Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Vous mentez, vous êtes veuf !…

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Abel Ledoux (1p. 309-328).


XVII.

VOUS MENTEZ, VOUS ÊTES VEUF !…


La tempête qui s’éleva sur Marseille, en 1509, fête de la Nativité, et dura cinquante-huit jours, restera à jamais mémorable. Tous les effrayans caractères de ce phénomène céleste se représentèrent sur la ville d’Arles, au milieu de la nuit du 22 août 1525. En 1509, la mer étoit montée aux murs du monastère de Saint-Sauveur ; en 1525, le Rhône grossi par la mer, tourmentée elle-même dans ses abîmes et rejetant ses lames monstrueuses dans les eaux du fleuve, le Rhône couvrit l’île de la Camargue, déborda les grèves d’Arles, et sur les tombeaux païens de l’ancien champ du repos, aujourd’hui Éliscamp, roula des monceaux de sable et d’énormes galets ; la pluie tomboit par torrens, puis des glaçons effilés comme des lances, dans le temps même où la foudre, crevant l’épaisseur des nuages, s’élançoit en flamme tournoyante, et de minute en minute, sur les habitations déjà ébranlées par les cascades des eaux, par d’épouvantables coups de vent, et battues en brèche par les glaces.

Pendant la journée qui précéda cette nuit désastreuse, l’atmosphère, lourde et chargée de miasmes étranges, agrava les influences pestilentielles ; les rues, obstruées par le défilé des civières, n’offrirent, sur tous les points de la ville, que l’horrible spectacle des morts portés par des mourans. Nostredame, hardi visiteur de cette cité infortunée, éprouva mille peines pour pénétrer près de la ruine du palais de Constantin, travesti par l’ignoble surnom de la Trouille. Près de cette ruine, étoit la maison du greffier au bailliage.

— Pourquoi ce drap rouge recouvre-t-il cette porte ? » demanda Michel à un vieux prêtre qui marchoit lentement, psalmodiant à demi-voix, et tenant à deux mains un ciboire, comme si c’eût été le saint-sacrement, pendant la solennité de la procession. Le ciboire étoit plein d’hosties, et le prêtre alloit par la ville, distribuant çà et là, le corps du Christ aux pestiférés, qui, trop tôt saisis par la mort, n’avoient pas le temps de le prier.

— Ce drap rouge a été accroché là par la prévôté, répondit le prêtre ; car, c’est de cette maison que la peste nous est venue.

— De la maison du greffier, mon père ?

— Et le greffier est mort ce matin.

— Mais sa nièce ?…

— De qui nous est venu le fléau, mon fils… La charité n’a pas été jusqu’à s’enquérir, si la première pestiférée de notre ville, meurt ou vit… Sa maison est proscrite…

Michel fit un pas en avant et saisit le drap.

— Que faites-vous, jeune homme, ne touchez à ce suaire rouge ! la mort est derrière.

— Et les devoirs de mon état, mon père, m’appellent dans tous les lieux où s’arrêtent la pestilence et la mort.

Cette réponse faite, Nostredame disparut derrière la tenture funeste qui vouoit aux flammes la maison de l’oncle de Laure. Peu d’instans après, il ressortit ; son regard inquiet témoignoit qu’il n’avoit point rencontré l’objet de sa recherche ; plusieurs heures il le poursuivit, mais vainement. À la chute du jour, accablé par tous les genres de fatigue, il erroit, découragé, non loin des arènes. Une brise du sud vint à soulever la pesanteur de l’air, de larges gouttes d’eau tombèrent, il entra dans l’amphithéâtre, et les tourbillons, indices de l’ouragan, commençant à se former, il chercha un abri contre la tempête qu’il prévoyoit sous les voûtes même du cirque.

Là, assis à l’entrée de l’un des cintres, il réfléchit amèrement sur le concours de malheurs qu’entraîne après soi la moindre des foiblesses. Cherchant à se retrouver dans le dédale d’incidens, de chagrins, d’espérances, de projets, de contretemps, d’actions hasardées où l’avoit précipité l’indéfinissable influence de Laure de la Viloutrelle, il ne se retrouva pas. Sa vie nouvelle si tiraillée, si hasardeuse, si complexe, n’avoit plus rien de sa nature primitive ; nature si simple, si vraie, si dégagée de ces passions éphémères que suscitent l’avidité des vains plaisirs, dont les lendemains sont toujours marqués par des regrets ou des remords. Michel de Nostredame, organisé pour une sorte de puissance intellectuelle qui veut la solitude, la méditation, le calme, et doué d’un tempérament enclin à des habitudes paisibles et réglées, se reconnut avec terreur si loin de lui-même. Il vint à compter les jours, les mois perdus dans des agitations si peu conformes à sa nature réelle, perdus pour la science, pour l’avenir ! Et ce mot d’avenir, traversant son esprit, l’émut profondément ; l’idée, que de tout temps, il avoit fait naître en lui, avoit une valeur toute particulière. Ce n’étoit pas seulement son avenir à Nostredame, qui préoccupoit alors toutes ses facultés, c’était un avenir plus vaste, plus imposant que celui d’une individualité, c’étoit le grand avenir, l’avenir de tous, un avenir de postérité, et surchargé toutefois d’une foule de petits détails humains, que s’appliquoit à poursuivre sa pénétrante curiosité.

Lorsque l’énergique souvenir de ce mot avenir, vint prendre place dans ses réflexions mélancoliques, il bondit sur la terre humide qui lui servoit de siége, il tourna vivement la tête à droite et à gauche ; à droite, le chaos de l’ombre des voûtes éteignit son regard ; à gauche, un éclair blanc brûla sa vue.

— Flamme symbolique, — dit-il, animé par l’électricité qui rouloit dans l’atmosphère, — tu me représentes ce que cherche mon intelligence !… Mais, que fais-je ici ?… Pourquoi me trouvai-je en ce lieu, à cette heure, et pendant cet orage ?… Quelles sont ces pierres qui me servent d’appui ?… Oh ! Michel de Nostredame, enfant perdu, — abandonné de toi-même, — imbécile transfuge du sanctuaire paisible de tes études ; où des tigres ont rugi, tu t’assieds ! Sur ces pierres, que leur langue sanglante a léchées, tu te reposes !… Michel, es-tu devenu fou ? Que viens-tu faire ici ! qui cherches-tu ?… Une folle, une mégère !… et ta femme, ma femme ! oh ! mon Dieu ! ma femme, je suis marié !… je ne m’appartiens plus ! quelle chimère insensée m’a fait quitter le toit de mes amis ?… Anice, suave et docile créature, tu m’attends !… La fibre de Nostredame s’amollit, ses yeux s’humectèrent peu à peu ; ses idées devinrent moins nettes, l’humidité pénétra son corps, la voix du tonnerre grandissant, imposa silence à sa voix ; il s’affaissa,… veilla une heure encore dans cet état de torpeur,… et s’endormit.

La tempête éclata dans toute sa force, dans toute son horreur ; foudre, pluie, glace, eau et feu ébranloient, inondoient, brûloient la ville ; les populations arrachées de leurs demeures par l’incendie ou l’inondation, frappées mortellement au-dehors par la violence des glaçons, poussoient dans les airs de lamentables cris. Peu s’en falloit qu’il n’y eût alliance entre le Rhône débordé et les nuées noires et immenses abaissées sur la ville, au point de submerger le faîte de la vieille cathédrale ; aussi chaque coup de tonnerre ébranlant la terre dans ses profondeurs, il sembloit qu’un autre tonnerre souterrain, volcan mugissant, prêt à paroître, répondît à celui du ciel.

Michel de Nostredame ne s’oublia pas long-temps dans le sommeil magnétique qui l’avoit saisi ; un effroyable craquement le fit tressaillir, il ouvrit les yeux, une lueur assez vive l’éblouit, il crut à un éclair, ferma ses paupières, les rouvrit ; la même lueur. Il se dressa, assura son regard… une lanterne étoit approchée très-près de son visage, et la main qui la tenoit en faisoit jouer la clarté sur chacun de ses traits.

— Lui ! cria une voix de femme, lui ! Nostredame !… Dieu ! mon Dieu ! tue-moi maintenant, je l’ai revu, c’est lui, c’est Nostredame.

— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? demanda Michel tout étourdi.

— Te voir ! te voir, et tombant à genoux près de lui, encore assis, Laure de la Viloutrelle dans un désordre effrayant se fit reconnaître à l’époux d’Anice.

Laure ! vous, pauvre Laure ! vous ici ! s’écria Michel, en cherchant à se relever.

La jeune femme lui mit vivement la main sur l’avant-bras, et le retint.

— Reste-là, lui dit-elle avec autorité, — reste-là, que je te regarde, que je te regarde encore ! ne mets pas entre toi et moi la différence de nos tailles… tête, contre tête… c’est toi ! c’est toi ! te voilà enfin !

— Venu pour vous seule en ce pays, pauvre Laure ! venu pour vous sauver de la pestilence dont on vous disait atteinte…

— Je suis guérie… je ne sais quel besoin de malheur m’a conservé la vie. Seule, sans secours, par l’unique volonté de mon amour pour Nostredame, j’ai chassé le mal et j’existe, tandis que dans cette ville tout le monde meurt !

— Oh ! ce n’est point un rêve ! — s’écria Michel, doutant encore de la réalité de cette apparition, — c’est bien vous, mademoiselle de la Viloutrelle ?

— C’est bien moi ! — dit Laure en souriant amèrement. — Jours comptés, je devois retrouver Élie Déé ce soir dans ces galeries ; je l’ai appelé, attendu en vain ; la tempête me retenoit ici prisonnière ; pourtant, j’ai voulu m’approcher des issues, préférant les bruits de la terre, à ce bruit des enfers qui se fait là bas, au fond de ces souterrains ; et ma lanterne a projeté sa clarté sur le corps d’un homme… mais à mon tour, n’est-ce point un songe, Nostredame, est-ce bien toi ?… par quel inconcevable hasard !… Élie Déé t’a donc conduit ici ?

— Non, le hasard seul, répondit Michel, qui commençoit à craindre que la raison de Laure ne fût égarée. Il se leva, souleva d’un bras la jeune fille toujours à genoux, de l’autre main prit la lanterne, et en éclaira le visage de la descendante des Almida… Sa peau brune avoit pris la froide blancheur du marbre, sa ravissante figure étoit bien maigrie, ses yeux n’en paroissoient que plus grands, et de leurs chaudes prunelles s’échappoient de brûlantes étincelles ; sa robe mal ajustée, sans gorgerette, laissoit à découvert ses épaules et sa poitrine ; une partie de ses longs cheveux noirs, détachée du réseau de soie qui couvrait sa tête, voiloit à peine ses seins, que son oublieuse préoccupation ne prenoit pas le soin de cacher.

« Pauvre Laure ! — dit Michel, intimidé par la nudité de cette jeune femme.

— Bon Michel de Nostredame, » répliqua Laure avec attendrissement. — Tu as eu pitié de moi, tu as compris qu’une cruauté si longue devenoit un crime ! qu’un amour aussi vrai que le mien méritoit mieux que l’abandon et le mépris !… ta petite chambre dans ma maison de Montpellier, — la niche de saint Pierre sur la montagne, — nous reverrons cela ensemble… et les vers de Pétrarque tu me les rediras ; je t’écoutois avec bonheur, je t’écouterai plus heureuse encore !… car j’ai cru t’avoir perdu ! savant et généreux Nostredame, à tout instant du jour, je m’agenouillerai devant tes nobles pensées ; je ferai silence à tes côtés, pour ne point troubler tes travaux, tes méditations : mais, moi à tes côtés, car cette puissance d’amour que Dieu m’a infligée, tournera, tu le verras, au profit de ta gloire ; elle échauffera ta belle intelligence, elle ajoutera à ses œuvres des expressions qu’il n’est donné qu’à la femme aimante de sentir et de communiquer… ma passion t’effrayoit ?… tu avois peur de tant d’amour ?… cependant, tu me reviens !… dis-moi que c’est à la suite d’un rêve où je t’apparoissois mourante, que tu t’es mis en marche pour Arles ; dis-moi que le seul souvenir de la pauvre Laure a plus fait que l’éloquence de l’impur Élie Déé !…

— Cet homme, en effet, m’a parlé ; il a réclamé pour vous mes secours.

— Et toi, que je n’espérois plus revoir, tu es venu aussitôt !… car tu t’es rappelé tes paroles : mille fois le serment de t’aimer et de t’entraîner dans ma tombe, eh bien ! oui, la tombe aussi nous réunira, nous ne nous quitterons plus… Michel, je t’appartiens, je suis à toi !… la douleur que tu m’as causée me rend ta possession plus désirable et plus chère… tous les autels seront bons pour nous unir, — tous les lieux me seront bons pour jouir du bonheur enivrant de tes caresses… » En prononçant ces délirantes paroles, Laure de la Viloutrelle laissoit fléchir son corps sur le bras de Nostredame, elle inclinoit sa tête sur sa poitrine, et de ses yeux ardens quêtoit un regard d’amour qui répondît à son amour.

Michel eut de la honte pour cette femme qui n’en avoit pas ; il éloigna doucement le corps charmant qui s’abandonnoit à sa volonté, et d’une voix grave :

— Laure de la Viloutrelle, lorsque Dieu parle si haut, les hommes doivent se taire et le prier.

— J’obéis, » et, tombant sous le charme de ces paroles austères, elle se trouva à genoux les mains jointes.

L’époux d’Anice éprouvoit une angoisse impossible à décrire ; il avoit peine à se persuader que Laure n’étoit pas devenue folle, par suite de sa maladie, ou de la mort de son oncle ; et, tandis que le fracas de la tempête, les cris partis de la ville retentissoient à ses oreilles, il contemploit avec une sorte de terreur cette belle créature, trop passionnée pour s’occuper d’un danger qui n’intéresseroit pas son amour.

« Pour qui prierons-nous ? » demanda mademoiselle de la Viloutrelle avec résignation.

— Pour les morts, » répondit-il.

— Pour les morts ! — s’écria-t-elle en se relevant rapidement, et se rapprochant de Michel. Oui, vous avez raison, pour les morts… car votre présence ici me dit qu’innocente d’un crime, je n’ai pas à craindre d’évoquer une ombre furieuse.

— Que voulez-vous dire ?

— Sans doute, — vous ne comprenez pas, vous, ce que pouvoit faire la vengeance de la jalousie… et les saints n’ont pas permis que vous missiez cette vengeance à l’épreuve, ils vous ont ramené vers moi !…

— Je cherche à vous comprendre, Laure…

— Cette nouvelle de votre mariage me tuoit, voyez-vous ?…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien ! vous ne devinez pas que la pauvre Laure, plutôt que de vous perdre à jamais, avoit dit au Juif Élie Déé : « Pars pour Agen, et je t’abandonne tout ce qui peut m’appartenir par droit de successions passées et à venir ;… pars, va trouver Nostredame, dis-lui qu’il ne parjure pas ses sermens, qu’il n’assassine pas une pauvre fille qui lui a donné sa foi…

— Eh ! bien ?… » répéta Michel avec anxiété.

— Eh ! bien ! vous ne comprenez pas que Nostredame, insensible, Élie Déé, pour prix de mes deux successions, n’avoit qu’un crime à commettre.

— Un crime, juste ciel !

— Qui ne sera point commis,… car vous êtes là, mon Nostredame, là, près de moi… qui, grâce à vous, suis encore innocente… vous êtes là, et n’êtes point le mari d’une autre femme !

— Quel mystère affreux me faites-vous donc entrevoir,… mademoiselle !… mais je suis marié !

— Marié ! cria Laure d’une voix perçante, en saisissant le bras de Michel ; — marié ! vous êtes marié ! marié à la pupille d’un sire de Beauvoisin ? est-ce bien vrai, ce que vous venez de dire là ?

— Pourquoi le cacherois-je ?

— Vous êtes ici, je vous vois, je presse votre main, et vous êtes marié !

— Pauvre Laure, écoutez-moi.

— Tais-toi, misérable !… tais-toi ! tu vas mentir !… dût cette femme m’apparoître et se rouler sous mes yeux, brisée par la souffrance ; oui, prions pour les morts !… j’ai pitié d’elle, maintenant !… vous êtes marié, messire de Nostredame ?… vous mentez, vous êtes veuf.

— Horreur et damnation sur vous ! s’écria Nostredame égaré, — qu’avez-vous dit là ?

— Vous êtes veuf, vous dis-je !

— Veuf !… Oh ! mais votre raison se perd !… ce que vous dites n’est pas possible ! veuf ! Anice seroit morte !…

— Oui, misérable, oui, ton Anice est morte, si Élie Déé vit encore !

— Grâce ! foible femme, grâce,… tue-moi ! » cria Nostredame, terrassé par cette révélation. — Tue-moi, plutôt que de me laisser croire à un tel crime !

— Te tuer ! te perdre… je veux vivre, il faut que tu vives encore !… veuf d’Anice, il te reste le pouvoir d’être l’époux de Laure de la Viloutrelle.

— Ah ! monstre ! cria Michel en dégageant son bras de la main de Laure par une telle secousse qu’elle chancela, et tomba. Lui, s’élança dans l’arène, chassé des galeries par un affreux vertige ; il n’arrêta sa course périlleuse sous les cataractes du ciel, et les feux de l’orage, que pour aller s’abattre sous le porche de la cathédrale, dont l’horloge, balancée par l’ouragan, jetoit des tintemens inégaux qui ressembloient à de longs cris d’alarmes.