Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/Ces moines du XIIe siècle !…

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Abel Ledoux (2p. 53-74).


IV.

CES MOINES DU XIIE SIÈCLE !…


Après le vol des épargnes de Zacharie, Élie Déé avoit osé aller à Arles ; — Laure de la Viloutrelle en étoit partie. De là, il avoit dirigé sa fuite vers Marseille, avoit poussé jusqu’à Nice, où il s’étoit embarqué pour l’Espagne. Pendant vingt-deux ans sa vie nomade, résistant à tous les chocs, à tous les orages, à toutes les plaies, à toutes les fatigues, se soutint par deux idées, la recherche de la nièce du greffier au baillage d’Arles, — qui lui ravissoit les titres des deux successions promis pour solde de ses crimes officieux ; — la recherche de cet introuvable trésor, dont la promesse étoit écrite au front de sa visible étoile.

Élie Déé avoit, avant le temps, porté l’empreinte de la vieillesse ; vingt-deux ans de plus s’étoient accumulés sur son corps ; vingt-deux ans qui complétoient sa quatre-vingt-sixième année ! Son corps étoit bien incliné, bien maigre, — sa barbe bien blanche, — ses jambes bien frêles, ses mains bien tremblantes, privées de toute substance, et laissant voir la difformité de leur charpente osseuse ; mais cet inconcevable vieillard, prédestiné pour l’opulence et toujours pauvre, pendu, jeté sur un bûcher, attaqué par la peste et toujours vainqueur de la mort, jusqu’à l’accomplissement de son idée fixe, avoit conservé dans ses yeux le sentiment de sa funeste énergie ; sa voix même, chevrotante et cassée, vibroit encore sur des cordes pleines et fortes, lorsqu’elle étoit inspirée par la passion dominante du juif.

Depuis cinq semaines seulement il étoit à Venise, où Laure de la Viloutrelle résidoit depuis cinq ans, mais où, depuis cinq semaines aussi, elle étoit de retour, après une absence, amenant avec elle Clarence de Nostredame.

La jeune fille avoit été confiée à une Rosalina Mavredi, veuve, après avoir été dotée par un des neuf procurateurs par mérites de Saint-Marc. Rosalina Mavredi, arrivée sur le retour de l’âge, conservoit les prétentions d’une vie amoureuse et déréglée. Les plaisirs du monde et les événemens scandaleux exerçoient un droit de souvenir sur ses pensées aventureuses. Cette femme auroit entièrement perdu la nature de crédit, apanage des belles courtisanes, si, à des titres nouveaux, elle ne se fût créé des amis parmi les jeunes nobles dont elle avoit favorisé les pères. Riche, elle avoit un salon où les enfans des douze maisons électorales de Venise venoient apprendre le parlage et les façons d’être des raffinés qui naissoient en France. Dévote, elle avoit un oratoire où venoient tour à tour s’oublier discrètement, dans des pensées mondaines et impures, le primicerius de l’église ducale, les évêques de Trévise, Feltre, Vicence et autres lieux ; les abbés titrés, les supérieurs des principaux ordres religieux, sans en excepter celui des camaldules, confondu depuis 1532 avec la congrégation des ermites de saint Romuald.

Laure de la Viloutrelle, élevée par sa mère dans une condition médiocre, appartenoit à une famille noble par les femmes, et qui avoit des ramifications étendues sur l’Espagne et l’Italie. Dans les papiers de son oncle d’Arles, elle trouva la preuve qu’un Almida Folcarini, cinquième frère de sa mère, et dès long-temps oublié de sa famille, devoit habiter à Venise ; elle y vint, après un séjour de plusieurs années, dans un couvent de carmélites, à Tolède, sous la robe de novice.

Almida Folcarini avoit navigué au service de Saint-Marc ; il fut introduit dans le corps de la noblesse vénitienne, par l’adoption d’un Folcarini, ancien membre du conseil des priés (sénat), du conseil des Dix, puis, grand inquisiteur d’état. Ce patricien fit la fortune du jeune Almida, qui l’avoit servi dans une affaire d’estocade avec un courage allant jusqu’à la férocité ; et différentes missions auprès des provéditeurs des provinces de terre ferme ayant signalé l’Espagnol à la sollicitude du doge, il seconda les vues bienveillantes de l’adoptif, en faisant monter l’adopté au siége noir.

Almida accueillit sa nièce, la retint dans son palais. La poésie sombre empreinte dans son maintien, son visage, ses paroles, et inspirée par la colère furieuse de son amour insulté, plut à l’Espagno-Vénitien ; organisé dans le système moral des Almida, il reconnut avec joie son sang et ses instincts.

C’est le 24 mars que le doge reçut l’invitation, par le garde-des-sceaux de France, de livrer à la justice française Laure de la Viloutrelle et Élie Déé, devant être poursuivis pour rapt et empoisonnement, à la requête d’Antoine Minard, président à mortier au parlement de Paris. Le duc-roi fit parvenir aussitôt la requête à celui des Dix, faisant les fonctions d’accusateur public dans le conseil : c’étoit Almida Folcarini.

Une heure avant qu’il ne montât la gondole de Pietro, Élie Déé, à la fenêtre de la maison du potier d’étain, Buvarini, Laure de la Viloutrelle, passant dans une gondole, à visage découvert, se regardoient, se reconnoissoient. Il y eut bien des promesses de faites par les regards que ces deux complices jetèrent l’un sur l’autre ; mais du reste leur reconnoissance ne donna lieu à aucun incident apparent. Le vieillard bégaya ce mot : « La voilà ! » Laure fronça ses noirs sourcils, pas un mot sur ses lèvres, plus rien sur son visage.

Dans la soirée de ce jour, Pietro, flottant entre mille craintes ; arrivé, par l’approche de l’instant décisif, à la conviction de la réalité de l’inscription révélée par le chanoine de Saint-George-Majeur, monta chez Élie Déé. Le juif sourit en le voyant.

— Tout arrive à propos aujourd’hui, gondolier ; je cherchois une femme, je l’ai vue ; je vous attendois, vous voici.

— Que me voulez-vous, saint Élie Déé ?

— Vous prier d’une chose faisable et à faire.

— Laquelle.

— Oh ! mais, gondolier, pas de vains scrupules, pas de vaines peurs…

— Mauvais préambule, flambeau d’Israël.

— … Flatterie d’un serviteur des grands, c’est-à-dire maladroite ; si Israël n’avoit que moi pour flambeau, il se trouveroit dans les ténèbres de Ninive, et cependant, Pietro, j’accepte une partie de ce compliment ; la certitude de voir s’expliquer enfin le problème de ma destinée, de voir se réaliser la devise dorée de mon étoile rajeunit mes perceptions, et jette dans le foyer de mon intelligence des parcelles de cet encens qui, devant le tabernacle, lance de soudaines et vives illuminations. Oui, aujourd’hui, à cette heure, je suffirois à conduire les tribus dans les vastes routes du Sennaar ! — Il disoit vrai, il avoit en ce moment, dans le jeu de son esprit, dans les ressorts de son corps si vieux, une incroyable animation.

— Parlons affaire, — reprit-il nettement, en arrêtant un regard ferme sur le gondolier, qui pâlissoit et trembloit, sans s’en expliquer la cause.

— Tu connois tout Venise, Pietro ?

— Mais, Venise a soixante-douze îles et bien des lagunes.

— Qu’importe le nombre, tu les connois, et mêmement les gondoles, et mêmement les gondoliers, les passagers.

— Oh ! ma science…

— Est celle d’un familier de l’inquisition, d’un agent secret du conseil des Dix… Tu sais tout ce qu’il faut que tu saches pour m’être utile.

— Parlez donc, répondit Pietro avec soumission.

Élie Déé, qui étoit assis, prit la main de son interlocuteur, l’attira par un geste brusque, le contint près de son siége ; et, avec une voix saccadée, timbrée sur mille tons différens : — Gondolier, il existe un charme qui est funeste à ma destinée, et doit, demain, faire mentir la générosité de saint Théodore : ce charme, il faut le rompre ; toi seul peux y parvenir.

— J’écoute.

— Une femme non voilée a passé ce matin sous la fenêtre de cette maison. Cette femme est le signe maudit que ma dévotion veut effacer ; promets-moi de seconder ma dévotion.

— Le nom de cette femme ?

— C’est une Française d’origine espagnole,… elle vient d’Arles… Laure de la Viloutrelle est son nom.

Pietro mordit violemment sa lèvre inférieure.

— Apprends ceci, gondolier : si cette femme existe un jour encore, moi, je meurs ! Et tu sais si ma mort prématurée seroit fatale à ta fortune !

— Mais que faire ? demanda Pietro avec bonhomie.

— Tiens, homme habile et expéditif en tant de choses, prends ce papier. Lis avec attention les lettres rouges qui y sont écrites ; apprends-les bien de mémoire, et cours aussitôt chez les droguistes de Venise, demande à chacun une seule des substances énoncées dans cette recette. Je préparerai le tout, et tu en feras l’usage que je t’indiquerai.

— La moitié de ma besogne est faite, pensa le gondolier privé ; je possède déjà le papier aux lettres rouges. — Savez-vous, vieillard, demande-t-il au juif, à quels liens tient cette dame Laure de la Viloutrelle ?

— À ceux de l’enfer ! s’écria Élie.

— Mais, s’il existe un traité entre elle et Satan.

— Apporte-moi ce que contient ce papier ; je la ferai brusquement arriver au terme du marché.

— Et à minuit, 25 mars, vous descendez au caveau ?

— Oui, j’y descendrai, gondolier… J’y descendrai !… plus heureux que Nabuchodonosor, je contemplerai sans péril ces immenses richesses devenues ma propriété et la tienne. La nuit dernière, Pietro, je me suis arrêté plusieurs heures dans la galerie ; de cette baguette de fer, élève assez docile, j’ai frappé légèrement la pierre. Il s’est fait un retentissement métallique, ce n’étoit point un vain bruit, mais un son argentin et pénétrant ! J’ai frappé de nouveau, et jusqu’au jour j’ai charmé mon oreille avec cette délicieuse harmonie !

— À minuit donc, saint Élie Déé.

— À minuit. Mais je veux posséder avant les substances de ma recette.

— Vous les aurez.

— Je veux ta parole que l’usage en sera fait par toi, selon mes désirs.

— Je vous la donne.

Dans la soirée, Pietro remettoit à Élie Déé plusieurs petits paquets recueillis chez les droguistes de la ville. Le vieillard resta jusqu’à près de minuit à opérer la mixtion des poudres. Buvarini et le gondolier vinrent l’arracher à ses travaux chimiques.

— Il est l’heure, dit le potier d’étain.

— Encore quelques minutes, ajouta Pietro, et nous serons au grand anniversaire de la naissance du monde !

— Et tous trois, plus riches que Job avant son malheur, nous vivrons sur cette terre, de la vie du paradis ! s’écria Élie Déé, oublieux de sa vieillesse.

La petite galerie souterraine avoit son issue fermée par une grille cintrée donnant sur un petit caveau voisin de l’escalier de la maison. La porte du caveau, la grille de la galerie étoient ouvertes, une lanterne allumée et une pioche étoient déposées à terre.

Ces trois hommes s’arrêtèrent au pied de l’escalier, et se regardèrent tous trois. La lueur de la lampe portée par Buvarini jetoit sur ces trois visages, rendus bien étranges par leurs passions du moment, une clarté fantastique. Élie Déé eut un mouvement d’hésitation.

— Je n’entre dans cette galerie qu’autant que vous m’aurez juré de nouveau, gondolier, de faire boire à la dame Laure de la Viloutrelle le breuvage préparé là haut.

— Elle le boira, je vous le jure.

— Et ces richesses, vous n’oserez, enfans, en contester le partage à ma vieillesse !

— L’héritage fuirait de nos mains !

— Au premier coup de l’horloge, le premier coup de pioche, Élie Déé ! dit Buvarini, sur le ton d’une fervente recommandation.

Élie Déé ne répondit rien, se baissa, ramassa la lanterne et la pioche, et jeta un dernier regard sur le gondolier et le potier d’étain : au moment où il se retourna pour s’avancer dans la galerie, ces deux hommes, agités par tant de passions contraires, cédèrent à une peur superstitieuse, s’inclinèrent devant le vieillard qu’ils dévoient poignarder dans peu de minutes, en face de saint Théodore, et baisèrent sa robe.

— Ne levez la pioche qu’au signal de minuit ! répétèrent-ils en se retirant.

Le juif atteint, pendant soixante ans de sa vie, de la monomanie des trésors enfouis, étoit arrivé, selon sa conviction, au moment le plus solennel que puisse désirer l’astrologue ou le fou lisant dans les cieux. La promesse révélée par la voix mystérieuse de l’astrologie, et qui avoit dit : Tu mourras riche, alloit se réaliser ; il vivoit, il comptoit sur un jour de plus, et avant l’heure où paroîtroit la clarté de ce jour, il seroit riche ; ainsi l’avoit dit la lettre de son étoile. Une inquiétude auroit dû le saisir, — celle que la pierre cimentée dans les membrures de la voûte résistât aux coups de ses bras déjà fatigués par le poids de quatre-vingt-six ans. Mais le doute à cet égard ne lui vint même pas.

— Porte du ciel ! s’écria-t-il, en regardant la pierre, dont la vétusté de plusieurs siècles insultoit par sa force à sa caducité de quelques années. — Porte du ciel, abaisse-toi ! Saint Théodore, montre-toi, couvert encore des oripeaux et des perles dont la dévotion chargea tes os ; — montre-toi ! et je me fais catholique ! et je t’élève un mausolée dont le parvis sera de marbre ; la croix, de l’or le plus pur ! — Il s’agenouilla, faisant face à la pierre. — Je m’éveille ! ma vie entière ne fut qu’un long et douloureux sommeil ; je m’éveille ! ma destinée réelle va commencer !

— À saint Théodore, salut !… Le 25 mars est commencé !… Il est minuit ! Ces paroles retentirent dans la galerie, Buvarini les prononçoit d’une voix haletante.

— Il est minuit ! cria à son tour le gondolier.

Élie Déé se releva avec l’agilité d’une volonté jeune, et porta, sur un coin de la pierre, un premier coup de pioche avec l’adresse d’une mâle vigueur. Le savant vieillard frappoit sans précipitation, afin de ne perdre ni force, ni haleine. Si sa préoccupation n’avoit pas été absorbante, il eût entendu dans les intervalles de ses coups une voix qui, partie de loin, crioit les heures ; et une autre voix, à trente pas environ, sans doute à l’entrée de la galerie souterraine, qui répétoit d’une voix sourde le chiffre de l’heure.

Pendant que l’horloge sonnoit douze fois, le juif n’avoit pas frappé plus de douze coups.

— Le dernier des douze coups de minuit à Saint-Marc ! cria Buvarini d’une voix éclatante.

— Minuit sonné vieillard ! cria Pietro, dépassant la grille.

Vade retro, Satanas ! cria le juif d’une voix glapissante. — Au large, Pietro !… N’approche pas, gondolier !… Garde que le regard de saint Théodore ne t’aperçoive !… Laisse faire au vieillard ! laisse faire !… La pierre chancelle, elle va tomber !…

Pietro s’étoit encore avancé. Élie Déé suspendit son attaque contre la porte du trésor, déposa la pioche, prit la lanterne, fit un pas comme s’il alloit se retirer, et s’arrêta aussitôt qu’il eut fait jouer la lueur de sa lumière sur le visage du gondolier.

— Le moment est décisif ! — lui dit-il avec autorité. — Veux-tu insulter aux morts et à la fortune qui t’ouvre ses bras ?… Ta présence ici est une participation à un acte que t’inderdit la lettre expresse de ce testament… Encore un mouvement de ma main, et la pierre tombe !… — Entends-tu bien cela, impur gondolier… Une seconde encore, et tu meurs pauvre et damné, ou tu vis plus riche que n’est Venise !… Écoute, écoute bien ! Entends-tu ce bruit derrière cette pierre ? saint Théodore s’agite… ses ossemens frappent la dalle…

Pietro fit un bond en arrière ; la barbe d’Élie Déé se roidit, ses yeux s’ouvrirent plus grands, plus étincelans que de coutume ; car le juif ne mentoit pas ; la pierre, presque déchaussée, laissoit de grands jours, et un bruit étrange se faisoit entendre derrière.

— Eh bien ! demanda Buvarini, arrivé jusqu’au gondolier en se traînant, tant l’attente avoit écrasé ses forces.

— Silence ! Buvarini, dit Pietro, se reculant encore, et plaçant sa main de fer sur le bras du potier d’étain. — Silence ! il faut laisser faire au vieillard… Tout est vrai dans la parole de ton oncle !… Là bas, vois-tu, derrière ce point blanc, il y a de quoi payer dix poignards pour tuer les Dix !… Éloignons-nous !… À l’œuvre, sage Élie ! à l’œuvre !

— Et vous respecterez le saint ! — dit Élie s’avançant alors jusqu’à la grille.

— Oui, Élie, répondirent ensemble Pietro et Buvarini.

— Bien, répliqua le vieillard d’une voix ferme. Il retourna vers le granit testamentaire, ressaisit sa pioche, ne donna qu’un coup, la pierre chancela. Élie jeta sa pioche, accrocha ses mains aux angles supérieurs de la pierre, tira de manière à briser le dernier ressort de sa frêle existence ; la pierre fit un jeu de bascule ; au lieu de s’abattre en avant, s’abattit en arrière, entraînant le corps du juif qui disparut aussitôt avec un grand bruit.

L’angoisse de Buvarini et de Pietro étoit trop poignante pour qu’ils fussent restés éloignés du spectacle merveilleux de la découverte du trésor. — Ils virent Élie abandonner son instrument, s’accrocher à la pierre, se pencher sur elle, glisser et disparaître. La clarté douteuse de la lanterne contribuoit à éblouir leur vue fatiguée : ils crurent à un vertige, s’élancèrent en avant,… regardèrent… Un cri affreux leur échappa.

Une eau infecte et noire clapotoit en bouillonnant sur des maçonneries à fleur de terre, qui formoient un bassin de cinq pieds de large, de quinze pieds de long.

La pierre étoit encore scellée à ses parois latérales par deux énormes broches vilebrequinées dans la muraille. À la partie supérieure de sa plate-forme intérieure étoit attaché un gros anneau de fer, auquel pendoit une forte chaîne qui alloit se perdre dans le gouffre d’eau ; à l’extrémité de cette chaîne devoit se trouver un poids énorme, car la pierre fut retenue, formant une planche glissante sur l’abîme.

Ces moines du douzième siècle, ils avoient comme cela des ruses infernales !