Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Le Sachet

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Abel Ledoux (1p. 291-307).


XVI.

LE SACHET.


La poésie des fontaines a d’autant plus de charmes, qu’elle consacre un culte. Mythologique, druidique ou chrétien, ce culte avec ses superstitions, ses rites, ses influences, anime les paysages, et donne aux populations ignorantes des hameaux jetés au hasard dans les solitudes, des remèdes à leurs souffrances qui, fussent-ils imaginaires, les consolent et leur rappellent mieux que le passage du prône et la voix du clocher, que la providence est partout.

Pour suppléer à l’absence des secours réels, la pensée fondatrice du culte des fontaines leur attribua des vertus diverses. Dans un coin perdu du Finistère, sur le versant gauche de la route de Douarnenez à Pont-Croix, non loin d’un vieux manoir dominé par les vastes rameaux de chênes séculaires, et un peu en avant du petit hameau de Kérineck, il existe, au milieu d’une prairie encadrée par des saules, une fontaine ornée d’une niche, sous laquelle repose, depuis bien long-temps, une statue de la vierge Marie. L’image de la femme chrétienne divinisée, garantit à l’eau du petit bassin, sur laquelle elle projète son ombre, le pouvoir de donner la fécondité aux épouses, du lait aux jeunes mères, des yeux aux aveugles, des jambes aux paralytiques, et de la fraîcheur à la vieillesse.

Nous nous sommes arrêtés dans cette prairie, sur le bord de cette fontaine de Kérineck ; et, dans le temps même nous rendions hommage à la femme élue, pour le bien qu’elle avoit fait, nous avons remarqué, allant et venant, toujours pieuses, mais non guéries, les infirmités dont la source intarissable auroit dû dissiper la pénible trace. Qu’importe ! le corps souffre, mais l’imagination est consolée : elle espère !

Saint Caprais, ermite et évêque, créateur de la source, dont l’eau guérissoit de la goutte, avoit aussi voulu, le saint homme, que la jeunesse et l’enfance lui dussent des actions de grâces ; plus d’une jeune fille, veille de ses noces, avoit gravi mystérieusement la montagne ; et avoit bu à grands traits l’eau douce et limpide de la fontaine miraculeuse.

Ce qui n’avoit été d’abord que le résultat d’une superstition tout intime, devint un usage qu’observèrent les jeunes filles à l’égard des nouvelles épouses, avec une ingénuité qui ne permettoit pas même à la pudeur inquiète de colorer leur front.

Lorsqu’une Agénoise avoit déposé, devant l’autel du mariage, la couronne virginale, ses compagnes se réunissoient le lendemain matin, se rendoient processionnellement, parées de voiles blancs, au mont Pompéïan ; un petit vase, consacré par un prêtre, étoit rempli de l’eau de la source sainte ; et la nouvelle mariée, à son lever, voyoit des vierges lui offrir un breuvage qui devoit ajouter aux plaisirs de l’amour les honneurs de la fécondité.

Les étranges instances d’Élie Déé, pour décider Nostredame à ne point user de ses droits d’époux, avant que d’avoir sauvé de la mort Laure de la Viloutrelle, étoient parvenues à fasciner l’esprit du jeune docteur ; il suffisoit que le juif eût empreint ses paroles du caractère mystique de la divination, pour qu’elles eussent triomphé d’une excessive répugnance, le souvenir même de la bague d’Ochosias n’avoit plus eu assez de force pour arrêter l’élan généreux de Nostredame.

Le lendemain, un peu après le lever du soleil, le groupe des jeunes filles de la confrérie de la Vierge, descendoit le mont Pompéïan, en chantant en chœur une vieille ballade faite en l’honneur de saint Caprais, lorsqu’un vieillard se traînant, comme s’il eût fait de douloureux efforts pour gravir la montagne, chancela, et roula dans sa chûte sur les cailloux du chemin. Au cri de détresse qu’il poussa, les chants cessèrent. Les compagnes d’Anice Mollard s’empressèrent autour du malheureux infirme, le relevèrent, lui offrirent de le ramener dans la ville.

— Oh ! non ; mais là-haut, répondit-il d’une voix brisée. — Là-haut, près de la source…, je vais mourir si je ne bois de l’eau de saint Caprais !

— De l’eau de saint Caprais ! — dit une des jeunes filles. — Hélas ! bon vieillard, vous paroissez être saisi d’un mal contre lequel l’eau de la source a peu de pouvoir.

— Garde tes doutes pour un autre âge, enfant, et ne refuse pas à mes vieux ans le secours que j’implore, afin de retarder l’agonie prête à me saisir !… Oh ! je vous en supplie, vous toutes, ne vous éloignez pas de ma vieillesse, vous, si fraîches, si jeunes ! Je vous en supplie ; faites que je vive quelques jours encore… J’ai besoin de vivre quelques jours… Aujourd’hui, j’ai trop peur de la mort !… De l’eau de saint Caprais, ou j’expire à cette place !… Et, s’affaissant de nouveau, en même temps qu’il élevoit sa tête livide, comme pour aspirer l’air et la vie qui sembloient lui échapper ; il épouvanta le groupe des vierges qui se recula involontairement.

— L’une de nous va retourner à la fontaine, car l’eau contenue dans cette cruche, de Bernard Palissi, a été puisée à l’intention d’une nouvelle mariée ; nous avons récité sur elle la prière des épousailles…

— Vous portez, enfant, de l’eau de la fontaine qui doit donner de la fécondité à une jeune épouse… Une goutte de cette eau, une seule goutte pour en humecter mes lèvres desséchées ! Que le vieillard se ranime à ce breuvage bienfaisant… Voyez, mes yeux s’éteignent, ma voix est étouffée par le frisson de l’agonie, mes membres se roidissent… Oh ! à boire, à boire, donnez cette cruche ; à peine ma bouche en touchera-t-elle les bords… Et comme vous aurez fait une bonne œuvre, l’eau de saint Caprais en aura plus de vertu ; la nouvelle mariée en ressentira mieux l’influence bienfaisante.

Les jeunes filles se regardèrent : toutes essuyoient leurs yeux humectés de larmes ; une d’elles cependant, c’étoit Laurette, la fille du premier marguiller de la cathédrale, hésitoit, malgré son émotion, à confier au vieillard la cruche qu’elle tenoit.

— Vous n’êtes point un sorcier, n’est-il pas vrai ?… Ce n’est point un sort que vous voulez jeter sur l’eau que doit boire Anice, la femme du savant Nostredame ?… Regardez le ciel, et dites-moi bien que vous n’avez ni malice, ni haine contre notre belle compagne : dites-moi que vous n’êtes point sorcier. »

Le vieillard leva vers le ciel ses yeux vitrés, laissa échapper un rire épileptique, étendit ses mains vers la cruche, Laurette la lui abandonna. Ce que fit le souffreteux, en même temps qu’il approcha le vase de sa bouche, la langue écrite le rendroit mal ; l’arrangement obligé des mots ne pourroit que formuler lentement un incident qui s’accomplit avec la promptitude de la pensée, au point d’échapper aux regards qui devoient en être témoins. Les dents du moribond claquèrent, mais cette agitation convulsive étoit l’effet de sa volonté, car un petit sachet de soie fut crevé par la pression, et avec une adresse inconcevable, une audace sans exemple, le vieillard, après avoir bu, souffla dans la cruche une poudre blanche que l’eau fit à l’instant dissoudre.

— Merci, jeunes filles, — dit-il ensuite avec une sérénité qui pouvoit faire croire à un miracle. — Merci, belles sulamites…, la main de Dieu s’étendant sur vos têtes charmantes, les conservera fraîches et pures, par-delà même le temps du jeune âge… Ce secours, accordé à un moribond, sera compté au ciel qui rémunère tous les bienfaits inspirés par le cœur… Elle s’avancera belle jusqu’à sa tombe, celle à qui vous destinez cette eau.

Laurette et ses compagnes, voyant le vieillard ranimer sa voix et son regard, se lever et marcher, se signèrent ; et toutes reprenant le chant de la ballade, continuèrent leur route vers la ville.

— Vous portez la vie ! demain vous porterez la mort ! — s’écria le souffreteux avec une joie cruelle ; puis il rejeta de sa bouche le lambeau de soie du sachet, s’essuya soigneusement ses livides gencives. — Ai-je assez fait pour toi, Laure de la Viloutrelle ? amoureuse et terrible femme ; ai-je mérité les pierreries promises à mon dévouement ?… Chantez, chantez, jeunes filles, aujourd’hui la ballade ; demain, le psaume funèbre !

Rajustant les plis de sa longue robe noire, Élie Déé, par un chemin mal frayé, rentra dans la ville.

Anice Mollard, à genoux dans un petit oratoire, voisin de sa chambre, prioit en pleurant, au moment où Antoine Minard lui annonça la visite de la confrérie de la Vierge. Elle sourit tristement, et lorsque Laurette lui présenta le vase, elle laissa voir un embarras dont la cause réelle ne pouvoit être pénétrée.

— Au nom de madame la Vierge, mère de Jésus, s’écria le joyeux Minard, buvez cette eau, belle cousine, elle donne la fécondité aux épouses ; s’il peut en résulter quelques petits désirs d’amour, laissez-en, ne fût-ce qu’une goutte, à cette jolie bouche que voyez là, si timide devant vous.

— Est-il vrai, dit Anice à Laurette, qu’un peu de cette eau porteroit le contentement et l’espoir en votre cœur ?

— Oh ! non, dame de Nostredame, le jour n’est pas venu pour moi ; et votre beau cousin ne peut me vouloir en l’ame des désirs d’amour, n’ayant point d’amoureux.

— Si quelque rossignol, égaré sur nos toits, entendoit ceci, belle enfant, dit Minard, peut-être démentiroit-il si prude et si ingrate parole.

— Il faut donc boire ? demanda Anice.

— Oui, dirent toutes les jeunes filles.

— Laurette, — reprit l’écolier avec sa vivacité habituelle, — je vous choisis pour marraine.

— Et d’abord, répliqua Anice, prions Dieu qu’il nous renvoie sain et sauf de la ville d’Arles, où est la peste, le noble Michel de Nostredame.

— Buvez donc, belle cousine, au retour de l’époux et à sa postérité.

Anice leva le vase d’une main tremblante, l’approcha de ses lèvres, et but tout d’un trait l’eau de la source de saint Caprais, empoisonnée par le misérable Élie Déé. Après avoir satisfait à l’usage, elle distribua aux jeunes filles des jouets, des ouvrages à l’aiguille, et des verroteries qui avoient occupé ses premiers loisirs.

— Que chacune de vous, dit-elle ensuite, boive bientôt comme je viens de le faire, au bonheur de son époux.

— Q’avez-vous ? — s’écria Laurette, vous pâlissez.

— Cousine, souffrez-vous ? vos lèvres deviennent bleues !

— Je souffre… là. Sa main se porta à sa gorge et à sa poitrine.

— Sainte vierge, dit en pleurant une jeune fille, ses beaux yeux s’égarent.

— Je n’y vois plus, murmura Anice en tombant sur ses genoux.

— Scaliger ! maître César Scaliger ! cria Antoine Minard, en se précipitant vers la porte. — Venez vite.

— Ah ! fit Anice en se tordant sur elle-même.

— D’où vient cette eau ? — demanda César Scaliger, accouru aux cris de l’écolier.

— De la source du mont Pompéïan, répondit Laurette épouvantée… Mais le vieillard ! — ajouta-t-elle avec angoisse, — le vieillard, il paroissoit bien méchant ; il nous fit peur à toutes, autant par son mal que par sa laideur…

— Éteignez ce feu qui me brûle ! cria Anice, en frappant sa poitrine ; et ces jeunes filles qui s’étoient présentées à elle, la joie au front, un malin sourire sur les lèvres, en ce moment, mornes de stupeur et pleurant, la transportaient sur son lit encore virginal, où, à la place des plaisirs de l’amour, elle avoit à subir la torture de la mort par le poison.

M. de Beauvoisin, Antoine Minard, Laurette, choisie par ses compagnes pour offrir l’eau consacrée, laissoient éclater le plus violent désespoir, tandis que Scaliger, épiant le progrès de l’inévitable mortalité, fermoit, par la pensée, le livre de sa science, assuré qu’il étoit que la rapide violence du venin rendoit l’art impuissant : en effet, la décomposition du sang se manifesta bientôt, les extrémités refroidirent, la pauvre victime de la plus atroce vengeance eut un court instant de repos ; ses membres, contractés par les convulsions, se détendirent ; ses pupilles égarées dans les cavités de ses yeux, reparurent, et lancèrent autour d’elle les derniers feux d’une ame prête à quitter cette vie. Anice souleva sa tête.

— Chaste confrérie de la Vierge, — dit-elle d’une voix pleine de tendresse et d’onction, — recueillez-moi, ceignez mon front de la blanche couronne que je portois le matin de mes noces ; conduisez vous-même mon corps au cimetière, vous le pouvez, vous le devez ; je meurs aussi pure que je l’étois le jour de mon baptême… Sire de Beauvoisin, mon tuteur, mon second père, n’écrivez sur ma tombe que ce nom : Anice Mollard… Oh ! me laissera-t-on mourir si jeune !… J’étouffe, je brûle !… Ah ! ah !… Nostredame !…

Elle poussa un cri perçant, se tordit sur son lit,… et, dans l’effort d’un second cri, elle mourut.

De tout ce monde qui l’entouroit, pas un, si ce n’est Scaliger, qui ne la crût encore vivante, malgré l’effrayante macération des chairs de son visage. Il sembloit impossible que si peu de temps pût suffire à la mort pour détruire un être si jeune ; et le détruire sans avertissement, sans retard, sans merci, tout de suite, — dans l’intervalle d’une pensée à une autre. Le coup étoit poignant pour l’assistance. Laurette fut la première à obéir au vœu de la morte, elle s’étoit agenouillée, elle se leva ; le voile de lin qui avoit complété la toilette de noces, étoit suspendu près de l’alcôve, elle le prit, l’étendit sur le corps d’Anice ; et elle, ordinairement si enjouée, si prompte à donner la première note de la ballade et de la joyeuse ariette, elle entonna, en sanglotant, le premier verset du De profundis. Antoine Minard, l’habituel écho de sa voix charmante, n’y répondit pas ; mais à travers ses pleurs bruyans, il fit entendre ces paroles : — Que va dire Nostredame !