Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/Dans la tombe

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Abel Ledoux (2p. 331-340).


XXV.

DANS LA TOMBE.


— Qui est là ? — demanda Michel d’une voix éteinte.

— Je veux sortir ! — cria d’une voix perçante une femme qui étoit à genoux, se dressa, puis courut vers la grille.

Michel recula.

— Malheureuse ! qu’avez-vous fait en venant ici ? — dit-il avec compassion. — Votre présence m’a brisé un ressort de plus, ma vue est bien foible !… Approchez-vous de cette lampe, que je vous voie.

— Je veux sortir ! — crioit toujours cette femme au désespoir. Michel Nostredame, je ne veux pas mourir… j’ai fait pénitence, je veux vivre !

Michel prêtoit l’oreille : il se traîna vers cette femme furieuse,… il poussa le cri passionné d’un mourant rentré dans la vie pour vingt ans.

— Laure de la Viloutrelle !

Et ses jambes reprirent de l’énergie, de l’élasticité ; il marcha vers la table, y déposa sa lampe ; alors, élevant les bras vers la voûte de ce tombeau :

— Oh ! Providence !… Laure de la Viloutrelle !

— Oui, moi ! purifiée par le repentir, — dit-elle, en se tournant vers lui, mais sans quitter les barreaux de la grille. — Moi, prête à faire demain mes vœux, à revêtir le cilice.

— Revêts le suaire, malheureuse ! — Il jeta sur elle la robe blanche de carmélite, qu’il y avoit dix-huit ans elle avoit abandonnée au mausolée romain de Saint-Rémy, et que tachoit le sang du père de Clarence.

— Le suaire ! s’écria Laure, en rejetant la robe avec horreur. — Le suaire, je ne veux pas mourir !… Ouvrez-moi, je ne veux pas mourir !

— Qu’étois-tu donc venu faire ici, insensée ?

— Prier, évoquer tous mes remords, m’abîmer dans mon repentir, mériter l’absolution en demandant pardon à mes victimes…

— À laquelle des trois as-tu parlé déjà ?… et que t’a-t-elle répondu ?… Est-ce Anice Mollard, — morte vierge, qui a reçu tes plaintes ?… La voilà,… viens la voir ! — Il s’avançoit vers une des tables. — Est-ce ma fille Clarence, que tu as prostituée ?… — La voilà !… sa putréfaction s’achève…

— Au secours ! au secours ! cria Laure, appliquant sa bouche dans l’intervalle des barreaux. — Elle ne voyoit pas la pierre.

— On va m’entendre, — on va venir !… dit-elle avec un rire convulsif, — et tu mourras seul, entends-tu bien… Au secours ! au secours !

— Laure, dit Michel d’une voix implacable, — avec tes dents, coupe ce fer ; avec tes dents, ronge la pierre qui est derrière, alors on t’entendra !…

— La pierre ! Il y a une pierre ? — Elle alongea ses doigts, sentit le granit, et tomba à la renverse.

L’organisation humaine avoit un instant encore repris son influence sur Nostredame. Le vieillard, descendu dans ce caveau avec la sublime abnégation d’un juste, avec l’oubli d’un mourant, se trouva malgré lui la volonté et la vie, en revoyant Laure de la Viloutrelle dans son tombeau. Mais peu à peu son irritation s’évanouit, le sentiment généreux de la mort lui revint.

Il appela Laure par trois fois.

— Eh bien ! dit-elle.

— Levez-vous, et venez à moi, — répondit-il en fléchissant sur la chaise.

Laure de la Viloutrelle obéit.

— Je suis venu ici pour mourir, et Dieu vous y a conduite pour la même fin ! Laure, écoutez mes dernières paroles !… Votre ame seule sortira de ce lieu, faites qu’elle en sorte repentante et pardonnée… La justice divine ne pouvoit vous prendre à une place où vos crimes pussent parler plus haut contre vous ! à une place aussi où le repentir fût plus efficace… Anice Mollard est à ma droite, Clarence à ma gauche, Ponce Gémel à côté de vous. — Laure bondit en arrière. — Une pénitence de vingt-quatre heures ici, devant ces témoins, te vaudra vingt ans de macérations sur la terre ; humilie-toi, pleure et prie, pauvre femme !… de nous cinq, c’est toi qui mourras la dernière ; fais que là-haut je puisse intercéder pour toi !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — dit Laure en se tordant les mains ; — mais vous m’avez enterrée vive !… — Reprenant peu à peu sa violence : — Mais c’est un crime atroce ! mais vous aussi vous êtes un assassin ! — lui saisissant le bras et l’agitant : — Parle donc, vieillard, parle donc !… vas-tu mourir ? — Elle se pencha, comme pour regarder de près Nostredame. Lui, il prit la lampe, et en éclaira son visage et celui de Laure. Le visage de Nostredame blanchissoit au ton mat de sa barbe, — tête en marbre de saint Jérôme. — Le visage de Laure, — découpé par les rides profondes de l’envie, de la colère et de la haine, — étoit horrible à voir, malgré les vestiges des belles lignes qui en avoient fait l’ornement ; ses lèvres étoient couvertes d’une salive blanche, un cercle noir tranché cernoit ses yeux, les muscles de son cou étoient grossis et tendus. — Laure, dit Michel d’une voix encore distincte, mais bien foible, — la durée de l’huile qui alimente cette lampe, je l’avois calculée sur la durée de ma vie ; mais votre présence a hâté le moment… Une heure encore brûlera la lampe, — et je vais mourir !… Il se tut. Et sa main languissante eut encore assez de force pour replacer la lampe. Laure, n’entendant plus rien, comprit qu’elle alloit rester seule ! Elle se jeta à genoux, près de Nostredame le corps renversé en arrière, les bras roidis, les mains jointes, elle dit d’une voix sanglotante : — Sa vue s’éteint !… Horreur et torture ! mon enfer est ici, malheureuse femme ! mon ame ne quittera pas cette voûte, et plaintive, errante comme l’oiseau des nuits, elle se posera misérable sur ces tables de marbre… Dieu ! mon Dieu !… — Nostredame se ranima un peu… Ses yeux laissèrent échapper quelques larmes.

— Je te l’avois dit, pauvre créature, je t’entraînerai dans ma tombe, — murmura-t-il. — … Dis-moi bien vite que ton repentir est grand !… — Il fit un mouvement du bras, saisit sa plume, la serra convulsivement dans ses doigts. — Mon ame à la Providence !… Ah ! ah ! la voûte s’ouvre !… — Il remua la plume, son corps venoit de se dresser, sa tête s’avançoit un peu en avant…

Laure de la Viloutrelle appuya ses mains sur les genoux de Nostredame, approcha sa tête de la sienne… et bien près…

— Un mot, un souffle, dit-elle ; qu’il se fasse un bruit dans ce caveau !… Bruit du ciel ou de l’enfer,… bruit de râle, mais un bruit qui ne me laisse pas seule avec des morts !… Nostredame, un mot… Pardonne-moi !…

La longue barbe du vieillard se roidit et froissa les chairs du visage de Laure…

Qui sait si Michel de Nostredame avoit résolu le problème !…