastrophes intimes.

Ce n’est pas parce qu’un individu est d’une irréprochable sobriété que sa compagne trouvera d’une gaieté folle de l’avoir vu une fois, en état d’ébriété. Au contraire, manquant d’accoutumance et de la philosophie que possèdent d’ordinaire les malheureuses dont le sort est lié à un ivrogne, elle aura plus de peine à oublier. Et le spectre hideux qui aura tout à coup surgi dans la quiétude de sa vie d’épouse, la hantera toujours, laissera en elle un souvenir mélancolique, un scepticisme cruel et comme un deuil incurable de sa belle confiance envolée.

Que penser des gens qui, paraît-il, trouvent absolument désopilant de conspirer pour enivrer malgré lui et à son insu, un de leurs amis ayant une réputation d’impeccabilité !… qui le renvoient ainsi chez lui, en se tordant de rire à l’idée de l’effet que produira ce tour délicieux — ce jeu de zoulou pervers.

Le p’tit coup, c’est le fâcheux qui vous fait par douzaines de ces amis encombrants, de ces parasites qui s’attachent à vos pas quand vous avez la réputation de payer la traite, pour parler l’argot du métier.

C’est le démon familier qui préside à toute solennité, met le sceau aux affaires graves qu’on transige et a droit de cité dans les conseils des nations.

Pas un succès qui ne soit couronné de ce complément nécessaire. Pas un édifice public qui ne soit doublé d’une buvette.

Un député remporte-t-il un triomphe oratoire, vite, il faut à sa victoire la sanction du p’tit coup. Toute autre récompense lui paraît d’un platonisme intolérable.

Au palais, l’habileté a-t-elle triomphé de la justice ou ce tour de force si commun qu’on appelle gagner sa cause, est-il seulement en bonne voie de réussir, reçoit-on une délégation, est-on vainqueur dans une lutte électorale ou même vaincu, renverse-t-on un ministère, fouette-t-on un chat, mais apportez donc les verres !

Et le malicieux lutin, le perfide p’tit coup, qui a partout ses grandes et ses petites entrées, se complaît à embrouiller les cartes des stratégistes les plus retors, quand il n’endort pas en pleine pose de dignité les sénateurs graves et compassés.

S’il se contentait encore de priver la patrie du concours de personnages si éminemment utiles ! Mais le pis est qu’il finit par prendre tout à fait pied chez ses victimes, par mettre un peu de son poison dans tous leurs actes, par rapetisser tout en elles et les asservir despotiquement à son joug, à l’obsession de cette idée fixe : Prendre un coup.

Ces forçats du gin-cock-tail, ces gosiers des Danaïdes se reconnaissent de loin, se cherchent et s’appellent dans la rue.

— Viens-tu prendre qué’qu’chose ? prononcent-ils tous à la fois dès qu’ils sont à portée de s’entendre.

Et cette façon elliptique de parler ne vient que de l’impatience fiévreuse qu’éprouvent leur langue et leur palais de savourer le fameux nectar.

À vous dire vrai j’ai voué au p’tit coup une invincible vendetta depuis cette fois où je vis un homme d’État devenir la risée d’un salon par sa faute.

Ce monsieur, vous dis-je, fut pendant une demi-heure, le jouet d’une jeune fille qui se plaisait à le faire sauter comme un polichinelle, besogne à laquelle il s’évertuait bravement (il n’avait pas le vin folâtre) tout en suant à grosses gouttes et sans s’apercevoir que les autres danseurs s’interrompaient pour s’amuser de ses cabrioles.

C’était un tableau tragico-comique. Quand le héros de cette ridicule aventure reprit l’usage de ses facultés, il pleura de rage.

Je suppose qu’entre la cause de son incartade et lui, il s’en suivit une brouille éternelle, et que jamais plus ses lèvres n’approchèrent de la coupe maudite.

Je dis je suppose… C’est que je ne connais rien de moins rancunier qu’un gosier sec.

Maintenant, voilà le cas du p’tit coup réglé. Il ne reste plus qu’une chose à faire — pour me servir de la formule des initiés : Allons mouiller ça !